Le Café Littéraire luxovien /le temps, l'éternité | ||||
... nous sommes les passagers d'un monde, et notre passage a la simplicité de l'écoulement d'un fleuve qui suit son cours. Le temps qui nous est donné est sobrement riche de journées qui s'accomplissent. Chaque matin on se lève pour aller vers le soir où se tenir digne de la venue du lendemain. Cédric Morgan, Les sirènes du Pacifique
L'avenir ne l'intéressait pas; elle désirait l'éternité; l'éternité, c'est le temps qui s'est arrêté, qui s'est immobilisé; l'avenir rend l'éternité impossible; elle désirait annihiler l'avenir. Milan Kundera, L'Ignorance
Certes, la présence du danger le réjouissait. Il espérait assouvir son
étrange désir: se prouver à soi-même, par l'action, que le danger est une
construction de l'esprit. Le problème de la mort ne l'agitait pas le moins du
monde. La mort est une frontière naturelle comme une autre. Il la niait comme
les autres. Il agissait exactement comme s'il ne pouvait pas mourir. Il
passait sa vie à collectionner les moyens de ne pas mourir et semblait
attendre le moment où sa persévérance lui conférerait une sorte
d'éternité. Louis Lachenal et Gérard Herzog, Carnets du vertige
J'ai dit que nous ne parlions pas du passé. Plus étrangement, nous n'évoquions jamais l'avenir. Ce qui allait advenir de nous, nous ne l'imaginions jamais: tous les plans sur la comète que se font les amants, les promesses auxquelles ils ne croient pas mais qui leur paraissent indispensables pourtant, tant qu'il dure, au présent qu'ils partagent. Peut-être était-ce sous l'effet d'une superstition banale et par peur que ce que nous en dirions le fasse aussitôt s'évanouir. Demain était assez. Le jour d'après recommencerait celui qui venait de finir. Philippe Forest, Crue
...ils étaient ivres, jeunes, ils avaient vingt ans... et ils se savaient immortels. Thomas Wolfe
L'immortalité
dont parle Goethe n'a, bien entendu, rien à voir avec la foi en
l'immortalité de l'âme. Il s'agit d'une autre immortalité, profane, pour
ceux qui restent après leur mort dans la mémoire de la postérité. Tout un
chacun peut atteindre à cette immortalité, plus ou moins grande, plus ou
moins longue, et dès l'adolescence chacun y pense. Petit garçon, j'allais en
balade le dimanche dans un village morave dont le maire, disait-on, gardait
dans son salon un cercueil ouvert à l'intérieur duquel, dans les moments
d'euphorie où il se sentait exceptionnellement satisfait de lui-même, il
s'allongeait en imaginant ses funérailles. Il n'a jamais rien vécu de plus
beau que ces moments de rêverie au fond d'un cercueil: il habitait alors son
immortalité. Milan Kundera, L'Immortalité
Que Goethe ait pensé à l'immortalité, sa situation permet de la supposer. Mais se peut-il qu'une femme aussi jeune que Bettina, et aussi peu connue, ait eu la même pensée? Bien sûr. Dès l'enfance, on rêve d'immortalité. De plus, Bettina appartenait à la génération des Romantiques, éblouis par la mort dès l'instant où ils voyaient le jour. Novalis n'atteignit pas sa trentième année, mais malgré sa jeunesse rien, peut-être, ne l'a plus inspiré que la mort, la mort enchanteresse, la mort transmuée en alcool de poésie. Tous vivaient dans la transcendance, dans le dépassement de soi, les mains tendues vers le lointain, vers le terme de leur vie et même au-delà, vers l'immensité du non-être. Milan Kundera, L'Immortalité
Parce que les dissemblances n'existent que tant que nous vivons, parlons, paradons, chacun récitant son rôle, et puis c'est fini: nous sommes tous égaux dans la position identique de la mort, si simple, si adaptée aux conditions requises par l'éternité.
Dino Buzzati, Général inconnu (nouvelle dans Le K)
Celui qui a été ne peut plus ne pas avoir été. Désormais, ce fait mystérieux et profondément obscur d'avoir vécu est son viatique pour l'éternité. Vladimir Jankélévitch
Il arrive effectivement que le temps soit totalement inconsistant, transparent, mais nous ne voyons pas à travers le temps. Son épaisseur est simplement devenue invisible à nos yeux. L'esprit fait le reste. En réalité le temps est le plus souvent une épaisseur invisible et nous offre la remarquable illusion de son inexistence. Comme lorsque vous baladant sur une large dalle rocheuse vous y découvrez soudain les traces de mille petits coquillages fossilisés. Vous êtes en train de déambuler sur une plage vieille de 45 millions d'années. Les coquillages sont encore colorés. On dirait qu'ils viennent d'être poussés par les vagues et même les ondulations du sable sont encore visibles, juste là, sont nos yeux. Ce temps invisible, cette illusion des dunes passées ou cette impression de pouvoir prendre cet outil de pierre comme s'il vous avait été donné par Néandertal lui-même, de la main à la main, représente le fond commun de tous ceux qui travaillent sur le passé. Mais la magie n'est pas cette intangibilité du temps. La magie est dans la capacité du chercheur à dessiner les épaisseurs d'un temps pourtant invisible. Ludovic Slimack, Le dernier Néandertalien
Une fois que Génie a été partie, j'ai rangé mes cahiers sous le matelas et me suis assise par terre. Je n'ai pas eu besoin de fermer les yeux. Il faisait déjà noir, et l'obscurité suffisait à repousser les murs. J'ai alors imaginé ce que pouvait être la grande obscurité d'avant ma naissance, une éternité qui avait pris fin au moment où j'étais sortie du ventre de ma mère, et aussi une autre éternité qui allait naître après ma mort, et qui aurait pas de fin, celle-là. J'étais coincée entre ces deux éternités, à penser à la folie que c'était de sortir quelqu'un d'une éternité paisible pour le rendre conscient de la prochaine, tout ce temps passé à pas comprendre pourquoi on est au monde tous autant qu'on est, pourquoi on tient tant à la vie, à essayer de toujours repousser le grand mur de la mort, alors qu'il suffirait peut-être bien de l'escalader, ou de passer à travers pour plus se poser de questions. Parce que vivre, c'est précisément être coincé entre deux éternités, la première qu'on n'a jamais eu à choisir et la deuxième qui est l'œuvre de Dieu, à ce qu'on dit. Franck Bouysse, Né d'aucune femme
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Si nous avons été des anges, comment sommes-nous tombés plus bas ? Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix - Tome II
«... Si je meurs, vous deviendrez tous immortels. C'est bien ce que l'homme a toujours voulu, n'est-ce pas? Être éternel. Mais je vous le dit, ce serait pure démence, tous les jours se ressembleraient, et pensez à l'écrasant fardeau de la mémoire! Songez-y! Ne négligez pas ce facteur!» Ray
Bradbury, M. Pâles
Nous étions au début de l'automne, et, comme tout juste un an auparavant quand j'avais rendu visite à Naoko à Kyôto, l'après-midi était clair et lumineux. Les nuages étaient fins et blancs comme des os, et le ciel infiniment haut. Je pensai avec nostalgie que l'automne était de retour. Je le reconnaissais à l'odeur du vent, à l'éclat de la lumière, aux petites fleurs qui parsemaient les buissons, à une sonorité particulière. Chaque saison qui revenait m'éloignait un peu plus de ceux qui étaient morts. Kizuki avait toujours dix-sept ans, et Naoko vingt. Pour l'éternité. Haruki Murakami, La ballade de l'impossible
J'ai beaucoup médité cette parole de Spinoza: «La jouissance du présent ne cesse d'étoffer le temps.» Toutes les joies et les œuvres de notre vie se poursuivent. D'autres joies viennent, dont notre cœur vibre, nous donnant le sentiment d'être pleinement vivant. Comment comprendre l'affirmation célèbre du philosophe: «Nous expérimentons que nous sommes éternels», sinon comme une expérience inouïe d'une éternité qui ne serait pas un au-delà dans le temps, mais un au-dedans de plénitude? Marie de Hennezel, La chaleur de nos cœur empêche nos corps de rouiller
Qu'est-ce que la «longue vie»? Il est indéniable que l'esprit humain rêve d'éternité. Il aspire à une éternité de beauté, bien entendu, et certainement pas à une éternité de malheur. Tout en sachant cependant que toute beauté est fragile, et par là éphémère. N'y a-t-il pas là contradiction? La réponse dépend peut-être de la manière dont on perçoit l'éternité. Celle-ci serait-elle la plate répétition du même? En ce cas, il ne s'agit plus de vraie beauté, ni de vraie vie. Car, répétons-le: la vraie beauté est élan de l'Être vers la beauté et le renouvellement de cet élan; la vraie vie est élan de l'Être vers la vie et le renouvellement de cet élan. Une bonne éternité ne saurait être faite que d'instants saillants où la vie jaillit vers son plein pouvoir d'extase. Si cela est vrai, nous avons l'impression d'en connaître un bout, de cette éternité, puisque notre durée humaine est de même substance. N'est-elle pas faite également d'instants saillants où la vie s'élance vers l'Ouvert? En ce cas, nous faisons déjà partie de l'éternité, nous sommes dans l'éternité! D'aucuns trouveront peut-être cette vision par trop angélique? Réservons-la alors aux âmes naïves! François Cheng, Cinq méditations sur la beauté
J'avais le temps de tout, je n'avais plus le temps de rien. Ce n'était pas mal. Au fond, la seule idole, le seul Dieu que je respecte étant le temps, il est bien évident que je ne peux me faire plaisir ou mal profondément que par rapport à lui. Je savais que ce peuplier durerait plus que moi, que ce foin, en revanche, serait fané avant moi; je savais que l'on m'attendait à la maison et aussi que j'aurais pu rester facilement une heure sous cet arbre. Je savais que toute hâte de ma part serait aussi imbécile que toute lenteur. Et cela pour la vie. Je savais tout. En sachant que cette science n'était rien. Rien qu'un moment privilégié. Françoise Sagan, Des bleus à l'âme
Pétrarque croyait remplir la page de l'éternité. Il croyait que l'éternité du poème ne pouvait s'accomplir qu'au prix de la vie naturelle du poète. La force de vie du poète devait se métamorphoser en paroles. Pour dire la chose plus simplement, de même que Pétrarque transforma Laure en l'arbre à jamais vivant qui porte son nom ― ou vice versa, peut-être ―, de même le poète meurt et vit à la fois dans le poème qu'il écrit! Et par là même vit pour l'éternité! John Hawkes, Autobiographie d'un cheval
Et Garp découvrit que, quand on est occupé à écrire, tout semble être en rapport avec tout. Vienne se mourait, le zoo endommagé par la guerre n'avait pas été aussi bien reconstruit que les maisons où habitaient les gens; l'histoire d'une ville était pareille à l'histoire d'une famille ― on y trouve de l'intimité, voire même de l'affection, mais la mort finit toujours par séparer tout le monde. C'est la vigueur de la mémoire qui, seule, prête aux morts une vie éternelle; la tâche de l'écrivain est d'imaginer toutes choses de façon si personnelle que la fiction soit empreinte d'autant de vigueur que nos souvenirs personnels. John Irving, Le monde selon Garp
Ne l'oublions pas: pour les autres mortels, pour presque tous, à la minute même où le corps se refroidit, leur existence, leur présence parmi nous s'efface à jamais. En revanche, pour celui que nous avons mis en bière, pour cet être rare, exceptionnel, au sein de notre époque désespérante, la mort n'est qu'une apparition fugitive, quasi inexistante. Ici le départ du monde des vivants n'est pas une fin, une conclusion brutale, c'est simplement une douce transition de la condition de mortel à celle d'immortel. Si nous pleurons aujourd'hui cette part périssable que fut son enveloppe charnelle, une autre part de lui-même, ce qu'il fut, son œuvre, demeure, impérissable. Nous tous dans cette pièce qui sommes encore en vie, qui respirons, parlons, écoutons, nous tous ici, nous sommes spirituellement mille fois moins vivants que ce mort immense dans l'étroitesse de son cercueil. Stefan
Zweig, Discours sur le cercueil de Sigmund Freud
Et un jour où l'on refait le pavage de la grande-rue, l'instituteur, pour nous expliquer d'où proviennent les pavés de basalte, nous dessine au tableau avec des craies de couleur le Vogelsberg en volcan crachant le feu. Il a aussi une collection de pierres multicolores dans son cabinet d'histoire naturelle ― micaschiste, quartz rose et tourmaline. Sur une longue ligne nous écrivons les époques au cours desquelles elles se sont formées. Sur cette ligne, notre vie ne représenterait même pas un minuscule petit point. Et pourtant les heures de classe s'étirent autant que l'océan Pacifique et une éternité s'écoule jusqu'à ce que Moses Lion, qui presque tous les jours doit aller chercher du bois pour sa punition, remonte du bûcher avec sa corbeille pleine. W.G. Sebald, Les Émigrants
L'enfant était l'objet de tous les désirs, de toutes les nostalgies. On voulait non seulement avoir, mais être un enfant. Être immature, irresponsable à vie. Mais ce qu'on convoitait par-dessus tout dans l'enfance, c'était l'immortalité qui lui était inhérente. Fabienne Jacob, Les séances
Sur le registre des naissances, un nom nous extirpait des limbes pour nous permettre d'occuper notre place ici-bas, et ce même nom, gravé au burin dans le marbre, suffisait à nous rappeler au bon souvenir de nos survivants. S'il existait un semblant d'éternité c'était forcément du côté du nom que ça devait se passer, point. Philippe Grimbert, La mauvaise rencontre
À part les légendes, rien n'est éternel, pas même les concessions à perpétuité. On peut acheter une concession pour quinze ans, trente ans, cinquante ans ou l'éternité. Sauf que l'éternité, il faut s'en méfier: si après une période de trente ans une concession perpétuelle a cessé d'être entretenue (aspect indécent et délabré) et qu'aucune inhumation n'a eu lieu depuis longtemps, la commune peut la récupérer; les restes seront alors placés dans un ossuaire au fond du cimetière. Valérie Perrin, Changer l'eau des fleurs
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Fais en sorte que ton nom soit glorieux. Andrée Chedid, Nefertiti et le rêve d'Akhnaton
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Quand je mourrai, j'aimerais que tu brûles les négatifs, les diapositives et
les photos. (...) Robert-James Waller, Retour à Madison
Le soir qui venait épargnait encore les glaces où le ciel, face au balcon, jouait au rose et bleu; le parquet ne craquait pas sous les pas des fantômes, des Guarnari, Baldini, Sforza, qui venaient ici jadis bercer leurs loisirs, mais sous les morsures de cette heure humide où s'alourdissaient les senteurs et les regrets; Danthès n'arrivait pas à rompre avec les ombres. Cette grisaille glissait sur lui comme une gomme maternelle, l'aidait à exister moins, à s'atténuer; le monde matériel retournait à un état d'esquisse; ses clameurs finissaient dans la musique du silence; les grands rythmes respiratoires n'étaient plus qu'un souffle; la conscience glissait lentement au fil des moments oubliés par le Temps et dans une immobilité de l'instantané frappé d'éternel: celle de la longue chevelure noire d'Isis se muant en fleuve, sur le tableau de Clémentius Ghelrode, à Berne. Romain Gary, Europa
Je pris le volume et l'ouvris au hasard: la plupart des propos et des descriptions étaient trop difficiles pour moi, mais je tombai sur quelques lignes où des personnages, assis au bord du Nil (savais-je où situer le Nil sur la carte?), regardaient une barque à voile pourpre (savais-je ce qu'était la couleur pourpre?) avancer, poussée par le vent, vue au coucher du soleil sur le fond vert des palmeraies et le fond doux du désert. Je sentais que le soleil couchant avivait ce paysage; les personnages, dont peu m'importe le nom, regardaient «la barque passer». Un sentiment d'émerveillement m'envahit, si fort que je refermai le livre. La barque a continué à remonter le fleuve, consciemment ou inconsciemment, dans ma mémoire pendant quarante ans; le soleil rouge à descendre à travers la palmeraie ou sur la falaise, le Nil à couler vers le nord. J'allais un jour voir sur ce pont pleurer un homme à cheveux gris. Marguerite Yourcenar, Quoi? L'Éternité
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Va falloir t'accrocher... Claudie Gallay, Une part de ciel
Un soir d'été, sur une colline de Rome, devant une vieille église, j'aurai embrassé Béatrice. Les empires pourraient s'écrouler, les siècles allaient passer, tout allait changer dans le monde, jamais ce baiser ne serait aboli. Le pouvoir de l'homme est une chose admirable et qui ne connaît pas de limites: il choisit tout à coup des gestes insignifiants qui s'inscrivent dans l'éternité. Jean d'Ormesson, Un amour pour rien
― Il a oublié, oublié, mais il cherche. Il trouvera un jour. Ne sommes-nous pas tous très malheureux d'être étrangers à ce que nous aimons. Un visage nous donnerait l'éternité. Mais quel visage sur cette terre? André Dhôtel, Le train du matin
La reine : William Shakespeare, Hamlet
Le vent soulève la poussière de la plaine pendant des jours, le ciel devient jaune, ligneux et les yeux s'emplissent d'échardes. Les termites ont mangé les livres que je gardais dans ma valise. À leur place j'ai trouvé de la bouillie, une farine sale. Dans cette terre, la matière est pressée de devenir poussière. Cela touche aussi le fer, les routes, les vêtements: ils se défont sous l'usure de soleil, du vent. Ces jours-là, je me frotte les yeux fatigués par la poussière, je les lubrifie de mes larmes. Il fallait qu'elle me tombe sur le dos par trombe pour que je m'en rendisse compte: la poussière qui s'élève comme une âme du sol est le stade final de toute la matière, c'est son infini. Dieu en pétrit Adam car elle est éternelle, comme son souffle. Erri De Luca, Acide, Arc-en-ciel
Nous revenons alors à Magna sed Apta, tous deux attristés par ce déplorable accident, pour nous interroger sur ces merveilles, en parler, nous en étonner, pénétrés au plus profond de notre cœur par le sens obscur de quelque pouvoir vaste et mystérieux, latent dans le subconscient de l'homme ― inconnu et inimaginé jusqu'à présent, mais le reliant à l'Infini et à l'Éternel. George Du Maurier, Peter Ibbetson
En parlant de son corps qui vieillit et se dégrade, Zoé parle aussi d'elle, de l'image qu'elle a d'elle-même et de celle qu'elle voudrait offrir au regard des autres. en s'adressant aux dermatologues, Zoé leur demande, comme Dorian Gray au Diable, de la faire habiter un corps et une peau inaltérables, capables de masquer éternellement aux yeux de tous des failles psychiques, anciennes et secrètes. Sylvie Consoli, La tendresse (de la dermatologie à la psychologie)
...il ne faut surtout pas lutter contre le vieillissement, s'accrocher au passé, le retenir ou le reproduire. «Il faut être capable de se métamorphoser, de vivre la nouveauté en y mettant toutes nos forces. Le sentiment de tristesse qui naît de l'attachement à ce qui est perdu n'est pas bon et ne correspond pas au véritable sens de la vie», affirme Hermann Hesse. Car la vie va toujours vers du nouveau. C'est la logique même du vivant, une logique dont nous faisons tous l'expérience à travers les pertes qui jalonnent nos vies. Certes, la vieillesse nous oblige à des deuils, (...), certes nous assistons à la disparition de nos forces vitales, et de certaines facultés, mais, d'un autre côté, nos perceptions s'ouvrent à l'infini. Marie de Hennezel, La chaleur de nos cœur empêche nos corps de rouiller
Il semble qu'aux origines, le miroir corresponde à la recherche concrète de ce double de nous-mêmes, de cet autre qui serait en quelque sorte l'âme, pour utiliser un vocabulaire qui nous est familier, de cet esprit qui agit en nous et qui se prolonge au-delà de notre condition terrestre; et par conséquent le premier acte du miroir, l'acte fondateur de la glace, ce serait un moyen de concilier le temps terrestre et ce temps céleste qui s'appelle l'éternité. Claude
Mettra, Au delà des portes du rêve
Regardant la vieille, il a murmuré: «Et quel temps fut jamais si fertile en miracles?» Un ver de Racine. Alors Macha, dans un effort inespéré pour faire surgir de sa mémoire quelques mots de français appris à Saint Pétersbourg, parvient à former quelques phrases. L'homme lui répond. Il emploie des mots très simples, esquisse quelques gestes inachevés. Cela suffit à la vieille dame pour savoir que cet homme a perdu ce qui fait l'essence même de l'humanité: la conscience de l'espace et du temps. Il erre parmi les visions floues que lui renvoient ses yeux. Il est accoudé à cette table comme s'il ne devait plus y avoir ni d'avant ni d'après. Il est l'éternité aux pieds gelés, l'infini de l'âme qui déraisonne pour sonner juste. Christelle Ravey, Étrennes de Russie
Fidèle à sa logique binaire, il en vint à penser qu'il n'existait que deux familles d'esprits: ceux pour qui la réalité est lumière, vie, joie et ceux pour qui elle est mort, tombe, chaos; ceux qui, au fond du fond, voient le Christ et ceux qui, comme le Svidrigaïlov de Dostoïevski, se représentent l'éternité sous l'aspect d'une salle de bain malpropre, tendue de toiles d'araignées; ceux qui croient à l'amour et à la miséricorde infinis, malgré Auschwitz, et ceux qui savent l'horreur foncière de tout, malgré le bleu du ciel et les plaisirs de la vie. Emmanuel
Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts
Jeudi matin précisément je me trouvais dans le jardin pour faire un brin de causette à un jeune chou frisé dans l'intention de stimuler sa croissance et l'encourager à se tenir prêt pour la prochaine potée quand, soupçonnant une présence importune dans mon dos, je me retourne. Planté raide comme un piquet entre un rang de scaroles et un carré de ciboulette, me fait face tout d'un coup une espèce de grande viande toute en nerfs, l'œil sec et l'air aussi avenant qu'une équation algébrique à trois inconnues. Je suis tombé sur une adventiste du septième jour à ce qu'il me semble (...) Mon illuminée m'entreprend aussitôt sur son obsession favorite: «Est-ce que vous savez que la seconde venue du Messie est imminente, possible peut-être avant l'apéro de midi?...― S'il n'atterrit pas en catastrophe dans mes scaroles ni ne vient piétiner mon potager, je dis, ça sera aussi palpitant pour moi que le dernier France-Angleterre au parc des Princes». Avec des gens qui croient en l'au-delà et en la vie éternelle il faut savoir faire preuve d'une prudence de serpent; leur psychologie reste souvent infantile, leurs réactions incontrôlables et leur sens de l'humour ne dépasse guère celui des bœufs entre eux badinant dans leur étable. J'ai beau lui répéter que pour moi l'éternité est inutile, ma messagère du ciel pique soudain des deux genoux dans mes labours et, mains jointes, se lance à la hussarde dans une obsécration sans fin, suppliant son messie de me remettre dans le droit chemin. À l'entendre hurler de la sorte, je sentirais déjà furieusement le fagot, je suis à un cheveu qu'on me passe le san-benito, l'affaire est pliée d'avance: les flammes de l'enfer me réclament illico presto! Impossible bien sûr de zapper la donzelle pour échapper à sa ténébreuse publicité. Plus rouge de colère qu'une tomate farcie complètement transgénique, je me lance alors, seul au milieu de mes salades, dans un effréné cancan-pattes-en-l'air tout en vociférant des blasphèmes à faire fuir sainte Marguerite-Marie Alacoque, les bienheureuses ursulines de Valenciennes, la petite Thérèse de Lisieux et mon adventiste du septième jour avec, plus loin que Rueil-Malmaison et sa zone industrielle. Pfft!... Pierre Autin-Grenier, L'Éternité est inutile
Dans un vilain ramier caché dans un autel et envolé devant eux, ils avaient vu l'Esprit saint, parfaitement! Et à genoux tout le monde, Hosanna! La sainte guerre! Quel genre de bougre il faut être pour s'ébaudir à une pareille pantomime, que même les naïfs qui croient ferme aux géants de dix pieds de la foire Saint-Germain refuseraient de payer! Allez vous faire massacrer, on leur disait, c'est pour la bonne joie du Seigneur qui vous regarde, Il va goûter le parfum de vos tripes, le fumet de vos chairs grillées, Il vous bénit, et si vous pouviez souffrir, en plus, que ça produise de bons martyrs pour la légende, alors ce serait mieux, et vos enfants pareil, vaut mieux qu'ils meurent que d'être baptisés par des conventionnels; l'entêtement des curés à montrer cette voix, cette seule voix pour leurs ouailles, promesse de vie éternelle, ça inspirait, ça nous inspirait aussi, à notre manière parce que. Suffisait de demander, on était là pour leur rendre ce service, alors les fanatisés en prière à genoux, tu penses ce que ça te faisait! Ça faisait rire. La vie éternelle... À croire qu'ils étaient fatigués de celle-là, pourtant déjà bien assez longue, bien assez crevante, bien assez mauvaise. La vie éternelle; éternelle, tant que ça? À vos souhaits. Comment on fait? tu as juste à tirer la chevelure à toi, à relever le menton et à passer la baïonnette sous la gorge (...) Christian Chavassieux, La vie volée de Martin Sourire
Malheureusement
le Temps, qui apporte aux animaux et aux légumes épanouissement et déclin
avec une ponctualité étonnante, n'a pas un effet aussi simple sur l'esprit
humain. De plus, l'esprit humain métamorphose avec une égale bizarrerie le
corps du temps. Une heure, dès qu'elle s'abrite dans le curieux habitacle de
l'esprit humain, peut s'allonger jusqu'à durer cinquante ou cent fois ce
qu'indique l'horloge; par ailleurs, une seconde peut suffire pour représenter
avec précision une heure à la pendule que nous avons dans la tête. On ne
connaît pas assez ce décalage extraordinaire entre le temps de l'horloge et
le temps de l'esprit; il mériterait une enquête approfondie. Mais le
biographe, dont les intérêts sont (...) strictement limités, doit se borner
à cette simple remarque: quand un homme a atteint trente ans, comme c'était
le cas d'Orlando, le temps consacré à penser devient excessivement long, et
le temps consacré à l'action excessivement court. C'est pourquoi Orlando
donnait ses ordres et réglait les affaires de ses vastes domaines en rien de
temps. Mais, dès qu'il se retrouvait seul sur la colline au chêne, les
secondes se mettaient à s'arrondir et à se gonfler comme si elles ne
devaient jamais s'égrener. De plus, elles se gonflaient des objets les plus
étrangement variés. Non seulement il se trouvait confronté à des
problèmes qui ont laissé pantois les plus sages (Qu'est-ce que l'Amour?
l'Amitié? la Vérité?) mais encore, à peine se mettait-il à y penser que
tout son passé
― lequel lui semblait extrêmement long et varié ― se hâtait
d'investir la seconde prête à s'égrener, la dilatait jusqu'à une
demi-douzaine de fois sa taille naturelle, lui donnait mille teintes et la
remplissait de tout le bric-à-brac de l'univers.
Il y avait une fois quelques morts assis en groupe dans les ténèbres, ils ne savaient où, peut-être nulle part; ils bavardaient pour passer l'éternité. Pär Lagerkvist, Conte: Le sourire éternel
Lan-ying, peut-être que si tu as accepté de revenir au monde et d'y rester
encore, c'est dans le dessein de m'apprendre à dialoguer, enfin
véritablement, avec toi, non seulement par le corps, mais par l'âme. Comme
l'étranger, tu crois à l'âme, n'est-ce pas, cette chose qui ne se
détériore ni ne pourrit, seule capable de défier le temps. Il y a tant de
choses entre homme et femme qui n'ont pas été dites et qui ne veulent pas
être dites. Ce qui est à dire est l'infini même que l'éternité
n'épuisera pas. Peut-être qu'en ce monde, tu attends que je sois
suffisamment dépouillé de l'intérieur, suffisamment prêt à ce dialogue
avant de me faire signe? François Cheng, L'Éternité n'est pas de trop
― «
Dites-moi
maintenant, Orlando! combien de temps voudrez-vous d'elle quand vous l'aurez
possédée? Georges-Emmanuel Clancier, L'Éternité plus un jour
L'éternité n'est pas la fin de temps, venais-je de comprendre, mais le temps lui-même, le cœur du temps, le plus fragile battement de cils de l'instant, l'abîme d'un clin d'œil... Marc Petit, Le nain géant
Ralph montera toutes ces images au ralenti. Les visages sont plus beaux, au ralenti. L'éternité se dévoile un instant. On verra la main minuscule de Birdie se lover dans la grande patte de Rock. On verra la larme trop parfaite de Jane couler le long de son nez trop petit. On verra Nancy-Rose danser avec Leeland. On verra les gamins se jeter sur le gâteau. On verra des paumes taper dans mon dos, des bouches se coller à mes joues. On ne me verra pas enlacer ma femme. Cette image m'appartient. Yannick Grannec, Le bal mécanique
Mais surtout, par les lumineuses journées d'été, toute la baie de Barmouth était revêtue d'un éclat si uniforme que le sable et les eaux, la mer, le rivage, le ciel et la terre se confondaient. Toutes les formes et les couleurs étaient noyées dans une vapeur gris perle; il n'y avait plus de contrastes ni de dégradés, seulement une pulsation imperceptible et instable de la lumière, un flou indifférencié d'où n'émergeaient que les figures les plus fugitives; et singulièrement, je m'en souviens très bien, c'est l'évanescence des contours qui à l'époque, me donna le sentiment de l'éternité. W.G. Sebald, Austerlitz
Je comprends maintenant que j'étais devenu un demi-dieu bien au-dessus des besoins mesquins de hommes. Je sentais l'éternité ruisseler en moi. Qu'est-ce que l'éternité? En ce qui me concerne, l'éternité c'était jouer à cache-cache avec la garce, au bord du Souren, puis, les yeux clos, enfouir mon visage dans les plis de sa robe. Sadegh Hedayat, La chouette aveugle
J'ai sombré et sombré et sombré, l'eau s'infiltrait dans mes oreilles, ma bouche, jusqu'à ce que je la sente se refermer au-dessus de ma tête. Cela, me suis-je dit, c'est se noyer. Une éternité sembla se passer sous l'eau... Virginia
Woolf, Terrible tragédie dans la mare aux canards
La vie me paraît trop courte pour que nous la passions à entretenir notre animosité ou à enregistrer nos griefs. Inévitablement, tous tant que nous sommes, nous sommes accablés de défaites en ce monde; mais le jour viendra bientôt où, je crois, nous nous en déferons en nous défaisant de nos corps éphémères, où la déchéance et le péché se détacheront de nous en même temps que notre pesante enveloppe de chair, et où il ne nous restera que l'étincelle de l'esprit, le principe impalpable de la vie et de la pensée, aussi pur qu'au jour où il a quitté le Créateur pour venir animer sa créature; il retournera d'où il est venu, peut-être pour être donné de nouveau à quelque être supérieur à l'homme, peut-être pour franchir les étapes de la transfiguration, depuis la pâleur de l'âme humaine jusqu'à l'éclat du séraphin! Jamais assurément il ne lui sera permis de dégénérer au contraire en descendant de l'homme au démon. Non, je ne puis croire cela; je professe une autre croyance, que nul ne m'enseigna jamais, que j'évoque rarement, mais qui fait ma joie et à laquelle je m'accroche, car elle offre l'espérance à tous; elle fait de l'éternité un repos, un vaste foyer, et non point une terreur et un abîme. Charlotte Brontë, Jane Eyre
Je ne sais si c'est une disposition qui m'est particulière, mais il est rare que je ne me sente pas presque heureuse quand je veille dans une chambre mortuaire, pourvu qu'il n'y ait pour partager ce devoir avec moi personne qui gémisse ou se désespère. J'y vois un repos que ni la terre ni l'enfer ne peuvent troubler; j'y trouve l'assurance d'un au-delà sans bornes et sans ombres ―l'Éternité enfin conquise― où la vie est illimitée dans sa durée, l'amour dans son désintéressement, la joie dans sa plénitude. Émily Brontë, Les Hauts de Hurle-Vent
Je me demande là... même dans mon état, moite et grelotte, ce que peut foutre Achille avec ses cents millions par an?... cash! dans les derrières?... des petites morues? ou son cercueil?... il peut drôlement se le faire orner, marqueter, son super-cercueil!... capitonner tout soie bleu ciel festons résilles larmes d'argent... et pour sa tête? le polochon d'Éternité!... duvet d'or et roses pompons!... il sera mimi Chapelle ardente... éternel Achille! enfin son vilain œil clos!... son horrible sourire ravalé!... il sera regardable, mort. Louis-Ferdinand Céline, D'un château l'autre
Tout ce qu'il y avait de beau et qui a disparu a sa place dans l'éternité, mais l'éternité est pour ainsi dire pour les autres. Tarjei Vesaas, La barque le soir
Il n'y avait, hélas! pas d'autre pouvoir supérieur que celui de l'art, et le Baron se rappelait que Goethe lui-même avait délégué à Faust sa créature Méphisto, pour lui donner une jeunesse éternelle, en échange d'une chose dont le maître de Weimar avait du reste le plus grand besoin pour nourrir son œuvre littéraire. Et c'était vrai que le Faust de Goethe n'avait point vieilli. Romain Gary, Europa
...la composition équestre grandeur nature que, à la période post-révolutionnaire, Alexandre Évariste Fragonard, anatomiste et préparateur alors au sommet de sa gloire, a écorchée le plus artistement qui soit, si bien que, dans les couleurs du sang caillé, apparaissent parfaitement les fibres des muscles bandés du cavalier, mais aussi celles du cheval qui, pris de panique, part au galop, et aussi toutes les veines bleutées, tous les tendons et ligaments ocre-jaune. Fragonard, issu de la célèbre famille des parfumeurs provençaux, aurait ainsi préparé tout au long de sa vie active plus de trois mille cadavres et parties du corps, ce qui autorise à conclure qu'il a dû, lui qui était agnostique et ne croyait pas à l'immortalité de l'âme, rester penché nuit et jour sur la mort, entouré de l'odeur douceâtre de la décomposition, animé sans doute par l'espoir d'assurer au corps putrescible, par un procédé de vitrification et donc la transformation de sa substance éminemment corruptible en une prodigieuse matière hyaline, au moins une parcelle d'éternité. W.G. Sebald, Austerlitz
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(...) Reliques de saint, reliques de mâle, reliques de vierges.
Dans le presbytère du Mesnil, à deux pas de saint Jérôme, existe un
très vieux livre, exposé à la vue de tous, où ces trois éléments
se retrouvent, dans une sorte de recette de cuisine. Fred Vargas, Dans les bois éternels
Ainsi, le jour venu, tes cendres: une moitié donnée en nourriture au frêne ainsi qu'à l'alisier, pour y monter s'épanouir à la lumière, contempler les saisons au jardin et la course du ciel au-dessus du pays, l'autre mêlée aux eaux ―non de l'étang, inutile de s'y attarder― mais de la cascade du déversoir, pour prendre l'éternel périple et aborder aux rivages les plus lointains de cette terre. Tu ne refuserais pas, s'il se pouvait, quelques échappées vers les planètes ―mais quand?― quelques grains oubliés, qui sait, dans une antique tabatière. Et une distance telle, qu'elle rétablirait le temps dans sa lenteur et dans son épaisseur! On peut rêver... François-René Daillie, Les eaux du Pré-au-Loup
Miss
Marpell lit sur une tombe: Agatha Christie
Elle n'avait aucun âge, elle avait le mien, que j'ignorerais si de temps à autre je n'en faisais le compte. Mais cette ignorance de l'âge, du mien, du sien, est non pas un néant, mais une durée, le tranquille écoulement du temps de soi. Elle était tous les âges ensemble, comme le sont les vrais gens, le passé qu'elle porte, le présent qu'elle danse, le futur dont elle ne se soucie pas. Alexis Jenni, L'art français de la guerre
Les livres et les routes demeurent mais les rencontres, les paroles, elles, sont éphémères. Et c'est cet éphémère que je venais chercher dans la pérennité géologique des chemins ou la mouvance des visages. Cet éphémère égrené dans le fil des jours et qui se mue ainsi en petites éternités, à chaque instant recommencées. Jacques Lacarrière, Chemin faisant
La mousseline pleut abondamment devant les fenêtres et devant le lit ; elle s'épanche en cascades neigeuses. Sur ce lit est couchée l'Idole, la souveraine des rêves. Mais comment est-elle ici Qui l'a amenée? quel pouvoir magique l'a installée sur ce trône de rêverie et de volupté? Qu'importe? la voilà, je la reconnais! Voilà bien ces yeux dont la flamme traverse le crépuscule; ces subtiles et terribles mirettes, que je reconnais à leur effrayante malice Elles attirent, elles subjuguent, elles dévorent le regard de l'imprudent qui les contemple. Je les ai souvent étudiées, ces étoiles noires qui commandent la curiosité et l'admiration. À quel démon bienveillant dois-je d'être ainsi entouré de mystère, de silence, de paix et de parfums? Ô béatitude! ce que nous nommons généralement la vie, même dans son expansion la plus heureuse, n'a rien de commun avec cette vie suprême dont j'ai maintenant connaissance et que je savoure minute par minute, seconde par seconde! Non! il n'est plus de minutes, il n'est plus de secondes ! Le Temps a disparu, c'est l'Éternité qui règne, une Éternité de délices! Mais un coup terrible, lourd, a retenti à la porte, et, comme dans les rêves infernaux, il m'a semblé que je recevais un coup de pioche dans l'estomac. Et puis un Spectre est entré. C'est un huissier qui vient me torture au nom de la loi ; une infâme concubine qui vient crier misère et ajouter les trivialités de sa vie aux douleurs de la mienne ; ou bien le saute-ruisseau d'un directeur de journal qui réclame la suite du manuscrit. (…) Horreur! je me souviens! je me souviens! Oui ! ce taudis, ce séjour de l'éternel ennui, est bien le mien. (…) Oh! oui! le Temps a reparu; le Temps règne en souverain maintenant; et avec le hideux vieillard est revenu tout son démoniaque cortège de Souvenirs, de Regrets, de Spasmes, de Peurs, d'Angoisses, de Cauchemars, de Colères et de Névroses. Je vous assure que les Secondes maintenant sont fortement et solennellement accentuées, et chacune, en jaillissant de la pendule, dit : ― "Je suis la Vie, l'insupportable, l'implacable Vie!" Il n'y a qu'une Seconde dans la vie humaine qui ait mission d'annoncer une bonne nouvelle, la bonne nouvelle qui cause à chacun une inexplicable peur. Oui ! le Temps règne ; il a repris sa brutale dictature. Et il me pousse, comme si j'étais un bœuf, avec son double aiguillon. ― "Et hue donc! bourrique! Sue donc, esclave! Vis donc, damné! Baudelaire, La chambre double (dans Petits poèmes en prose)
Par ce récit d'outre-tombe, il imaginait le drame qui se déroule perpétuellement dans l'univers, et son cœur était plein de pitié. Tout saignant des maux innombrables dont ce qui vécut avait souffert avant lui, pilant sous le poids de ces vains efforts accumulés dans l'infini des temps, le zartog Sofr-Aï-Sr acquérait, lentement, douloureusement, l'intime conviction de l'éternel recommencement des choses. Jules Verne, L'éternel Adam
Sa femme sourit en dormant. Ray Bradbury, La foire des ténèbres
J'étais fascinée par ce crâne qui, tour à tour me renvoyait une image
dérangeante de mort et aussi de scintillement. Claudie Gallay, Une part de ciel
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Les taoïstes ne parlent-ils pas de l'âme? Les bouddhistes encore plus? Ils
croient les uns comme les autres aussi que l'âme est impérissable... François Cheng, L'éternité n'est pas de trop
Elle tentait d'imaginer un monde d'où la mort serait exclue, ce monde-là deviendrait démentiel avec l'enchevêtrement des générations, l'encombrement, les haines perpétuées, la confusion, les détresses, les maladies sans limites, les conflits jamais dénoués, les temps jamais révolus... L'horreur d'une éternité parfaitement inhumaine. Peut-être que la vie même y perdrait son sens. «Dans sa sagesse la vie inventa la mort», se disait-elle.
«Éternellement... sans jamais trouver le repos...» Pär Lagerkvist, La Sibylle
Vous aurez beau vivre, vous ne réduirez pas le temps durant lequel vous
serez mort: cela n'est rien en regard de lui. Vous serez dans cet état
qui vous fait peur, aussi longtemps que si vous étiez mort en
nourrice: Chiron refusa l'immortalité, quand il eut connaissance des conditions qui y étaient mises par le Dieu même du temps et de la durée, Saturne, son père. Imaginez combien une vie éternelle serait plus difficile à supporter pour l'homme, et plus pénible que celle que je lui ai donnée. Si vous ne disposiez de la mort, vous me [la nature] maudiriez sans cesse de vous en avoir privé. Michel Eyquem de Montaigne, Les essais Livre I chapitre 19 Philosopher, c'est apprendre à mourir (dans la traduction moderne de Guy de Pernon d'après le texte de l'édition de 1595)
«Je veux qu'ils aiment les eaux vives des fontaines. Et la surface unie
de l'orge verte recousue sur les craquelures de l'été. Je veux qu'ils
glorifient le retour des saisons. Je veux qu'ils se nourrissent, pareils
à des fruits qui s'achèvent, de silence et de lenteur. Je veux qu'ils
pleurent longtemps leurs deuils et qu'ils honorent longtemps les morts,
car l'héritage passe lentement d'une génération à l'autre et je ne
veux pas qu'ils perdent leur miel sur le chemin. Je veux qu'ils soient
semblables à la branche de l'olivier. Celle qui attend. Alors
commencera de se faire sentir en eux le grand balancement de Dieu qui
vient comme un souffle essayer l'arbre. Il les conduit puis les ramène
de l'aube à la nuit, de l'été à l'hiver, des moissons qui lèvent
aux moissons engrangées, de la jeunesse à la vieillesse, puis de la
vieillesse aux enfants nouveaux. Antoine de Saint-Exupéry, Citadelles
C'est dans l'éternité que, dès à présent, il faut vivre. Et c'est dès à présent qu'il faut vivre dans l'éternité. Qu'importe la vie éternelle, sans la conscience à chaque instant de cette durée. André Gide
...l'Univers doit, de nécessité physique ou psychologique
(cela revient au même ici), posséder certaines propriétés
correspondant aux exigences fonctionnelles d'une activité réfléchie:
sans quoi c'est l'atonie, ou même le dégoût, qui montent à coup sûr
dans la masse humaine ―
neutralisant ou inversant toute vigueur propulsive au coeur de la Vie. Pierre
Teilhard de Chardin
À présent avec l'âge, mes yeux deviennent de plus en plus faibles, et souvent je reste de longues heures sans pouvoir travailler, vu qu'ils ne peuvent maîtriser que le nécessaire quotidien. C'est pour cela que j'ai un jardin, un jardin tessinois primitif avec de la vigne, des légumes, quelques fleurs. En été, j'y passe la moitié de la journée. J'y fais brûler un petit feu et m'agenouille dans les massifs. J'écoute les cloches des villages sonner dans la vallée et, dans ce petit univers naïvement campagnard, je ressens l'éternel et l'intime à l'égal de ce que je ressens quand je lis des poètes ou des philosophes. Hermann Hesse, Lettre à Paul A. Brenner, automne 1942"
...la vérité c'est que j'étais convaincue que rien ne pressait, que j'avais tout le temps et qu'il serait toujours temps pour moi, plus tard, de faire ce relevé de la maison de Morgante pour lequel j'avais été engagée, la vérité c'est que, dès les premiers jours, nous nous étions coulés dans la masse d'une durée sans contours ni repères comme si, à Morgante, nous avions eu l'éternité devant nous. Jean-Paul Goux, Les jardins de Morgante
«Pourquoi craindre la mort? Après tout, mourir c'est retourner au vaste néant qui a précédé notre naissance. Or, ce néant-là ne nous effraie pas. Pourquoi?» Raphaël Confiant, L'Allée des Soupirs"
«Le temps n'est rien, notre époque n'a pas d'importance. Le présent n'est qu'une porte ouverte par laquelle l'avenir se précipite vers le passé. Le moment que nous appelons le présent n'existe plus à l'instant même où nous le nommons. Et qu'un monde soit habité au 19e siècle de l'ère chrétienne ou au 100e siècle avant ou après, c'est identique dans l'éternité.» Camille
Flammarion
Telle était l' «épidémie» dont il m'avait parlé. Un grand vide existe qui appelle à lui toutes les choses vivantes. Elles disparaissent. On ignore où et ce que deviennent les êtres qui, un jour, s'évanouissent sans que rien ne reste de ce qu'ils ont été. Le trou s'ouvre que creuse le temps. Il aspire les hommes, et avale avec eux le monde dans lequel ils ont vécu. Philippe Forest, Crue
«Pour nous qui croyons en la physique, la distinction entre passé, présent et avenir, n'est qu'une formidable illusion.» Albert Einstein
― Si les hommes vivaient éternellement, s'ils ne disparaissaient jamais, s'ils pouvaient rester pour toujours dans ce monde, en bonne santé, sans vieillir, tu crois qu'ils se tritureraient les méninges pour réfléchir, comme nous le faisons maintenant? Nous, tu vois, on réfléchit sur tout, plus ou moins: philosophie, psychologie, logique. Religion, littérature. Est-ce que ces pensées, ces notions compliquées existeraient sur cette terre si la mort n'existait pas? Je me demande... Haruki Murakami, Chroniques de l'oiseau à ressort
Les derniers jours, il ne sort plus de chez lui. L'ultime paragraphe à sa maison d'édition dit combien cette expérience de déréalisation confine à l'insurmontable: «Je n'ai jamais su en quoi le monde serait différent si je n'avais pas existé, ni vers quels rivages je l'aurais déplacé si j'avais existé plus intensément, et je ne vois pas en quoi ma disparition altèrera son mouvement. Me voici, marchant sur le chemin dont les pierres absentes m'emmènent vers nulle part. Je deviens le point où la vie et la mort s'unissent au point de se confondre, où le masque du vivant s'apaise dans le visage du défunt. Ce matin, par temps clair, je vois jusqu'à moi, et je suis comme tout le monde. Je ne mets pas fin à mon existence, je donne vie à l'immortalité.» Hervé Le Tellier, L'anomalie
Sa
pensée recommençait à flotter entre la vie et la mort : Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix - Tome III
Quand
on interroge aujourd'hui quelqu'un sur sa religion, il répond
― parce qu'il sait que c'est cette réponse qu'on attend de lui
― qu'il croit sans réserve en une puissance supérieure qui
veille sur les vivants, favorise son destin à la façon d'une bonne
étoile et lui garantit peut-être au-delà de la mort, quoi qu'il ait
fait, la certitude bienheureuse d'une vie éternelle. Mais il ajoute
aussitôt que cette puissance supérieure ne saurait en aucun cas se
confondre avec le Dieu des chrétiens
― ni d'ailleurs avec aucun autre. En ce qui me concerne, c'est
tout le contraire. Je suis convaincu que, de toutes les fictions
mensongères que l'humanité a inventées au cours des siècles, le catholicisme
constitue la plus complexe et la plus digne de respect. (...) Philippe Forest, Tous les enfants sauf un
Je détestais que Dieu Notre Seigneur laisse mourir ce fils dans d'atroces souffrances, et qu'à sa demande d'aide il ne daigne pas répondre. Oui, cette histoire me déprimait. Et la résurrection? Un corps horriblement martyrisé qui revenait à la vie? J'avais horreur des ressuscités, je n'en dormais pas de la nuit. À quoi bon faire l'expérience de la mort, si c'était ensuite pour retrouver la vie pour l'éternité? Et quel sens pouvait avoir la vie éternelle au milieu d'une foule de morts ressuscités? Était-ce vraiment une récompense? N'était-ce pas plutôt une condition terrible, intolérable? Elena Ferrante, La vie mensongère des adultes
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