En
pays conquis, de Thomas Bronnec
(Série Noire
Gallimard, janvier 2017)
lecture par
Marie-Françoise
Dans cette fiction, qu'il situe après les élections présidentielles
de 2017, où les personnages ne sont rien d'autre que des constructions
intellectuelles, l'auteur imagine une situation inédite à laquelle
personne ne s'attendait : un président de gauche élu de très peu face
à une droite qui obtient quelques semaines après la majorité aux
législatives. Toutes droites confondues, celle-ci occupe les trois
quart des sièges de députés à l'Assemblée. Il se voit contraint de
nommer sa concurrente premier ministre. Laquelle, compte tenu de leur
score aux législatives, se voit elle-même contrainte de prendre pour
ministres quelques membres du Rassemblement national, parti de
l'extrême droite.
La grande question de cette fiction est
de savoir si Référendum ou pas il y aura en ce qui concerne le
maintient, ou non comme c'est la volonté de l'extrême droite, de
l'appartenance à la zone Euro.
Au fil des pages, le roman nous narre les
coulisses du jeu, et des enjeux, des nominations ministérielles, de la
politique des finances, laquelle, l'auteur ayant derrière lui seize
années de journalisme qui l'ont amené à rencontrer et à interviewer
de nombreux hommes politiques, des hauts fonctionnaires et des membres
de cabinets ministériels, des éminences grises et des communicants,
connaît bien. Situation dans sa fiction, complexe et quasi impossible
à dénouer. Magouilles financières et politiques de personnages qui ne
pensent qu'à leur carrière, qu'à leur arrivée personnelle,
prétendument pour la France.
Ils ne nous émeuvent pas.
S'il n'y avait eu d'entrée de jeu,
quelques mois avant les élections, un mort, le président de la
commission nationale des comptes de campagne chargé de veiller sur la
légalité du financement de la vie politique... et père d'Angélique
Dumas.
Angélique Dumas, haut fonctionnaire qui
a dévoué sa vie entière à la cause publique et à l'État est
directrice du budget à Bercy. Ce n'est pas une politique, et c'est à
peu près le seul, parmi les nombreux personnages, pour lequel le
lecteur puisse éprouver quelque sympathie dans ce roman où peu de
sentiments ne viennent au jour, où il est essentiellement question
d'argent, de pouvoir et de rivalités.
La
vie volée de Martin Sourire, de Christian
Chavassieux
(éd. Phébus
2017)
lecture par Marie-Françoise
Voici un roman de poids: 352 pages denses, suivies d'une annexe
d'une quarantaine de pages au caractère serré.
Roman historique, l'auteur nous y narre
la vie d'un orphelin imaginaire tiré de la boue et recueilli par
Marie-Antoinette. Elle l'appela Martin. Mais, enfant mutique et
solitaire, presque sauvage, elle le délaissa bien vite. Il grandit au
hameau que, se rêvant bergère, elle fit aménager près du Petit
Trianon. Il y était vacher.
Enfant à l'esprit très lent, avec sur
le visage un éternel sourire qui lui donnait l'air un peu niais, mais
doté d'un certain charme, d'un charisme, l'auteur le fait, avec ce don,
traverser son époque. Nous narre comment, lentement, il grandit,
mûrit, passant du château de Versailles à la grouillante rue
parisienne, des cuisines d'un restaurant de luxe et du service d'un
architecte utopique aux massacres en Vendée qui l'ont profondément
marqué.
Sans nous faire une leçon d'Histoire sur
la tourmente révolutionnaire que Martin traversa, sur sa chronologie,
ses tenants et aboutissants, l'auteur, bien documenté, nous la fait
vivre du point de vue de ce fils de la patrie qui ne pouvait en
connaître que l'infime partie à laquelle il était soumis, et, ayant
bénéficié d'une certaine instruction pouvait lire dans les gazettes,
aussi à travers les personnages qu'il connut, les pratiques, les
sortilèges de l'époque, son engagement poussé par ses proches et la
Nation dans l'armée révolutionnaire, ses méditations, ses
interrogations...
On y trouve des pages d'une belle
écriture, pleines de lyrisme, d'émotion, de cruautés aussi. L'auteur
y emploie dans une langue d'aujourd'hui des termes et expressions
d'alors qu'il a tirées de ses différentes sources, qu'il explicite
largement en fin d'ouvrage. C'est un roman d'apprentissage, tout
d'intensité, à l'instar de Martin qui ressent plus qu'il ne met en
paroles...
Le
don d'Anna, de Cecilia Samartin (éd.
l'Archipel 2010)
lecture par Adéla:
À une amie qui m'écrivait :
"Le don d'Anna", je ne connais
pas. A-t-elle un don particulier cette héroïne ou est-ce elle qui
donne quelque chose?
Je répondais :
Le don d'Anna ? C'est elle qui donne.
Orpheline de guerre originaire du Salvador, elle a été recueillie par
une congrégation religieuse en Californie, et avait la vocation. Elle
fut envoyée, volonté de la mère supérieure à laquelle elle se plia,
pour tester précisément sa vocation, comme nounou dans une famille
riche et aisée. Mais une famille à problèmes. De sorte que d'année
en année il y eût toujours une raison pour qu'elle prolonge son
service au sein de cette famille. Et que soit repoussé le moment de
retrouver la religieuse avec laquelle elle s'était enfuie du Salvador
et qui l'attendait afin qu'elle l'aide dans un orphelinat. Il faut dire
aussi qu'elle s'était prise de sympathie pour Adam, le père de famille
au regard triste qui la bouleversait... Ce don, en fait, c'est celui de
sa vie à cette famille. Famille qui ira jusqu'à la rejeter injustement
une fois Adam décédé. Don d'elle même jusqu'à la fin du livre, où
elle se résout à rejoindre la, devenue vieille, religieuse, pour
s'effacer. Mais... c'est à ce moment là que la vie lui fera enfin un
cadeau...
La quatrième de couverture indique dans
son dernier paragraphe: "Un roman puissant d'amour et
d'émotion, le destin d'une femme puissante dont la paix intérieure
rejaillit autour d'elle." De sorte que le mot don a sans doute
les deux sens dans le roman, et consiste aussi en cela, cette faculté
qu'elle a d'apaiser son entourage.
Retours
au lac Majeur, d'Alain Jean-André (Aller
simple éditions, juillet 2017)
lecture par
Marie-Françoise
Comme le titre le fait présager, il
s'agit ici d'un récit de voyage. Un voyage que l'auteur n'effectue pas seul.
Deux types de personnages l'accompagnent.
Sur les premiers, sa compagne et un
couple d'amis, c'est à dire les vivants qui font partie de l'équipée,
il est volontairement discret. Leur prénom revient de temps à autre au
détour du quotidien. Lorsqu'il parle de leurs actions communes la
plupart du temps il emploie le "on" impersonnel. Ils
paraissent
ternes, sans envergure, restent dans la grisaille.
Les seconds au contraire, bien que décédés,
flamboient. C'est pour les rencontrer qu'il a initié ce voyage. Qu'il a
fait des recherches puis écrit ce recueil. Ils surgissent d'une toile
dans un musée à Martigny ou Ascona ; d'archives à l'aspect
poussiéreux et jauni lors de la visite de la Casa Anatta sur le Monte
Verità ; de paysages, de villes, de lieux où ils s'installèrent et
vécurent, un temps, dans cette petite partie de Suisse et d'Italie alpine.
Ils sont peintres, écrivains, artistes et intellectuels de tout bords,
d'une époque charnière, le début XXè
siècle, et
précurseurs qui ont marqué tout un courant d'art et de pensée qui,
aujourd'hui encore, continue de nous traverser. À eux qui le hantent,
l'auteur consacre de longs passages passionnés et documentés.
Le récit, essai par certains aspects,
fait voyager autrement, il n'en est pour autant pas rébarbatif,
ponctué par les retombées dans le prosaïque, l'évocation poétique
de sensations et de moments rêveurs semi nostalgiques où l'auteur
revient sur un précédent voyage qui le mena aux mêmes endroits, aussi
sur des instants de ses jeunes années, d'où le titre au pluriel.
Intéressant et enrichissant à lire est
donc ce Retours au lac Majeur si l'on s'intéresse quelque
peu à l'art et la culture. Par contre, le lecteur qui n'y rechercherait
qu'une narration anecdotique d'événements croustillants ou hilarants de
voyage risque d'être déçu, il n'y trouvera, à de rares moments,
qu'un ténu voile d'ironie
légèrement douce amère.
Réparer
des vivants, de Maylis de
Kerangal
(éd.
Gallimard 2014)
lecture par
Marie-Françoise
Dans "Palomar",
Italo Calvino écrivait : " Être mort, c'est peut-être passer
dans l'océan des vagues qui restent vagues à jamais."
Maylis de
Kerangal dans son récit :
"Réparer les vivants", qui s'étend des quelques
heures précédant le coma dépassé de Simon jusqu'à la
transplantation de son cœur chez un receveur compatible, pose ce même
problème métaphysique: Quand s'arrête la vie? Et s'arrête-elle,
lorsque la mort de l'un sauve la vie de l'autre?...
Maylis de
Kerangal, y reprend l'image de la vague. Celle sur laquelle
Simon, dix neuf ans, surfe: "cette onde venue du fond de
l'océan, archaïque et parfaite, la beauté en personne, alors le
mouvement et la vitesse les dresseront sur leur planche dans un rush
d'adrénaline quand sur tout leur corps et jusqu'à l'extrémité de
leurs cils perlera une joie terrible, et ils chevaucheront la vague".
La vague, flux et reflux, l'eau d'où est née la vie. Images de la
vague et du cœur. Puissants symboles de la vie. Même si la mort
cérébrale peut être déclarée alors que le cœur bat encore.
Entre les deux, il y aura eu la joie de vivre de Simon, l'accident, la
douleur des parents, la grave décision du don à prendre, ou pas...,
dans la foulée, car les heures sont comptées. Les paroles, les faits
et gestes précis, justes et techniques des différents intervenants
médicaux et chirurgicaux, narrés dans le menu, dans le détail
documenté. Documentaire pour le lecteur.
Mais si la grande technicité du protocole bien rodé qui s'enclenche
est relatée, elle est profondément reliée à l'humain. Au ressenti
des proches de Simon, à leur douleur, leurs croyances, leurs souhaits
à respecter, à celui aussi des anesthésistes, réanimateurs,
chirurgiens, infirmiers, etc., dont ce travail fait partie d'une vie
personnelle évoquée, dont ils font un long temps abstraction pour le
mener à bien. Sauver une, des autres vies, car il y a d'autres organes
que le cœur à prélever sur Simon.
Et puis, il y a l'écriture ample, riche et prenante de Maylis de
Kerangal,
qui mène son récit, dans quelque domaine qu'elle y aborde, avec
précision, d'une main
de maître, dans la tension, les pulsations, avec lyrisme et émotion
lorsqu'elle pénètre au plus profond de ce qui est, du ressenti des
personnages, de leurs méditations, mais où l'urgence qui règne ne
laisse pas le temps de s'apitoyer. C'est un combat contre la mort, même
si mort il y a.
Bref, un livre époustouflant, un hommage à la douleur des proches de
victimes de décès violents et au travail efficace des équipes
médicales. À lire absolument.
Albuquerque,
de Dominique
Forma (éd.
La manufacture de livres, 2017)
lecture par
Marie-Françoise
C'est en courts paragraphes d'une écriture rapide, efficace, économe,
sans fioritures, sans superflu, à l'image de la fuite de son couple de
personnages qui tentent de sauver leur peau dans l'urgence sans avoir
même pris le temps d'emporter de bagages, que Dominique Forma nous
mène sur des chapeaux de roues d'Albuquerque à Los Angeles.
Récit au cours duquel on apprend le pourquoi de cette fuite.
Jamie, ancien receleur devenu médiocre gardien de parking dans cette
petite ville du Nouveau-Mexique, y possède ainsi que son épouse Jackie,
une nouvelle identité depuis qu'ils bénéficient du programme
fédéral de protection des témoins du FBI, après que, ―
Jamie ayant balancé ses anciens associés, dont un parrain de la mafia
new-yorkaise, devenus violents, sauvages, tortionnaires jusqu'à la mort
de leurs victimes ―,
ils eurent dû fuir leur appartement de Manhattan et abandonner leur
ancienne vie plus que confortable.
Mais c'est aussi, inextricablement lié, le récit de leur relation de
couple qui s'est étiolé, du désamour et du dégoût ressenti par
Jackie pour un Jamie devenu ventripotent qui ne sait plus la séduire,
qui l'a déçue en ne lui procurant pas la vie dont elle rêvait. Lequel
dégoût s'est vite insinué au cours des onze années de vie terne de
routine et de clandestinité forcée qu'ils viennent de mener, avec,
chaque jour, souterraine, la peur au ventre.
Un récit noir, à suspens, qui tient le lecteur en haleine.
Jackie quittera-t-elle Jamie, bien qu'ils
soient condamnés à vivre ensemble puisque même séparés ils seront
l'un et l'autre en danger?
Ou, comme l'espère Jamie, cette brusque
interruption de leur vie sans relief lui donnera-t-elle l'occasion de
faire revenir Jackie à des sentiments plus affectueux?
Réussiront-ils à échapper à la traque
de leurs implacables et cruels poursuivants qui veulent se venger?
Un récit contemporain, en 11 chapitres, ―
ce nombre n'est probablement pas l'effet du hasard ―
qui se situe trois mois
après l'attentat du 11 septembre 2001 des deux tours jumelles du World
Trade Center, amenant à cette époque le FBI à s'orienter vers
d'autres priorités que celle de la protection des témoins.
À la table des
hommes, de Sylvie Germain
lecture
par Marie :
Étrange roman, qui, nous annonce la quatrième de couverture, tient
autant du fabuleux que du réalisme le plus contemporain. Comme Magnus,
c'est un roman hanté par la violence prédatrice des hommes, et
illuminé par la présence bienveillante d'un être qui échappe à
toute assignation, et de ce fait à toute soumission.
Sans indication de date ni de lieu, le
roman semble commencer une époque reculée ou dans un pays excentré.
En tout cas, dans une forêt en pleine guerre civile. Le personnage qui
le traverse, comme les animaux avec lesquels il garde un lien intime et
pénétrant, ignore d'où il vient, où il va; avec leur même sagesse
il se contente de vivre au jour le jour avec ce qui advient, ne se pose
pas de questions. Une corneille l'accompagne depuis l'origine. C'est
elle qui détient sa mémoire.
Enfant sauvage, qui, recueilli sera
appelé d'abord Babel à cause de son langage défaillant, puis Abel
lorsqu'il le maîtrisera et deviendra un homme, ne connaît rien des
conduites humaines dont il découvrira peu à peu la complexité. Il
glissera dans notre époque contemporaine dotée des derniers outils
technologiques et numériques. Époque de violences aussi. On y devine
l'attentat contre "Charlie Hebdo" du 7 janvier 2015 en
filigrane au détour d'une page de ce livre imprimé en novembre 2015...
C'est un livre plein de sensations, que
l'écriture envoûtante de Sylvie Germain porte à leur paroxysme, que
ce soient celles de violences subies, ou du bien être et du
contentement de l'instant. Et si fantastique il y a, celui-ci permet
d'exacerber le réel, de montrer que les places de l'humain et de
l'animal ne sont pas si éloignées à l'échelle du cosmos, l'un comme
l'autre sortis de la poussière et qui y retourneront. Sauf que l'homme,
lui, est avide de pouvoir et de domination, est responsable de ce qu'il
fait.
"Les animaux et les humains,
quelle que soit leur parenté, ne peuvent pas être confondus et tomber
sous les mêmes jugements, les premiers vivent en paix avec leur
finitude, en droite conformité avec leurs instincts, en plein accord
avec le monde, ils vivent la vie en plénitude, les seconds, taraudés
par l'idée d'infini, sont en lutte avec leur finitude, en conflit
constant avec leurs instincts qui n'en prennent pas moins le dessus la
plupart du temps, en violent désaccord avec le monde, ils vivent la vie
par à-coups plus ou moins réussis. Les premiers n'ont ni mérite ni
tort à être doux ou sauvages, innocents ou nuisibles, les seconds sont
responsables de leur malveillance, de leur malfaisance, de leur
perversité, de leurs crimes."
Bref, un livre fort, des pages denses et
émouvantes dans lesquelles, au delà de ce qui advient à son
personnage, Sylvie Germain dit ce qu'elle a à dire.
Puis, on reste sur l'image d'Abel à qui
il suffit d'avoir été aimé par quelques uns, d'avoir aimé ceux-là.
Et, le livre refermé, sur celle, poignante, de la corneille
bienveillante, mais trop vieille, qui s'éloigne outre-ciel après un
dernier râle sourd à son oreille et trois fois de suite son cri de
rouille... Elle, qui revenait toujours...
Palomar,
d' Italo Calvino
lecture
par Marie-Françoise:
"Monsieur Palomar a décidé que, dorénavant, il redoublerait
d'attention: d'abord, en ne laissant pas échapper ces appels qui
viennent des choses; ensuite, en attribuant à cette opération
l'attention qu'elle mérite."
Ce petit livre retrace donc les
observations minutieuses, précises et détaillées de cet homme
taciturne, qui passe insensiblement de l'observation visuelle pure de
phénomènes naturels ou d'objets que chacun de nous voit sans toujours
y prêter attention: la vague, le brin d'herbe, la ville, le jardin, la
nuée d'étourneaux, le zoo, l'étal du boucher ou du fromager, le
parterre de sable, etc., à la réflexion aux éléments
anthropologiques et culturels au sens large, à l'expérience qui
implique le langage, les significations, les symboles, pour finir par
rendre compte d'interrogations concernant le cosmos, le temps, l'infini,
les rapports entre le moi et le monde, les limitations de
l'esprit.
"Et lui, que l'on nomme aussi
"moi", c'est-à-dire monsieur Palomar? N'est-il pas lui aussi
un morceau de monde en train de regarder un autre morceau de monde? Ou
bien, puisqu'il y a monde en deçà et monde au-delà de la fenêtre, le
moi ne serait-il rien d'autre que la fenêtre à travers laquelle le
monde regarde le monde? Pour se regarder lui-même, le monde à besoin
d'yeux (et des lunettes) de monsieur Palomar."
L'auteur, ne manque pas
d'ironie, qui dresse ici son autoportrait, passant du domaine de la
description et du récit, à celui de la méditation.
Son livre s'ouvre par la lente et longue
observation de la vague p13 : "La bosse de la vague, en
s'avançant, se lève plus en un point qu'en un autre, et c'est à
partir de là qu'elle commence à se border de blanc. Si cela arrive à
une certaine distance du rivage, l'écume a le temps de s'enrouler sur
elle-même, de disparaître à nouveau, comme engloutie, et au même
instant de recommencer à tout envahir, mais cette fois elle resurgit
par en dessous, comme un tapis blanc qui remonte le rivage pour
accueillir l'arrivée de la vague. Cependant, lorsqu'on s'attend à ce
que la vague roule sur le tapis, on s'aperçoit qu'il n'y a plus de
vague mais seulement le tapis, et il disparaît rapidement lui aussi, en
devenant un miroitement de sable mouillé qui vite se retire, comme
repoussé par l'étalement du sable sec qui avance sa limite opaque
ondulée." Cette vague revient p156, amorçant sa clôture : "Le monde sans lui, cela signifiera-t-il la
fin de l'anxiété ? Un monde où les choses arrivent indépendamment de
sa présence et de ses réactions, selon une loi ou une nécessité ou
une raison particulière qui ne le concerne pas ? La vague bat sur
l'écueil et creuse le rocher, une autre vague survient, une autre, une
autre encore ; qu'il y soit ou qu'il n'y soit pas, tout continue à
advenir.(…) Être mort, c'est peut-être passer dans l'océan
des vagues qui restent vagues à jamais. Inutile donc d'attendre que la
mer se calme."
Ce livre constitue un prolongement troublant
aux lectures du printemps 2017 du Café littéraire luxovien autour
de la lumière
et son mystère, de l'univers et d'une certaine conception des quanta.
"L'univers est un miroir où nous pouvons contempler ce que nous
avons appris à connaître en nous, rien de plus."
Comme
les amours, de Javier Marias
lecture par Brigitte Grillot :
Il m'est difficile de vous présenter ce livre en l'insérant dans un
genre particulier: le début ressemble à un roman classique, lequel se
mue en une sorte de polar, sans autre suspense d'ailleurs que le risque
encouru par la narratrice, car pour ce qui est de l'identité du
meurtrier, elle est aisée à deviner. Et lorsqu'on se croit installé
dans le polar, changement de cap à nouveau vers des considérations sur
le deuil, sur le crime, sur l'amour, toutes ces considérations prenant
appui tantôt sur Shakespeare, tantôt sur Balzac et Dumas, que l'auteur
interprète.
À plusieurs reprises au cours de cette
lecture, grâce à deux ou trois scènes, j'ai eu l'impression de monter
quelques marches qui, hélas, donnaient sur du vide: pas un vide
d'idées puisqu'il y en a, et certaines intéressantes, mais je tombais
faute de voir se développer des relations, les personnages s'effaçant
à mesure qu'ils apparaissaient pour qu'il n'en reste de ces
personnages, du moins sur le devant de la scène, que ces deux-là:
Javier et Maria.
M'avaient
embarquée pourtant les premières pages où une femme célibataire,
Maria, qui travaille dans une maison d'édition, observe chaque matin
au petit déjeuner, dans une cafétéria, un couple heureux dont le
bonheur irradiant la stimule pour débuter ses journées. Mais le mari
meurt assassiné. Le livre prend alors une autre tournure, histoire d'un
crime particulièrement immoral, j'en éprouvais un malaise, il
grandissait de constater l'indifférence à chercher ou à défendre la
vérité. Livre qui, malgré un style agréable aux phrases
développées, laisse donc échapper le roman au profit des idées, car c'est d'elles dont on se souvient après une lecture, fait dire l'auteur
à l'un des personnages. Hum! Que les idées soient bienvenues, certes,
mais de là à ce qu'elles prennent trop de place! Et si l'on se
souvient de quelques-unes, je ne crois pas qu'elles fixent l'attache de
notre mémoire littéraire.
«Il faut que le roman raconte ! », disait
Stendhal.
Le
lecteur de cadavres, d'Antonio Garrido
lecture par Adéla:
L'histoire est contée par un narrateur
extérieur. Il n'est pas omniscient et se place uniquement du point de
vue de Song Ci, personnage réel, qui deviendra en Chine du XIIIe siècle,
le premier médecin légiste de tous les temps. Mais dont on ne sait
rien de la vie. Aussi, l'auteur, richement documenté l'imagine-t-il
selon ce que l'on sait de l'époque.
Sans anticiper sur l'avenir, le récit
est narré de manière linéaire, chronologiquement, de sorte que le
lecteur ne sait pas ce que trament, à l'insu de Ci, jeune garçon
d'origine modeste, les autres personnages. Ne peut redouter ce qui
risque d’arriver à celui-ci. Ne peut prévoir les nombreux
retournements de situation qui le laissent tout aussi atterré que le
personnage, atteint d'une maladie rare qui l'empêche de ressentir la
douleur, ce qui pourrait lui être fatal. Une maladie qui existe réellement
et dont l'auteur a voulu affubler son héros afin d'en accentuer le
caractère dramatique. Héros qui fort heureusement semble devoir s'en
tirer toujours in extremis... et devoir parvenir à réaliser son rêve:
étudier afin d'expliquer les causes d'un décès. Atteindre à la
judicature.
Bref, un thriller historique captivant de
près de 700 pages bien traduites de l'espagnol par Nelly et Alex
Lhermillier, où se côtoient haine et ambition, amour et mort.
Extrait:
Cí ne le déçut pas. Au fil des mois, de l’exécution de tâches
routinières il en vint à enregistrer des plaintes, à assister aux
interrogatoires des suspects et à aider les techniciens pour la préparation
et la toilette des cadavres que, selon les circonstances des décès,
Feng [le juge] devait examiner. Peu à peu, son application et son
habileté devinrent indispensables au juge, qui n’hésita pas à lui
confier davantage de responsabilités. Finalement, Cí le seconda dans
l’investigation de crimes et de litiges, travaux qui lui permirent de
découvrir les fondements de la pratique juridique en même temps
qu’il acquérait des notions rudimentaires d’anatomie.
Au
cours de sa deuxième année d’université, encouragé par Feng, Cí
assista à un cours préparatoire de médecine. D’après le magistrat,
les preuves pouvant dénoncer un crime se dissimulent souvent dans les
blessures; pour les découvrir, il fallait donc les connaître et les étudier,
non comme un juge mais comme un chirurgien.
Assam,
de Gérard de Cortanze (éd.
Albin Michel 2002 et Le Livre de Poche)
lecture par
Marie:
Il y est question de l'Italie des années 1794 à 1815, alors que
convoitée par l'Autriche et la France elle se trouve déchirée par les
campagnes napoléoniennes.
De thé, cette boisson à l'engouement
nouveau, de sa culture, ses vertus, sa symbolique.
De la route du thé vers, non pas la
Chine et le Japon, mais l'Inde et la province d'Assam, qui attire le
héros, Aventino Ruero Di Cortanze, ―
du nom des ancêtres de l'auteur ―
qui espère là en découvrir des arbres, tout en fuyant les guerres et
l'occupation française de son Piémont natal.
D'un tableau représentant trois
personnages, un homme et deux femmes, ainsi que quelques objets. Tableau
aux propriétés étranges quand, sous jacente à l'Histoire qu'il
traverse, Aventino est en proie à des sensations et des rêves liés à
l'Inde et ses croyances, sa magie, qui le plongent dans un état que le
lecteur rationnel explique par sa prise d'opium lui donnant l'impression
du réel.
Pourtant des preuves viennent à l'appui
de ses visions qui rendent au lecteur le récit troublant, le plongent
dans un agréable vertige... Ces phénomènes étranges et fantastiques
sont le fil romantique ―
il y est question d'amours et d'amitiés ―
du récit, autrement historique et technique, qui retient sur 788 pages
le lecteur curieux de ce qu'il adviendra d'Aventino qui, à l'instar de
l'Italie pas encore unifiée de l'époque, se trouve partagé, cherche
un sens, un but à donner sa vie.
―
La vérité est toujours trop simple, trop pauvre pour contenter les
hommes.
―
Pourquoi l'homme a-t-il besoin qu'on lui promette, à ce point, plus
et mieux que la vie ne pourra jamais lui donner?
―
Sans doute parce que les hommes ont besoin pour se divertir de
l'ennui, et pour s'émouvoir d'une part d'illusion et d'erreur...
Bref, une fiction envoûtante,
distrayante et documentaire à la fois, bien écrite, bien menée en
trois parties, qu'on a plaisir a lire et où certains détails font
penser tantôt à Mayapura
de Christian
Charrière
ou au Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde, tantôt aux Routes
de poussière
de Rosetta Loy.
Le
bonheur conjugal, de Tahar Ben Jelloun (éd.
Gallimard 2012 et folio)
lecture par Adéla:
Le titre on le devine est ironique. La quatrième de couverture annonce
deux versions de l'enfer d'un couple marié. Le roman est en effet
divisé en deux parties. Dans la première le mari, peintre célèbre,
en fauteuil roulant parce que tétraplégique après un accident
vasculaire cérébral, s'exprime, en incombant la faute à son épouse.
Dans la seconde, celle-ci donne sa propre version. Il en ressort pour le
lecteur l'impression d'un malsain règlement de compte, où chacun,
comme dans tout couple qui se déchire et vit en ennemi, croit avoir
raison.
Somme toute une histoire assez banale,
ici disséquée par l'auteur, docteur en psychiatrie sociale, sous le
biais de personnages qui s'auto analysent, écrite dans un style simple,
qu'on continue malgré tout à lire jusqu'au bout. Y retenant de
positif, la difficile mais lente et progressive reconquête de ses
facultés de langage et mouvement par le mari, même si cela prend mois
et années, grâce à ses efforts de volonté et aux patients massages
musculaires qui lui sont prodigués par une infirmière
kinésithérapeute qu'il, et qui, l'affectionne. De quoi peut-être
donner une lueur d'espoir à ceux qui se retrouvent du jour au lendemain
atteints de ce lourd handicap.
Jugements
réservés, de John Cowper Powys
(éd. Penn Maen sept. 2016 - 301pages)
lecture par
Marie-Françoise
Jugements réservés sous-titré Essai sur les Livres et les
Sensations, publié en Angleterre en 1916 sous le titre Suspended
Judgments, vient enfin d'être traduit en français par
Jacqueline Peltier avec une préface de Marcella Henderson-Peal.
La lecture de cette œuvre nous permet
d'aborder John
Cowper Powys
(romancier, poète, essayiste et philosophe anglais), sous l'angle de
ses prédilections livresques personnelles, par la façon dont il
apprécie, avec ou sans réserves, seize auteurs qui lui sont, ou non,
contemporains. Seize auteurs qui l'ont le plus marqué, qui lui ont
procuré des sensations de lecture fortes. Deux tiers d'entre eux sont
français, les autres anglo-saxons. À chacun il consacre un essai
littéraire.
Sur les livres et la critique, il écrit
: "On peut presque hasarder le paradoxe que le véritable art de
la critique ne commence que lorsque nous nous libérons de tous les
livres et accédons à ce volume mis sous clé, scellé et non coupé,
qui est le livre de nos propres sentiments." Car ce que Powys
recherche dans les auteurs c'est ce qu'il désire y trouver de sa propre
pensée.
Il écrit aussi : "Et c'est alors
que les nobles figures des maîtres de la littérature apparaissent dans
toute leur lumière: la lumière dans laquelle nous, et uniquement nous,
les avons vus, sentis, et avons réagi à leurs écrits."
C'est donc sous sa lumière qu'il nous
présente dix auteurs français avec lesquels il se sent des affinités
: Montaigne comme premier philosophe du concret, de l'existant qui
disait être lui-même la matière de ses livres / Pascal, débarrassé
de tout ce qui pouvait l'empêcher de regarder l'univers sans illusion
aucune / Voltaire qui l'attire surtout par l'expression de ses traits et
son humanisme passionné / Rousseau avec qui il a en commun son culte
des sensations / Balzac grâce à qui lui est venue l'envie d'être
romancier / Victor Hugo, même s'il ne le porte pas en grande estime /
Guy de Maupassant / Anatole France, incorrigible païen comme Rabelais,
Montaigne, Verlaine et Rousseau / Paul Verlaine son préféré avec sa
musique de l'âme qui vit et respire par son imaginaire / Remy de
Gourmont anarchiste spirituel qui fait des plaisirs le but ultime de
tout être humain / ainsi que six auteurs anglo-saxons : William Blake,
Byron, Emily Brontë, Joseph Conrad, Henry James, et Oscar Wilde.
Émaillant ses essais d'allusions à bien d'autres auteurs, tel Rabelais
(auquel il avait déjà consacré un essai en 1915 et à qui il
consacrera un livre en 1948) et dans presque tous Nietzsche (philosophe
qui l'avait un temps influencé), ainsi que d'expressions de
Shakespeare et de la Bible.
Malgré le siècle passé les propos de John
Cowper Powys, rédigés avec passion et discernement, n'ont pas vieilli,
qui nous commentent davantage la dimension philosophique et spirituelle
que littéraire des auteurs dans un style nullement ennuyeux, mais fluide et
vivant. Aussi nous, lecteurs du
XXIème
siècle prenons-nous intérêt et plaisir à découvrir au fil des pages
ce qu'il pensait des écrivains que nous connaissons. Quant à ceux que
nous connaissons moins ou pas encore, nous ne sommes pas tentés de sauter les
pages où il les évoque, sa manière de présenter ces derniers donnant grande envie
d'ensuite les lire ou
relire.
Extraits
La
vie secrète du fonctionnaire, d'Arnaud Friedmann
(éd.
Lattès sept. 2016)
lecture par Marie-Françoise
La quatrième de couverture indique qu'il s'agit de nouvelles qui brossent chacune le portrait d'un fonctionnaire différent, que son
travail soit trop routinier, ou qu'il soit heurté aux exigences de
réglementations ou de sa hiérarchie. Avec tendresse et humour, chacun
est présenté de l'intérieur, par ses pensées qui vagabondent alors
qu'il accomplit, ou non, sa tâche... L'écriture est rapide, sans
fioritures, efficace, les chutes parfois déconcertantes.
Pourtant des ponts relient ces nouvelles
par, à l'instar de certains personnages de La comédie humaine de
Balzac, le biais
de quelques noms ou prénoms qui reviennent. Que le lecteur
attentif découvre à mesure. Comme il découvre qu'il y a une part de
passé commun à certains personnages. Il imagine alors à travers le
non-dit, un roman sous-jacent. Un roman pas écrit. Peut-être parce
qu'aux aux yeux de l'auteur, Arnaud
Friedmann
qu'on connaît déjà comme romancier, il eût été trop diffus, aurait
comporté trop de personnages? À moins qu'il n'ait sciemment préféré
que le lecteur, découvre ou pas, en ces nouvelles réunies sous forme
de dix chapitres, grâce à ces quelques pistes, cette ténue trame
romantique?
lien
vers la rencontre avec l'auteur du 21 avril 2017
Mémoires
de l'Enclave, de Jean-Paul Goux
par Marie Holder:
J'ai été enthousiasmée par Mémoires de l'Enclave, où
Jean-Paul Goux est un peu tout: journaliste qui "enquête sur la
mémoire collective et la culture ouvrière d'une région",
pasticheur à la manière d'écrivains qu'il admire, sociologue,
historien, mais surtout écrivain...
"J'aime entendre des voix
vivantes, dit-il... Il n'est pas nécessaire d'avoir en face de
soi un homme vivant pour entendre une voix vivante. Sans quoi il n'y
aurait pas de littérature. La littérature supplée à ce défaut qui
fait une impossibilité à l'homme de se faire entendre partout et
éternellement... Quelle voix vivante me racontera comment c'était [ à
cet endroit, en ce lieu, en ce temps -là.....]".
Pour ces hommes et femmes réels de
l'Enclave, vivants ou morts, il s'est fait "passeur de mémoire".
Les
quartiers d'hiver (L'Embardée,
Les hautes falaises, Le séjour à Chenecé), de Jean-Paul Goux (éd. Actes Sud)
par
Marie-Françoise:
C'est
fou le nombre de passages de L'Embardée... qui évoquent des thèmes
abordés au Café littéraire luxovien:
silence, mères, pères, vieillesse,
amitié, lumière, neige, ville, maison, immeubles, escaliers, balcon et
ciels...
L'immeuble dénommé L'Embardée fut conçu par l'arrière-grand-père,
habité par le grand-père, avec des pièces interdites à l'enfant
qu'était le Simon des
Hautes falaises.
Dans ce roman, il est encore question de plans,
on y retrouve, comme dans Les
Jardins de Morgante, des descriptions
semées de termes techniques, des longues phrases où
le lecteur inattentif se perd... d'autant qu'ici dans la famille du
narrateur, Simon, ils sont architectes depuis
quatre générations, lui-même l'étant devenu après son père, son
grand-père et son arrière-grand-père... Le texte devrait plaire aux
gens de profession pour peu qu'ils aiment aussi la fiction...
Mais Simon ne prononce pas son prénom, le
terme "incognito" revient à de
nombreuses reprises dans ses propos,
lorsque, adulte, il s'adresse à ses
amis, tantôt à Clémence, tantôt à Charles pour leur dire sa rancœur...
Le roman ne décortique
pas seulement des lieux, il le fait aussi et surtout du mal être du
narrateur, Simon, dans ses
rapports avec des parents qui l'ont mené à la "détestation",
―
le mot
est très fort ―,
de lui-même. Parents qui, après avoir secrètement débarrassé tout ce qui
provenait de ses grands-pères, ont vendu L'Embardée, cet immeuble de
famille auquel Simon était sentimentalement attaché... lui coupant ses
racines...
Car se
trouvaient dans cet immeuble haussmannien les
souvenirs (lettres, maquettes, photos... auxquels il croyait pouvoir avoir accès plus
tard), de ses deux ancêtres admirés et aimés...
Le Séjour à Chenecé, troisième volet de la trilogie Les
quartiers d'hiver, se situe dans l'ancienne Abbaye,
devenue maison de vacances de la famille Cheronné, celle du Bastien des
Hautes falaises, celui qui était l'ami de Simon à qui il la
décrivait longuement lorsqu'ils étaient écoliers puis lycéens à
Paris. Ce roman-là tient plus du narratif, il est d'ailleurs intitulé
"récit" et tient même
du conte. Bien sûr il y a ici aussi, relevé de plans, ceux par exemple
pour la restauration, d'après d'anciennes photos, du verger clos de
murs, du "verger du Paradis"... que le lecteur se prend à
crayonner lui-même sur un papier, dessinant l'emplacement des pommiers,
des cerisiers... comme cet Alexis qui les y replante, et qui mène dans
l'ancienne Abbaye une vie tranquille de rêveries, plus ou moins "œuvrantes",
en solitaire, c'est son choix... lorsque
entre deux périodes de vacances les autres n'y sont pas, qui
perturbent.
Les
secrets du cylindre, d'Isabelle Bruhl-Bastien
(éd. du
Citron Bleu 2015)
lecture par
Marie :
Le décès d'un être cher, une urne, des cendres à disperser, un chat
de hasard psychopompe qui s'attache à vous. Voilà les ingrédients qui
retiennent le lecteur dès le début de ce récit. D'autant plus si ce
lecteur à un moment de sa vie s'est retrouvé avec la même donne...
Parce qu'il ne s'est pas résolu de son
vivant à révéler à sa fille des secrets de famille douloureux et
qu'il se sent coupable, Jean, alors qu'en parfaite santé et bien des
mois avant sa mort, le fait par l'intermédiaire d'indices et de lettres
qu'il écrit et dissémine pour elle en un grand jeu de piste comme il
lui en préparait lorsqu'elle était enfant. Lettres et indices qu'elle
recueillera dans sa Franche-Comté natale, mais aussi en Alsace, en
Normandie et jusque dans les Pyrénées. On ne peut s'empêcher de
penser au Testament d'un excentrique de Jules Verne, mais ici il
n'y a pas de compétition et la fortune à gagner n'est pas d'ordre
matériel. Cette quête initiatique permettra à Julie, la fille de
Jean, de se construire en tant que femme alors que, tournée depuis
l'enfance vers les étoiles, elle n'était passionnée que par son
travail scientifique d'astronome, et à lui-même, écrit-il au hasard
de l'une de ses lettres posthumes, de réaliser sa propre thérapie.
Il ressort de ces pages une plaisante
histoire toute emplie de suspens, et d'émotion bien sûr. Qui cependant
ne sombre pas dans le pathos mais éclaire sur le sens à donner à la
Vie.
Bref, ce presque conte philosophique
procure un agréable moment de lecture. Le lecteur curieux restant en
haleine jusqu'à la fin, surprenante, au-delà de tout ce qu'il pouvait
imaginer.
Magnus, de
Sylvie Germain
(éd.Albin
Michel 2005, puis folio Gallimard, Prix Goncourt des lycéens)
lecture par Brigitte G.
"D'un homme à la mémoire lacunaire, longtemps plombée de
mensonges puis gauchie par le temps, hantée d'incertitudes, et un jour
soudainement portée à incandescence, quelle histoire peut-on écrire ?"
Celle de Franz-Georg Dunkental, que l'on
découvre d'abord petit garçon allemand, gravement malade, rendu
amnésique par une forte fièvre. Sa mère lui réapprit sa langue et
tout le reste, dont son passé qu'elle inventa pour qu'il ne connût pas
sa véritable histoire. Mais d'un trou noir remontaient des bribes de
souvenirs, par ombres fugitives. Mémoire! C'est un des thèmes
principaux de ce livre: la mémoire perdue, faussée, fragmentée, celle
qu'on travaille, qu'on interroge, la mémoire retrouvée, du moins une
part infime mais essentielle.
Il n'avait, dans sa solitude d'enfant
unique, qu'un compagnon: Magnus, son ours en peluche dont il ne pouvait
se séparer. Personnage à part entière, l'ourson est le seul témoin
du vrai passé.
Quant au père, un médecin nazi, l'auteure
le tient d'emblée à distance du fils: par ses fréquentes absences,
son indifférence, par sa fuite en vue d'échapper aux arrestations car
nous sommes à la fin de la deuxième guerre mondiale. Malgré certaines
scènes, ne craignez pas un énième livre de guerre, il s'agit plutôt
des répercussions de celles-ci sur la vie de Franz-Georg.
Les seuls moments d'éblouissement pour
le garçon, venaient de la voix du père lorsqu'elle chantait. Les voix
comptent beaucoup chez Sylvie Germain. Dès son premier roman ce sont
elles qui génèrent, rendent ou enlèvent la vie. Cris, plaintes dans
"Le livre des Nuits", chants, appels, langage d'arbres
ou d'insectes, et cette "voix du souffleur" qui "murmure"
en chacun de nous. On entend aussi la voix de personnes réelles ayant
joué un rôle dans l'Histoire: celle de Martin Luther King par exemple.
Avec une telle enfance, où Franz ne
comprend pas ce qui se passe dans le présent, subit sans le connaître
le poids du passé, où il doit s'adapter à bien des changements, on
peut s'étonner de l'absence de troubles psychosomatiques (exceptée la
fièvre du début) car le corps, lui, n'oublie pas les traumatismes.
Manque sans doute la mémoire du corps.
Autres thèmes: l'amour, avec "ses
excès de désir", la mort, et il faut noter que les décès ne
surviennent pas n'importe quand. "L' à -pic" de la
mort dit Sylvie Germain, toujours en quête du mot juste. Ou plutôt du
mouvement juste : "à-pic", "plomber",
"se sangler de patience", "être irrigué
d'espoir", tout cela nous fait sentir physiquement,
concrètement, le sentiment éprouvé.
Écrit à la manière d'un peintre,
"Magnus" est riche de couleurs et de lumière, celle-ci étant
travaillée de l'obscur au clair et inversement. Aux couleurs s'ajoutent
les odeurs, sonorités, caresses.
Et puis il y a la sensibilité qui
transsude de l'œuvre entière de
Sylvie Germain, oeuvre attentive à ceux
qui souffrent, qu'ils soient humains, animaux, végétaux et jusqu'aux
choses ici avec l'ourson à l'oreille blessée, dont il faut prendre
soin. Prédomine toutefois, la place accordée aux enfants.
Œuvre souvent inspirée de scènes
bibliques, où le Mal, omniprésent, est contrebalancé par de
bienveillantes rencontres et par un mysticisme qui apaise les
souffrances, "leur donne sens" précise l'auteure. Les héros
y sont généralement en quête de leur identité, ou la perdent tout à
fait ("Hors Champ"). Ils changent souvent de nom et de lieu et
on peut trouver, comme ici, des correspondances d'identité, plus ou
moins grandes, entre certains personnages.
Dans ce beau roman-là, un "moins" pour la fin, un "plus" pour la présentation,
très originale.
La
femme et le paysage, de Stefan Zweig
par Adéla:
Il faut avoir vécu cette folie qui parfois vous empare les jours de
canicule pour faire corps avec cette nouvelle de Stefan Zweig. Pour
comprendre cet état dans lequel la chaleur plonge le narrateur et la
jeune fille somnambulique. Un état d'exaltation que l'on éprouve dans
son adolescence lorsque le corps aspire à une nudité et des
extravagances qu'il pressent sans les connaître encore. Exaltation qui
peut vous poursuivre, adulte, et même dans un âge avancé, dans la
solitude partagée. Un état d'exacerbation dû à la chaleur qui se
prolonge de jour en jour sans laisser de fraîcheur, qui plombe le
paysage et aspire à l'orage. Le corps animal faisant corps avec le
paysage aspirant lui aussi à son orage...
"Je ne distinguais plus ma tension de
celle de la nature, la mince membrane de perception qui me séparait
d'elle était déchirée, il y avait la même nervosité crispée; et
tandis que mon regard fiévreux plongeait dans la vallée, qui peu à
peu se remplissait de lumières, je sentais chacune d'elles flamber en
moi, les étoiles même brûlaient mon sang. C'était la même fièvre
démesurée au-dedans comme au-dehors, et sous l'effet d'un douloureux
sortilège, il me semblait que tout ce qui autour de moi s'enflait,
pénétrait en moi pour y grandir et y brûler. C'était comme si dans
les profondeurs de mon être brûlait le mystérieux noyau de vie inclus
dans la moindre parcelle de chaque chose; je sentais tout dans un
magique éveil de mes sens"
Le hasard a voulu que je lise cette
nouvelle précisément en plein été, dans les conditions de canicule
et de touffeur dans lesquelles l'auteur place ses personnages, auteur
qui sait si bien décrire les paysages et ses multiples atmosphères,
fouiller les profondeurs et les facettes multiples des ressentis
humains.
L'
Étoile des amants, de Philippe Sollers
(Ed.Gallimard2002)
lecture par
Brigitte G.
Voici un roman à la fois hédoniste, critique du monde moderne,
poétique et taoïste. Roman particulier en cela qu'aucune histoire n'y
est racontée, sauf la fuite de deux amants qui, pour échapper à
l'étouffement de notre société bruyante, ultra médiatisée, qui nous
épie et nous empêche, partent quelque temps sur l'île de la Cachette
y goûter une vie naturelle selon les cinq sens : "Écoute,
regarde, sens, touche, bois, respire!"
D'emblée, on décompresse. Pour le
narrateur, le paradis terrestre existe, hors des villes et à condition
de retrouver la liberté de nos désirs, de nos sensations. De retrouver
aussi le sens du jeu : il y a des jeux de mots (plus ou moins bons), des
jeux sexuels avec Maud dont il est amoureux, un besoin aussi pour
l'homme libertin d'aller jouer ailleurs, mais plus globalement compte le
sens du jeu venu de l'enfance, face à la vie.
Il importe, dans ce paradis, de faire
renaître la poésie. Alors l'auteur extrait des vieux textes chinois,
ainsi que des poèmes de Rimbaud, Pound, Holderlin et d'autres qui sont
rarement cités (ce n'est pas le but et ce serait trop long), nombre de
fragments qui s'enchaînent ici par séries et qu'on entendra, ou non,
selon notre oreille. Ces "étincelles" sont à lire
"lentement comme si vous faisiez une prière."
En voici certaines, que je ne cite pas
toujours dans l'ordre :
"Clarté, nous t'évoquons
depuis le labyrinthe." Ou bien : "Pin contre le tronc
noir de son ombre, et sur la colline troncs noirs d'ombre, les arbres
ont fondu dans l'air." Ou bien : "Dans toute femme,
plus ou moins, la tendresse perce à travers la hargne." (...)
Ou bien : "Les graines de la mort traversent l'année."
(...) Ou bien: "Car ils font une guerre sans pitié à la
contemplation." (...) Ou bien: "Connaître les
histoires, discerner le bien du mal, savoir à qui se fier."
(...) Ou bien: "Le corps est à l'intérieur." Ou
encore (très important): "La pudeur est inventive."
Après chaque série d'étincelles,
Sollers reprend sa plume alerte, crue parfois mais aussi amoureuse et
attentionnée : "Tu n'as pas froid?... Je t'aime."
Plume dont le défaut récurrent est de se laisser emporter par des
tourbillons d'énumérations. À l'inverse, Sollers use trop rarement de
son talent pour la description, dites-le lui! Dommage aussi que Maud
demeure effacée, dans l'ombre de l'auteur-narrateur qui, certes, parle
d'elle, mais hormis dans les courts dialogues entre les amants, c'est la
voix masculine qu'on entend. Maud donne juste l'impression de suivre le
mouvement.
Quant à "l'étoile" des
amants, c'est celle du Berger, à vrai dire la planète Vénus.
―
Écoute encore, c'est quelqu'un d'autre : "Le ciel bleu et le
travail fleuri de la campagne." (...) Ou bien : "La
toilette rouge de l'orage."
(...)
Et encore: "La joie de
l'air soutient le paysage." (...) Et encore : "Nous
sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels."
Un livre à part, beau travail de
compilation, à réserver toutefois aux amateurs de fragments. Un livre
dans lequel on peut revenir se balader au hasard des séries, dans ces
réservoirs d'oxygène grâce auxquels, si la magie opère, on sent
notre respiration changer.
Les
jardins de Morgante
(éd.
Payot 1989)
& L'ombre s'allonge
(éd. Actes Sud
2016), de Jean-Paul Goux
par
Marie-Françoise:
J'ai commencé à lire Goux: Les jardins de Morgante d'abord, où
l'on ne comprend pas au départ où l'auteur veut nous mener mais à
travers lesquels on se laisse guider dans les divers labyrinthes que
sont jardins, maisons et escaliers... Des descriptions très visuelles,
sans qu'on parvienne pourtant vraiment à en visualiser le plan. Ensuite
son dernier roman: L'ombre s'allonge. Pour les deux, une lente
pérégrination des personnages dans les labyrinthes des lieux et du
temps.
Jardin, ville, maison avec couloirs et
pièces en enfilade, bibliothèque et livres, escaliers, fenêtre dans
les combles cadrant sur la ville et ses ciels, lumière... Spectacle
donné par l'encadrement de la fenêtre, que pour finir peignait Chaunes,
l'ami des Jardins de Morgante, où se complaisait, Arnaud, celui
de L'ombre s'allonge.
On retrouve dans ces deux romans le même caractère au personnage ami,
les mêmes préoccupations de l'auteur, sa même façon d'avancer dans
le livre par la voix des protagonistes qui cherchent à discerner en se
remémorant les dits de leur ami, le pourquoi de son "exil",
pour qualifier du même mot le suicide de l'un, le déménagement puis
le brutal AVC de l'autre.
L'on pourrait appliquer à leur quête
cet extrait d'une phrase du premier chapitre des Mémoires de
l'Enclave (livre paru en 1986, que l'auteur à consacré à la
mémoire collective ouvrière de la région de Sochaux-Montbéliard) :
"dans le regret de ce qu'on n'a pas su saisir quand il était
encore temps, et qui a disparu quand on l'a compris."...
La différence, c'est qu'entre temps, ils ont pris de l'âge, l'auteur
aussi d'ailleurs, il s'est écoulé près de vingt-sept ans entre la
parution des Jardins de Morgante en 1989 et celle de L'ombre
s'allonge en avril 2016... que la vieillesse est là, déjà...:
"Déjà!
me suis-je dit quand Vincent m'a prévenue (...) «Déjà!» À peine
pouvait-on commencer à accepter comme un fait nécessaire, inscrit dans
l'ordre immuable des choses, le déclin et la fin de ceux qui nous
précédaient immédiatement, ceux de la génération d'avant, et voici
que ça commence pour ceux qui sont de notre âge et que nous
connaissons depuis toujours. Et puisque le temps est venu pour eux,
déjà!, c'est que pour nous aussi il est temps de penser à la fin."
Les protagonistes de L'ombre s'allonge
ont en somme rejoint l'âge de Morgante qui, au XVIe siècle après
avoir fait édifier les jardins et la maison compliqués dont ceux (les
protagonistes) des Jardins de Morgante ont à charge de relever
les plans, finit par se retirer lui aussi près de la petite fenêtre
sur la galerie la plus élevée de sa bibliothèque d'où il avait vue
sur la ville et ses ciels...
Une écriture exigeante, labyrinthique aussi, surtout dans Les
Jardins de Morgante. Que j'ai retrouvée plus à la portée du
lecteur dans L'ombre s'allonge. Comme si c'était sa version
"pour les nuls" (j'exagère) des Jardins... même si
tout de même l'intrigue, bien qu'il n'y en ait pas, du moins les
circonstances, diffèrent... dans la tentative de restituer les
méandres de vie qui ont amené leur ami à son acte...
Il y a une suite et même deux aux Jardins de Morgante: La
Commémoration (1995), puis La Maison forte (1999), que j'ai
grande envie de lire, puisqu'ils constituent une trilogie intitulée Champs
de fouilles... que j'y retrouverai la même écriture envoûtante,
les mêmes préoccupations sans doute, et quelques éclaircissements
peut-être sur le passé de Chaunes, sur le devenir des autres
personnages.
L'Allée
des Soupirs, de Raphaël Confiant
(éd. Grasset
1994)
lecture par Adéla:
L'Allée des Soupirs qui donne le titre à ce roman est le lieu où
déambulent et se rencontrent les amoureux du quartier des
Terres-Sainvilles de Fort-de-France en Martinique. L'auteur, dans le
langage savoureux du français des Antilles, y relate une tranche de vie
de l'histoire de son peuple: la révolte imprévisible qui sévit en
décembre de 1959. Les événements narrés sont tragiques, comiques et
grotesques à la fois. Entre autres personnages d'une grande diversité
et hauts en couleurs, on retrouve la Philomène de Mamzelle
Libellule.
Ce roman, touffu, est à l'image de ce que
l'auteur fait affirmer par l'un de ses héros:
― Je
veux dire que tout un chacun ici est un héros possible de roman.
Personne n'est insignifiant car la vie de chacun est comme redoublée
par l'effet de grotesque. Il y a comme... comme un excès de vie en
chaque être et il suffit de gratter légèrement le vernis du quotidien
pour se rendre compte que chacun est le fruit d'une somme incroyable de
déraisons, de légendes entremêlées, d'hérédités biologiques et
sociales proprement inouïes. En Europe, nos vies sont et un sens plus
simples.
Monsieur Jean s'esclaffant:
«Oh! Mais vous savez, vous n'avez pas
fait une bien grande découverte. Il existe un proverbe créole qui
soutient que le nègre est un siècle.
(...)
―
(...) Il faudrait bâtir le roman créole à l'aide de pans inachevés.
Donner à lire un monde hétéroclite, un peu sur le modèle de vos
cases créoles. Regardez celles des Terres-Sainvilles ou du Morne
Pichevin: deux feuilles de tôle ondulée ici, trois bouts de planche
là, quelques briques hâtivement empilées surmontées d'une plaque de
fibro-ciment, le tout colmaté par des feuilles de cocotier sèches ou
de lattes de bois-ti-baume.
(...)
―
(...) Il est important d'écrire des romans dans ce pays. Il est même
urgent de s'y atteler car la vie d'ici ne débordera pas éternellement
de trop-plein. Elle rejoindra, c'est fatal, le rythme européen, elle
sera rattrapée par la logique cartésienne.
L'auteur, Raphaël Confiant, qui écrit
aussi bien en créole qu'en français, militant de la cause créole dès
les années 1970, s'y consacre en nous chantant la totalité du réel
antillais, il s'intéresse aux quimboiseurs, aux djobeurs, aux coupeurs
de canne, aux femmes de mauvaise vie, etc., brisant le cliché des îles
paradisiaques.
L'amour
et les forêts, d'Eric Reinhardt
(éd. Gallimard 2014)
lecture par Marie:
Je sors bouleversée de la lecture du roman d'Eric Reinhardt dont le
titre L'amour et les forêts avait retenu mon attention sur le
rayon de la bibliothèque. L'auteur est né à Nancy. Son roman se passe
en partie à Metz, ma ville natale...
Écrit à partir d'une histoire vraie, je l'ai lu dans la tension, sans
le lâcher ou presque. "C'est la vie de Bénédicte Ombredanne,
qui vécut une folle journée de rébellion en réaction au harcèlement
continuel de son mari. La plus belle journée de son existence, mais
aussi le début de sa perte. Le récit poignant d'une émancipation
féminine, un texte fascinant, où la volonté d'être libre se dresse
contre l'avilissement." nous dit la quatrième de
couverture.
Je l'ai lu comme une sorte de Route
de Madison
revisitée à l'ère d'Internet et des téléphones portables, avec en
dramatique le soupçon du mari, son harcèlement, puis l'aveu du secret
au lieu de rester dans le silence protecteur, d'où le désastre qui
s'en suit...
J'y ai relevé quelques pensées de Bénédicte :
"Je préfère le profond, ce qui
peut se pénétrer, ce en quoi il est envisageable de s'engloutir, de se
dissimuler: l'amour et les forêts, la nuit, l'automne, exactement comme
vous."
"Il y a comme ça des jours où
ce n'est pas seulement le présent qui semble se consumer, mais une
période beaucoup plus vaste, un important morceau d'imaginaire et de
promesses, comme si ce jour particulier était à la tête d'une armée
de jours pareils et d'événements radieux, dont la prémonition fait
advenir autour de soi un avenir d'une grande douceur, un palais temporel
somptueux."
Il y a peu de mentions de dates, mais elles sont importantes et
d'ailleurs peu avant la fin du récit récapitulées par l'auteur
lui-même à qui Bénédicte s'est confiée. Elles permettent
d'apprécier et de remettre à sa place le tout dernier chapitre qui
arrive comme un rêve post-mortem... Dans lequel il est question de
chêne envahi par du lierre et des boules de gui. L'un bénéfique,
l'autre néfaste à l'arbre qu'il fait mourir... Lequel symbolise le
mari? Lequel l'amant?
C'est un livre dont je me souviendrai, un livre qui me parle, de
désastres et de rêves... "Elle pensait à Christian à chaque
instant de ses journées, elle y pensait comme à une île sublime et
odorante, charnelle, sonore, dont les splendeurs s'intensifiaient à
mesure que les jours s'écoulaient, et que s'amenuisait la possibilité
qu'elle puisse jamais les retrouver, y retourner."
Le pauvre cœur
des hommes, de Natsume Sõseki
(1867-1916) (Ed.Gallimard,
coll. Connaissance de l'Orient)
lecture par Brigitte G :
Ce qui attire un lycéen japonais vers un homme d'âge mûr remarqué
sur une plage, on ne le sait pas vraiment. Après que le hasard a aidé
aux premières paroles, l'adolescent suit l'aîné, insiste à le
revoir, jusqu'à en devenir peu à peu l'ami, le familier.
L'homme en question, que l'étudiant
appelle instinctivement "le Maître", est un ex-professeur qui
a abandonné son métier et mène à Tokyo une existence oisive auprès
de sa femme. Il semble s'interdire de vivre, caché du monde, comme en
exil. Un fort sentiment de culpabilité pèse sur lui. Chaque mois, il
se rend en pèlerinage sur la tombe d'un ami, mort jeune autrefois.
Il y a un mystère dans la vie de ce
professeur et l'on se doute que les faits qui ont transformé sa
destinée, de même son caractère, ont à voir avec la mort de cet ami.
Maintes questions posées par "l'étudiant" n'entament pas la
réserve du Maître: celui-ci n'avoue rien à personne de ce qui le
torture, pas même à sa femme qui aurait mérité de comprendre, au
lieu de souffrir à cause de lui, en silence elle aussi. Mais ça n'est
pas si simple d'avouer. Car au Japon les non-dits ont la vie dure. Et
puis le Maître pensait sûrement préserver son épouse en se taisant.
Pas très réussi!
S'il a honte, le Maître est également
blessé. Pour avoir été plusieurs fois trahi par le pauvre cœur des
hommes, il a perdu confiance en son prochain. Pourtant, au fond de lui,
il voudrait pouvoir croire "ne fût-ce qu'en une seule personne."
Ainsi interroge-t-il l'étudiant : "Êtes-vous
vraiment sincère, du plus profond de votre cœur?" Silence,
trahison, sincérité forment ici un trio important.
Pendant plusieurs années, de promenades en repas partagés, l'étudiant
et le Maître conversent, l'un apprivoisant l'autre, l'autre
transmettant au plus jeune un savoir d'expérience que le lycée ni
l'Université ne peuvent lui apporter. Pessimiste, le Maître tente de
mettre en garde l'étudiant contre les comportements humains.
C'est l'opposition de deux âmes, l'une
toute fraîche et pleine d'illusions, l'autre blasée, lucide d'avoir
vécu, lourde d'une faute.
Par-delà le secret du Maître, l'atmosphère même du roman tend au
mystère: les personnages n'ont pas de nom ―
seul le prénom de l' épouse sera vers la fin dévoilé. Il y a aussi
cette mystérieuse attirance du lycéen pour cet homme plus âgé
(certains y voient un désir homosexuel. Peut-être). Ne seront pas non
plus précisées les études que le jeune homme poursuit.
Curieuse construction de ce livre décousu, dont la deuxième partie,
consacrée à la famille de l'étudiant, rompt brusquement avec la
première : le jeune homme se rend à la campagne, au chevet de son
père malade, tout en ne cessant de penser au Maître. L'occasion de
parler des moeurs du Japon ancien et du Japon moderne, en cette période
délicate de transition.
Troisième volet d'une trilogie, mais qu'on peut lire indépendamment
des deux autres, il s'agit d' un roman sans rythme ni action, dont
l'écriture agit cependant sur vous. Classique elle l'est, cette
écriture, avec beaucoup d'imparfaits du subjonctif, tout en restant
légère et d'un ton volontairement monocorde: c'est un hypotenseur que
ce style qui possède ―
tel le voulait Sõseki dans ses dernières oeuvres ―
la vertu d'apaiser. Sans avoir ressenti ce roman comme le chef-d'œuvre
annoncé, il vaut néanmoins d'être lu. L'auteur sait nous attacher aux
personnages, surtout au Maître, et quelque part en mon esprit, il y a
cet homme et sa femme qui vivent retirés dans leur maison de Tokyo.
Dommage... ils auraient pu y être heureux!
NB : Attention à
ne pas lire la préface d'abord car elle révèle le dénouement.
Une
part de ciel, de Claudie Gallay (éd.
Actes Sud 2013)
lecture par Marie:
Il y a beaucoup d'attentes dans ce livre de Claudie Gallay, dont la
quatrième de couverture prévient que c'est un roman d'atmosphère,
plein de non-dits.
Attente par Gaby, Carole et Philippe, de
leur père, Curtil, qui a leur a donné rendez-vous au Val-des-Seuls,
sans qu'ils sachent exactement quand il arrivera ni même s'il viendra,
tandis que c'est décembre, que le froid s'installe, puis, que la neige
arrive dans ce village de leur enfance de la Vanoise.
Attente par Gaby, de son homme récemment
sorti de prison.
Attente par Carole, que la servante de
l'auberge d'en face secoue les draps au balcon afin de la prendre chaque
matin en photo entre onze heures et midi.
Attente par La Baronne, que lui soit
alloué un terrain pour les chiens qu'elle recueille en attendant qu'ils
soient adoptés.
Attente par le vieux Sam, d'un acheteur
pour son épicerie.
Pour n'en citer que quelques unes.
Mais aussi, attente par le lecteur, qu'une
idylle se noue entre Carole et Jean, homme qui la trouble depuis qu'elle
est gamine.
Peut
être parce qu'aux yeux de l'auteur, une vie est faite d'attentes? Est
une longue attente?
Carole, que le père de ses filles a
quittée, est enseignante remplaçante, vit aussi de traductions et sans
doute d'installations photographiques. C'est la seule de la fratrie a
avoir quitté le village. Celle qui ne ressemble pas aux autres. Elle ne reçoit pas leurs
confidences. "Je me suis sentie à la marge. Qu'est-ce qui
s'était passé? Est-ce qu'on a changé depuis nos six ans? Non, on ne
change pas, ou peu. À peine."
Elle est la narratrice au jour le jour,
en des chapitres datés du lundi 3 décembre de son arrivée au jour de
son départ, de sa façon de meubler ce temps d'attente indéterminé
auprès de ceux du Val-des-Seuls.
Qu'elle prolonge pourtant au-delà de Noël et du Nouvel An, même si
elle a un travail de remplacement à la rentrée de janvier... Puisque
Curtil n'est pas encore arrivé, qu'elle termine sa traduction en cours
sur l'artiste Christo, ―
c'est une limite qu'elle s'est donnée ―,
et que, peu à peu, se bâtit tranquillement la tendresse fraternelle. Ils finissent par constater :
"―
C'est l'enfance... c'est ça qui manque.(…)
L'enfance merveilleuse, ces années qui donnent aux choses un goût si
différent. C'était ça, exactement. Cette part précieuse et que le
temps nous gratte jusqu'à l'os."
Carole confie au fil du récit ses
pensées sur la puissance de son propre regard, dont à présent elle
craint d'user afin de laisser aux autres leur liberté de choix :
"J'ai regardé ma mère.
Elle s'était figée. Je l'ai vue
hésiter. Alors je l'ai fixée encore. Elle n'était plus notre mère,
elle était seulement la mienne. Mon regard la tenait, il l'obligeait.
Empêchait le sien de se détourner."
"Pouvais-je utiliser ce regard
encore une fois? Celui qui avait obligé ma mère? Pouvais-je forcer
Jean à me choisir? Ce serait peut-être la chose la plus belle et la
plus juste de ma vie."
Elle rapporte aussi les paroles du vieux
Sam :
"Dans toutes les vies, il n'est
question que de cela, l'amour, le manque, les interdits. Si tout se
passe bien, on finit la conscience tranquille. Mais il est rare que tout
se passe bien."
De sorte que le lecteur se demande
comment va se terminer ce livre de l'attente, entre arrivée et départ…
Le vieux qui ne
voulait pas fêter son anniversaire, de Jonas Jonasson
(éd. Pocket
2011)
lecture par Marie-Françoise:
C'est l'histoire d'un vieillard, encore alerte et ayant toute sa tête,
qui se fait la malle le jour de ses cent ans en sautant par la fenêtre
du premier étage de la maison de retraite où il a été placé et où
il ne se plaît pas. De tout ce qui lui arrive d'incroyable. À
commencer, et lui même n'en sait pas au juste la motivation, par son
vol d'une valise dans la gare de la localité dont il veut s'éloigner
au plus vite afin de ne pas être rattrapé. Et, d'enchaînements de
circonstances en enchaînements de circonstances, à être poursuivi
pour meurtre, lui et quelques amis de rencontre, de cavale... la valise
s'étant révélée pleine de billets...
Mais c'est aussi à travers ce récit, la
grande Histoire revisitée. Depuis 1905, date de sa naissance, à 2005
date de sa fuite, puisque alternent avec les chapitres de sa présente
cavale, ceux, rétrospectifs, de sa longue vie aventureuse et bien
remplie, les hasards de l'existence et son inclination personnelle ayant
fait qu'il devienne expert en explosifs... de sorte qu'il se retrouve au
fil du temps sur les points chauds de la planète. Bien que la
politique, la religion et toutes les idéologies en "isme" ne
l'intéressent pas et l'ennuient, il jouera, presque par hasard, et
pourvu qu'on lui accorde un bon repas et à boire... un rôle dans le
cours de l'Histoire. Ainsi que l'ont fait avant lui d'autres héros,
tout aussi imaginaires, dans le récit d'Hans Jakob Christoffel von
Grimmelshausen (en 1668), où le personnage, Simplicius
Simplicissimus, traverse la guerre de Trente ans en vivant moult
aventures; et celui de l'écrivain tchèque Jaroslav Hašek, dans son
"Brave Soldat Chvéïk", roman satirique inachevé en
quatre tomes parus entre 1921 et 1923, au long duquel celui-ci traverse
la Grande guerre.
L'auteur suédois Jonas Jonasson renoue
donc ici avec le genre picaresque en
nous proposant ce roman hilarant par son humour noir et décalé qui se
poursuit sur quelques 506 pages à la lecture desquelles on ne s'ennuie
jamais et qui nous présente en raccourci, à travers ses guerres et
révolutions, ses chefs d'État, que son héros est amené à croiser,
avec lesquels il sympathise ou pas, un temps plus ou moins long, un
historique épique du XX ème
siècle. À lire absolument.
Le
cheval aveugle, de Kay Boyle
(traduit de
l'anglais par Robert Davreu) (éd.du Rocher 2008)
lecture par
Marie-Françoise:
Ce roman s'ouvre au tout début des grandes vacances, lorsque la
mère et la fille vont se baigner à la rivière. On y remarque de suite leur
impossibilité de communiquer. D'elles il est dit, et ce sont les
premiers mots du livre : "La femme et la jeune fille...",
la fille , Nan, n'osant se dévêtir devant la femme, comme si elles étaient
étrangères l'une à l'autre…
D'une écriture à la William
Faulkner, dès les premières pages, on se délecte à la lecture de ce récit. De sorte que l'on trouve l'histoire
trop courte de cette famille dans laquelle l'épouse, dont le caractère
depuis les premiers temps de son mariage a bien changé, tient les
rênes. Son mari, Candy, dont la vocation était
d'être artiste peintre, dépendant pécuniairement
d'elle, est un peu trop précieux et dandy pour le monde
rural dans lequel ils vivent de l'élevage des chevaux. Ce n'est
qu'ivre qu'il ose faire preuve d'actes quelque peu personnels et
volontaires. Ainsi en est-il de l'achat d'un cheval, Brigand, qui se révèlera
quelque temps après, aveugle. Cheval qu'il avait offert à leur fille, sachant
que depuis longtemps elle souhaitait en posséder un.
C'est à son père que Nan se confie le plus facilement... quant à l'ami
qu'elle a rencontré à Londres,... quant à son retour qu'elle souhaite
là-bas à la fin des vacances.
La
mère intransigeante juge trop dangereux que Nan monte un cheval aveugle
et veut le faire abattre. Nan parvient cependant à gagner du temps.
Voulant prouver à ses parents que ce cheval n'est pas définitivement
incapable de trouver un emploi, nuitamment, à l'insu de tous, sauf du
palefrenier complice un peu forcé, avec amour et patience, elle va
habituer Brigand à n'avoir plus peur de sa cécité, et
pour finir parvenir à lui faire sauter des obstacles… Victoire qui donnerait
une chance de vivre au cheval.
Si,
lorsque la mère en son absence ne fomentait l'exécution de Brigand par
un vétérinaire. À
ce moment le père enfin se réveille et s'oppose à sa
femme jusqu'au retour de Nan… Mais ce, hélas, sous l'effet de l'alcool.
Là s'arrête le récit, sans
vraiment de chute. C'est au lecteur de décider si cette dernière scène
sera déterminante pour l'avenir du cheval et celui de Nan. Si Nan parviendra à fléchir sa mère en montrant ce dont est
capable son cheval? Ou si, au contraire, le caractère de la mère et celui
du père ―
une
sorte de raté, qui, comme le cheval, n'a pas vraiment trouvé son emploi
dans la vie
―
n'ayant pas changés et la communication entre eux ne s'établissant toujours pas,
la mère parviendra, tôt ou tard, à ses fins,
gardant main mise sur le destin de chacun?
Hamlet,
le prince impossible, d'Ismail Kadaré
lecture par Adéla:
Dans cet essai sur Hamlet, Ismail Kadaré peint une vaste fresque de
tous les Hamlet possibles. Celui de Shakespeare écrit sur la base de
l'ancienne chronique danoise de Saxo Grammaticus, lequel s'était
lui-même basé sur d'anciennes sagas islandaises qui relatent des faits
plus anciens encore (vers le IIe siècle ap. J.-C.), proches du
théâtre antique grec, mais qui ne ressemble en rien à ceux-là.
Kadaré étudie les trois frères que
sont pour lui Œdipe, Oreste, et Hamlet. Du vengeur au criminel, au
tyran. Et pousse son étude jusqu'au Hamlet récent. Au Hamlet albanais,
par le biais de la vendetta, de la dette de sang. En Albanie, dont Ismail
Kadaré, est originaire, Hamlet a été mis en scène et joué sans
discontinuer tout au long de la presque totalité du XXème siècle...
L'auteur étend son étude aux
différents protagonistes du drame et leurs mobiles, et à Shakespeare,
génie tel qu'on peut douter de son existence même, comme de celle d'autres
auteurs antiques dont ne reste que l'œuvre. Shakespeare, également acteur qui joua
le rôle du Spectre.
"Sur les remparts de la
forteresse d'Elseneur, peu avant l'apparition du spectre se fait
entendre la première réplique du drame: "Halte ! Montre ta face
cachée !"
Bref, dans son étude fascinante, Ismail Kadaré
explique pourquoi Hamlet, selon lui, est "un prince impossible"...
Éléana,
d'Anne Delsart
(éd.Edilivre
2015)
lecture par Marie-Françoise:
Comme l'indique la quatrième de couverture, Anne Delsart, dans Éléana,
évoque son cancer. Cependant, sur celui-ci, elle reste très discrète.
Aussi,le lecteur ne doit-il pas craindre, comme les premières vingt
pages pourraient le laisser présager, d'être submergé par une
narration déprimante de ses états de corps et d'âme, et de ceux de
son conjoint, au fur et à mesure de l'évolution de la maladie.
En fin de compte, on s'aperçoit n'y
avoir appris pas grand chose de plus que ce que l'on savait déjà, en
gros, sur le cancer. Par contre, sur les chevaux, on apprend
beaucoup.
Car c'est avant tout un livre sur eux. Ou
plutôt sur la relation privilégiée que l'auteure a avec ses
chevaux. Ce sont eux, les héros de l'histoire. Anne/Éléana narre la
façon dont elle se les est procurés après avoir toute son enfance et
sa jeunesse rêvé d'en posséder. Son apprentissage tardif de
l'équitation, du dressage, qui la mène, tout en combattant la maladie,
à se classer troisième lors d'un concours hippique... Car il ne s'agit
pas d'avoir des chevaux pour ne rien en faire. Il faut les faire
travailler, les soigner, les panser, etc. Ce qui est très physique. Et
Anne/Éléana est volontaire. Exit la maladie.
Au cours de son récit, la narratrice
n'aborde ni les aléas de sa vie professionnelle, ni sa vie domestique
et familiale, ni ce qui se passe dans le vaste monde. Comme si son
univers se bornait à sa vie avec ses amours: les chevaux. Comme si en
permanence elle était avec eux. Et tout de même avec son époux aimé
et aimant qui ne cesse de l'épauler dans son combat. Il est vrai que,
confronté à cette sournoise maladie, le reste du monde et sa marche,
perd beaucoup de son importance...
On trouve dans Éléana certaines
pages d'une écriture qu'on sent balbutiante et maladroite, des
répétitions, à côté d'autres pages plus affirmées, plus enlevées.
Comme celles où, dans la simplicité et sans emphase, elle fait part
des sensations que lui procurent au fil des saisons la nature dont elle
est très proche et l'affection que lui portent ses chevaux.
Des pages où elle emploie le plus
souvent pour parler d'eux le vocabulaire hermétique de l'équitation.
Que le lecteur lambda ne connaît pas... Qui à la longue peut rebuter,
car l'auteure ne donne pas la clé, ou si rarement, des termes très
très techniques employés. Mais, curieusement apprivoisé, le lecteur
poursuit sa lecture sur des pages et des pages... Qu'Anne/Éléana a dû
tirer du journal qu'elle confie tenir sur ses chevaux.
Et parvient pour finir à nous émouvoir.
Ce qui donne à penser que, même si elle affirme avoir rédigé ce
livre comme dérivatif à sa maladie, ce que l'on croit, elle aurait
tout de même fini par écrire tôt ou tard sur les chevaux, tant est
fort chez elle son amour pour eux. Tant ils sont toute sa vie.
Note: Il
est possible de lire
un extrait d'Éléana sur le site Édilivre
La
mauvaise rencontre, de Philippe Grimbert (éd
Grasset 2009)
lecture par Marie:
C'est la question de nos manquements envers ceux qui nous aiment qui se
pose ici, et de la culpabilité que nous en ressentons. Ce que nous
n'avons pas fait pour eux, alors qu'ils l'attendaient. Ce que nous
croyons avoir été de notre devoir de faire puisqu'ils nous aimaient et
que nous les aimions et que pourtant nous n'avons pas fait. Manquements
dont nous nous blâmons. Sentiment de culpabilité qui nous rend la vie
difficile mais qui n'est peut-être que dans notre tête, car aucun
être ne peut disposer à ce point d'un autre, même par amour ou
amitié.
Dans ce roman, Loup, le narrateur, est
tiraillé par ses manquements. Manquements envers Nine, la tante qui l'a
élevé comme une seconde mère, à l'amour exclusif de laquelle, devenu
adolescent, il ne répondait que par l'indifférence. Manquement envers
Gaby, vieille dame et grande amie à qui au moment ultime il n'a
pas tenu sa promesse de lui tenir la main... Enfin et surtout,
manquements envers Mando, son ami depuis le temps des bacs à sable
devant lesquels ils se sont rencontrés...
Manquements qui ont peut être rendu
Mando fou, ou du moins contribué au développement de sa folie, car
comme dit le Professeur, surnommé Psychopompe par les deux amis et dont
Loup, grand adolescent, suit les séminaires : «On ne devient
pas psychotique, on l'est». Folie morbide face à laquelle
malgré ses tentatives pour l'en détourner, Loup sera impuissant.
L'auteur, Philippe Grimbert, est
psychiatre et nous brosse ici un portrait émouvant de la folie, vue du
dehors, vue par l'ami qui pour un peu, parce que son amitié est si
forte qu'il s'en sent responsable, s'y laisserait entraîner...
L'homme
dont toutes les dents étaient exactement semblables, de Philip
K. Dick
(J'ai lu 2012)
lecture par
Adéla:
On sait Philip K. Dick être au premier rang des auteurs de
science-fiction. Mais il a écrit des romans plus classiques. "Confession
d'un barjo", le seul paru de son vivant en témoigne. Les
autres ont été édités à titre posthume. "L'homme dont
toutes les dents étaient exactement semblables" paru en 1984
est l'un d'eux. Les lecteurs dont les romans de science-fiction ne sont
pas la tasse de thé, pourront le lire sans crainte de faire ensuite des
cauchemars, écrit simplement, sans effets spéciaux, on n'y retrouve pas
l'aspect délirant d' "Ubik"…
Et si son titre "L'homme dont toutes les dents étaient
exactement semblables" paraît bizarre, c'est qu'il est du à
la découverte extraordinaire dans le sol quelque peu raviné du petit
village de Californie prénommé Carquinez où se situe le récit, d'un
crâne à mâchoire proéminente uniquement garnie de molaires, qui
rappelle celui d'un homme de Neandertal.
Soupçon de racisme. Querelle de voisins.
Vengeance. Scènes de ménage pouvant atteindre une rare violence entre
époux qui pourtant s'aiment. Émancipation et travail de la femme.
Arrivisme. Chômage. Ruine. Problèmes de pollution et d'assainissement
de l'eau. Prospection immobilière. Valorisation de la région. Coups
publicitaires et journalistiques. Fouilles. Enquête anthropologique.
Voilà ce qui nourrit ce roman classique de Philip K. Dick.
Le livre peut être abordé sous divers aspects:
―
L'histoire
des deux couples que forment, Walter et Sherry d'une part, Léo et Janet
d'autre part: Walter Dombrosio voudrait tenir de force son épouse
Sherry au foyer alors que celle-ci, issue d'un milieu plus élevé que
lui a la capacité, la prestance, la volonté de travailler et ne veut
pas d'enfant. Léo, agent immobilier, aimerait au contraire que son
épouse Janet puisse l'épauler dans son travail. Elle l'a tenté un an
ou deux sur sa demande, mais cela l'a rendue dépressive, elle a dû
arrêter, depuis elle reste au foyer, s'en sent coupable, est portée
sur l'alcool, mais admire son époux au-delà de tout.
―
L'histoire
de l'agent immobilier qu'est Léo Runcible: Arriviste, il fait tout pour
mettre la région en valeur et attirer de nouveaux habitants à
Carquinez. Il se ruinera pour améliorer le réseau d'eau de cette
petite ville rurale. Une eau de mauvaise qualité pour la consommation
humaine à cause des fuites et des infiltrations. Fuites entraînant des
ravinements qui mettent à jour outils et pointes de flèches des
Indiens qui peuplaient autrefois cette région rurale. Infiltrations
pouvant entraîner toutes sortes de maladies.
―
Y
est menée une intéressante enquête anthropologique. Car, d'où
viennent ce, puis ces crânes à malformation particulière de
Néandertaliens, qu'a exhumé Léo ?
―
Enfin
c'est une histoire de vengeances secrètes entre les voisins que sont
Léo et Walter. Le comportement de Léo entraînant la perte d'emploi de
Walter. Les manigances de Walter, menant Léo à la ruine.
Mais pour
connaître le déroulement de ce récit qui nous retient et dont les thèmes
n'ont pas vieilli (à cette différence près que de nos jours les
femmes qui ne travaillent pas sont exception alors qu'à l'époque où
l'auteur a écrit son roman c'était l'inverse et qu'il allait de soi
qu'elles restent à la maison s'occuper du foyer lorsque le mari pouvait
seul subvenir aux besoins), lisez-le…
Ubik, de Philip
K. Dick
lecture par Julie:
On ne résume pas Ubik, il faut le lire.
Lorsqu'il écrit ce récit quelque peu
avant 1969, date du premier copyright de sa parution en Amérique,
Philip K.Dick situe ses personnages dans le futur de 1992 où certaines
personnes possèdent des dons de télépathie, de précognition, peuvent
neutraliser les effets télépathiques de ceux qui voudraient s'immiscer
dans les pensées des autres, percer leurs secrets, les influencer, etc.
Et surtout à cette époque future de 1992 imaginée par cet
auteur, si l'on s'y prend à temps, les morts peuvent être conservés
en "semi-vie" par congélation et il est possible aux
vivants d'entrer en relation avec eux, de leur parler, de les écouter...
Bref, d'empêcher ou tout au moins de reculer le moment de la mort
totale, de les laisser vivre en état d'animation suspendue, de
continuer à mener une pseudo-vie dans un univers non plus réel mais
qu'ils rêvent.
C'est sur cette base que Philip K.Dick à tramé ce roman de
science-fiction, ―
cette
dystopie ―,
pleine de rebondissements et de retournements inattendus de situation
qui tient le lecteur en haleine jusqu'à la fin. C'est en gros l'histoire
d'un groupe d'une douzaine de personnes dotées des capacités
psychiques ci-dessus évoquées, dont on suit surtout les péripéties
et mésaventures auxquelles Joe Ship, le héros principal, est
confronté, personnes qui voient les objets et leur environnement
régresser de 1992 à 1939, veille de la seconde guerre mondiale.
Mais qu'est "Ubik" dans tout cela? Le produit dont est
faite la publicité en chaque tête de chapitre, qui se décline sous
toutes les formes et dont il est fait mention toujours de l'utiliser
conformément au mode d'emploi? Bière Ubik, café Ubik, sauce salade
Ubik, médicament contre les maux d'estomac Ubik. lame de rasoir Ubik,
revêtement de parquets plastique Ubik, société d'épargne et de
crédit Ubik, crème revitalisante pour cheveux Ubik, déodorant Ubik,
somnifère Ubik, crème à tartiner Ubik, soutien-gorge Ubik, sac
plastique pour aliments Ubik, dentifrice Ubik, flocons de céréale Ubik...
enfin, atomiseur Ubik.
Puissance de la persuasion. C'est lui qui
permettra selon son usage ou non, la fin ou la continuité... Formé à
partir du mot ubiquité il se définit lui-même:
"Je suis Ubik. / Avant que
l'Univers soit, je suis. / J'ai fait les soleils. / J'ai fait les
mondes. / J'ai créé les êtres vivants et les lieux qu'ils habitent;
je les y ai transportés, je les y ai placés. / Ils vont où je veux,
ils font ce que je dis. / Je suis le mot et mon nom n'est jamais
prononcé, le nom qui n'est connu de personne. / Je suis appelé Ubik
mais ce n'est pas mon nom. / Je suis. / Je serai toujours."
Il est à noter que, pour nous lecteurs de 2015 qui avons dépassé
depuis plus de vingt ans l'année 1992, il est intéressant de voir ce
qu'imaginait Philip K. Dick pour le futur. Il croyait aux voyages
interplanétaires, à la colonisation de la lune et de mars. Il est vrai
qu'on venait de marcher sur la lune. Il misait sur la cryogénie. Mais
pas sur l'immense développement et la miniaturisation de l'ordinateur,
et lorsque ses personnages s'en servent, c'est une grosse machine qui
lorsqu'on l'interroge crache pour réponse des bandes perforées... Par
contre il misait sur le développement de plus en plus fort des
capacités et de la puissance de notre psychisme, de l'esprit.
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