D.I.C.I.A.L.A,
de Frank Morzuch
(éd artothem, 2012)
lecture par Marie-Françoise
Publié à l'occasion d'une exposition de Frank Morzuch à Autrey-les-Gray
intitulée D.I.C.I.A.L.A, présentant ses œuvres depuis celles,
figuratives, sculptées à même les billes de bois telles Songe
(1986), Cavalier ou Mobile (1988), jusqu'à Vénus et
Mars (2012), conceptuelle, en passant par ses étapes de
recherches sur Dürer, les carrés magiques et les nombres inspirateurs
d'installations, de déplacement sur le terrain, de trompe-l'œil
visibles d'un seul point de vue ou selon l'éclairage, telles Filets,
Travée (1991), Actes (1992), Question d'échelles
(1998), Sceau de Saturne (2000), ce livre rédigé par l'artiste
lui-même va cependant au-delà du simple catalogue d'exposition,
puisqu'il fait en même temps le récit de sa démarche singulière, de
son questionnement et de ses croisements troublants avec une part de sa
vie privée. L'auteur qualifie lui-même son ouvrage de "récit/catalogue"
dans ses remerciements.
Frank Morzuch y retrace et démontre en effet, au pas à pas, avec tous
ses détours, de
manière claire, littéraire, voire poétique et précise à la fois, douze années de
recherches. Comment il "rencontra" Dürer, en vint à
s'intéresser à sa "Melencolia" et aux nombres qui
régentent l'espace, aux nombres comme moyen de langage, à ne
s'attacher plus qu'à faire surgir en œuvrant, la "présence",
l'Esprit, qui habite la matière, la gouverne, abandonnant ainsi le
figuratif : «J'épure, retranche, n'ajoutant rien à ce qui
existe déjà ». Nous confiant ce qui déclancha cette rupture. «Ce
jour-là, j'ai rompu avec la figuration. Lorsqu'on m'interroge à ce
propos, je ne peux que répondre : ―
J'ai perdu mon
innocence».
Préoccupé depuis à «faire se condenser l'espace en un tissu qui
donne à voir le flux qui le traverse».
Attention et silence, sentiment d'infinie acceptation, même si par
ailleurs révolté, se dégagent de
l'œuvre et de l'homme tel qu'il nous apparaît après la lecture de ce
livre étayé de très nombreuses photographies couleur. Photographies
de son travail sur les nombres et de ses sculptures. Photographies prises lors de la réalisation d'installations, de séjours
en résidence d'artiste, comme à Ouagadougou dernièrement. Et même,
photographie de son fils Vivien. Et s'il se permet d'évoquer la perte de
ce fils «parti de son plein gré, vivre sa vie au
péril de sa mort», c'est qu'elle croisa son œuvre dans ses rêves
qui la nourrissent, avec le sentiment de
Frank qu'«On n'échappe pas à sa destinée».
PS.
Outre du texte, des photos et vidéos du travail de Frank Morzuch sont visibles sur
son site:
www.frankmorzuch.com
Séraphita,
d'Honoré de Balzac
par Henry Miller dans Les livres de ma vie :
J'ai lu Séraphita pour la première fois en français, à une
époque où je connaissais très mal cette langue. L'homme qui me mit ce
livre entre les mains employa cette habile stratégie dont j'ai parlé plus
haut: il ne me dit presque rien sur ce livre excepté qu'il était fait
pour moi. Venant de lui, cela suffisait à me stimuler. C'était, en
effet, un livre "pour moi". Il vint exactement au bon
moment dans ma vie et il eut l'effet désiré. Depuis, j'ai si je puis
m'exprimer ainsi, "expérimenté" l'effet de ce livre en le
donnant à des gens qui n'étaient pas préparés pour le lire. J'ai
beaucoup appris dans ces expériences. Séraphita est un de ces
livres, et ils sont rares, qui font leur chemin sans aide. Ou bien il
"convertit" le lecteur, ou bien il l'ennuie et le dégoûte.
La propagande ne pourra rien faire pour accroître le nombre de ses
lecteurs. En fait, sa vertu réside en ce que jamais à aucun moment il
ne sera vraiment lu, sinon par quelques élus. Il est vrai qu'au début
de sa carrière, il a connu une grande vogue. Ne connaissons-nous pas
tous cette exclamation du jeune étudiant viennois qui, accostant Balzac
dans la rue, demanda la permission de baiser la main qui avait écrit Séraphita?
Les vogues, cependant, meurent vite, et c'est heureux car c'est après
seulement qu'un livre commence son vrai voyage sur la route de
l'immortalité.
Séraphita,
d'Honoré de Balzac
par Julie :
Il est des coïncidences, ou résonances, étranges. La lecture de Les
livres de ma vie d'Henry Miller m'a incitée à me plonger dans
celle, méconnue, de Séraphita de Balzac, ce, juste après avoir
visionné les émissions consacrées à La magie du cosmos diffusées
par Arte.
Faisant partie des études philosophiques
de la comédie humaine, Séraphita est habituellement présenté
comme un roman plongeant dans le fantastique et le surnaturel dans
lequel Balzac aborde le thème de l'androgynie ramené au mythe antique
de la perfection humaine.
Pourtant, lu à la lueur des nouvelles
théories de la physique présentées par Brian Greene dans La magie du cosmos,
ce roman s'avère recéler dans sa quatrième partie intitulée
Les nuées du sanctuaire, un versant
quasiment scientifique que l'on pourrait rapprocher
de ces théories qui tentent à démontrer, du
moins pour ce que j'en ai cru comprendre, que le flux du temps est une illusion, que passé,
présent et futur coexistent, qu'il y a de plus en plus de désordre,
qu'il y a intrication entre certaines particules, même
éloignées, que la majeure partie de la matière n'est que du rien, du vide, qu'il
y aurait des univers parallèles dans lesquels nous existerions aussi
mais dans d'autres versions de nous-mêmes… …
Relativité, entropie, mécanique
quantique, multivers… pressentis aux frontières de la physique avec
lyrisme par Balzac, son roman baignant entre Science et Esprit, univers
physique et univers moral, de quoi rêver.
Stabat
Mater, de Xavier Bazot
(éd.
Serpent à plumes 1999)
lecture
par Marie-Françoise:
Le narrateur oscille entre le refus d'avoir à se fixer en fondant une
famille de quelque façon que ce soit et le bonheur de la
paternité perdue. Il abhorre les liens qu'implique une naissance par peur
de perdre sa
liberté et l'assouvissement de ses plaisirs, mais
pas seulement: "Criminel l'acte d'engendrer
puisque sciemment, transmettant le traumatisme, passé, de notre
expulsion, léguant l'horreur, future, de notre agonie, nous créons des
condamnés à mort, infortunés les parents qui ne voient pas périr
leur enfant, s'éteignent dans l'incertitude, heureux ceux qui ont pu
s'assurer que sa vie entière a traversé exempte d'affliction cette
vallée de larmes, que sa fin a été douce, sans effroi ni géhenne;
que les soutienne la conviction d'avoir donné, grâce à son passage
ici-bas, la vie éternelle à l'âme dont ils ont facilité la courte
incarnation, que les conforte l'idée qu'ils pourront, dans cinquante
ans, comme si on appuyait sur un bouton, à l'évocation du petit
cadavre s'écrouler en sanglots avec la même fraîcheur qu'au premier
jour."
Tout
au long du livre,
le narrateur évoque un deuil qui ne se
fait pas. Celui d'un nourrisson, Théodore, perdu à quelques
mois.
Lui et Assunta, la mère,
avec laquelle il finit par vivre tout de même ―
"Je
ne puis endurer longtemps l'absence du regard d'autrui puisque
j'intègre plus vite que prévu la masse des handicapés qui, en vue de
surmonter leur peur de ne savoir exister sans témoins, ne se séparent
pas de leur mère, se collent à un époux, se munissent d'enfants"
―,
revoient tout le
temps leur enfant qui le
peu de temps qu'il a vécu a su donner des joies,
apporter le bonheur.
Théodore les accompagne,
avec lui ils continuent à vivre: "À
une soirée chez des gens tu es venu avec nous, tu es défunt c'est
entendu, mais tu n'es pas figé", ils en font des rêves d'une
fascinante réalité… "Nous guettons un signe de ta part,
alors que ce signe, ce fut ton passage."
Stabat Mater est aussi un livre
sur l'avortement. Avant la naissance de Théodore, celui d'un premier fils
pas
désiré. Après le décès de Théodore, celui, thérapeutique,
d'une enfant qui aurait été anormale, laquelle, même si elle n'aura pas d'état
civil, le père baptise Angeline, et qu'ils confient à son frère
Théodore…
Stabat Mater se traduit par
"debout mère", mentalement le lecteur y associe le mot dolorosa, car si c'est le père qui
exprime par écrit, relate leur chemin de croix, la mère, Assunta,
est là, douloureuse, qui donne la vie et se voit perdre ses enfants les
uns après les autres. Et si Xavier Bazot n'y associe pas ce mot, sans
doute est-ce parce que son Stabat Mater se termine par une
ouverture, une re-naissance possible, absolution pour les crimes
commis, car tout au long du livre plane le sentiment religieux de la
culpabilité du narrateur, de la culpabilité de leur couple.
Ce petit livre de quelques 105 pages
aérées, intenses, est à lire très lentement, puis à relire, le père de Théodore narrant hors
chronologie les souvenirs et les pensées
qui viennent à sa conscience, et nous laissant à la fin sur une
énigme.
L'auteur, Xavier Bazot, comme
dans ses autres ouvrages, de Chronique d'un cirque dans le désert
à Camps volants, donne son propre prénom, Xavier, au narrateur.
Fiction ou expérience douloureuse personnelle ?
Supplément
à la vie de Barbara Loden, de Nathalie Léger
lecture par Adéla:
À la page 82 de l'édition de ce récit paru chez P.O.L., on lit :
"Résumons. Une femme contrefait
une autre écrite par elle-même à partir d'une autre (ça, on
l'apprend plus tard), jouant autre chose qu'un simple rôle, jouant non
pas son propre rôle, mais une projection de soi dans une autre
interprétée par soi-même à partir d'une autre."
Le livre de Nathalie Léger, c'est tout
à fait cela, elle l'y résume bien en ces quelques lignes. Mais pour
les comprendre, il faut le lire attentivement, discerner à chaque
paragraphe quelle est la femme qui parle ou que Nathalie Léger fait
parler.
Elle s'y interroge sur la femme qu'était
l'actrice Barbara Loden, qui à partir d'un fait divers, a réalisé une
fiction où elle a interprète à la fois Alma (la paumée, dénommée
Wanda dans son film, qui, condamnée à vingt ans de prison pour avoir
été complice d'un braqueur abattu par la police sur les lieux de son
méfait, en remerciait ses juges), et elle-même. Le livre est un jeu de
miroir entre trois femmes: Alma/Wanda, Barbara Loden et Nathalie Léger,
et derrière Nathalie, sa mère. Nathalie se glissant dans leur peau.
Une façon pour elle, comme pour Barbara,
d'être entendue?:
"D'Élia Kazan, Barbara dit au
magazine FILM, en juillet 1971: «Il m'a appris que le plus important
était de ne pas être silencieux. Je l'étais, ne disant jamais un mot,
toujours silencieuse. Et maintenant, qu'est-ce qu'il reste à faire? Il
m'a dit qu'il faut être entendu. Vous devez être entendu pour
chaque chose que vous faites. C'est pour ça que j'ai fait Wanda.
C'est une façon de confirmer ma propre existence.»"
Un livre qui ne laisse pas indifférentes
les femmes blessées, trahies, abandonnées, atteintes de la tristesse
d'exister sans qu'on sache pourquoi et qui ne savent pas dire non, un
livre qui obtint le prix du livre Inter cet été 2012.
Et Nathalie Léger de glisser dans ses
pages, puisqu'il faut bien finir par en sortir: "Je préfère ce
que dit Céline: quand on est arrivé au bout de tout et que le chagrin
lui-même ne répond plus, alors il faut revenir en arrière parmi les
autres, n'importe lesquels."
Les
canards boiteux, de
Pierre Pelot
lecture
par Julie
Le roman se passe dans les années soixante-dix, non loin du Lac Vert
dans les Vosges, s'étend sur quelques mois. Il narre, pour Laurent,
dont les parents sont décédés alors qu'enfant et qui avait passé ses
jeunes années dans ces lieux, sa tentative avec Sylvia, la parisienne,
de Retour à la Nature, à la vie sauvage, en essayant de vivre de leurs
propres moyens. Laurent tout en écrivant, Sylvia en s'adonnant à la
glaise, à la peinture sur soie, etc. Mais pour Laurent, c'est en même
temps, un moyen de se "planquer", chez Théo vieil ami de
toujours.
"On avait toutes sortes
d'ouvrages à ce sujet, toutes sortes de manuels du parfait sauvage
heureux. C'était possible, on disait, on le voulait… Dis-moi ce qui
nous manquait, Théo ! Il nous manquait la connaissance de ce pays
nouveau sur lequel on avait mis le pied sans le savoir, mais on aurait
pu l'acquérir, pas vrai ? Cette connaissance que je possédais un peu,
moi, germée ici… Il nous manquait la force… Seulement, je n'ai rien
reconnu, Théo, je n'ai rien retrouvé, sinon les tentacules que l'autre
monde a lancé jusqu'ici…"
Pour Théo, très respectueux des lois,
qui vit en solitaire dans ces montagnes depuis que la guerre lui a
enlevé son épouse et ses enfants, il s'agit de protéger des
braconniers les faucons pèlerins qui nichent dans la paroi rocheuse du
cirque de l'ancien glacier. Ceux-ci viennent en effet chaque année
prendre les petits au nid, les destinant à la fauconnerie pour la
chasse en Allemagne.
Théo gagnera Laurent à sa cause, c'est
ce qui réunira les deux hommes et retiendra Laurent dans les montagnes,
même une fois Sylvia repartie en plein coeur du trop rude hiver.
Le roman, paru dans une publication
jeunesse, s'adresse à tous. Les hippies des années soixante-dix, avec
leurs illusions, leur désappointement, s'y reconnaissent aisément. Les
activistes pour la protection de la nature et des animaux en voie de
disparition aussi. La vie en solitaire, à l'écart de tout, la vie rude
en montagne, en pleine nature, ses moments de félicité, de désarrois,
égrenée de souvenirs, y est décrite dans de belles pages. L'action
aussi, qui galvanise.
Le roman se termine sur une note
optimiste, juste après la "bagarre" avec les braconniers.
L'issue redonnant la joie de vivre aux deux hommes.
"La nuit était belle, douce.
Comme un lit, une gangue. Elle ne finirait jamais. C'était une nuit
remplie d'odeurs, riche et superbe d'indifférence tout à la fois. Une
nuit… retrouvée, comme celles d'avant, comme celles-là qui planaient
dans les chants des grillons et qu'il écoutait vibrer, l'œil ouvert,
le souffle suspendu, depuis le lit de son enfance."
Cette vie, l'auteur du roman, Pierre
Pelot lui-même, l'aime et la mène. Rien d'étonnant que ses
descriptions soient si belles et si justes.
par Michèle Larrère
:
Il
me reste encore quelques pages à lire dans Les canards boiteux,
dont j'apprécie les descriptions détaillées en tous domaines tout en
regrettant la situation en flash back très à la mode dans les
années 70 qui m'agace à chaque rencontre.
J'ai aussi remarqué une grande
similitude descriptive de l'atmosphère campagnarde avec un important
passage dans Anna Karénine que je relis depuis deux mois (667
pages tout de même) Pierre Pelot devait bien aimer Tolstoï.
Rocambole,
de Pierre Alexis Ponson du Terrail
lecture par Marie
C'est une immense saga où il est beaucoup question d'orphelines et
d'enfants spoliés de leur fortune, d'héritages à restituer. Ce thème étant décliné de
multiples façons.
On y trouve usurpations d'identité par
le crime, complots machiavéliques, déguisements, vengeances, viols.
Des créatures bienfaisantes et d'autres malfaisantes, des crapules
parfois frappées par le repentir, mettant ensuite autant d'énergie à
faire le bien qu'ils en mettaient à faire le mal. Vision romantique
du bien et du mal.
Cela se passe au XIXème siècle, à
l'époque de Ponson du Terrail lui-même, dans les années 186.. Les
lieux vont de Paris, à Londres, et jusqu'en Inde. On se retrouve dans
des auberges plus ou moins bien famées, des hôtels particuliers des
maisons à locataires, des châteaux, le bagne même…
Les personnages sont de la haute
société. D'autres, issus des milieux les plus sordides et crapuleux.
Ils sont redresseurs de torts ou voleurs de toute sorte, du chiffonnier
au banquier spolieur de fortune, on y trouve aussi vicomtes, barons,
femmes de haute naissance, grisettes et femmes légères, etc. Il y a
des duels pour un rien, pour l'honneur, ou pour tuer, des
empoisonnements dont on revient ou pas, des déguisements, des
rebondissements incroyables.
Rocambole est, à l'origine, un de ces
enfants de vile espèce. Frappé par la grâce, il s'acharnera ensuite
à faire le bien. En espérant sa rédemption. En savoir la raison
nécessite de lire plusieurs volumes, car il n'entre pas tout de suite
en scène. Bien d'autres personnages, on l'a dit, hommes et femmes,
gravitent autour de lui, qui ont juré sa mort ou lui sont dévoués
corps et âme. Que l'on retrouve peu ou prou, de tome en tome.
Très populaires à leur sortie en feuilleton,
solidement structurés, mais pas retenus parmi les œuvres à caractère
littéraire, ses romans sont jugés d'une écriture facile. On les lit
facilement en effet et l'on ne s'ennuie pas dans les quelques trente et
un volumes qui composent la série des Rocambole. Série qui aurait pu
ne jamais finir, car l'œuvre s'arrête en pleine action alors qu'on
attendait la suite, si l'auteur n'avait été contraint par la guerre de
l'interrompre, de s'enfuir, puis, avant à l'âge de 42 ans n'était
décédé de mort naturelle.
Bref c'est une œuvre dont la lecture est
un passe temps agréable pour qui cherche à s'extraire de ses soucis.
Les multiples intrigues(*), qui se développent de tome en tome sur des
milliers de pages sont tellement prenantes qu'on oublie de penser à son
propre désarrois.
Enfin, cette lecture permet d'apprendre l'origine de l'adjectif
rocambolesque et son sens. Il nous vient de Ponson du Terrail,
même si son œuvre n'est guère prônée et plus lue. Libre de
droits, on la trouve cependant en livre électronique téléchargeable sur
Internet.
* Un moyen de
s'extraire du cycle de ces histoires rocambolesques qui n'en finissent
pas: quelques trente pages avant la fin d'un tome, Ponson du Terrail
lance les jalons d'une nouvelle intrigue alors que l'autre est
pratiquement déjà démêlée et heureusement aboutie, il suffit
d'interrompre sa lecture à ce moment intermédiaire qu'avec l'habitude
on repère facilement, pour ne pas s'engager au point de souhaiter
connaître la suite qui fait partie du volume suivant.
Nous, enfants
de la tradition, de Gaston-Paul Effa.
(Ed.
Anne Carrière, 2008)
Lecture par Brigitte G.
Dans la vie, si l'on se demande souvent "Comment faire?", on
peut aussi se marteler l'esprit de la question inverse "Comment se
défaire?" D'une douleur, d'un lien, d'une dépendance, etc. C'est
de son destin même dont voudrait s'affranchir Osele, car sur lui pèse
la lourde charge de la "tradition": celle qui, en Afrique
(mais également chez les Antillais…), contraint chaque enfant aîné
à subvenir sa vie durant aux besoins de sa famille d'origine. Laquelle
famille compte ici 33 enfants, nés d'un même père et de ses deux
épouses, vous imaginez! Ajoutez à cela la prise en charge de frais
pour la communauté!
C'est tout le cheminement vers la
désobéissance d'Osele à la tradition que raconte ce livre.
Là-bas, ce genre de révolte est
inimaginable. Pourtant, on sait d'emblée qu'il y parviendra.
Osele n'était pas vraiment l'aîné mais le septième enfant.
Cependant, pour diverses raisons, il a été élu "l'aîné"
et le chef du village à l'âge de douze ans. Dès lors, pour le petit
camerounais de la tribu des Fangs-bêtis, animistes et fétichistes, les
jeux d'enfant s'arrêtent.
On vient d'abord le chercher pour le très douloureux rituel
d'initiation (c'est la première étape de la tradition):
«J'aurais tout donné pour pouvoir
pleurer dans les bras de ma mère. Je frissonnais. Je ne détachais pas
mes yeux angoissés du visage maternel, qui n'apparaîtrait plus ce soir
à mes côtés. J'aurais voulu mourir.»
La deuxième étape consiste à séparer
l'enfant ou l'adolescent (ici vers 15 ans) de sa famille pour l'envoyer
étudier en France en vue d'obtenir une situation. Osele est exilé en
Alsace, chez les Jésuites car on veut faire de lui un prêtre. Nouveau
pays, nouvelles culture et religion: comme une seconde initiation, dit
Osele. Heureusement, comme un nouveau père aussi en la personne du
révérend, qui lui enseigne la botanique. Osele refusera d'être
prêtre, deviendra ingénieur et épousera une française, Hélène.
Ensemble, ils auront deux enfants.
La troisième étape dure en principe
toute la vie: l'aîné doit adresser en Afrique les trois quarts de son
salaire. Hélène finira par ne plus supporter cette situation et
quittera son mari. Sur cette rupture commence le livre.
Seul désormais, logé au foyer des immigrés, Osele s'interroge :
n'est-il pas exploité au-delà des besoins? Et pourquoi son frère,
pourtant si riche, n'a-t-il pas lui aussi la charge de la famille
africaine?
De tentative en tentative, Osele trouvera
le courage de se libérer définitivement. Mais il lui faudra pour cela
une motivation plus forte que tout! Une motivation ainsi qu'un moyen de
réussir. Quelles seront ces deux forces qui l'aideront à se rebeller?
À vous de le découvrir!
Dans un style clair et souvent poétique, où les questions, les
appositions, les énumérations foisonnent (comme la longue liste des
superstitions de sa tribu), l'auteur nous plonge au cœur de la culture
africaine, enracinée dans les contes, les légendes. La religion y est
perçue dans la Nature même, laquelle dicte sa loi, sous un éternel
regard, celui de la lune.
Il y a un rythme aussi dans ce livre qui
est marqué par les sonneries du téléphone.
Mais c'est l'histoire surtout, construite
par allers-retours entre présent et passé, qui porte en elle toute la
force prégnante, terriblement émouvante de ce roman écrit en très
brefs chapitres, sauf celui consacré au rituel d'initiation, un peu
plus long et qui constitue, à mon sens, le temps fort du livre.
Roman autobiographique à quelques détails près: dans la vie, G.P Effa
n'est pas ingénieur comme le narrateur mais prof de philo à
Strasbourg, et écrivain donc. Par-delà sa propre expérience
racontée, son exemple, espère-t-il, pourra encourager d'autres
aînés à déposer leur fardeau. C'est aussi en leur nom qu'il veut
témoigner, d'où ce titre pluriel : «Nous, enfants de la
tradition».
Villa
Amalia, de Pascal Quignard
lecture par Adéla
Étrange vie que celle de l'héroïne de ce roman, Ann Hidden. Semée de
fuites, de départs et de pertes: compagnons, maisons, amies, ami. Dans
l'impossibilité de se fixer, elle n'hésite pas à tout quitter,
froidement.
Mais la musique...
Celle dans laquelle
elle baigne depuis toute petite et qui naît sous les doigts de la
pianiste qu'elle est. En œuvres brèves et précaires.
"pour la musique, je ne dirai pas
que j'ai éprouvé, jadis, quand j'étais enfant, un coup de foudre. Ça
a été plus terrible et j'étais encore beaucoup trop petite pour que
ce soit une vocation. C'est très proche d'une sensation de vertige
(...) C'était comme dans l'angoisse."
Celle des vagues du bord de mer
devant laquelle elle aime rester longtemps, où elle aime nager jusqu'à
l'extrême limite de ses forces.
Celle d'autres compositeurs qu'elle arrange
à sa manière, rend plus concise...
Celle du silence qui surgit.
"Ce qui faisait le propre des
pièces d'Ann Hidden consistait en leur interruption subite. Il n'y
avait pas de fin ―
mais un brusque silence qui semblait impréparé et surgir au pire
moment, au moment le plus douloureux, au moment où on attendait le plus
la suite."
Une musique, comme sa vie, de brusques
interruptions...
Sous un chemin
d'étoiles, Carnet de route du Puy-en-Velay à
Compostelle, de Jeanne Parat-Didier
(éd. Graine d'auteur, 2011)
lecture par M- Françoise:
"Une accalmie, et nous partons pour «cruz de ferro», croix de fer se situant à 1504 mètres d'altitude. La coutume
est que chaque pèlerin y apporte «sa pierre», la pierre de
son jardin. La mienne est petite, car il fallait la porter jusque là…"
Faut-il voir un moyen moderne d'apporter sa pierre,
de marquer son passage
dans le fait que de nos jours tant de personnes qui ont "fait"
Compostelle , éprouvent le besoin de rédiger un carnet de route,
et surtout ensuite de le publier, ouvrage qui s'ajoute à ceux déjà
existants?
Le livre de Jeanne, comme sa pierre, petite, est sans prétention. Y
sont relatées les choses marquantes dont elle s'est souvenue quelque
cinq ans après lorsqu'elle en a décidé la rédaction. Pudique et
discrète, on y
ressent qu'elle ne s'est pas lancée sac au dos sur le chemin pour effectuer un quelconque
exploit sportif, ni par ferveur religieuse, mais parce que "les
enfants partis, une rupture difficile, un désir d'ailleurs, pour mieux
vivre et aller à l'essentiel, un besoin d'espaces nouveaux…"
Elle trouvera en Espagne "car nous n'avons pas la possibilité,
comme en France, de réserver notre hébergement : l'aventure au
quotidien. Je rentre maintenant dans le peuple des vagabonds."
Cet ouvrage, Jeanne l'a écrit et composé dans la patience, comme elle a
marché, en tentant de "relier nature, culture et histoire",
de s'y relier aussi. Ainsi par exemple, lorsqu'émerveillée par l'Aubrac, ce territoire
loin de tout, que traversent les drailles de
transhumance et les chemins de pèlerinage d'Auvergne, elle ressent la
phrase d'Henri Pourrat: «Jamais je n'ai eu ailleurs un tel
sentiment d'être au milieu de l'air.»
Le chemin est envol du
corps et de l'esprit.
Le chemin est aussi douleur. Celle qu'éprouve tout marcheur
au long cours, par tout temps, sur toutes sortes de dénivelés, de chemins ou de
routes. Aux pieds, aux genoux, au dos… lorsque le corps physique se rappelle
à l'esprit, réclame des soins.
Le chemin est aussi rencontre. Celle des autres et de soi.
Partage.
Et dans son carnet qui se parcourt sans
ennui, Jeanne qui aime rêver sous les étoiles, partage avec nous, étape par
étape, date par date,
le chemin qui fut le sien durant une
dizaine de semaines étalées sur quatre années consécutives. Chemin
qui pourrait devenir le nôtre, qui sait, si l'on osait?
Quand j'en aurai fini avec toi,
de Jean-Philippe Bernié
(éd.
La Courte Échelle)
lecture par Marie-Françoise
:
"S'il arrive que dans notre vie professionnelle ou personnelle
nous souhaiterions voir disparaître un adversaire coriace ou un
partenaire encombrant, l'occasion de réaliser ce désir se présente
rarement. Lorsqu'en ce lundi 15 février, Claire Lanriel se réveilla à
six heures trente du matin, elle ignorait qu'exactement trois semaines
plus tard cette occasion lui serait offerte."
À cause de cet incipit, jusqu'au bout du
roman, qui se déroule en effet exactement en trois semaines, le lecteur
reste en haleine. Car sur lequel de ces deux plans, professionnel ou
personnel, cette prédiction se réalisera-t-elle ?
Interfèrent dans le récit, les deux versants de la vie de Claire
Lanriel, personnage principal.
Professionnellement, elle est professeur
chercheur et brigue le poste de directeur départemental de
l'université scientifique Richelieu (laquelle est purement imaginée
par l'auteur), à Montréal. Altière, décidée, froide et calculatrice
en voulant toujours plus, Claire Lanriel n'aime pas qu'on lui résiste
et veut tout mener, tout organiser, n'hésite pas à mettre à son
profit les retombées du travail de ses collègues et étudiants, à
faire des fautes professionnelles. Les personnages nombreux qui
gravitent autour d'elle, étudiants, collègues, chercheurs, ont tous
lieu de s'en plaindre et appréhendent qu'au départ imminent du
directeur actuel, elle prenne sa place. L'un d'eux l'a prévenue d'un
ton calme: "Un jour, professeure Lanriel, quelqu'un vous fera la
peau." Même, un corbeau y va de lettres anonymes.
Sur le plan familial Claire, divorcée,
est propriétaire en indivision avec sa fille et sa belle-sœur, ―épouse
de son frère décédé, qu'elle déteste et voudrait évincer― ,
d'un chalet dans les collines des Cantons-de-l'Est.
Pour
se détendre, elle fréquente un bar branché, le bar d'escorte à
clientèle féminine où elle retrouve l'un ou l'autre prostitué.
Les
seuls êtres pour lesquels elle semble éprouver quelque compassion: son
chat Twiddlekat, Simone et Edward le vieux couple de voisins du chalet
des Cantons-de-l'Est qui l'a élevée.
Lorsqu'on retrouvera dans la neige le
corps du directeur du département de l'université, on se demandera
quelle est la part de Claire dans ce décès, et ce qui adviendra.
Le
roman, annoncé comme premier d'une série de thriller, est bien mené,
dans une écriture rapide, claire et précise, sans fioriture, sans
épanchement de sentiments, avec une rigueur quasi scientifique, en
accord avec la froideur qui émane du personnage de Claire Lanriel.
L'auteur, Jean-Philippe Bernié, nous y dévoile les dessous et les
luttes de pouvoir dans le milieu universitaire qu'il connaît bien pour
avoir poursuivi des recherches à l'Université McGill après avoir
obtenu un doctorat en génie chimique. Pourtant, sous la cuirasse que
Claire Lanriel s'est faite, on devine une déchirure. Peut-être
d'enfance, peut-être ravivée par la perte de son frère qu'elle aimait
?
Les
routes de poussière, de Rosetta Loy
lecture
par Marie
C’est l’histoire d’une famille du Monferrato, de la fin de l’ère
napoléonienne aux premières années de l’unité de l’Italie.
Dans une langue qui ne s’attarde pas à
développer les sentiments intérieurs des personnages, Rosetta Loy présente
des êtres qui passent. Ils naissent, peuplent, meurent ou s’éloignent
d’une maison qui demeure.
Cette maison, construite par le grand-père,
le Gran Masten, à la fin du XVIIIe siècle, fut agrandie par ajouts
successifs au fur et à mesure de l’accroissement de la famille à
laquelle sont attachés des serviteurs fidèles.
Dans cette maison, in fine, on
retrouve Gavriel et Luìs, les deux petits-fils du Gran Masten, assis au
coin du feu, âgés. Ils vivent désormais seuls et silencieux dans la
maison qui "craque comme un vaisseau en rade".
Mais entre temps, il y a eu l’amour, la
guerre, les enfants et la mort. Des hommes qui travaillent la terre,
partent guerroyer ou étudier. Bravent les épidémies, la sécheresse
et les inondations. Et surtout des femmes, la Fantine et la Maria, la
Bastianina, la Thérèse et l’Antonia, la Piulott, la Louison et la
Limasa, même la cousine Monette… Qui, dans ce pays où poussent les mûriers
et où l'on élève les vers à soie, tissent inlassablement tout au long du texte
d’invisibles liens avec leurs travaux d’aiguille. Broderie, couture,
tricot… Y mêlent leurs rêves inassouvis, hantés parfois
par la présence des décédés qui apeurent ou confortent les
vivants.
Pour ces êtres simples, le merveilleux
fait partie de la vie.
Ils avancent sur les routes
poussiéreuses d’été, le sentier de settembrines couvert de
feuilles l’automne, la neige de l’hiver. Leurs caractères nous sont
dévoilés par leurs actes au quotidien, par leur comportement au cœur d’événements
parfois tragiques, poignants.
La possibilité
d'une île, de Michel Houellebecq
par Adéla
C'est avec émotion que l'on referme ce roman de Michel Houellebecq.
Mon corps m'appartenait pour un bref laps de temps; je n'atteindrais
jamais l'objectif assigné. Le futur était vide; il était la
montagne. Mes rêves étaient peuplés de présences émotives.
J'étais, je n'étais plus. La vie était réelle.
Et pourtant, pour en arriver là, il a
fallu passer par le récit de vie qu'a écrit Daniel1, scénariste à
notre XXIe siècle commençant, de films à l'humour choquant mêlant
sexe et violence outrancières. Puis de Daniel24 et de Daniel25, qui
sont ses clones, deux mille années après, et mènent, à son contraire,
une vie de routine solitaire uniquement entrecoupée d'échanges
intellectuels.
Je ne saurais dire si l'écriture de ce roman nécessitait tant de pages
à caractère sexuel, d'obscénités pornographiques, la description
d'orgies… Peut-être pour montrer le côté animal de l'homme
lorsqu'il est préoccupé uniquement de la satisfaction de son désir
charnel. Ce à quoi semble tendre notre société actuelle. Jouissance
physique que Daniel1 place au plus haut point et qu'il aurait voulu
poursuivre éternellement… Or, en vieillissant, la femme n'est plus
désirable, l'homme voit baisser sa virilité… Souffrance de l'amour
lorsqu'il n'est que cela. Et parce qu'y manque l'amour. Celui avec un
grand A, celui exposé par Aristophane dans son Banquet :
«Quand donc un homme, qu'il soit
porté sur les garçons ou sur les femmes, rencontre celui-là même qui
est sa moitié, c'est un prodige que les transports de tendresse, de
confiance et d'amour dont ils sont saisis; ils ne voudraient plus se
séparer, ne fût-ce qu'un instant. Et voilà les gens qui passent toute
leur vie ensemble, sans pouvoir dire d'ailleurs ce qu'ils attendent l'un
de l'autre; car il ne semble pas que ce soit uniquement le plaisir des
sens qui leur fasse trouver tant de charme dans la compagnie de l'autre.
Il est évident que leur âme à tous deux désire autre chose, qu'elle
ne peut dire, mais qu'elle devine, et laisse deviner.» «Et la raison
en est que notre ancienne nature était telle que nous formions un tout
complet. C'est le désir et la poursuite de ce tout qui s'appelle amour.»
C'est ce livre qui avait intoxiqué l'humanité occidentale, puis
l'humanité dans son ensemble, qui avait inspiré le dégoût de sa
condition d'animal rationnel, qui avait introduit en elle un rêve dont
elle avait mis plus de deux millénaires à essayer de se défaire, sans
jamais y parvenir totalement.
L'amour, un rêve, un désir de
l'inatteignable, mais une source de souffrances. Dont se passerait bien
l'humanité, comme elle se passerait bien aussi des douleurs physiques
et de la mort.
Dans ce roman, une secte, celle des Élohim promet l'immortalité. En supprimant l'enfantement d'êtres
sources de charge et de tracas, au final destinés eux aussi à
souffrir, elle va modifier l'espèce en faisant naître directement les
hommes dans un corps d'adulte. C'est sous cette forme idéale qu'ils
atteindront à l'immortalité, non pas dans l'au-delà, mais grâce aux gènes, par clonages à partir de l'ADN de ses adeptes après que,
devenus trop vieux, ils aient pris leur "départ volontaire".
Ainsi de Daniel1 naîtront Daniel2, puis 3, etc. ... jusqu'à Daniel25,
avec ses mêmes gènes et quelque chose de sa mémoire. Ils mèneront
une vie solitaire, non plus assouvie à la reproduction de l'espèce,
mais uniquement intellectuelle, les échanges avec les autres, clones
eux aussi d'anciens humains, ne seront plus d'ordre physique, mais via
claviers d'ordinateurs, leur vie sera lisse, exempte de toute
souffrance…
Mais infiniment monotone.
Le bonheur ainsi est-il possible? C'est
la question de ce livre. Peut-on abolir par les progrès techniques,
biologiques, génétiques, les écueils de la vie, les souffrances dues
aux désirs inassouvis? Peut-on abolir le désir? Et l'absence de tout
désir est-elle souhaitable?
Est-il possible d'atteindre à l'unité?
De tout simplement "vivre" sans pensée. D'une vie toute
primitive telle qu'éclose à la surface des eaux dans les tous premiers
temps?
Et l'amour, où tout est facile,
Où tout est donné dans l'instant ;
Il existe au milieu du temps
La possibilité d'une île.
Bref un livre puissant, qu'il faudrait lire, malgré les réserves
évoquées ci-dessus, un constat de notre déterminisme et du désir de
l'humanité d'en sortir.
Un
rêve de verticalité, de Françoise Ascal
lecture par Marie-Françoise
Écrit par Françoise Ascal au cours d'un séjour de neuf mois en résidence de poésie au
Parc culturel de Rentilly en Seine et Marne, au milieu de la nature, et
d'arbres qu'elle a photographiés, qui lui ont donné envie de relire
Bachelard, ce recueil est nourri de méditations notées au fil des
quatre saisons que dura son "séjour, dégagé de la glu du
quotidien qui poisse les mains, qu'on le veuille ou non, qu'on sache ou
non que rien ne se passe loin de lui/hors de lui. "
Des réflexions nées des
phrases du poète, philosophe, épistémologue, licencié en
mathématiques, professeur de physique-chimie, puis de philosophie
qu'était le rêveur Bachelard. Sur ce qu'est devenue sa "Terre-Mère", envers laquelle les rôles se sont inversés, puisque c'est nous
à présent qui devons veiller sur elle. Des réflexions sur
notre être au sein de la nature défigurée d'aujourd'hui, où pour les
jeunes, grandis dans des maisons sans greniers et sans caves "Les
abribus sont devenus leurs cabanes, leurs "coins du monde"".
Et d'interrogations sur notre être à
venir:
"De plus en plus dessaisis de
nous-mêmes, de notre destin, nous sentons confusément que les vieux
parapets sautent. Qu'en est-il de ces fameuses "lois éternelles" qui ont prévalu durant des millénaires en construisant dans nos
inconscients une cosmogonie rassurante?
Post-humain, trans-humains, cyborgs, avatars, clones, intelligence
artificielle…
Réalité augmentée, disent les scientifiques.
Fortement augmentée, oui. En automatismes, en simplifications, en
réductions de conscience."
Avec Un Rêve de verticalité, c'est à une retraite méditative, aux accents poétiques,
en rien ennuyeuse, que nous convie Françoise
Ascal, et à cette occasion de
redécouvrir Bachelard à travers ses pensées…
Les années,
d'Annie Ernaux
par Marie-Françoise
Paru en 2008, c'est un livre qui se lit très facilement, de la
première phrase : "Toutes les images disparaîtront",
à la dernière : "Sauver quelque chose du temps où l'on ne
sera plus jamais".
À partir de photos où elle se revoit à différents âges de sa vie,
sans jamais employer le "Je", mais on sait que c'est elle, et
de notes accumulées au fil des ans Annie Ernaux élabore une vaste
fresque en forme d'énumération chronologique, à l'imparfait toujours,
en phrases rapides, des objets, des découvertes, de l'Histoire, des
événements, des tabous, du vécu, des aspirations… individuels mais
aussi communs à toutes les filles de la génération des années 1940
à nos jours.
Une fresque où chacune se retrouve.
Même si elle n'a pas vécu exactement les mêmes choses, elle y a tout
au moins été confrontée. Une remémoration qui nous remet dans l'air
du temps de toutes ces années passées aux détails oubliés. Et qui
nous donne le vertige, parce que ce que l'on a vécu individuellement,
ou pensé, "on" ―
pour reprendre le pronom, avec tout ce qu'il a d'impersonnel, qu'Annie
Ernaux emploie le plus souvent dans cette œuvre
―
s'aperçoit qu'il l'a été par toutes les autres en même temps et que
rien en somme de ce que nous avons vécu n'est vraiment individuel ni du
à notre volonté propre. Un peu comme dans l'air vibrent et se meuvent
à l'unisson une multitude de moucherons distincts comme s'ils ne
formaient qu'un seul corps. Les Années nous donne la sensation
de notre peu, de notre presque rien au regard de l'ensemble de la
société, de l'humanité, de l'espèce humaine et de son évolution, de
ses progrès d'adaptation au monde.
Un livre à lire absolument. Mais un
résumé de notre vie qui restera daté et que ne pourront sans doute
pas vraiment comprendre les femmes des générations suivantes, ni les
hommes de la même. Bref, ce que souhaitait l'auteur, une simple trace.
Premier
roman, de Mazarine Pingeot
lecture par Adéla:
Ce livre, ―
en dehors de l'intrigue qui se noue entre les principaux protagonistes,
Agathe et Victor, jeunes étudiants sans soucis pécuniaires
préparant leur thèse tout en menant leurs amours et relations
privilégiées dans des soirées "de plaisir des sens,
déploiement forcené d'énergie, rires, boissons, rencontres
incongrues, extravagantes, amitiés réelles, excitations artificielles",
même, et peut-être parce que déjà ils ont souffert de la vie et
éprouvent parfois le besoin de solitude et de ressourcement, ―
semble être un hymne au vin et aux diverses boissons alcoolisées
en ce qu'ils rendent chaleureuses les relations humaines, favorisent les
plaisirs, encouragent et aident à passer les moments difficiles.
L'alcool apparaît en effet dans ce livre
à tout bout de champ, ou plutôt de chapitres, il y en a trente six,
courts. Les personnages de Mazarine ne peuvent s'en passer, à tout
moment on y prend un apéritif, apporte une bouteille pour un dîner
intime au coin du feu, en débouche plusieurs en une soirée à deux,
voire seul(e), se rend dans des cafés, des bars, il coule à flot lors
des soirées, etc. Même un séjour à l'hôpital est prétexte à
l'évoquer : "la nourriture à l'hôpital était infecte ; son
père lui apportait en douce des gâteaux, et du fromage qui, sans vin,
en perdait son goût".
Pour le reste, une fois accepté le
milieu aisé, la haute société, le récit est mené
dans une langue maîtrisée par la jeune auteur de vingt trois ans,
normalienne agrégée de philosophie, à travers l'analyse des
sentiments et des actes, des événements de vie de ses personnages
entre eux liés par quelques règles : "vivre sans tabou ce
qu'il semble important de vivre, ne pas faire souffrir l'autre mais ne
rien s'interdire, mener le maximum d'existences possibles et
parallèles. Parce qu'ils s'aimaient, ils avaient le droit de s'offrir
mutuellement la liberté".
Au lecteur de déterminer, à travers le
récit de Mazarine, si cela est possible.
La
neige gelée ne permettait que de tout petits pas, de Christian Garcin
lecture par Marie
Nous éprouvons tous, je crois, à un
moment ou à un autre le désir de l’ailleurs. D’une vie différente,
de planter là ce qui fait, ceux qui font notre vie.
Et il suffirait de peu à ces moments,
d’un geste décisif, impulsif ?,
pour faire de nous un assassin, un disparu sans laisser de trace,
un divorcé, un suicidé…
Certains franchissent cette frontière,
cette barrière ?. D’autres resteront en deçà du seuil approché
de très près, en pensée, laissant passer l’instant ou fuir était
possible avec un peu de volonté, de courage. Car il s’agit de fuite,
sous ses multiples aspects, dans les neuf nouvelles qui constituent ce
livre de Christian Garcin, fuite désirée d’éternels mal à l'aise
en somme.
Les héros, ou anti-héros ?, de
l’auteur, pacifiques et sociables, préfèrent vivre sans heurts, ne
savent s’imposer. Leur protestation est muette, comme leur bonheur
parfois. Ce
sont ces instants intérieurs où l'on tait l'essentiel, que traque
Christian Garcin, et qu'il nous livre, le plus souvent, dans l'intimité
du "Je".
Nagasaki,
d’Éric
Faye (éd.
Stock 2010)
lecture par Marie-Françoise:
La plupart des récits d’Éric Faye se situent à la limite du réel
et du fantastique. Et Nagasaki ne manque pas à la règle. On
retrouve en effet dans la première partie du roman l’atmosphère d’étrangeté
dans laquelle l’auteur est coutumier de plonger ses personnages. On
pense au Horla de Maupassant lorsque Shimura, le narrateur célibataire
quinquagénaire et ordonné, relate et traque les disparitions inexpliquées de
victuailles dans son frigidaire, les objets déplacés, signes d’une
présence invisible, obsédante, dans sa maison. On pense à sa folie
possible. Les bateaux sont présents également, que le
narrateur voit par sa fenêtre, du chantier naval de Nagasaki où se passe ce récit.
Mais à l’époque où il se situe dans le temps, la nôtre, résolument
moderne, les moyens de surveillance à distance ne manquent pas pour
prouver qu’il y a réellement intrus qui s’insinue dans sa cuisine...
Et
l’on se dit dans un premier temps que, ma foi, le titre n’a rien à
voir avec la bombe nucléaire, que cette histoire pourrait aussi bien se
passer n'importe où ―
une
mésaventure tirée d'ailleurs d'un fait divers rapporté par plusieurs
journaux japonais, indique au lecteur une note au début de l'ouvrage ―,
jusqu’à ce que des décombres des deux protagonistes, le narrateur qui ne se sent plus chez lui dans sa propre
maison et la personne clandestine installée puis condamnée pour ce
délit, narratrice à son tour, qui ne s’y
sentait que trop bien, surgisse le lien avec le passé douloureux.
Des
yeux dans les arbres, de Barbara Kingsolver (traduit
de l'américain par Guillemette Belleteste)
lecture pas Adéla:
C'est l'histoire d'une famille de six personnes, la mère, soumise et
qui n'a pas vraiment de " vie à elle ", les filles de seize,
quatorze et cinq ans et le père, missionnaire baptiste qu'elles doivent
suivre dans un village du Congo belge…
La mère et le plus souvent les quatre
filles, dont deux jumelles extrêmement intelligentes, s'expriment tour à tour et font progresser le récit, de 1959
à 1986. Depuis les préparatifs et le
voyage en avion d'Amérique vers l'Afrique, l'atterrissage et le
dépaysement brutal. La vie parmi les autochtones sous les préceptes du
père, sa rigueur, son autorité, les Écritures… Elles disent leur étonnement, leurs difficultés à s'adapter,
leurs découvertes du pays, des noirs, selon leur âge, leur caractère,
leurs aspirations, leur naïveté, leur duplicité, leurs
récriminations secrètes, leurs sentiments envers leurs sœurs, leur mère,
le père, désir de susciter son intérêt, ou au contraire opposition,
rébellion latente. C'est parfois cocasse, plein d'ironie,
irrévérencieux.
Dès le premier livre (il y en a VII), on
se délecte de ce qui va leur arriver. En bien ? En mal ? Malgré
l'humour, on pressent une issue poignante, si ce n'est tragique. Il faut
avancer dans le récit pour savoir. Les personnages se débattront
contre les épidémies, les inondations, les bêtes féroces, la
sécheresse, les plantes vénéneuses, les fourmis, les serpents, la
famine…
Mais la vie doit continuer. Peu à peu
filles et mère se rebellent contre ce père imbu de son autorité, qui
ne pense que religion et versets de la Bible et qu'à amener à son
Église les congolais de ce village perdu, et pour ce, s'oppose au chef
du village et à son sorcier, alors qu'elles, mère et filles, se
débattent pour trouver de quoi se nourrir, de quoi le nourrir. Lui qui
ne fait que son travail de missionnaire et lit la Bible… Lui qui n'a
pas voulu rentrer en Amérique comme on le leur conseillait lors de la
déclaration d'Indépendance et des événements cruels qui ont suivi…
Car leur histoire individuelle croise
celle du Congo qui deviendra Zaïre. La révolution. La mise au pouvoir
de Mobutu après l'assassinat de Lumumba. Événements et
considérations politiques qui sont plus longuement évoqués dans la
seconde moitié du livre, lorsque les filles sont adultes, que la mère
a pris du recul.
Le titre anglais: The Poisonwood Bible
dit l'importance de la Bible et son rôle négatif pour cette famille.
Le titre français, Les yeux dans les arbres, rappelle les
passages poétiques où s'expriment la mère, proche de la nature, des
arbres, de la forêt et de ses occupants, et la plus jeune des filles,
la petite dernière, dans le chapitre qui clôt l'ouvrage.
Bref, un gros roman de 672 pages, plein d'humour, touchant et savoureux
dans lequel se plonger, entièrement.
L'arbre sur la
rivière, de Pierre Bergounioux
lecture par Marie-Françoise:
Si la vie est un long fleuve tranquille qui se répète à l'infini, on
pourrait dire que ce qui va survenir dans celle des quatre amis du livre
de Pierre Bergounioux, d'abord garçons de huit ou dix ans, puis
adolescents, puis apprentis ou étudiants, puis à vingt ans au seuil de
la vie active, était inscrit dans le spectacle qui se déroulait année
après année au-dessous d'eux perchés pour pêcher entre ciel et terre
sur l'aulne qu'ils avaient découvert surplombant de ses branches la
rivière : les arbres déracinés avec les grandes pluies et les
tempêtes qui flottaient, puis emportés par le courant se fracassaient
sur la pile du pont, s'échouaient sur la rive de sable et de galets, se
desséchaient et perdaient leur écorce, blanchissaient…
Animés comme ces arbres flottants du
rêve de s'en aller à vau l'eau, de voir au-delà du pont, d'aller
jusqu'à la mer qui sait, ils construiront un radeau. Voudraient partir
ensemble.
Mais la vie n'est pas que vacances, n'est
pas que jours de congé permettant de lire des récits d'explorateurs à
la bibliothèque ou de se retrouver sur leur arbre. Au fil des ans, de
leur croissance, de leur éloignement, pour études apprentissage ou
service militaire, ces moments se feront de plus en plus rares, et
l'arbre penchera de plus en plus dangereusement sur la rivière…
À travers le récit de l'un des quatre
amis, Pierre Bergounioux nous plonge dans leur silence contemplatif et
nécessaire à l'attention de leur pêche, de leur quête, dans leur
concentration des heures durant, dans leur symbiose commune avec cet
arbre enraciné au bord de l'eau, sur lequel ils se perchent de plus en
plus haut. Son écriture est au plus proche de leurs visions, de leur
immédiat ressenti, de leur émerveillement, de ce qu'ils disent,
souvent à demi-mot, de leurs arrêts brusques de pensées seulement
suggérées. Sa lecture demande patience et lenteur et travail au
lecteur, elle ne permet en aucun cas la distraction. Elle s'accélère
avec le temps et l'urgence, comme celui de la vie qui passe de plus en
plus vite, les blesse, ne leur laisse plus le temps d'accomplir leurs
rêves au ralenti, comme ils le faisaient en arrêt sur image perchés
sur leur arbre… Parviendront-ils à le quitter, à se quitter ? Car
c'est d'amitié aussi qu'il s'agit.
Le Quatuor
d'Alexandrie, de Lawrence Durrell
lecture par Marie:
Dans la postface
des quatre volumes intitulés Justine, Balthazar, Mountolive et Clea
formant ce Quatuor de près de mille pages paru à la Pochothèque
on peut
lire sous la plume de Christine Savinel:
"Sous leurs voiles épais ou
légers, derrière leurs masques changeants, les personnages du Quatuor
offrent l'image d'une identité fuyante et d'une extériorité
constante. Le titre finalement choisi pour l'ensemble de ces quatre
livres le dit déjà par deux fois: le Quatuor représente ici la
sélection de quatre voix, qui, paradoxalement, devront rester quatre,
tout en n'en faisant qu'une. Et Alexandrie, creuset d'appartenances
ethniques et religieuses disparates, est une terre d'exil dont
l'extériorité même constitue la forte identité.
Autre visage d'extériorité et de
multiplicité, la biographie de Lawrence Durrell tend des miroirs
séduisants."
Et Christine Savinel de faire le
parallèle entre Lawrence et ses personnages, Lawrence et son livre,
Lawrence et les terres étrangères. Lawrence et Alexandrie. Lawrence
Durrell à
l'attitude ambivalente et souvent très critique à l'égard de son pays
d'origine (né en Inde il était de nationalité anglaise, est décédé
à Sommières en Provence où il s'était installé après avoir vécu
en Angleterre, à Corfou, en Grèce, en Egypte, à Alexandrie, à
Rhodes, en Argentine, en Yougoslavie, à Chypres... ). Et si elle emploie
le mot "miroir", ce n'est pas par hasard tant Le Quatuor
en est truffé. Que de fois ils sont présents dans ses pages! Que de fois les miroirs
servent de révélateurs aux personnages! À celui qui s'y interroge, plus ou moins longuement, à
celui qui y surprend un reflet jusqu'alors inconnu de lui-même ou de
l'autre. Même l'eau y est miroir. Le livre entier est construit
sur cet effet de facettes, l'histoire et la
vérité de chacun n'étant révélée au narrateur et au lecteur que par les yeux, la voix de l'autre, des autres.
"Que puis-je affirmer que je sais de lui? Je me rends compte que
ce que les autres savent de nous se réduit à un seul aspect,
particulier, de notre caractère. Nous ne présentons qu'une face de
notre prisme, différente pour chacun."
Le nom de celui qui narre à la première
personne dans le premier volume intitulé Justine, L.G. Darley (un nom aux mêmes initiales que
l'auteur), n'est révélé que dans le second, Balthazar,
toujours à la première personne. On retrouve à nouveau la première personne dans
le quatrième, Clea, après que la première personne eût été délaissée au profit de l'impersonnel dans
le troisième "Mountolive". Volumes au cours desquels le
récit du narrateur, sa vision personnelle, ses interrogations, sont enrichies de
la voix des autres, de leurs lettres, d'extraits de leurs livres
lorsqu'ils sont aussi écrivains, de leurs commentaires à ses propres
écrits sur ses relations avec Justine et Melissa, et font peu à peu
connaître au narrateur lui-même, et au lecteur, les motivations ambiguës
de de chacun. Outre Darley, le narrateur, Justine, Balthazar, Mountolive
et Clea, qui donnent leur titre aux différents volumes, on dénombre
quelques 20 autres personnages principaux. Ils sont en
poste à Alexandrie dans les milieux de l'ambassade, de la Carrière, ou
font partie des artistes étrangers établis dans la ville (avec maintes
allusions aux textes de Cavafy, le poète d'Alexandrie), ou
appartiennent aux ethnies de la région d'Alexandrie à l'époque où
éclate puis sévit la guerre jusqu'à son achèvement. Ils sont en proie à des intrigues
diplomatiques, à des soulèvements, à des amours qui se font, se défont, se mêlent,
véritables ou illusoires.
Bref, l'ensemble donne un livre foisonnant,
un livre de la
blessure et de la perte, de la solitude aussi, où les personnages qui se cherchent ne seraient pas
ce qu'ils sont sans
le regard, sans la voix des autres. Et surtout sans Alexandrie, la Ville, personnage à elle seule, qui les attire, joue de son
influence sur eux et dont pour finir il leur faudra se libérer. Une
Alexandrie que Durrell connaît jusqu'au tréfonds et nous conte
dans tous ses états et sous toutes ses facettes.
"La ville, habitée par ces
souvenirs qui me restent, ne plonge pas seulement dans le passé de
notre Histoire, étayée par les grands noms qui marquent chaque station
de la chronique, mais se déploie aussi en arrière et en avant du temps
présent en quelque sorte ―
dans le dédale de ses croyances et de ses races contemporaines; les
centaines de petites sphères enfantées par la religion ou le savoir
qui s'agglutinent mollement comme des cellules pour former cette grosse
méduse déployée qu'est l'Alexandrie d'aujourd'hui. Ainsi unies,
fortuitement, de par la volonté de la ville, isolées sur un
promontoire schisteux dominant la mer, sans autre rempart que le miroir
lunaire de Mareotis, le lac salé, et, au-delà, l'infinitude d'un
désert déchiqueté (maintenant doucement caressé par les souffles du
printemps, plissé en dunes de satin, informe et magnifique comme un
champ de nuages), les communautés se perpétuent et communiquent ―
les Turcs avec les Juifs, les Arabes, les Coptes et les Syriens avec les
Arméniens, les Italiens et les Grecs. La brise incessante des
transactions commerciales ondule de l'une à l'autre comme un frisson
qui parcourt un champ de blé; les cérémonies, les mariages et les
pactes les unissent et les divisent. Même les noms des arrêts de trams
―
antiques véhicules bringuebalant dans leur rails ensablés ―
évoquent les noms oubliés de leurs ancêtres, et les noms des premiers
capitaines qui débarquèrent sur cette côte, d'Alexandre à Amr, les
pères de cette anarchie de la chair et de la fièvre, de l'amour vénal
et du mysticisme."
La
Quadrature de l'arbre, de Frank Morzuch (Néo
éditions)
lecture par Marie-Françoise
Paru en octobre 2010, à l'occasion de l'exposition La Quadrature de
l'arbre par cinq artistes* à Épinal, cet album de 135 pages, d'une
belle et irréprochable présentation et surtout grâce à la qualité du
texte qui l'accompagne, va au-delà du simple catalogue.
Comme le titre le laisse supposer, ces
artistes ont présenté des œuvres (sculptures, photos, peintures, tracés,
installations, etc.) qui ont rapport au bois, aux arbres, dans ce qu'ils
ont de vivant, d'intelligent, et si l'on peut dire, de "mesurable".
Le nombre en effet, fait partie
intégrante de la matière, de l'univers et du vivant, dont l'arbre...
et nous. Frank Morzuch, l'un de ces exposants, artiste contemporain,
mais aussi auteur amoureux de la nature, des chiffres, des symboles et
des signes nous le démontre progressivement tout au long du texte dont
il accompagne les œuvres. Point chez lui de langage hermétique, ce qui
est avancé est mis à la portée du lecteur, les termes
et notions inconnus sont expliqués de façon claire et poétique à la
fois. C'est là le grand attrait du livre qui retient l'attention dès
les premières pages. Pour peu que le lecteur accepte de se plonger
lentement dans la lecture du texte de Frank Morzuch et des œuvres
d'artiste en regard qui, non pas, voisinent, mais se soutiennent l'un
l'autre, l'une l'autre, et prennent sens. Des pages au cours desquelles
l'auteur relie d'une manière saisissante l'harmonie des proportions, de
"La Proportion", qui existe dans la nature et le vivant,
découverte par les anciens (homme de Vitruve, suite de Fibonacci,
nombre d'Or, théorème de Pythagore… et plus récentes fractales,
algorithmes des arborescences), le fluide nourricier que sont sang et
sève, hémoglobine et chlorophylle, et la fragilité aussi… aux
œuvres de ces artistes contemporains, qui sont, par elle, également
traversé(e)s.
Des nombres, oui, mais comme l'écrit
Frank Morzuch: «Quand on aime on ne compte pas», «La
théorie du chaos n'en est encore qu'à ses débuts, or cette proportion
qu'on ne peut définir exactement par un nombre entier se retrouve dans
le règne végétal comme dans le règne animal dont l'homme se veut le
couronnement. On a beau la récuser, quoi qu'on en dise, notre
appréhension de l'espace passe forcément par le corps. Maîtriser
cette proportion, c'est trouver l'équilibre qui établit d'instinct le
rapport entre les choses : condition sine qua non, pour se libérer de
la fastidieuse servitude des poids et des mesures, et donner des ailes
à l'espace et au temps. Tout le travail d'un artiste, quelle que soit
sa discipline, n'a d'autre but que cela. La beauté, la sagesse sont à
ce prix, entre raison et folie, équilibre et déséquilibre, entre
calme et mouvement, jamais tout à fait l'un et jamais tout à fait
l'autre.»
Bref, un ouvrage d'une belle maîtrise,
d'un bel équilibre, qui
séduit le lecteur en mêlant mathématique, poésie, sciences
naturelles, histoire, philosophie et art.
*Marc Gerenton,
Daniel Nicod, Monika Kulicka, Sylvain Pregaldiny et Frank Morzuch
Le
château des destins croisés, d’Italo Calvino
lecture par Adéla :
Pour qui ne connaît pas les
tarots, ce livre d’Italo Calvino est une excellente initiation. Non
qu’il nous apprenne les règles de ce jeu de société ou les méthodes
de tirage de celui dit, divinatoire. Mais parce qu’il nous
fait découvrir les cartes qui le composent, leurs noms et leurs
possibles significations.
Italo Calvino fait accompagner son
texte des figurines des cartes, arcanes, qui sont décrites au fur et à
mesure des récits de personnes qui se trouvent réunies autour d’une
table sur laquelle est éparpillé un jeu de tarot. D’abord un jeu du
XVème siècle peint par Bonifacio Bembo pour les ducs de Milan dans la
première partie du livre intitulée Le château des destins croisés,
puis l’Ancien Tarot de Marseille imprimé en 1761, le plus diffusé
aujourd’hui, dans la seconde partie intitulée La Taverne des
destins croisés.
Par on ne sait quel charme, les convives, tant ceux du châteaux que
ceux de la taverne, et le narrateur lui-même qui en fait partie, ne
peuvent s’exprimer oralement, et c’est par la lecture interprétative
des cartes qu’ils désignent que le narrateur prend peu à peu
connaissance de leur passé.
Et cette interprétation varie selon la
disposition des cartes sur la table, selon l’ordre retenu par le
convive qui raconte, muettement. Mais aussi selon le comportement qu’a
ce convive autour de la table, qui fait présumer de son caractère.
Influe sur la façon d’interpréter les cartes, la première désignée
qui le représente, puis toutes les autres à la suite qui lui servent
à raconter sa vie. Et serviront aux autres convives, dans une approche
différente à raconter la leur. D’où leurs destins croisés.
Ainsi de l’indécis : «L’un de nous retourne une
carte et la prend, il la regarde comme s’il se regardait dans un petit
miroir. Et de fait, le Cavalier de Coupe, on dirait tout à fait
lui. Ce n’est pas seulement dans le visage, anxieux, les yeux exorbités,
et les cheveux longs qui tombent sur les épaules, tout blanchis,
qu’on note la ressemblance mais aussi dans ces mains qu’il remue sur
la table comme s’il ne savait pas où les mettre, et qui là dans
l’image tiennent, la droite une coupe trop grosse en équilibre sur la
paume, la gauche à peine du bout des doigts les rênes. Une allure
incertaine qui se communique même au cheval: il semble qu’il ait du
mal à bien poser ses sabots sur une terre toute remuée.»
Toujours au sujet de l’indécis: «l’arcane
que selon les pays on appelle L’Amour, ou l’Amoureux,
ou encore Les Amants, fait songer à une peine de cœur qui
l’aurait poussé à se lever au milieu d’un banquet, pour prendre
l’air dans la forêt. Ou carrément à déserter le festin de ses
propres noces, à se faire le jour même de son mariage, oiseau des
bois.
Peut-être y a-t-il deux femmes dans sa
vie, et lui ne sait pas choisir. C’est ainsi précisément que le représente
l’image : blond encore, entre les deux rivales, l’une qui lui
attrape l’épaule tout en le fixant d’un œil accaparateur,
l’autre qui le frôle en un mouvement languide de toute sa personne,
tandis qu’il ne sait pas de quel côté se tourner. Chaque fois
qu’il va décider laquelle lui convient comme épouse, il se convainc
qu’il peut très bien renoncer à l’autre: et de la même façon il
se console de perdre celle-là chaque fois qu’il pense préférer
celle-ci. L’unique point ferme dans ce va-et-vient d’idées, c’est
qu’il peut se passer tout aussi bien de l’une que de l’autre,
puisque son choix a toujours un revers, c’est-à-dire implique un
renoncement, et par conséquent il n’y a pas de différence entre
choisir et renoncer.»
Mais il n’y a pas que l’indécis à conter son histoire, au fil des
pages se découvrent d’autres personnages: l’ingrat,
l’alchimiste qui vendit son âme, l’épouse damnée, le voleur de
tombes, le fou d’amour, Astolphe sur la lune, le guerrier survivant,
etc…, et bien sûr, le narrateur lui-même.
Ce fut un tour de force pour Italo
Calvino que d'écrire ces histoires, ces études pourrait-on dire, de ce
qui advient à chacun selon son caractère et ses rencontres. Elles sont
contées de façon romanesque et attrayante à
partir du support des 78 figures du jeu de tarot et de leurs
significations possibles, qui permettent de multiples combinaisons, de
multiples histoires croisées, telle est la contrainte que l’auteur,
adepte de l’Ou.li.po s’était donné. Un exercice qu’il ne
mena à bout que difficilement après des années de travail. Cela se
ressent dans la seconde partie du livre, lorsque s'éloignant un moment
du jeu de tarot pour faire intervenir des œuvres picturales, le
narrateur, celui qui écrit, fait son propre récit.
De cet ensemble intéressant, traduit de l’italien en français par
Jean Thibaudeau et Italo Calvino lui-même,
qu’on lit très attentivement en se référant sans cesse aux
figures en marge des pages, il ressort pour le lecteur que, peut-être,
la divination par le tarot, les destins annoncés, relèvent tout
simplement de l’art du taromancien qui interprète les arcanes
tirées, mais, et parce que cette interprétation peut être multiple,
relèvent également de sa connaissance des caractères humains, de la
psychologie, qui lui permet d’orienter cette interprétation selon
l’apparence et le comportement de celui qui se fait tirer les
cartes….
Le
labyrinthe du monde, de Marguerite Yourcenar
lecture par Marie-Françoise:
Tome I - Souvenirs
pieux
La mode étant depuis Proust à se
pencher sur son enfance pour faire resurgir le passé, on pourrait
croire d’après le titre, Souvenirs pieux, que le livre de
Marguerite Yourcenar, dont la mère est morte quasi à la naissance, est
largement autobiographique. Il n’en est rien.
Elle s’interroge sur ses ancêtres,
l’exergue d’ailleurs l’annonce :
« Quel était votre visage avant que votre père et votre
mère se fussent rencontrés ? Koan Zen»
Et elle s’y tient. Passé le chapitre
relatant l’accouchement difficile de sa mère et le décès de
celle-ci, dont elle ne peut avoir connaissance que par ouïe dire, elle
décline sa généalogie, en remontant jusqu’à 1366, imaginant ce
qu’elle peut de ses ancêtres, de leur vie, de leur caractère, à
partir de traces écrites ou d’événements connus.
Elle étoffe ceux-ci de réflexions plus
personnelles lorsqu’elle arrive à ses grands-oncles, dont l’un
Octave Pirmez était écrivain. Elle s’attarde aussi largement sur la
vie de sa mère Fernande qu’elle n’a pas connue mais qui,
avoue-t-elle sans état d’âme, ne lui a jamais manqué.
Pour chaque ancêtre elle rappelle le Souvenir
Pieux, image de piété qu’on insérait dans les livres de messe.
Ces images étaient accompagnées sur le recto d’une ou plusieurs prières,
au verso d’une exhortation à se souvenir devant Dieu du défunt ou de
la défunte, suivi de quelques citations tirées des Écritures ou
d’ouvrages de dévotion, et quelques oraisons jaculatoires.
Si elle s’attache à ses ancêtres,
c’est qu’elle les porte dans ses gènes bien sûr. Mais au-delà de
l’anecdotique, elle inclue leur petite histoire dans le contexte de
leur époque, dans la grande Histoire, avec de temps à autre des
comparaisons, des raccourcis foudroyants entre les mœurs d’autrefois
et ceux d’aujourd’hui, donnant à son livre une dimension
universelle.
Tome
II - Archives du Nord
Dans Souvenirs pieux, Marguerite
Yourcenar, après avoir décrit sa naissance et le décès de sa mère
qu’elle ne connut pas, évoque la branche maternelle à partir de
documents de famille, de recherches généalogiques et de renseignements
sur la façon de vivre de l’époque.
Dans Archives du Nord, du nom de
l’institution de ce département, elle suit la même démarche,
s’attachant cette fois à la branche paternelle. On ne s’étonne
plus que dans ces deux volumes elle soit remontée si loin dans les siècles
et la nuit des temps lorsqu’elle nous apprend que son grand-père et
son demi-frère étaient passionnés de généalogie. Née de
Crayencour, elle ne tire pourtant pas vanité de ses origines:
«C’est bien de toute une province que nous héritons, de tout un
monde, l’angle à la pointe duquel nous nous trouvons bée derrière
nous à l’infini.»
D’eux, elle tient probablement cette préoccupation.
Le goût d’écrire également. Car côté paternel, comme côté
maternel, on écrivait. Son grand-père avait effectué quelques
notations au sujet de sa famille et certains épisodes de sa vie. Il
avait également tenu un album de ses voyages. Son père, lui, avait écrit
quelques beaux vers et tenu des carnets.
Les grands traits de la vie de son
grand-père, et de son père, elle les détenait de la propre bouche de
ce dernier. Du moins ce qu’il a bien voulu lui dire. C’est à partir
de ces souvenirs qu’elle reconstitue :
«Michel évoquait parfois des fragments quasi picaresques de sa vie,
ou mentionnait sa présence dans des circonstances insolites ou
curieuses que cet amateur du spectacle du monde se plaisait à relater,
mais l’idée de se dépeindre ou de s’expliquer profusément ne lui
venait pas. Ce qu’il a expérimenté, pensé, subi ou aimé est resté
au fond.»
Le commun des mortels n’imagine guère
aujourd’hui ces familles immensément riches au point de vivre sans
travailler, de suivre des études sans nécessité alimentaire future,
de vivre de leurs rentes ou des revenus de leurs terres. Et pourtant il
en fut et il en est encore. Marguerite, dite Yourcenar, n’eut pas de
soucis d’ordre pécuniaire ; elle put se consacrer à la littérature.
Cette aisance, elle la dévoile en fin d’ouvrage.
Parlera-t-elle davantage de sa propre
existence dans Quoi ? L’éternité, troisième volume de
sa trilogie Le labyrinthe du monde ? On en doute lorsqu’on
lit la phrase qui clôt Archives du Nord : « Le
reste est peut-être moins important qu’on ne croit.» Ce qui nous
conduit à relire l’exergue tiré de l’Iliade :
« – Fils du magnanime Tydée, pourquoi t’informes-tu de ta lignée ?
Il en est des races des hommes comme de celles des feuilles.»
Tome
III - Quoi ? L’Éternité
On se demandait si dans le troisième
volume du Labyrinthe du Monde, Marguerite Yourcenar s’étendrait
enfin un peu plus sur elle-même. Elle aurait eu tout lieu de le faire
puisque cette fois elle aborde l’époque où elle était née et nous
amène jusque vers 1918 et sa quinzième année.
Elle n’évoque que rarement des
souvenirs propres et très particuliers, «miettes de l’enfance»,
et s’attache surtout, à peindre d’autres facettes, à relater
d’autres moments de la vie de personnages qui nous sont à présent
familiers: Michel, son père, Jeanne la grande amie de sa mère décédée,
à qui en quelque sorte cette dernière la confia : « nous nous
sommes promis réciproquement, au cas ou un accident nous arriverait, de
veiller sur nos enfants.», la relation particulière entre ces deux
«parents», Ego l’époux slave de Jeanne, et quelques autres...
L’on peut à juste titre parler de personnages,
elle-même d’ailleurs emploie le terme, car ceux-ci, par le prisme de
son écriture, sortent de l’anecdote familiale, et ont aux yeux du
lecteur la dimension de véritables héros de roman.
Et c’est peut-être lorsque, à partir d’évènements et de
confidences, elle fouille, analyse, déduit les sentiments qui animèrent,
bouleversèrent, guidèrent ces personnes chères, que Marguerite
dévoile le plus d’elle-même. Elle indique: «Ces quelques
informations pressurées jusqu’à la dernière goutte de suc…».
Car pour pressurer ainsi qu’elle le fait tout au long de Quoi ?
L’Éternité, comme déjà dans Souvenirs pieux et dans Archives
du Nord, et tirer matière à trois ouvrages qui finissent par
prendre plus forme de roman que de chronique, il faut bien connaître
tous les ressorts des humains. Sa grande culture classique et ce
qu’elle a pu apprendre par ses lectures n’ont pas dû y suffire, il
a bien fallu qu’elle-même ait vécu d’analogues expériences,
ressenti les sentiments qu’elle décrit. Peu importe alors si elle
nous confie peu sur sa propre personne, elle est sans doute passée par
les joies, les peines et les tourments qu’elle prête si bien aux
autres.
Eut-elle eu le loisir de se laisser
grandir qu’on en aurait peut-être su un peu plus sur la jeune fille,
puis la femme. Elle souhaitait en effet s’étendre jusque vers 1939 et
le décès de Michel et de Jeanne. Le temps lui a manqué pour achever
sa fresque, qui, en même temps que l’histoire particulière de sa
famille, est celle des hommes et des femmes de son siècle et de son
milieu à travers l’Europe.
La saison de
mon contentement, de Pierrette Fleutiaux
par Bernadette
L.
J'ai commencé La saison de mon contentement de Pierrette
Fleutiaux
et je me régale, c'est très bien écrit et son analyse de la condition
de la femme est très vraie et en même temps il y a beaucoup d'humour.
L’expédition,
de Pierrette Fleutiaux
lecture par Marie-Françoise
L’expédition, c’est à l’île de Pâques qu’elle a lieu.
Une île chargée de mystères avec ses grands Moai de pierre tournant
le dos au Pacifique, où l’auteur, Pierrette Fleutiaux, a séjourné.
Elle fut impressionnée et séduite au point d’en faire le sujet, et,
annonce-t-elle en exergue, le personnage central de ce roman. Pierrette
Fleutiaux a lu et apprécié les récits de La Pérouse, grand
explorateur humaniste du XVIIIéme siècle qui, l'un des
premiers explora l'île. Mais aussi ceux de Cook, Thor Heyerdahl, Loti,
Poe, Melville, Verne, etc. L’expédition qu’elle nous conte
à travers le récit d’Angèle Lapérierre, sa Commandante, a lieu à
notre époque, en 1997. On se rend sur l’île en avion, on est doté
d’un matériel moderne, ordinateur portable, modem, 4X4, etc. On s’y
lie avec des autochtones aussi énigmatiques que leur île, avec les
touristes et les membres d’une expédition cinématographique.
À part étudier l’île, le but de l’expédition d’Angèle Lapérierre,
qui en est l’instigatrice, est incertain : « Nous étions
venus dans l’île les mains nues, pour ainsi dire. Nous nous étions
livrés à elle, elle nous conduisait au gré de sa mystérieuse volonté,
nos manœuvres ne pouvaient qu’être erratiques et hasardeuses, les
buts que nous poursuivions se dévoilaient au fur et à mesure, et le
terme ultime de l’expédition nous restait inconnu. » Nous,
c’est Angèle Lapérierre, ainsi que deux chercheuses, Charlotte Délépine
chargée de l’ordinateur et du tracé topographique, Monica Martinière,
de la partie botanique, et Olivier Banks, du matériel et de
l’intendance. S’y joindra Flora Dentreville, qui, pour la parution
ultérieure du texte proposé à nous, lecteurs, ajoute en italique ses
propres remarques ou corrections au récit d’Angèle. Flora jouant ici
le rôle du personnage à part que l’on retrouve souvent dans les œuvres
de Pierrette Fleutiaux, personnage auquel, d’habitude, le narrateur
s’adresse en écrivant son récit pour le prendre à témoin, mais
aussi se justifier dans son travail d'écrivain.
Le récit d’Angèle est mêlé de références aux anciens navigateurs
explorateurs qui sans cesse surgissent dans sa pensée, comme s’il y
avait des sautes dans le temps. Des télescopages parfois se produisent,
qui révèlent sa faille intime : «Mon mari que j’avais laissé
le soir dans sa chambre d’hôpital, n’y était plus le lendemain à
mon retour. À la place de son lit, je ne voyais qu’une blancheur
trouble d’où son corps et tout l’appareillage qui le gardait en vie
avait disparu. Toujours, par la suite, les brouillards m’ont causé
d’affreux serrements de cœur.»
L’expédition se déroule en somme comme toute vie humaine. Parmi ses
membres, il y a ceux qui trouvent leur voie, ceux qui se perdent ou
disparaissent comme dans un brouillard. Mais dont on sait qu’ils
continuent d’être. «Cette nuit, sur les mini-tombes, j’ai vu un
rosier. Madame Lescure avait raison, nos morts sont autour de nous.»
Même constat que dans «La
Toussaint» de Bergounioux, que dans « Il n’y a
personne dans les tombes » de Taillandier…
N’allez pas croire pour autant que le roman de Pierrette Fleutiaux
soit triste. Bien au contraire, souvent, il est cocasse, car jamais, au grand jamais, la narratrice ne cède au pathos. Les mauvais coups du
sort, et il y en a toujours dans quelque voyage ou expédition que
l’on fasse, si bien préparés soient-ils, sont ici rapportés avec
humour, on fait avec, il font d’ailleurs partie de l’aventure.
Bref, c'est un beau et plaisant voyage dans lequel le lecteur se laisse
embarquer sans réserve car Pierrette Fleutiaux, pour nous initier à l'
île de Pâques, nous donne à lire une aventure très vivante et pleine
de fantaisie émaillée de réflexions sur la civilisation, le destin
des femmes, les rapports des sexes. Une fantaisie à laquelle, après
avoir lu Nous sommes éternels ou les Amants imparfaits on
ne s’attendait pas de sa part. L’expédition est, de ses œuvres,
sa préférée, peut-être justement à cause de cette fantaisie mêlée
au mystère et du plaisir qu’elle a, n’en doutons pas, pris à l’écrire.
De sorte que le dénouement de cette expédition, œuvre
de fiction, dont le récit est découpé en quinze parties présentées
comme l'étaient les relations de voyage de La Pérouse avec de longs titres
de chapitres résumant leur contenu et des bilans de fin de journée, ne
saurait être pessimiste.
Cher
amour, de Bernard Giraudeau
lecture par Marie :
Roman, est-il indiqué sous le titre. Peut-être, mais surtout
récits et états d'âme du voyageur, comédien, acteur, réalisateur
qu'est Bernard Giraudeau, écrivain.
Des récits qu'il adresse à la dame de
ses pensées, la mystérieuse Madame T… son Cher amour.
Expression qui donne son titre au livre, puisque l'amour sous-tend toute
vie, et que s'il est absent il nous faut l'inventer. Un peu comme le
personnage de Giono, Angelo, dont son auteur disait qu' "il est amoureux de l'Amour".
Un amour rêvé durant ses voyages
et reportages au Brésil, au Chili, aux Philippines, à Djibouti, au
Cambodge... où il ne cesse de filmer quand il peut. Un amour
rêvé durant ses périodes de retour, lorsqu'il prépare ses
spectacles, monte sur scène. Un amour
rêvé puisque au milieu de ses multiples activités bien tangibles,
cette Madame T., il ne peut jamais la rencontrer physiquement. On finit
par s'en étonner. Mais un amour qui permet de vivre au delà, qui
permet de survivre, dans sa tête.
Ce rêve mêlé au quotidien hors du
commun de l'auteur nous donne des pages où règne une atmosphère
d'irréel réel, un type d'écriture varié qui fait parfois penser à
celle de La Montagne de l'âme de Gao Xingjian. Bernard Giraudeau
est exigeant, il recherche la perfection en tout, il le dit, mais son
écriture n'en est pas pour autant pédante, il se met à portée, comme
l'acteur qu'il est doit se mettre à portée du public. Il se fait
conteur de légendes, rapporteur de l'histoire et des lieux. De la vie, poignante souvent,
étendant ses réflexions au-delà des préoccupations du simple
touriste consommateur, même si parfois il déplore n'y être que
spectateur avec sa caméra au poing, n'y pouvoir rien changer.
Séducteur aussi, car enfin, cette femme
à qui il s'adresse, cette femme qui l'accompagne sans cesse dans ses
pensées, où qu'il soit, quoi qu'il fasse, lui dit-il, il cherche à la
séduire. Mais cette femme, au fil des pages, nous apparaît de moins en
moins tangible, de plus en plus imaginaire, toujours absente et
attendue, même qualifiée d'inconnue, tant que l'on se demande si ce n'est pas tout simplement à ses, à
sa lectrice future qu'il s'adresse. Et qu'elle n'est tout
simplement qu'un procédé littéraire qui justifie l'appellation de roman
pour ces souvenirs…
Jusqu'à la fin qui nous détrompe. Car cette
madame T. est pour lui quelque chose de bien plus fort encore. Un appel,
vers qui, vers quoi ? Une échappatoire à la douleur, à quoi d'autre? Le livre est paru
en 2009 et l'auteur est décédé en juillet 2010 après dix ans d'un
cancer qu'il évoque pudiquement dans ses pages…
Au cours de ses voyages il lui est arrivé évidemment
de visiter des cimetières, récents ou de lieux très anciens, il les a
relatés dans Cher amour, mais jamais il
ne s'y est attardé :
"Tu aimes l'aventure, me dit-il,
voyager est ton chant. Il y a une route qui traverse l'Amazonie, avec de
grands cimetières.
Non merci. Cette forêt démesurée qui
est le tombeau de Maufrais, Fawcett et de milliers d'autres, des
curieux, des conquérants mais aussi des affamés, des assoiffés de
pierres précieuses et de pépites ? Non. Je pille avec l'impatience de
partager. (…) Si l'imprévu génère du bonheur, un moment
d'éternité, oui, mais pas si je dois finir amoureusement enlacé
jusqu'à la mort par un anaconda."
Bref, des pages pleines de vie et de
partage. Avec son inconnue, avec nous.
La
Toussaint, de Pierre Bergounioux
lecture par Marie-Françoise
Sur le thème du Café littéraire luxovien d'octobre, "Les cimetières
dits par les écrivains", je viens de
terminer de lire le troisième tome de La grande intrigue de
François Taillandier et d'entamer La Toussaint, de Pierre
Bergounioux.
Ce dernier ouvrage est à lire très
lentement, à cause du poids de chaque mot... L'auteur exprime le regret de n'avoir pas pu communiquer avec son
grand-père maternel du Quercy dont il se sentait proche, parce qu'il était trop
petit d'abord, puis lorsqu'il eut atteint l'âge de raison, parce que ce
dernier n'était plus : "Grand père était trop loin lorsque
j'ai débarqué. Il ne pouvait pas plus s'attarder que je ne pouvais me
hâter, à l'autre bout, pour le rejoindre, atteindre l'instant
particulier, sous le figuier, où il m'attendait. J'aurais vidé mon sac
et lui le sien." Quant à son père, il est mélancolique de
naissance, comme tous ceux de sa lignée dans leur coin de Corrèze. On
imagine là-dessous, peut-être à tort, un secret de famille ou un non
dit qui en plus de la contrée rend le père dépressif. L'enfant peu à
peu se heurte à la limite des grandes personnes que tout petit il
croyait sans taches et à qui il croyait que rien n'était impossible.
Il constate que nous sommes faits de ceux qui nous ont précédés. Ceux
des deux lignées. Que nous sommes faits de leur inexprimé, de ce
qu'ils auraient voulu vivre et n'ont pas vécu. Qu'ils vivent encore à
travers nous. Adolescent, il rencontrera les livres : "On
réussit parfois à passer la porte, à gagner l'heure qu'il est. Et
ça, c'est grâce à des gens qu'on n'a pas connus, des étrangers qui
ont vécu il y a longtemps, qui n'ont pas de visage. Le vertige dont on
est pris quand on voit, qu'on lit, ils ont dû l'éprouver." et
"Si l'occasion se présente de visiter l'endroit où ils
reposent, on n'hésitera pas. On fera le détour, à l'encontre de ce
qu'ils nous ont appris, au nom de la vieille croyance ―
ceux qui furent sont enfouis sous la terre ―
alors que ce n'est pas vrai. C'est dedans, là où l'on est, où que
l'on soit, qu'ils se tiennent."
François Taillandier, la
mélancolie en moins, nous délivre le même message dans son tome trois
de La grande intrigue : Il n'y a personne dans les tombes.
Le
mec de la tombe d'à côté, de Katarina Mazetti
lecture par Marie :
C'est l'histoire d'un "Choc de cultures" à travers
deux êtres.
Elle, après ses études est employée à
la bibliothèque de la ville.
Lui, a repris la ferme de ses parents
sans poursuivre ses études malgré ses capacités.
Elle, mène une vie terne et aseptisée
au milieu des livres.
Lui, n'a pas assez de ses deux bras pour
mener seul sa ferme, s'occuper de ses vaches qui requièrent des soins
journaliers. Depuis que sa mère n'est plus, manque à la ferme une
présence ―
une main d'œuvre ―
féminine pour l'aider, cuisiner, s'occuper du ménage et la ferme
s'encrasse.
Ils se sont rencontrés au cimetière.
Elle, venait sur la pierre tombale sobre
et nue de son époux décédé accidentellement.
Lui, juste à côté, sur celle voyante
de ses parents qu'il orne de multiples plantations.
Elle ne correspond pas à ce qu'il lui
faudrait pour la ferme et ne sait même pas cuisiner.
Lui, ne lit pas autre chose que le
journal local.
Pourtant ils sont attirés l'un vers
l'autre. Irrésistiblement. Par un appel de la nature,ils se sentent faits
l'un pour l'autre.
Mais ils sont têtus tous les deux.
Incompatibles.
Elle ne veut pas abandonner son emploi.
Ni lui sa ferme.
Le récit alterne avec leurs deux voix.
De chapitre en chapitre chacun fait la relation de ses pensées et des
faits comme il les vit.
Lequel aura le dernier mot ?
Parviendront-ils à s'accorder ?
Traduit du suédois par Lena Grumbach et
Catherine Marcus, cela se passe en Suède, mais pourrait aussi bien se
passer partout ailleurs où il y a des villes et des fermes. C'est
au-delà d'une simple histoire d'amour avec ses heurts. C'est la vie
d'aujourd'hui, des fermes qui se meurent, des fermiers qui s'endettent pour se moderniser et sont ainsi liés à leur terre. De la
vie à la ville, des loisirs "Culturels", du vouloir manger et se vêtir
"bio" sans vouloir mettre soi-même la main à la pâte.
Le style est très vivant,
agréable. Le récit
captive, plein d'humour il fait sourire souvent et émeut cependant.
Un
nuage de poussières, auteur anonyme
lecture par Adéla :
Ce curieux petit livre est arrivé cet été 2010 au courrier du Café
Littéraire luxovien.
D'une sobre et excellente présentation.
Format 14cmx19cm. Couverture forte cartonnée, ivoire très pâle, avec
une illustration couleur où apparaît un homme en vêtement de travail
debout sur un trottoir dirigeant une lance de kärcher sur le bas d'un mur orné
d'une fresque d'animaux paléolithiques. À l'intérieur, 130 pages de
papier couché blanc, sur lesquelles, dans une agréable mise en page on
trouve, imprimés dans un beau caractère, des textes relativement courts
en regard de très nombreuses images couleur très bien reproduites.
Sans indication d'auteur(s) ni d'éditeur, de date de parution ni
d'aucune autre mention légale. Sans prix non plus.
Sans prix…
Il a dû cependant coûter cher à son
auteur, ou au mécène (est-ce que cela existe encore ?) qui a financé
son auteur, ses auteurs devrais-je dire, puisqu'il est indiqué que
"les peintures sont de multiples graffeurs". Ces
artistes anonymes ―rares
sont ceux qui signent―
qui peignent à la bombe le plus souvent, sur les murs, les édifices,
les ponts, les poubelles, les voitures, les panneaux, etc., ou dessinent
de façon éphémère à la craie sur les trottoirs des rues… Des
œuvres d'art cependant. On reconnaît des murs, distingue des parpaings
sous jacents aux peintures qui ont été photographiées. Par qui ? on
ne le sait pas non plus. Peut-être l'auteur tout simplement.
Le livre s'ouvre et se ferme sur des
cris. De haine pour commencer, de peur pour terminer. Qui dérangent et
inciteraient, si l'on ne persévérait, à rejeter l'ouvrage, le mettre
à la poubelle, l'abandonner dans quelque lieu public, ou le donner pour
s'en débarrasser. Ce qui est d'ailleurs sa destination première, c'est
indiqué sur la quatrième de couverture. Par ironie? Oui et non. Ce
livre en effet, une fois né de parents anonymes, doit passer de main en
main, suivre sa vie propre et s'abîmer à cette vie, comme les
personnages évoqués dans les instantanés que sont chacun des textes,
chacune des images…
Des textes écrits de main de maître par
leur auteur qu'on aurait pu prendre tout d'abord pour un amateur.
Intenses dans leur sobriété. Souvent poignants au second degré.
Jamais choquants malgré les sujets abordés. Humains, de cette
humanité marginale qui peuple les rues, avec ses souffrances et ses
joies. Simples. Beaux. Ils sont d'un écrivain.
Le livre mérite d'être lu, d'être vu. En nous
l'envoyant, son auteur d'on ne sait où, ―les
cachets actuels de la poste n'indiquent plus les lieux d'envoi―
a peut-être voulu nous mettre au pied du mur. Qu'il en soit remercié.
Nous ferons circuler son ouvrage, qu'il partage(ait)*
par ailleurs sur
Internet le plus gratuitement du monde. Mais nous le conserverons
précieusement, tant la démarche, peu commune, de son auteur nous touche.
Il est (était*)
possible de trouver Un nuage de
poussière en version électronique sur le site Calaméo.* Allez-y, cela ne coûte rien. C'est
de l'art pour tous. Comme le pratiquaient nos ancêtres lointains sur les parois
de leurs cavernes. Nos ancêtres retournés en poussière, notre
destination à chacun… celle aussi de nos œuvres… au bout du compte.
*Le
livre paru en été 2010 n'y est à présent plus disponible. Dommage!
Sous le même titre on peut lire autre chose, toujours d'un auteur
anonyme... Le même ?
Des
phrases courtes, ma chérie, de Pierrette
Fleutiaux
Lecture par Marie-Françoise:
"Je ne crois pas que la femme dont je parle soit ma mère, ni
que le "je" que j'emploie soit moi. Au fur et à mesure que
j'écris, une configuration prend corps, plus forte que moi et mes
souvenirs, je m'aperçois bientôt que c'est elle qui domine, je ne peux
m'empêcher de lui obéir. Inexorablement déjà : gommages,
surimpression, traits chargés ou effacés. J'utilise ma mère, comme
j'ai utilisé bien d'autres gens de ma vie, les lieux et paysages, et
moi-même.
Ce n'est pas la vérité de ma mère que
je poursuis."
Écrit Pierrette Fleutiaux au détour
d'un chapitre. Pourtant, elle atteint la vérité de tant de mères
devenues fille de leur propre fille en leur âge trop grand, trop vieux,
en leur vie trop longue, trop difficile et douloureuse, jusqu'à
l'extrême instant de délivrance, qu'elles appréhendent et qu'elles
attendent. L'une comme l'autre… d'une certaine façon.
Même si elle se défend d'écrire pour
"les gens", même si donc elle "construit",
Pierrette Fleutiaux apporte un témoignage, une expérience qu'elle
partage, et sans le vouloir un soutien aux lecteurs, et surtout
lectrices, plus jeunes, qui se reconnaissent dans leur épreuve face au
parent devenu dépendant, accaparant, tyrannique d'une certaine façon,
tant il se sent abandonné, que ce parent soit en maison de retraite,
comme dans le cas de ce livre, ou maintenu à domicile.
Un livre découpé en chapitres
développés en phrases simples et claires, sans fioritures, à partir
de mots qui en sont les titres : Recherches, Directeur, Collier, Peau,
Coiffeuse, Gymnastique, Salle à manger, Penderie, Dames, Chemise, etc.
Des mots, on le voit, très concrets, de la vie de tous les jours, de
cette vie qui se poursuit, tenace encore et si fragile. Des mots
suffisamment puissants pour faire surgir les souvenirs et les pensées,
puisque l'auteur écrit son récit bien des années après cette
époque.
Un livre à rapprocher de tous ceux,
poignants, écrits
sur les mères.
Parce qu'une mère, quelle qu'elle soit, est unique.
Même en terre,
de Thomas
Sandoz (éd.
d'autre part)
lecture par Marie-Françoise
Jardinier dans le cimetière d'une grande ville, il est affecté au
secteur des enfants. Tout en soignant leurs tombes il leur parle, leur
promet de s'occuper d'eux, toujours, de ne pas les abandonner, jamais.
Il leur donne à chacun un nom de fleur ―
sauf au petit Jean qui le hante.
Ces
nourrissons ou très jeunes enfants, ces innocents, sont morts de
différentes manières. Il sait ou imagine leur histoire. Pour lui,
toujours les adultes sont coupables, de négligence, de violence,
d'oubli…
Il leur apporte des fleurs, de menus
cadeaux, songe à leur bien-être mais aussi à leur éducation. Bref,
il les fait vivre.
Le temps de dix chapitres, un par fleur,
un par enfant, de Primevère en février à Chrysanthème en novembre,
le lecteur, au fil des mois, découvre l'histoire de celui qui n'a pas
de nom dans le livre et pourquoi il est tant attaché aux enfants.
Un livre écrit dans une belle et sobre
langue. Un livre qui se lit lentement, comme on se recueille sur chaque
tombe, en parcourant dans le silence les allées d'un cimetière avec sa
verdure, ses arbustes, sa terre, son ciel et… ses fleurs.
Un livre pour que les parents, toujours,
soient attentifs à leurs enfants. Un livre pour que le deuil se fasse...
ou pas ?
Mamzelle
Libellule, de Raphaël Confiant
lecture par Marie :
L'histoire d'Adelise commence dans un jardin du Gros-Morne en
Martinique. Dans ce jardin, enfant, puis adolescente, Adelise se rend
dès qu'elle a une miette de temps. Elle y retrouve un arbre avec
lequel elle a de grands causers. Un arbre qu'elle embrasse et
serre contre sa poitrine, dont elle caresse avec passion les nervures
quand bien même elles lui écorchent les lèvres, dont elle mange
les petites fleurs blanches au goût un peu acre. À l'insu de sa mère
qui lui a interdit de rapporter à la maison ces fleurs du diable.
Un arbre, son arbre, le grand amour de sa
vie. Un arbre dont elle devra s'éloigner lorsque sa mère lui fera
quitter l'enfer des champs de cannes et l'enverra vivre chez une
tante à Fort-de-France, pour lui donner la chance d'une vie meilleure.
Un arbre dont elle ne connaîtra le nom et les effets dans son corps que
bien plus tard…
À travers l'histoire d'Adelise on
découvre la vie rude des travailleurs des champs de cannes dans les
campagnes et celle des habitants des cases des quartiers pauvres qui
entourent Fort-de-France. Dont le Morne-Pichevin où vit la tante et où
l'on accède par quarante-quatre marches. La vie du peuple créole avec
son courage, ses misères et ses joies, mais aussi ses mouvements
sanglants de rébellion contre les blancs-France, dans les
années 1950-1960. Aimé Césaire en est le maire.
Dans l'alternance du récit au passé par
le narrateur et de celui, propre, d'Adelise, on sent qu'au fond
d'elle-même, indocile, courageuse et amoureuse de la vie, elle mène la
barque (et pour un peu, écrit le livre…), fascinée à la fin par
l'image de la France et de sa vie meilleure.
Ce livre, très vivant, est traduit du
créole par son propre auteur, Raphaël Confiant. Il est émaillé de
termes et expressions antillaises, épicées, savoureuses, qui sont pour
les lecteurs de métropole un régal, allié au courage et à l'optimisme qu'il montre de ceux qui ne baissent pas les bras.
Nefertiti
et le rêve d'Akhnaton, d'Andrée Chedid
lecture par Marie-Françoise:
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À la lumière des récentes découvertes génétiques sur l'ADN de
Toutankhamon qui le révèlent être le fils d'Akhenaton et, non pas de son
épouse Nefertiti ni d'une épouse secondaire de celui-ci, mais de sa propre sœur, il est intéressant de relire ce roman
d'Andrée Chedid paru en 1974. |
L'histoire que l'auteur, née au Caire en
1920, nous livre ici est imaginée d'après ce que l'on savait alors
d'Akhenaton, jeune pharaon épris de nature et de liberté en rébellion
contre le tout puissant clergé d'Amon-Rê, il aurait décidé de créer
loin de la vallée thébaine, un royaume idéal, et dédaignant Amon,
dieu dynastique, pour se dédier tout entier à Aton, le glorieux disque
solaire, allant jusqu'à instituer une sorte de monothéisme, il choisit comme lieu, Tell el-Amarna, qui durant dix-sept ans
fut le centre rayonnant de l'Egypte. Tell el-Amarna, ―
dénommée la Ville d'Horizon dans le roman
d'Andrée Chedid―,
fut arasée par les successeurs de ce roi hérétique. Andrée Chedid en
fait écrire l'histoire pour la postérité par un scribe, qui alterne
dans ses écrits le présent et le passé, les paroles que lui dicte sa maîtresse, Nefertiti, et
sa propre mémoire. Andrée Chedid prévient sous le stylet du scribe :
"J'écris pour que l'histoire
d'Akhnaton et de Nefertiti ―
étrange, déjà lointaine, pourtant si
proche des hommes ―
soit copiée, recopiée, rapportée, retranscrite. (…)
Même si cette histoire dérive en cours de route, je ne m'en inquiète
plus ; il en restera toujours, je crois, un écho. Un appel, un espoir,
que chacun peut entendre".
"Est-ce que j'invente? Les
émotions, les mots que je dis ne sont-ils parfois que les miens, ceux
d'un esprit que l'imagination débauche? (…) ma substance se glisse
presque malgré moi dans l'événement entre les signes. À toi,
lecteur, de trier, de démêler l'écheveau." car l'auteur sait qu'elle ne peut tout connaître et que son récit ne peut
être vrai.
On s'y interroge sur les dieux qui
pullulaient dans l'Egypte ancienne, et sur celui, unique, que voulait
mettre en place Akhnaton. "Après deux ou trois tentatives, Aton
apparaît. Il n'a pas de visage, il vient de l'horizon. Est-ce un dieu,
je me le demande ? Peut-être n'est-il rien d'autre que nous-même? Un
nous-même mystérieux, plus accompli. Un simple disque solaire allait
le représenter." Sur la trace vivante que laissent les hommes
: "Même pour un bref instant, cette trace vivante, plantée
dans la terre, avec ses creux et ses reliefs, me procurait une joie
intense. Une conviction obscure m'habitait : la victoire aveugle de la
mer n'était qu'apparente, tandis que le sillage humain ―
vulnérable, éphémère ―
se prolonge à l'infini." Sur les siècles traversés par les
momies de ces illustres personnages jusqu'à aujourd'hui où l'on découvre,
malgré eux, leur plus intime histoire, tenue secrète dans les écrits
des scribes, dans les peintures qui illustrent leur vie, qui ne nous révèlent
que ce qu'ils ont bien voulu: "Fais en sorte que ton nom soit
glorieux. Élève des temples aux dieux abandonnés. Bâtis des tombes
éternelles. Emplis ces tombes d'or et d'argent, de pierres précieuses,
de linge, de mobilier. Ainsi tu traverseras les siècles. Les richesses
résistent mieux que le cœur…"
Bourbastos, le scribe, y constate que le jeune "Akhnaton vit dans un univers de
femmes, entouré par sa mère et ses sœurs. Aucun militaire ne préside
à son éducation." Le lecteur peut penser que Nefertiti
s'illusionnait sur son époux lorsque Andrée Chedid lui fait dicter à
son scribe: "Même en public, Akhnaton joue avec ses filles. Il
fait grimper Meret sur ses épaules ; il attache Meket à une gazelle
qui trotte à nos côtés ; il tient la petite Ankhès dans ses bras. Il
les embrasse sans se lasser. Sans doute regrette-t-il de n'avoir jamais
eu de fils ; mais jamais il ne songea à s'en plaindre, à me le
reprocher, à chercher d'autres épouses."
Dans ce cas, le livre d'André
Chedid n'a pas vieilli, car Nefertiti a-t-elle su qu'Akhnaton était le père de Touthankhamon?
Le
cœur cousu, de Carole Martinez
(Gallimard
2007)
lecture par Martine Mouhot :
C'est un premier roman et quel roman ! Carole Martinez dépose son
manuscrit inachevé chez Gallimard, et quelques temps plus tard, alors
qu'elle va chercher ses enfants à l'école, son portable sonne ! C'est
Jean-marie Laclavetine, membre du comité de lecture de Gallimard :
"Ecrivez la suite, vous êtes une conteuse née!" Et bientôt
le livre va obtenir 8 prix alors que la critique n'en a pas touché un
mot à sa sortie.
Est-elle sorcière, magicienne, cette Frasquita la couturière qui donne
vie à ce qu'elle dessine avec ses aiguilles et ses fils ?
N'est-elle pas la plus rayonnante quand
elle s'avance dans sa longue robe blanche aux fleurs brodées qui se
fanent sous le regard envieux des autres pour épouser, José, celui qui
va finir par la mettre en jeu dans un combat de coq. Et les enfants de
Frasquita et de José, si particuliers : Anita la muette, Angela née
dans un nuage de duvet, Pedro à la tignasse rouge, Martirio, et Clara
l'enfant soleil. Et Soledad, qui écrit toute cette histoire. Quelle
étrange famille, cette famille Carasco! Quelles rencontres, les uns et
les autres, vont-ils être amenés à faire tout au long de cette
traversée de l'Espagne à l'Algérie?
Laissez-vous porter par cette histoire, qui réveille en vous, le
merveilleux des contes de votre enfance! Cette Carole Martinez, avec ses
mots vous inonde d'images que vous serez loin d'oublier!
"Écoutez, mes sœurs!
Écoutez cette rumeur qui emplit la nuit!
Écoutez... le bruit des mères!
Des choses sacrées se murmurent dans
l'ombre des cuisines. Au fond des vieilles casseroles, dans des odeurs
d'épices, magie et recette se côtoient.
Les douleurs muettes de nos mères leur
ont bâillonné le cœur. Leurs plaintes sont passées dans les soupes :
larmes de lait, de sang, larmes épicées, saveurs salées, sucrées.
Onctueuses larmes au palais des hommes!"
Les
Disparus, de Daniel Mendelsohn
(traduit de
l'anglais (États-Unis) par Pierre Guglielmina. Ed. Flammarion, 650 p.,
26 €)
lecture par
Martine Mouhot :
C'est son grand-père Aby qui raconte au petit Daniel l'histoire de son
immigration aux Etats-Unis, ou l'anecdote du bateau pour New York qu'il
faillit rater à cause de l'examen des cheveux, si longs, de ses sœurs.
C'est lui qui, par ses histoires, éveille l'intérêt de l'enfant sur
la famille Jaeger, mais étrangement Aby ne dit mot de son frère
Schmiel ―
à qui
Daniel ressemble tant. Ce que l'on sait de Schmiel "c'est que le
frère de mon grand-père, avec sa femme et ses quatre filles superbes
avait été tué par les nazis". À la mort du grand-père, on
retrouve des lettres de Schmiel, dans son portefeuille. ….et
D.Mendelsohn commence à s'interroger sérieusement sur "les
disparus". "Dans un foyer, il y en a toujours un pour
s'intéresser à ses origines" écrit-il.
Pour retrouver la trace de la famille de
Shmiel, Mendelsohn a visité l'ancienne Bolechow, en Ukraine, le fief
des Jaeger. Puis, avec une caméra vidéo, il est allé à Sydney, dans
un paradis de surfers, où une poignée de rescapés nés à Bolechow
ont trouvé asile. Enfin, il y eut des voyages en Israël, en Suède, au
Danemark, entrecoupés de retours à New York, où il se lia d'amitié
avec Frances Begley pour recueillir, encore, la mémoire de ces vieux
Juifs avant qu'elle meure avec eux. "J'ai quarante-sept ans,
j'appartiens à la dernière génération d'auteurs qui ont pu compulser
des témoignages vivants sur l'Holocauste. Nous vivons une époque
charnière, après laquelle l'histoire de la Shoah résidera uniquement
dans les livres."
Mendelsohn a mis 5 ans à enquêter, mais son livre ne peut être
catalogué uniquement comme un énième travail sur la Shoah, c'est
avant tout un livre sur l'histoire de sa famille, traversée par la
Shoah.
Comme toute recherche généalogique, il
peut y avoir un côté thriller mais c'est là, que Mendelsohn dépasse
ce côté recherche, en nous faisant part de ses réflexions sur la vie,
les relations entre frères, les êtres humains dans des conditions
extrêmes, le bien et le mal, l'histoire de l'Europe à travers celle
des juifs et des moments surprenants, parfois cocasses en utilisant des
passages de la Bible, pour essayer de comprendre.
Tout cela avec beaucoup de respect et
d'humanité pour les personnes qu'il rencontre, se gardant de juger…
Voilà un très grand livre, de ceux qui
vous aident à vivre mieux… et qui soulèvent de nombreuses pistes de
réflexion.
Corniche
Kennedy, de Maylis de
Kerangal
(éd.
Verticales. 180 pages)
lecture par Martine Mouhot :
La Corniche Kennedy, après Malmousque, c'est à Marseille, le lieu où
dès l'arrivée des beaux jours, les jeunes se rassemblent sur ce bout
de caillasse, leur territoire, sous la fameuse corniche qui court le
long de la côte. Petites bandes venues des quartiers Nord, en bus ou en
scooter.
Maylis de Kerangal présente la petite
bande avec une telle précision dans les descriptions que l'on plonge
dans ce temps de l'adolescence ―
défis, esbroufe, corps en mutation, langue ―
et où on se mesure au grand plongeon du haut des rochers.
"Ça discute sec, ça rigole, ça
s'esclaffe et ça chantonne, ça mange des frites mayonnaise, des
beignets, ça boit du Coca, ça commente les magazines, ça se crème le
dos, ça se paluche, ça fume, ça prend ses aises, ça se croit chez
soi."
Tout cela se passe sous les yeux de
Suzanne, qui vit dans une des belles maisons, mais sous les yeux aussi
de Sylvestre Opéra, le flic planté avec ses jumelles dans le
commissariat qui surplombe la corniche. Le flic chargé par son
supérieur le Jockey d'éradiquer les bravades de cette insupportable
bande de jeunes. Un flic dont les enquêtes se déroulent en arrière
plan, trafic de drogue, prostitution, nourrisson retrouvé dans une
poubelle...
Suzanne, après une tentative de vol de
téléphone portable, va devoir payer en sautant des rochers.
Tout ce manège des jeunes devient
insupportable au pouvoir. Le maire décrète la chasse aux jeunes, fait
verbaliser, on installe des caméras…. Le ton monte de chaque côté,
de provocations en provocations.
Par des phrases longues mais précises, un rythme rapide, Maylis de
Kerangal ajuste une chorégraphie âpre et sensuelle. À lire pour
passer un bon moment !
La
double vie d'Anna Song, de Minh Tran Huy
lecture par Bernadette Bresson:
Il s'agit du deuxième roman de Minh Tran Huy née en région parisienne
de parents d'origine vietnamienne. Elle est journaliste et rédacteur en
chef adjoint du Magazine littéraire.
L'héroïne du roman, Anna, est une pianiste d'origine vietnamienne qui
a été un enfant prodige du piano. Son histoire est racontée par son
mari, Paul. Il raconte leur enfance. Lui, orphelin, et elle, élevés
tous les deux par leurs grand-mères, des personnes très importantes
pour l'un et l'autre. Mais ils vont être séparés quand Anna partira
avec sa famille aux Etats-Unis étudier la musique dans une très grande
école.
En l'absence de son amour et en
attendant qu'Anna revienne un jour, il "vivote". De son côté,
elle est atteinte d'une maladie paralysante à une main et est renvoyée
de son école ; elle ne pourra pas devenir la grande pianiste qu'elle
promettait d'être.
Anna revient en France et rejoint Paul au
moment où sa grand-mère meurt. Paul raconte alors tout ce qu'il va
faire afin de l'aider à vivre à nouveau pour et par la musique :
un traitement sera trouvé et sa paralysie guérira, Anna pourra à
nouveau jouer du piano. Il raconte leur vie amoureuse avec une sorte de
mélancolie, d'autant plus que le sort s'acharnant sur Anna, elle est
atteinte d'un cancer et ne peut plus jouer en public.
Pendant sa maladie et jusqu'à sa mort,
son mari produira cent deux CD qu'Anna enregistrera dans son propre
studio aménagé dans leur maison et qu'il enverra aux critiques
musicaux et aux journalistes.
L'histoire racontée par Paul est
entrecoupée d'extraits de journaux et magazines qui s'extasient sur le
talent d'Anna. Mais, au fur et à mesure, on découvre une autre
réalité : les journalistes révèlent que les CD sont des faux, que
Paul a pillé les meilleurs morceaux de pianistes reconnus dont il a
fait une compilation sous le nom d'Anna Song !! Le scandale éclate.
Paul dans son récit explique qu'il a fait tout cela par amour pour Anna...
Je ne vous en dis pas plus car la vraie histoire
d'Anna Song ne s'arrête pas là. Paul n'a pas encore tout raconté.
Ce roman est inspiré d'une histoire vraie, celle de Joyce Hatto,
pianiste britannique décédée en 2006, dont le mari est actuellement
accusé d'avoir "piraté" des œuvres de musiciens. Le récit
de Paul nous plonge dans une belle histoire d'amour et les articles de
journaux datés nous ancrent dans la réalité et rendent l'histoire
encore plus vraisemblable.
L'histoire est très bien menée avec
l'alternance du récit de Paul et des articles de journaux qui nous font
découvrir chacun leur part de la vérité, chaque chapitre apportant
des éléments nouveaux. Le roman est très bien écrit, dans un style
fluide et simple, il est facile à lire.
Minh
Tran Huy en profite pour parler du pays d'origine de ses parents où son
héroïne va faire un voyage, elle insère des éléments
autobiographiques qui concernent surtout la vie de ses grands-parents et
des contes vietnamiens.