Le Café Littéraire luxovien / entre hasard, destin et liberté...

 

 

 

Mille et mille sosies de vous-même s'engagent sur les mille chemins que vous n'avez pas pris aux carrefours de votre vie, et vous, vous avez cru qu'il n'y en avait qu'un seul.

Patrick Modiano, Souvenirs dormants

 

On ne peut jamais savoir ce qu'il faut vouloir car on n'a qu'une vie et on ne peut ni la comparer à des vies antérieures ni la rectifier dans des vies ultérieures.
       (…)
       Il n'existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne car il n'existe aucune comparaison. Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans aucune préparation. Comme si un acteur entrait en scène sans avoir jamais répété. Mais que peut valoir la vie, si la première répétition de la vie est la vie même ? C'est ce qui fait que la vie ressemble toujours à une esquisse. Mais même "esquisse" n'est pas le mot juste, car une esquisse est toujours l'ébauche de quelque chose, la préparation d'un tableau, tandis que l'esquisse qu'est notre vie n'est l'esquisse de rien, une ébauche sans tableau.
       Tomas se répète le proverbe allemand : einmal ist keinmal, une fois ne compte pas, une fois c'est jamais. Ne pouvoir vivre qu'une vie, c'est comme ne pas vivre du tout.

Milan Kundera , L'insoutenable légèreté de l'être

 

Et de nouveau lui vient une idée que nous connaissons déjà: la vie humaine n'a lieu qu'une seule fois et nous ne pourrons jamais vérifier quelle était la bonne et quelle était la mauvaise décision, parce que, dans toute situation, nous ne pouvons décider qu'une seule fois. Il ne nous est pas donné une deuxième, une troisième, une quatrième vie pour que nous puissions comparer les différentes décisions.
       Il en va de l'histoire comme de la vie de l'individu. Les Tchèques n'ont qu'une histoire. Elle s'achèvera un jour comme la vie de Tomas, sans qu'il soit possible de la répéter une seconde fois.

Milan Kundera , L'insoutenable légèreté de l'être

 

À la différence de Parménide, Beethoven semblait considérer la pesanteur comme quelque chose de positif. "Der schwer gefasste Entschluss", la décision gravement pesée est associée à la voix du Destin ("Es muss sein ! " ; la pesanteur, la nécessité et la valeur sont trois notions intimement et profondément liées : n'est grave que ce qui est nécessaire, n'a de valeur que ce qui pèse.
       Cette conviction née de la musique de Beethoven et bien qu'il soit possible (sinon probable) que la responsabilité en incombe plutôt aux exégètes de Beethoven qu'au compositeur lui-même, nous la partageons tous plus ou moins aujourd'hui : pour nous, ce qui fait la grandeur de l'homme, c'est qu'il porte son destin comme Atlas portait sur ses épaules la voûte du ciel. Le héros beethovénien est un haltérophile des poids métaphysiques.

Milan Kundera , L'insoutenable légèreté de l'être

 

...il pensait à ce qu'elle lui avait dit quelques années plus tôt au milieu de propos insignifiants. Ils parlaient de son ami Z. et elle avait déclaré : « Si je ne t'avais pas rencontré, j'en serai certainement tombée amoureuse»
       Alors déjà ces mots avaient plongé Tomas dans une étrange mélancolie. Il avait en effet brusquement compris que c'était tout à fait par hasard que Tereza s'était éprise de lui et non de son ami Z. Qu'en dehors de son amour réalisé pour Tomas, il existait au royaume des possibles un nombre infini d'amours irréalisés pour d'autres hommes.
       Nous croyons tous qu'il est impensable que l'amour de notre vie puisse être quelque chose de léger, quelque chose qui ne pèse rien; nous nous figurons que notre amour est ce qu'il devait être ; que sans lui notre vie ne serait pas notre vie. Nous nous persuadons que Beethoven en personne, morose et la crinière farouche, joue son «Es muss sein!» pour notre grand amour.
       Tomas se souvenait de la remarque de Tereza sur son ami Z., et constatait que l'histoire de sa vie ne reposait pas sur «Es muss sein», mais plutôt sur «Es könnte auch anders sein» : ça aurait très bien pu se passer autrement…
       Sept ans plus tôt, un cas difficile de méningite s'était déclaré par hasard à l'hôpital de la ville où habitait Tereza, et le chef du service où travaillait Tomas avait été appelé d'urgence en consultation. Mais, par hasard, le chef de service avait une sciatique, il ne pouvait pas bouger, et il avait envoyé Tomas à sa pace dans cet hôpital de province. Il y avait cinq hôtels dans la ville, mais Tomas était descendu par hasard dans celui où travaillait Tereza. Par hasard, il avait un moment à perdre avant le départ du train et il était allé s'asseoir dans la brasserie. Tereza était de service par hasard et servait par hasard la table de Tomas. Il avait donc fallu uns série de six hasards pour pousser tomas jusqu'à Tereza, comme si, laissé à lui-même, rien ne l'y eut conduit.
       Il était rentré en Bohème à cause d'elle. Une décision aussi fatale reposait sur un amour à ce point fortuit qu'il n'aurait même pas existé si le chef de service n'avait eu une sciatique sept ans plus tôt. Et cette femme, cette incarnation du hasard absolu, était maintenant couché à côté de lui et respirait profondément dans son sommeil.
       (…)
       …
       Pendant son voyage de retour de Zurich à Prague, Tomas fut pris de malaise à l'idée que sa rencontre avec Tereza avait été le résultat de six improbables hasards. Mais, au contraire, un événement n'est-il pas d'autant plus important et chargé de signification qu'il dépend d'un plus grand nombre de circonstances fortuites?
       Seul le hasard peut être interprété comme un message. Ce qui arrive par nécessité, ce qui est attendu et se répète quotidiennement n'est que chose muette. Seul le hasard est parlant. On tente d'y lire comme les gitanes lisent au fond d'une tasse dans les figures qu'a dessinées le marc de café.
       La présence de Tomas dans son restaurant, ce fut pour Tereza la manifestation du hasard absolu. Il était seul à une table devant un livre ouvert. Il leva les yeux sur elle et sourit : «Un cognac!»
       À ce moment-là, il y avait de la musique à la radio. Tereza partit chercher un cognac dans le débit de boissons et tourna le bouton de l'appareil pour augmenter la volume. Elle avait reconnu Beethoven. Elle le connaissait depuis qu'un quatuor de Prague était venu en tournée dans la petite ville. Tereza (comme nous le savons, elle aspirait à «s'élever») allait au concert. La salle était vide. Elle s'y retrouva seule avec la pharmacien et son épouse. Il y avait donc un quatuor de musiciens sur la scène et un trio d'auditeurs dans la salle, mais les musiciens avaient eu la gentillesse de ne pas annuler le concert et de jouer pour eux seuls pendant toute une soirée les trois derniers quatuors de Beethoven.
       Le pharmacien avait ensuite invité les musiciens à dîner et avait prié l'auditrice inconnue de se joindre à eux. Depuis, Beethoven était devenu pour elle l'image du monde «de l'autre côté», l'image du monde auquel elle aspirait. A présent, tandis qu'elle revenait au comptoir avec un cognac pour Tomas, elle s'efforçait de lire dans ce hasard : comment se pouvait-il qu'à ce moment même où elle s'apprêtait à servir à cet inconnu qui lui plaisait, elle entendit du Beethoven?
       Le hasard a de ces sortilèges, pas la nécessité. Pour qu'un amour soit inoubliable, il faut que les hasards s'y rejoignent dès le premier instant comme les oiseaux sur les épaules de saint François d'Assise.

Milan Kundera , L'insoutenable légèreté de l'être

 

Notre vie quotidienne est bombardée de hasards, plus exactement de rencontres fortuites entre les gens et les événements, ce qu'on appelle des coïncidences. Il y a co-incidence quand deux événements inattendus se produisent en même temps, quand ils se rencontrent : Tomas apparaît dans le restaurant au moment où la radio joue du Beethoven. Dans leur immense majorité, ces coïncidences-là passent complètement inaperçues. (…)
       On ne peut donc reprocher au roman d'être fasciné les mystérieuses rencontres des hasard (par exemple, par la rencontre de Vronsky, d'Anna, du quai et de la mort, ou la rencontre de Beethoven, de Tomas, de Tereza et du verre de cognac), mais on peut avec raison reprocher à l'homme d'être aveugle à ces hasards dans la vie quotidienne et de priver ainsi la vie de sa dimension de beauté. 

Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être

 

Être femme, c'est pour Sabina une condition qu'elle n'a pas choisie. Ce qui n'est pas l'effet d'un choix ne peut être tenu pour un mérite ou pour un échec. Face à un état qui nous est imposé, il faut, pense Sabina, trouver la bonne attitude. Il lui paraît aussi absurde de s'insurger contre le fait qu'elle est née femme que de s'en faire gloire.

Milan Kundera , L'insoutenable légèreté de l'être

 

Flitcraft se rend compte que le monde n'est pas , comme il le croyait, un lieu raisonnable et ordonné, qu'il a tout faux depuis le début et n'y a jamais rien compris. Le monde est régi par le hasard. Des événements fortuits nous guettent à chaque jour de nos vies, et ces vies peuvent nous être ôtées à tout moment —sans la moindre raison.

Paul Auster, La nuit de l'oracle

 

Et il se dit encore: en bricolant dans son atelier, Dieu était arrivé, par hasard, à ce modèle de corps dont nous sommes tous obligés, pour un court laps de temps, de devenir l'âme. Mais quel sort lamentable que d'être l'âme d'un corps fabriqué à la légère et dont l'œil ne peut regarder sans être lavé toutes les dix, vingt secondes! Comment croire que l'autre en face de nous est un être libre, indépendant, maître de lui-même? Comment croire que son corps est l'expression fidèle d'une âme qui l'habite? Pour le croire, il eut fallu oublier le clignotement perpétuel de la paupière. Il eut fallu oublier l'atelier de bricolage d'où nous provenons. Ila fallu se soumettre à un contrat de l'oubli. C'est Dieu lui-même qui nous l'a imposé.

Milan Kundera, L'identité

 

Mais le hasard est aussi grand que Dieu, dont il est d'ailleurs la manifestation la moins contestable.

Henri Vincenot, La billebaude

 

«La liberté? En vivant votre misère, vous pouvez être malheureuse ou heureuse. C'est dans ce choix que consiste votre liberté. Vous êtes libre de fondre votre individualité dans la marmite de la multitude avec un sentiment de défaite, ou bien avec euphorie. Notre choix, ma chère dame, c'est l'euphorie.»
      Chantal sentit sur son visage se dessiner un sourire. elle retint bien ce que Leroy venait de dire: notre seule liberté est de choisir entre l'amertume et le plaisir. L'insignifiance de tout étant notre lot, il ne faut pas la porter comme une tare, mais savoir s'en réjouir.

Milan Kundera, L'identité

 

Regarde autour de toi: de tous ceux que tu vois, personne n'est ici par sa volonté. Bien sûr, ce que je viens de dire est la vérité la plus banale de toutes les vérités. À tel point banale, et à tel point essentielle, qu'on a cessé de la voir et de l'entendre.»
       (...)
       «Tout le monde jacasse sur les droits de l'homme. Quelle blague! Ton existence n'est fondée sur aucun droit. Même finir ta vie par ta propre volonté, ils ne te le permettent pas, ces chevaliers des droits de l'homme.»
       (...)
       Et la mère continua: «Regarde-les tous! Regarde! Au moins une moitié de ceux que tu vois sont laids. Être laid, ça fait aussi partie des droits de l'homme? Et sais-tu ce que c'est que de porter sa laideur toute sa vie? Sans le moindre repos? Ton sexe non plus, tu ne l'as pas choisi. Ni la couleur de tes yeux. Ni ton siècle. Ni ton pays. Ni ta mère. Rien de ce qui compte. Les droits que peut avoir un homme ne concernent que des futilités pour lesquelles il n'y a aucune raison de se battre ou d'écrire de fameuses Déclarations!»
       (...)
       Alain se taisait, puis il dit d'une voix paisible: «De quoi te sens-tu coupable? De ne pas avoir eu la force d'empêcher ma naissance? Ou de ne pas t'être réconciliée avec ma vie qui, par hasard, n'est quand même pas si mauvaise?»

Milan Kundera, La fête de l'insignifiance

 

Et Agnès songe le Créateur a mis dans l'ordinateur une disquette avec un programme détaillé, et puis il est parti. Qu'après avoir créé le monde, Dieu ait laissé à la merci des hommes abandonnés, qui en s'adressant à lui tombent dans un vide sans écho, cette idée n'est pas neuve. Mais se trouver abandonné par le Dieu de nos ancêtres est une chose, c'en est une autre d'être abandonné par le divin inventeur de l'ordinateur cosmique. À sa place reste un programme qui s'accomplit implacablement en son absence, sans qu'on puisse y changer quoi que ce soit Programmer l'ordinateur: cela ne veut pas dire que l'avenir soit planifié en détail, ni que «là-haut» tout soit écrit. Par exemple le programme ne stipulait pas qu'en 1815 la bataille de Waterloo aurait lieu, ni que les Français la perdraient, mais seulement que l'homme est par nature agressif, que la guerre lui est consubstantielle, et que le progrès technique la rendra de plus en plus atroce. Du point de vue du Créateur, tout le reste est sans importance, simple jeu de variations et de permutations dans un programme général qui n'a rien à voir avec une anticipation prophétique de l'avenir, mais détermine seulement les limites des possibilités; entre ces limites, il laisse tout pouvoir au hasard. L'homme est un projet dont on peut dire la même chose. 

Milan Kundera, L'immortalité 

 

Onze années bientôt ont passé sur tout cela. L'enfant insouciante et gaie est devenue une jeune fille qui a déjà beaucoup pleuré. Eût-elle été plus heureuse en continuant sa vie primitive ?… Mais il était écrit qu'elle en sortirait, parce qu'il fallait qu'elle fût changée en un être pensant et que son orbite et la vôtre vinssent un jour à se croiser. Oh! qui nous dira le pourquoi, la raison supérieure de ces rencontres, où les âmes s'effleurent à peine et que pourtant elles n'oublient plus. 

Pierre Loti, Les désenchantées

 

«Je ne peux me défaire de l'idée, dit-il, que dans la vie humaine la coïncidence n'est pas régie par le calcul des probabilités. Je veux dire que nous sommes souvent confrontés à des hasards si improbables qu'ils n'ont aucune justification mathématique. Récemment lorsque je marchais dans Paris, dans une rue insignifiante d'un quartier insignifiant, je suis tombé sur une femme de Hambourg que je voyais presque tous les jours il y a vingt-cinq ans, et qu'ensuite j'avais complètement perdue de vue. Je suivais cette rue-là parce que, par erreur, j'étais descendu du métro une station avant la mienne. Quant à la femme, elle était venue passer trois jours à Paris et s'était égarée. Il y avait une chance sur un milliard que nous nous rencontrions!
      
Quelle méthode adoptes-tu, pour calculer la probabilité des rencontres humaines?
      
Connaîtrais-tu une méthode?
      
Non. Et je le regrette répondis-je. C'est curieux, mais la vie humaine n'a jamais été soumise à une enquête mathématique. Prenons pour exemple le temps. Je rêve de faire cette expérience: appliquer des électrodes sur la tête d'un homme et calculer quel pourcentage de sa vie il consacre au présent, quel pourcentage aux souvenirs, quel pourcentage au futur. Nous pourrions découvrir ainsi ce qu'est l'homme dans son rapport au temps. Ce qu'est le temps humain. Et nous pourrions à coup sûr définir trois types humains fondamentaux, selon l'aspect du temps qui serait dominant pour chacun. J'en reviens aux hasards. Que peut-on dire de sérieux sur les hasards de la vie, sans une recherche mathématique? Seulement voilà, il n'y a pas de mathématique existentielle
      
Mathématique existentielle. Excellente trouvaille», dit Avenarius perdu dans sa méditation. Puis il dit: «De toute façon, qu'elle ait eut une chance sur un million ou sur un billion de se produire, la rencontre était parfaitement improbable, et cette improbabilité même fait tout son prix. Car la mathématique existentielle, qui n'existe pas, poserait à peu près cette équation: la valeur d'un hasard est égale à son degré d'improbabilité. 

Milan Kundera, L'immortalité

 

Nietzsche dans Ecce Homo: «On doit autant que possible éviter le hasard, l'excitation extérieure; s'emmurer en quelque sorte fait partie de l'élémentaire sagesse instinctive, de la gestation intellectuelle. Irai-je permettre à une pensée étrangère d'escalader secrètement ce mur?» Plus loin, cet éloge de l'hébètement impassible: «Je considère mon avenir un vaste avenir —  comme une mer étale: aucun vœu n'en vient à la face de l'eau. Je ne veux pour rien au monde que les choses deviennent autres que ce qu'elles sont; pour ma part je ne veux pas devenir autre. 

Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie

 

Quand une catastrophe surgit, on rebrousse chemin, on revient sur les lieux, on procède à la reconstitution. On veut comprendre l'origine de chaque geste, chaque décision. On rembobine cent fois. On devient spécialiste du cause à effet. On traque, on dissèque, on autopsie. On veut tout savoir de la nature humaine, des ressorts intimes et collectifs qui font que ce qui arrive, arrive. Sociologue, flic ou écrivain, on ne sait plus, on délire, on veut comprendre comment on devient un chiffre dans les statistiques, une virgule dans le grand tout. Alors qu'on se croyait immortel.

Brigitte Giraud, Vivre vite

 

Sans doute n'est-il pas facile d'être un animal doué de conscience. Son existence est un jeu de l'Oie dont les pires cases sont inévitables alors que les meilleures sont toujours incertaines. Jeton placé mais par quelle main? sur une case «départ», il ne pourra jamais retenir les dés qui roulent inexorablement pour lui.
       L'individualité n'est qu'une structure éphémère qui s'organise, se développe, se dégrade et se détruit. Rien n'en portait l'annonce, rien n'en garde le souvenir. Éternellement les atomes sont recyclés de l'Un à l'Autre. Hélas! ce n'est pas l'esprit qui se perpétue, c'est la matière. 

François De Closets, Le bonheur en plus

 

... il n'y avait rien à faire, rien, on ne se libérait jamais, on se heurtait toujours aux choses, aux murs. J'ai pensé à ce monde en flammes, à l'Europe qui brûlerait de nouveau un jour comme la Libye, comme la Syrie, un monde de chiens, de gueux abandonnés il est bien difficile de résister à la médiocrité, dans l'humiliation continuelle où nous tient la vie, (...) le futur était un ciel d'orage, un ciel d'acier, plombé au nord, le Destin se joue à petits coups, à petits mouvements, de sommes de minuscules erreurs de cap qui vous précipitent sur les brisants au lieu d'atteindre l'île paradisiaque tant désirée, les îles Sous-le-Vent ou Célèbes la féline (...) 

Mathias Énard, Rue des Voleurs

 

Destiny est fière de son prénom. «I have a destiny, I know it», dit-elle. J'ai un destin, je le sais. Elle pourrait aussi bien dire «J'ai une étoile, une bonne étoile, je la vois, là, devant moi». Ou encore «J'ai un ange gardien, je le sens, là, sur mon épaule». Mais elle ne parle ni d'étoile ni d'ange gardien, elle parle d'un destin.
       Son prénom brille comme de l'or au centre de son être, «I am Destiny», a-t-elle crié aux bandits qui arrêtaient leur camion dans le désert de Libye, peut-être se l'est-elle répété pendant que des hommes abusaient d'elle là-bas dans son pays alors qu'elle n'était encore qu'une adolescente, ou, plus tard, en Italie, quand elle faisait la prostituée pour rembourser le prix du voyage.
       (...)
       Destin Il arrive que quelqu'un dise «c'est le destin», et il s'agit alors de ces événements mystérieux qui peuvent se produire dans une vie ordinaire, parfois terribles et parfois magnifiques, mais terribles le plus souvent. Les gens évoquent aussi le destin à propos de personnages célèbres, qu'ils ne connaissent qu'à travers des récits fabriqués pour sublimer ceux qui en sont les héros.
       Ce n'est pas cela que Destiny met dans son rêve doré.
       Avoir un destin, c'est jouir d'une existence reconnue, admise. C'est se regarder dans un miroir et pouvoir dire : «Je suis moi.» C'est ne pas ête un grain de poussière foulé aux pieds, une miette balayée au gré des caprices d'autrui. Ne pas être un dommage collatéral des guerres, une chair vivante coincée dans les rouages d'obscurs conflits de gangs ou de non moins obscures raisons d'Etat. C'est échapper à ce qui était prévu pour vous, c'est faire un crochet, bondir sur une autre voie et aboutir loin, loin, sur une tout autre ligne d'arrivée. 

Pierrette Fleutiaux, Destiny

 

Toutes des périodes de coïncidences, de hasards, je ne sais comment les interpréter; appelons-les Dieu, Allah, le Destin, la prédestination, le karma, la vie, la chance, la malchance, comme on veut(...) 

Mathias Énard, Rue des Voleurs

 

J'aime le péril... les précipices..., les dés qu'on jette étourdiment en pariant sa vie entière, et je n'attends même pas qu'ils aient fini de rouler pour décider de la ruine. Me perdre, j'aime aussi, à l'occasion. C'est moi. Rien ne m'en guérira. 

Gilles Leroy, Alabama Song

 

Il y a bien longtemps que je suis convaincue que personne est maître de son destin, et les gens de rien encore moins que les autres. Le destin, ma mère en parlait souvent comme d'un démon qui aurait mangé à sa table tous les jours. En vrai, elle savait pas de quoi elle parlait, vu que le destin, c'est rien de ce qu'on aperçoit tant qu'on est vivant, c'est rien qu'une idée pas fiable. 

Franck Bouysse, Né d'aucune femme

 

Tu vois, je crois que rien n'arrive par hasard. Qu'au fond les choses suivent un plan caché, même si nous ne le comprenons pas. 

Carlos Ruiz Zafón, L'ombre du vent

 

Errer sans but sur le grand continent du hasard est une autre possibilité qui nous est laissée. Exactement comme les graines ailées de certains végétaux qu'emporte le vent printanier au gré de ses caprices. 
       On pourra cependant affirmer dans le même temps que le hasard n'existe pas: «Ce qui est accompli l'est indubitablement, ce qui ne l'est pas encore, l'est tout aussi indubitablement.» Bref, on dira que nous ne sommes rien, sinon des existences instantanées, coincées entre le «Tout» qui est derrière nous et le «Zéro» qu'on a sous les yeux, et qu'il n'y a là nulle place ni pour le hasard ni pour le possible. 
       Mais entre ces deux façons de voir, il n'y a en fait pas de grande différence. Il en va ici
et c'est le cas de la plupart des points de vue antagonistes comme de ces préparations culinaires qui portent deux noms différents mais qui n'en sont pas moins qu'une seule et même chose. 

Haruki Murakami, La course au mouton sauvage

 

(...) j'ai l'impression d'avoir plus de choix, d'être plus libre que jamais. Malgré tout, je n'aime pas trop ce mot de «destin». Ce n'est qu'une cible qu'on dessine après coup à l'endroit où s'est fichée la flèche. 

Hervé Le Tellier, L'anomalie

 

On a toujours tort de vouloir tout expliquer. Rien n'est moins compréhensible que l'existence. Ce qui fut l'effet du hasard, on veut qu'à son insu une nécessité secrète l'ait agencé, commandé. Cela confère aussitôt une signification fut-elle obscure à ce qui en était vraisemblablement dépourvu. 

Philippe Forest, Crue

 

Cette nuit-là Melchor dort peu et mal, comme d'habitude depuis la mort d'Olga, et il se réveille à l'aube recroquevillé sur le matelas du séjour, nu, frigorifié et migraineux, tandis que dans son esprit trotte une question de rhétorique que Jean Valjean se pose au début des Misérables et que Melchor n'a pas cessé de se poser depuis qu'Olga est morte «La destinée peut-elle donc être méchante comme un être intelligent et devenir monstrueuse comme le cœur humain!» 

Javier Cercas, Terra Alta

 

La valeur d'un hasard est égale à son degré d'improbabilité. 

Milan Kundera

 

Me promenant dans Paris, je vois passer, sans que lui-même m'ait aperçu, un ami que je n'ai pas croisé depuis longtemps, loin de le héler, je me délecte à le laisser aller, car je ne suis pas un chien qui accourt quand le hasard le siffle. 

Xavier Bazot, Fresque et Mosaïque

 

« Destin », dit-il. « Éventualité, rencontres. Hasard, circonstance qui fait trouver, fortuitement ou non, une personne ou une chose.» (...) 
       Adamsberg tira le carnet de sa poche arrière, l'ouvrit et, tant qu'il s'en souvenait encore, nota la dernière définition de Soliman. 

Fred Vargas, L'homme à l'envers

 

« Le hasard… qu'est-ce, après tout ?… un non-sens… ce que l'homme ne peut expliquer. Il doit y avoir autre chose ! » 

Hugues-le-Loup, d'Erkmann-Chatrian

 

Ruth savait qu'elle avait de la chance. Mon prochain roman devrait être sur la fortune, se dit-elle; l'inégalité avec laquelle fortune et infortune échoient à chacun, sinon à la naissance, du moins au fil de circonstances sur lesquelles on n'a pas de prise, et dans une conjonction apparemment aléatoire d'événements - les rencontres que l'on fait, le moment où on les fait; et les rencontres mêmes que ces gens importants sont susceptibles de faire en même temps que la nôtre. Ruth n'avait eu qu'une petite part de malheur. Pourquoi sa mère en avait-elle eu autant? 

John Irving, Une veuve de papier

 

Alors, par défi, il avait passé et réussi l'examen de West Point, devenant le seul de la promotion à n'avoir aucun militaire dans sa famille. Depuis, il ne cesse d'interroger ce qu'on appelle le destin: et si à dix-huit ans, il avait été retenu pour le second rôle dans cette comédie policière à Broadway, et si Hannah n'était pas tombée enceinte, et si en 2003, lors de l'offensive d'avril, il n'avait pas réussi à descendre ce satané Mig-25 au-dessus de Mossoul? Il avait désormais sa réponse: ce chemin de hasard n'a existé que pour qu'un jour, en haut de la plateforme d'acier d'un hangar de Lockheed Galaxy, il pose ses deux mains sur la rambarde peinte au minium, entouré de Prix Nobel, au-dessus de cette foule de gens surgis de nulle part. 

Hervé Le Tellier, L'anomalie

 

Jill appartient au monde du milieu du XXIIème siècle. On possède alors la maîtrise des voyages dans le temps, mais on ne la met que rarement en pratique et des restrictions sévères en réglementent l'usage. (...) l'État n'accorde à chacun qu'un voyage durant sa vie. Et ce n'est pas pour le plaisir de visiter d'autres moments de l'histoire, mais en tant que rite d'initiation à l'âge adulte. Une célébration est organisée en votre honneur et, le soir même, vous êtes envoyé dans le passé pour parcourir le monde pendant un an et observer vos ancêtres. Vous commencez deux cents ans avant votre naissance, en remontant à peu près sept générations, et puis vous revenez progressivement au présent. Le but du voyage est de vous enseigner l'humilité et la compassion, la tolérance envers le prochain. parmi la centaine d'aïeux que vous rencontrerez en chemin, la gamme entière des possibilités humaines vous sera révélée, chacun des numéros de la loterie générale aura son tour. Le voyageur comprendra qu'il est issu d'un immense chaudron de contradictions et qu'au nombre de ses antécédents se comptent des mendiants et des sots, des saints et des héros, des infirmes et des beautés, de belles âmes et des criminels violents, des altruistes et des voleurs. À se retrouver confronté à autant de vies au cours d'un laps de temps aussi bref, on gagne une nouvelle compréhension de soi-même et de sa place dans le monde. On se voit comme élément d'un ensemble plus grand que soi, et on se voit comme un individu distinct, un être sans précédent, avec son avenir personnel irremplaçable. On comprend, finalement, qu'on est seul responsable de son devenir. 

Paul Auster, La nuit de l'oracle

 

« L'héritage, comme le milieu où nous avons grandi et notre statut social, sont des cartes qu'on nous distribue à l'aveuglette au début du jeu. Il n'y a aucune liberté là-dedans: on se contente de prendre ce que le monde nous donne arbitrairement. Mais (...) la question est de savoir comment chacun dispose des cartes qu'il a reçues. Il y en a qui jouent formidablement avec des cartes médiocres, et d'autres qui font exactement le contraire: ils gaspillent et perdent tout, même avec des cartes exceptionnelles! Voilà où réside notre liberté: nous sommes libres de jouer avec les cartes qu'on nous a distribuées. Et nous sommes également libres d'y jouer comme nous l'entendons, en fonction là est l'ironie de la chance de chacun, de sa patience, de son intelligence, son intuition ou son audace: vertus qui sont également des cartes distribuées au hasard au début du jeu. Que reste-t-il donc de la liberté de choix, dans ce cas? 
       « Pas grand-chose (...) sauf peut-être la liberté de rire de notre situation ou de la déplorer, de jouer ou de ne plus jouer, d'essayer plus ou moins de comprendre les tenants et les aboutissants ou d'y renoncer, bref - nous avons le choix entre passer notre vie sur le qui-vive ou dans l'inertie. 

Amos Oz, Une histoire d'amour et de ténèbres

 

On ne rencontre jamais les gens par hasard. Ils sont destinés à traverser notre chemin pour une raison. 

Valérie Perrin, Changer l'eau des fleurs

 

Cela aurait pu être un autre jeune homme à la place, très certainement, mais cela n'avait pas été le cas. Les faits et les moments décisifs d'une vie sont tellement mystérieux une fois que cette vie est passée. (...) Mais le hasard seul ne suffit pas à nier la confiance fragile de la jeunesse. Oui, ils manquaient d'expérience, ils n'avaient que Goethe et Ibsen, et ce qu'elle avait dévoré de littérature sous la couette, dans sa chambre. Mais pourquoi les hormones et le hasard auraient-ils dû peser plus lourd? Est-ce que tout notre savoir ne nous rend pas plus pauvres, simplement parce que nous le possédons? 

Jens Christian Grøndahl, Quelle n'est pas ma joie

 

Il n'y a rien de fortuit. Rien de ce qu'il lui arrive n'est insignifiant. Il n'y a rien de ce qu'il dit qu'il lui arrive dans la vie qui ne se transforme en quelque chose qui lui est utile. Les choses qui semblent sur le moment avoir été vaines, navrantes, négatives, sont celles qui finissent par constituer, disons, la substance de Portnoy's Complaint. Chaque fois que quelqu'un entre dans sa vie, on se demande: «Quelle va donc être l'utilité de cette personne? Quelle matière littéraire va-t-elle lui fournir?» Eh bien, peut-être est-ce là que réside la différence entre la vie d'un écrivain et une vie ordinaire. 

Philip Roth, Les faits

 

À dix-sept ans, je ne connaissais pas de fille. Je gardais dans mes pensées la fillette du troisième étage qui avait grandi en moi entre-temps. Dans la rue, je regardais les filles en cherchant laquelle elle pouvait être. Elle s'était multipliée en de nombreuses possibilités. Elle était celle qui m'était destinée, mais le destin peut s'égarer en route, ce n'est pas une chose certaine qui doit forcément arriver. Le destin est une rareté. 

Erri De Luca, Le jour avant le bonheur

 

Par ma faute. Mes camarades m'en ont voulu. J'avais honte. Mais ce n'était pas ma faute après tout, c'est ma nature. Rien n'est de ma faute! C'est mon destin qui m'entraîne. Parce que moi qui vous parle, j'ai un destin, oui, et c'est terrible d'avoir un destin! On se croit comme tout le monde. On n'a l'air de rien. Mais au fond on n'est pas libre. On ne fait qu'obéir à son destin. 

Michel Tournier, Le fétichiste (nouvelle dans Le coq de bruyère)

 

En y pensant rétrospectivement, je me dis que nos vies sont faites d'une façon vraiment étrange. Elles regorgent de hasards extravagants et difficiles à croire, de développements en zigzag impossibles à pronostiquer. Mais lorsque ces événements nous arrivent réellement, lorsqu'on est plongé en plein milieu du tourbillon, il est possible de ne pas y voir le moindre élément étrange. Peut-être ce qui nous arrive nous semble-t-il être uniquement des faits parmi les plus ordinaires, se produisant de la façon la plus ordinaire, dans un quotidien linéaire. Ou bien au contraire, peut-être tout cela nous paraît-il complètement insensé. Mais en fin de compte, c'est seulement beaucoup plus tard que l'on saura vraiment si un événement est conforme à la raison ou pas. 

Haruki Murakami, Le meurtre du Commandeur
(livre 1 : Une Idée apparaît) 

 

Les questions, où et quand, avaient fini par former une vague hypothèse. Une coïncidence, oui. Peut-être. Mais si on devait écarter les coïncidences comme invraisemblables, alors que faire de l'essentiel de la vie, sans parler de l'existence elle-même? L'élégance du hasard est partout, et le fait que nous vivions est en soi invraisemblable se dit-il. Et quelque part, sur l'établi où la main du maître façonne le Qui et le Quoi, la chance et le grand dessein sont inséparables, l'improbable devient probable et l'inattendu est de règle.

Robert-James Waller, Retour à Madison

 

En suivant ces sillons nous pénétrons dans la cinquième série de «Stèles», dite «du bord du chemin». Car les chemins apparemment extérieurs ne sont autres que les interstices de l'âme; le cheminement réel y aboutit au mystère, et le hasard y transforme tout en destin.

François Cheng, L'un vers l'Autre, en voyage avec Victor Segalen

 

Le hasard serait le nom que nous donnons à notre ignorance... C'est cela? 

Arturo Pérez-Reverte, Le peintre de batailles

 

L'horreur toujours à l'affût, exigeant de prélever sa dîme, prête à égorger Euclide avec la faux du chaos. Papillons voletant autour de toutes les guerres et de toutes les paix. Chaque moment était un mélange des situations possibles combinées avec les impossibles, de fissures prévues dès l'instant originel à la température de trois milliards de kelvins, situé entre quatorze secondes et trois minutes après le Big Bang, départ de la série de hasards précis qui créent l'homme, et le tuent. Dieux ivres jouant aux échecs, loteries olympiques, une météorite errante de seulement dix kilomètres de diamètre qui, en frappant la Terre et en anéantissant tous les animaux de plus de vingt-cinq kilos, avait ouvert la voie à des mammifères encore petits et craintifs qui, soixante-cinq millions d'années plus tard, devaient finir par être Homo sapiens, Homo Ludens, Homo occisor. 

Arturo Pérez-Reverte, Le peintre de batailles

 

On insista beaucoup sur le rôle qu'avait joué le hasard, incriminant la Nature et la manière toujours aléatoire dont se manifeste, sans prévenir, sa démesure. Ce qui n'était pas faux bien sûr. Mais si l'argument était ainsi mis en avant, c'est parce qu'il permettait d'exonérer les hommes de leur imprévoyance, de leur irresponsabilité. Il faisait porter toute la faute de ce qui leur arrivait sur la puissance aveugle et impersonnelle qui, soudainement, les accablait. Les signes avant-coureurs, pourtant, n'avaient pas fait défaut. 

Philippe Forest, Crue

 

Avec une formidable régularité que les scientifiques constataient sans parvenir à l'expliquer, le fleuve entrait périodiquement en crue et inondait la ville. Le phénomène connaissait un pic à peu près tous les cent ans. Et cela faisait un peu plus d'un siècle que la chose s'était produite pour la dernière fois. Il n'y avait donc rien de surprenant à ce qu'elle ait lieu à nouveau. C'était affaire de probabilités, de statistiques. Elles finissent toujours par avoir raison. S'il fallait s'étonner que quoi que ce soit, ce n'était certainement pas de ce que la catastrophe arrive enfin mais plutôt de ce qu'elle ait tant tardé. 

Philippe Forest, Crue

 

Et c'est dur, disait son ami, d'accepter l'absence de sentiments de l'Univers: sa nature impitoyable. Les scientifiques d'autrefois le contemplaient comme une énigme que l'on pouvait déchiffrer en possédant le code adéquat: quelque chose comme un hiéroglyphe disposé par Dieu. Cela signifie que tu peux, d'une certaine façon, avoir raison, car si nous remplaçons le mot "Dieu" par le concept de système de lois cachées, l'idée continue d'être valable, même si la préciser s'avère difficile. Tu comprends? Cela se passe comme avec la conjecture de Goldbach: nous savons des choses que nous ne pouvons démontrer. La science classique connaissait l'existence de problèmes associés à des systèmes non linéaires je veux parler des comportements irréguliers, arbitraires ou chaotiques, mais elle n'a pu les comprendre à cause de la difficulté mathématique de leur traitement. Aujourd'hui, à mesure que progresse notre capacité d'observation, nous rencontrons de plus en plus de chaos apparent dans la nature. Cela fait déjà un demi-siècle que nous savons que les véritables lois ne peuvent être linéaires. Dans ces systèmes confortables avec lesquels la science nous a rassuré pendant des siècles, des changements minuscules dans les conditions initiales ne modifiaient pas le résultat; mais dans les systèmes chaotiques, dès que les conditions de départ varient légèrement, l'objet suit un chemin différent. Ça pourrait bien sûr s'appliquer à tes guerres. Et aussi à la nature et à la vie même: aux tremblements de terre, aux bactéries, aux stimulis, aux pensées. Nous vivons en interaction avec le paysage confus qui nous entoure. Mais il est vrai qu'un système chaotique est assujetti à des lois ou des règles. Et ce n'est pas tout: il y a des règles faites d'exceptions, ou de hasards apparents, qui pourraient être décrites avec des lois formulées en expressions mathématiques classiques. Bref, mon vieux, et pour résumer cette brillante conférence : il y a un ordre dans le chaos. 

Arturo Pérez-Reverte, Le peintre de batailles

 

Pourquoi se sont-ils suicidés? Bonne question (...) - Pour ce qui est de leur suicide, ce sont les déductions astrales de votre sœur Thérèse qui m'ont convaincu. Les astres parlaient à ces messieurs. Ils croyaient dur comme fer que le jour de leur mort y était inscrit. En se tuant eux-mêmes le jour dit, ils ont respecté le verdict des étoiles tout en conservant leur liberté individuelle. 
      —
Se sont octroyé le rôle du Destin, en quelque sorte... 

Daniel Pennac, Au bonheur des ogres

 

[...] l'inconnu est ce qui advient, qui est toujours déjà là mais toujours en avant de nous, et cet inconnu qui advient n'est autre que notre propre mystère. 

François Cheng, L'un vers l'Autre, en voyage avec Victor Segalen

 

La vie que je vis est la mienne, bien sûr. Mais je me demande si presque tout ce qui m'arrive ne serait pas déterminé à l'avance, en dehors de ma volonté, si tout ne suit pas son cours à sa guise. Autrement dit, j'ai l'air de vivre ma vie selon mes décisions ou mon libre-arbitre, mais en fin de compte, ce qui est important, je ne l'ai peut-être jamais choisi moi-même, je n'ai jamais eu voix au chapitre. 

Haruki Murakami, Le meurtre du Commandeur
(livre 2 : La Métaphore se déplace)

 

Et c'est ainsi que le peintre de batailles, stupéfait, très attentif à tout ce qu'il entendait, avait acquis définitivement la certitude qu'il existait un filet invisible qui enveloppait le monde et ses événements, où rien de ce qui pouvait arriver n'était innocent ou sans conséquence. 

Arturo Pérez-Reverte, Le peintre de batailles

 

Finalement, il [Philip] concéda:

— Je ne puis parler pour les autres, je ne puis parler que pour moi. L'idée du libre arbitre est trop ancrée en moi pour arriver à m'en affranchir. Elle n'est, je crois, qu'une illusion. Mais cette illusion est, chez moi, un des mobiles les plus puissants. Avant d'agir, je sens que j'ai le choix, mais, une fois la chose accomplie, je me figure que, de toute éternité, elle était inévitable.  
      — Qu'en déduisez-vous ? dit Hayward.  
      — Tout simplement, la vanité du regret. Inutile de gémir sur le vase brisé, quand toutes les forces de l'Univers se sont coalisées pour le faire tomber de vos mains.

William Somerset Maugham, Servitude humaine

 

Autrefois, quand nous nous sommes réunis autour Perceval dans un restaurant de Londres, tout bouillait, tout s'agitait en nous: nous eussions pu être n'importe quoi. Maintenant, nous avons choisi, ou peut-être le choix a-t-il été fait pour nous: une paire de pincettes nous a saisis par la peau du cou. J'ai choisi. J'ai accepté les empreintes de la vie, non au-dehors, mais au-dedans, sur mes fibres nues, blanches, que rien ne protégeait. Je suis recouvert et meurtri par les empreintes des visages, des esprits, et des choses, et tout cela est si subtil que cela possède une odeur, une couleur, une texture, une substance, mais pas de nom.   
     (...)
      Nous sommes obligés de bondir comme des poissons, très haut au-dessus de la surface du fleuve, afin d'arriver à temps pour prendre le train à la gare de Waterloo. Et, si haut que nous bondissions, nous finissons toujours par retomber dans la rivière. Je sais maintenant que je ne m'embarquerai jamais pour Tahiti. Une excursion de quelques jours à Rome sera mon plus long voyage. J'ai des enfants. Je suis prisonnier de la place que j'occupe dans le puzzle.
      (...)
      Les barques de Rhoda ont atteint la rive. Peu lui importe maintenant qu'elles aient sombré, ou qu'elles aient jeté l'ancre. Nous sommes prêts à considérer favorablement les propositions que le monde pourrait nous faire. Je viens de faire réflexion que la Terre n'est qu'un caillou séparé par hasard de la masse solaire, et que les abîmes de l'espace sont partout vides de vie.
      (...)
      Et nous qui marchons six de front, avec au fond de nous-mêmes cette petite lumière incertaine que nous appelons le sentiment et la pensée, que pouvons-nous faire pour nous opposer au flux des choses? Sur quoi de permanent s'appuyer? Nos vies s'écoulent elles aussi le long d'avenues sans lumières, hors du temps, non identifiées. 

Virginia Woolf, Les Vagues

 

C'est le Destin qui est responsable de tout. On n'échappe pas à son karma. Tout concorde... Le miroir... tout. 
      Le miroir, madame? s'étonna Poirot. 
      Elle lui fit un léger signe de tête. 
      Oui. Vous voyez, il était brisé. Un symbole! Connaissez-vous le poème de Tennyson? Je le lisais, enfant, sans en comprendre évidemment la portée ésotérique. Le miroir se fendit de part en part. "La malédiction s'est abattue sur moi!" s'écria la dame de Shalott. C'est ce qui est arrivé à Gervase. La malédiction s'est abattue tout à coup sur lui. Vous n'ignorez pas, j'imagine, que la plupart des très vieilles familles sont l'objet d'une malédiction... le miroir brisé... Il a su tout de suite qu'il était maudit! La malédiction s'était abattue
      Mais, madame, ce n'est pas une malédiction qui a brisé le miroir, c'est une balle! 

Agatha Christie, Le miroir brisé

 

Ils étaient subtils et bien étranges, pensait-il, les liens qui pouvaient s'établir entre les choses en apparence sans rapport: peintures, paroles, souvenirs, horreurs. Comme si tout le chaos du monde, répandu pêle-mêle sur la terre par le caprice de dieux ivres et imbéciles une explication aussi valable que n'importe quelle autre ou de hasards impitoyables, pouvait se voir soudain transformé en un ensemble aux proportions précises, par le simple fait d'une image insoupçonnée, d'un mot employé fortuitement, d'un sentiment, d'un tableau contemplé en compagnie d'une femme morte depuis dix ans, remémoré aujourd'hui et peint de nouveau à la lumière d'une biographie différente de celle du peintre qui l'avait conçu. D'un regard qui peut-être l'enrichissait et l'expliquait. 

Arturo Pérez-Reverte, Le peintre de batailles

 

Les choses tournèrent au ralenti pendant quelque temps. Cela se produit parfois. La casserole bout et, juste au moment où elle est sur le point de déborder, une main Dieu, le destin, voire une vulgaire coïncidence baisse le feu. 

Stephen King, Duma Key

Elle s'était d'abord mise au jeu pour l'excitation de la victoire, puis, comme tous les accrocs, elle avait commencé à jouer pour perdre. Cette seconde où une vie entière se décide, ce tour de roulette qui engloutit l'épargne, creuse les dettes et sépare les familles. L'appel du vide. On a rarement l'occasion de regarder le hasard en face et de le voir hésiter. 

Sophie Hénaff, Poulets grillés

 

Le fatalisme est inévitable dans l’histoire si l’on veut en comprendre les manifestations illogiques, ou, du moins celles dont nous n’entrevoyons pas le sens et dont l’illogisme grandit à nos yeux, à mesure que nous nous efforçons de nous en rendre compte.
       Tout homme vit pour soi, et jouit du libre arbitre nécessaire pour atteindre le but qu’il se propose. Il a, et il sent en lui la faculté de faire ou de ne pas faire telle ou telle chose, mais, du moment qu’elle est faite, elle ne lui appartient plus, et elle devient la propriété de l’histoire, où elle trouve, en dehors du hasard, la place qui lui est assignée à l’avance.
       La vie de l’homme est double : l’une, c’est la vie intime, individuelle, d’autant plus indépendante que les intérêts en seront plus élevés et plus abstraits ; l’autre, c’est la vie générale, la vie dans la fourmilière humaine, qui l’entoure de ses lois et l’oblige à s’y soumettre.
       L’homme a beau avoir conscience de son existence personnelle, il est, quoi qu’il fasse, l’instrument inconscient du travail de l’histoire et de l’humanité. Plus il est placé haut sur l’échelle sociale, plus le nombre de ceux avec qui il est en rapport est considérable, plus il a de pouvoir, plus sont évidentes la prédestination et la nécessité inéluctable de chacun de ces actes :
       LE CŒUR DES ROIS EST DANS LA MAIN DE DIEU !
       LES ROIS SONT LES ESCLAVES DE L’HISTOIRE !
       L’histoire, c’est-à-dire la vie collective de toutes les individualités, met à profit chaque minute de la vie des rois, et les fait concourir à son but particulier.
       Bien que Napoléon fût plus que jamais convaincu, en l’an de grâce 1812, qu’il dépendait de lui seul de verser ou de ne pas verser le sang de ses peuples, plus que jamais au contraire il était assujetti à ces ordres mystérieux de l’histoire qui le poussaient fatalement en avant, tout en lui laissant l’illusion de croire à son libre arbitre.
       Ainsi donc, tout en obéissant, à leur insu, à la loi de la coïncidence des causes, ces hommes qui marchaient en foule vers l’Orient, pour tuer et massacrer leurs semblables, y étaient en même temps conduits par ces nombreuses et puériles raisons qui, aux yeux du vulgaire, motivaient cette terrible perturbation. Ces raisons, on les connaît, c’étaient : la violation du blocus continental, le démêlé avec le duc d’Oldenbourg, l’entrée des troupes en Russie pour en obtenir, comme le croyait Napoléon, une neutralité armée, son goût effrénée pour la guerre, l’habitude qu’il en avait prise, jointe au caractère des Français, à l’entraînement général causé par le grandiose des préparatifs, aux dépenses qu’ils occasionnaient et à la nécessité par suite d’y trouver des compensations, aux honneurs enivrants qu’il avait reçus à Dresde, aux négociations diplomatiques qui, quoique animées, au dire des contemporains, d’un sincère désir de paix, n’avaient cependant abouti qu’à froisser les amours-propres de part et d’autre… et mille autres prétextes, plus ou moins bons, qui, tous réunis, n’avaient, en définitive, d’autre résultat que le fait qui devait fatalement s’accomplir.

(...)
       Les prétendus grands hommes ne sont que les étiquettes de l’Histoire : ils donnent leurs noms aux événements, sans même avoir, comme les étiquettes, le moindre lien avec le fait lui-même.
       Aucun des actes de leur soi-disant libre arbitre n’est un acte volontaire : il est lié à priori à la marche générale de l’histoire et de l’humanité, et sa place y est fixée à l’avance de toute éternité.

Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix – Tome II

   

À la question de savoir quelle est la raison d’être des faits historiques, il nous paraît bien plus simple de répondre que la marche des événements de ce monde est arrêtée d’avance, et dépend de la coïncidence de toutes les volontés de ceux qui participent aux événements, et que celle des Napoléons n’y a qu’une influence extérieure et apparente.

Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix – Tome III

 

Ainsi donc toutes les dispositions nécessitées par le moment étaient prises par les chefs immédiats, sans attendre les ordres de Ney, de Davout ou de Murat, et à plus forte raison ceux de Napoléon. Ils craignaient d’autant moins d’en assumer la responsabilité, que, pendant la mêlée, l’homme n’a plus d’autre idée que de sauver sa propre vie, et qu’en cherchant le salut il se jette en avant, en arrière, et agit sous l’influence exclusive de sa surexcitation personnelle. En résumé, tous ces mouvements, produits par le hasard, ne facilitaient ni ne changeaient la position des troupes. Leurs chocs et leurs attaques ne leur faisaient que peu de mal : c’étaient les boulets et les balles qui, traversant l’immense espace, leur apportaient la mort et les blessures. Dès que ces hommes se trouvaient hors de la portée des projectiles, leurs chefs s’en emparaient, les alignaient, les soumettaient à la discipline, et, par la puissance de cette même discipline, les ramenaient dans ce cercle de fer et de feu, où ils perdaient de nouveau leur sang-froid, et couraient à l’aventure, en s’entraînant mutuellement.

Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix – Tome III

« Le HASARD a créé telle situation : le GÉNIE s’en est servi», dit l’histoire. Mais qu’est-ce que le HASARD ? Qu’est-ce que le GÉNIE ?
       Les mots HASARD et GÉNIE ne signifient rien qui soit réellement existant, aussi ne peuvent-ils être définis. Ces mots ne désignent qu’un degré déterminé dans la compréhension des phénomènes ; je ne sais pas pourquoi tel ou tel phénomène se produit ; je pense que je ne peux pas le savoir ; par suite, je ne veux pas le savoir et je dis : HASARD. Je vois une force produisant un effet hors de proportion avec les capacités communes des hommes ; je ne comprends pas pourquoi cela se produit et je dis : GÉNIE.
       (...) C’est seulement en renonçant à connaître le but proche et compréhensible, et en avouant que le but final nous est inaccessible, que nous verrons une suite logique dans la vie des personnages historiques : c’est alors que nous découvrirons la raison de la disproportion qui existe entre leurs actes et la capacité d’action commune à tous les hommes, et que nous n’aurons plus besoin des mots HASARD et GÉNIE.
.......
       C’est le HASARD, ce sont des millions de hasards qui lui donnent le pouvoir, et tous les hommes, comme obéissant à un mot d’ordre, contribuent à consolider ce pouvoir. Ce sont des HASARDS qui font les caractères des dirigeants de la France d’alors ; ce sont des HASARDS qui font le caractère de Paul Ier, qui reconnaît son autorité ; c’est le HASARD qui ourdit contre lui un complot, qui au lieu de l’ébranler, raffermit sa puissance ; c’est le HASARD qui lui livre le duc d’Enghien, et le pousse à le faire assassiner inopinément, cherchant par ce moyen, plus fort que tous les autres, à convaincre la foule qu’il a le droit, puisqu’il a la force. C’est le HASARD qui fait qu’il tend toutes ses forces pour une expédition contre l’Angleterre, qui, évidemment, aurait causé sa ruine, et jamais il ne réalise ce dessein, mais, tout à coup, il tombe sur Mack et ses Autrichiens qui se rendent sans combat. C’est le HASARD et le GÉNIE qui lui donnent la victoire d’Austerlitz, et par HASARD, tous les hommes, non seulement de la France, mais de toute l’Europe, à l’exception de l’Angleterre qui ne prendra aucune part aux événements en train de s’accomplir, tous les hommes, malgré leur horreur initiale et leur aversion pour les crimes de cet homme, reconnaissent maintenant son pouvoir, le titre qu’il s’est donné, et son idéal de grandeur et de gloire, que chacun à l’envi prend pour quelque chose de merveilleux et de raisonnable.

Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix – Tome III Épilogue

Si la conscience que nous avons de notre liberté n’était pas indépendante de la raison, elle serait subordonnée à la raison et à l’expérience ; mais dans la réalité une telle soumission n’existe jamais et est inconcevable. Une suite d’expériences et de raisonnements démontre à chaque individu qu’en tant que sujet d’observation, il est soumis à certaines lois ; et il s’y soumet ; jamais il ne regimbe contre la loi de la gravitation ou la loi de l’imperméabilité, quand il l’a une fois reconnue. Mais cette même série d’expériences et de raisonnements lui démontre que la liberté complète dont il a conscience en lui-même est impossible, que chacun de ses actes dépend de son organisme, de son caractère et des mobiles qui agissent sur lui ; et pourtant jamais il ne se soumet à ces conclusions.
       Il sait par l’expérience et le raisonnement qu’une pierre tombe ; il le croit sans réserve, et dans toutes les occasions, il attend que joue cette loi qu’il a reconnue.
       Mais tout en sachant aussi incontestablement que sa volonté est soumise à des lois, il n’y croit pas et se refuse à croire.
       Quel que soit le nombre de fois où l’expérience et la raison lui ont démontré que dans les mêmes conditions où, avec le même caractère, il ferait exactement ce qu’il a déjà fait, bien que des milliers de fois, agissant dans les mêmes conditions, avec le même caractère, il soit arrivé à des résultats identiques, il continue imperturbablement à croire à sa liberté d’agir à sa guise, exactement comme avant ces expériences. Tout homme, le sauvage comme le penseur, malgré le raisonnement et l’expérience qui lui démontrent irréfutablement l’identité de ses actes dans des conditions identiques, sent que, privé de cette absurde croyance qui constitue l’essence de la liberté, il ne peut concevoir la vie. Il sent que, quelque impossible que cela soit, cela est ; car, privé de cette croyance en la liberté, non seulement il ne comprendrait pas la vie, mais encore il ne pourrait pas vivre un seul instant.
       Il ne pourrait pas vivre, parce que chacun des efforts de l’homme, chacun de ses élans, ne tendent qu’à augmenter sa liberté. Richesse, pauvreté ; gloire, obscurité ; puissance, sujétion ; force, faiblesse ; santé, maladie ; savoir, ignorance ; travail, désœuvrement ; satiété, famine ; vertu, vice, ne sont que des degrés plus ou moins élevés de la liberté.

Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix – Tome III Épilogue

 

 

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