Le Café Littéraire luxovien / entre hasard, destin et liberté... |
Mille et mille sosies de vous-même s'engagent sur les mille chemins que vous n'avez pas pris aux carrefours de votre vie, et vous, vous avez cru qu'il n'y en avait qu'un seul. Patrick Modiano, Souvenirs dormants
On
ne peut jamais savoir ce qu'il faut vouloir car on n'a qu'une vie et on
ne peut ni la comparer à des vies antérieures ni la rectifier dans des
vies ultérieures. Milan Kundera , L'insoutenable légèreté de l'être
Et
de nouveau lui vient une idée que nous connaissons déjà: la vie
humaine n'a lieu qu'une seule fois et nous ne pourrons jamais vérifier
quelle était la bonne et quelle était la mauvaise décision, parce
que, dans toute situation, nous ne pouvons décider qu'une seule fois.
Il ne nous est pas donné une deuxième, une troisième, une quatrième
vie pour que nous puissions comparer les différentes décisions. Milan Kundera , L'insoutenable légèreté de l'être
À
la différence de Parménide, Beethoven semblait considérer la
pesanteur comme quelque chose de positif. "Der schwer gefasste
Entschluss", la décision gravement pesée est associée à la voix
du Destin ("Es muss sein ! " ; la pesanteur, la nécessité et
la valeur sont trois notions intimement et profondément liées : n'est
grave que ce qui est nécessaire, n'a de valeur que ce qui pèse. Milan Kundera , L'insoutenable légèreté de l'être
...il
pensait à ce qu'elle lui avait dit quelques années plus tôt au milieu
de propos insignifiants. Ils parlaient de son ami Z. et elle avait
déclaré : « Si je ne t'avais pas rencontré, j'en serai certainement
tombée amoureuse» Milan Kundera , L'insoutenable légèreté de l'être
Notre
vie quotidienne est bombardée de hasards, plus exactement de rencontres
fortuites entre les gens et les événements, ce qu'on appelle des
coïncidences. Il y a co-incidence quand deux événements inattendus se
produisent en même temps, quand ils se rencontrent : Tomas apparaît
dans le restaurant au moment où la radio joue du Beethoven. Dans leur
immense majorité, ces coïncidences-là passent complètement
inaperçues. (…) Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être
Être femme, c'est pour Sabina une condition qu'elle n'a pas choisie. Ce qui n'est pas l'effet d'un choix ne peut être tenu pour un mérite ou pour un échec. Face à un état qui nous est imposé, il faut, pense Sabina, trouver la bonne attitude. Il lui paraît aussi absurde de s'insurger contre le fait qu'elle est née femme que de s'en faire gloire. Milan Kundera , L'insoutenable légèreté de l'être
Flitcraft se rend compte que le monde n'est pas , comme il le croyait, un lieu raisonnable et ordonné, qu'il a tout faux depuis le début et n'y a jamais rien compris. Le monde est régi par le hasard. Des événements fortuits nous guettent à chaque jour de nos vies, et ces vies peuvent nous être ôtées à tout moment —sans la moindre raison. Paul Auster, La nuit de l'oracle
Et il se dit encore: en bricolant dans son atelier, Dieu était arrivé, par hasard, à ce modèle de corps dont nous sommes tous obligés, pour un court laps de temps, de devenir l'âme. Mais quel sort lamentable que d'être l'âme d'un corps fabriqué à la légère et dont l'œil ne peut regarder sans être lavé toutes les dix, vingt secondes! Comment croire que l'autre en face de nous est un être libre, indépendant, maître de lui-même? Comment croire que son corps est l'expression fidèle d'une âme qui l'habite? Pour le croire, il eut fallu oublier le clignotement perpétuel de la paupière. Il eut fallu oublier l'atelier de bricolage d'où nous provenons. Ila fallu se soumettre à un contrat de l'oubli. C'est Dieu lui-même qui nous l'a imposé. Milan Kundera, L'identité
Mais le hasard est aussi grand que Dieu, dont il est d'ailleurs la manifestation la moins contestable. Henri Vincenot, La billebaude
«La
liberté? En vivant votre misère, vous pouvez être malheureuse ou
heureuse. C'est dans ce choix que consiste votre liberté. Vous êtes
libre de fondre votre individualité dans la marmite de la multitude
avec un sentiment de défaite, ou bien avec euphorie. Notre choix, ma
chère dame, c'est l'euphorie.» Milan Kundera, L'identité
— Regarde
autour de toi: de tous ceux que tu vois, personne n'est ici par sa
volonté. Bien sûr, ce que je viens de dire est la vérité la plus
banale de toutes les vérités. À tel point banale, et à tel point
essentielle, qu'on a cessé de la voir et de l'entendre.» Milan Kundera, La fête de l'insignifiance
Et Agnès songe le Créateur a mis dans l'ordinateur une disquette avec un programme détaillé, et puis il est parti. Qu'après avoir créé le monde, Dieu ait laissé à la merci des hommes abandonnés, qui en s'adressant à lui tombent dans un vide sans écho, cette idée n'est pas neuve. Mais se trouver abandonné par le Dieu de nos ancêtres est une chose, c'en est une autre d'être abandonné par le divin inventeur de l'ordinateur cosmique. À sa place reste un programme qui s'accomplit implacablement en son absence, sans qu'on puisse y changer quoi que ce soit Programmer l'ordinateur: cela ne veut pas dire que l'avenir soit planifié en détail, ni que «là-haut» tout soit écrit. Par exemple le programme ne stipulait pas qu'en 1815 la bataille de Waterloo aurait lieu, ni que les Français la perdraient, mais seulement que l'homme est par nature agressif, que la guerre lui est consubstantielle, et que le progrès technique la rendra de plus en plus atroce. Du point de vue du Créateur, tout le reste est sans importance, simple jeu de variations et de permutations dans un programme général qui n'a rien à voir avec une anticipation prophétique de l'avenir, mais détermine seulement les limites des possibilités; entre ces limites, il laisse tout pouvoir au hasard. L'homme est un projet dont on peut dire la même chose. Milan Kundera, L'immortalité
Onze années bientôt ont passé sur tout cela. L'enfant insouciante et gaie est devenue une jeune fille qui a déjà beaucoup pleuré. Eût-elle été plus heureuse en continuant sa vie primitive ?… Mais il était écrit qu'elle en sortirait, parce qu'il fallait qu'elle fût changée en un être pensant et que son orbite et la vôtre vinssent un jour à se croiser. Oh! qui nous dira le pourquoi, la raison supérieure de ces rencontres, où les âmes s'effleurent à peine et que pourtant elles n'oublient plus. Pierre Loti, Les désenchantées
«Je
ne peux me défaire de l'idée, dit-il, que dans la vie humaine la
coïncidence n'est pas régie par le calcul des probabilités. Je veux dire
que nous sommes souvent confrontés à des hasards si improbables qu'ils n'ont
aucune justification mathématique. Récemment lorsque je marchais dans Paris,
dans une rue insignifiante d'un quartier insignifiant, je suis tombé sur une
femme de Hambourg que je voyais presque tous les jours il y a vingt-cinq ans,
et qu'ensuite j'avais complètement perdue de vue. Je suivais cette rue-là
parce que, par erreur, j'étais descendu du métro une station avant la
mienne. Quant à la femme, elle était venue passer trois jours à Paris et
s'était égarée. Il y avait une chance sur un milliard que nous nous
rencontrions! Milan Kundera, L'immortalité
Nietzsche dans Ecce Homo: «On doit autant que possible éviter le hasard, l'excitation extérieure; s'emmurer en quelque sorte fait partie de l'élémentaire sagesse instinctive, de la gestation intellectuelle. Irai-je permettre à une pensée étrangère d'escalader secrètement ce mur?» Plus loin, cet éloge de l'hébètement impassible: «Je considère mon avenir — un vaste avenir — comme une mer étale: aucun vœu n'en vient à la face de l'eau. Je ne veux pour rien au monde que les choses deviennent autres que ce qu'elles sont; pour ma part je ne veux pas devenir autre. Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie
Quand une catastrophe surgit, on rebrousse chemin, on revient sur les lieux, on procède à la reconstitution. On veut comprendre l'origine de chaque geste, chaque décision. On rembobine cent fois. On devient spécialiste du cause à effet. On traque, on dissèque, on autopsie. On veut tout savoir de la nature humaine, des ressorts intimes et collectifs qui font que ce qui arrive, arrive. Sociologue, flic ou écrivain, on ne sait plus, on délire, on veut comprendre comment on devient un chiffre dans les statistiques, une virgule dans le grand tout. Alors qu'on se croyait immortel. Brigitte Giraud, Vivre vite
Sans doute n'est-il pas facile d'être un animal doué de conscience.
Son existence est un jeu de l'Oie dont les pires cases sont inévitables
alors que les meilleures sont toujours incertaines. Jeton placé —
mais par quelle main? —
sur une case «départ», il ne pourra jamais retenir les dés qui
roulent inexorablement pour lui. François De Closets, Le bonheur en plus
... il n'y avait rien à faire, rien, on ne se libérait jamais, on se heurtait toujours aux choses, aux murs. J'ai pensé à ce monde en flammes, à l'Europe qui brûlerait de nouveau un jour comme la Libye, comme la Syrie, un monde de chiens, de gueux abandonnés — il est bien difficile de résister à la médiocrité, dans l'humiliation continuelle où nous tient la vie, (...) le futur était un ciel d'orage, un ciel d'acier, plombé au nord, le Destin se joue à petits coups, à petits mouvements, de sommes de minuscules erreurs de cap qui vous précipitent sur les brisants au lieu d'atteindre l'île paradisiaque tant désirée, les îles Sous-le-Vent ou Célèbes la féline (...) Mathias Énard, Rue des Voleurs
Destiny est fière de son prénom. «I have a destiny, I know it»,
dit-elle. J'ai un destin, je le sais. Elle pourrait aussi bien dire «J'ai
une étoile, une bonne étoile, je la vois, là, devant moi». Ou encore
«J'ai un ange gardien, je le sens, là, sur mon épaule». Mais elle ne
parle ni d'étoile ni d'ange gardien, elle parle d'un destin. Pierrette Fleutiaux, Destiny
Toutes des périodes de coïncidences, de hasards, je ne sais comment les interpréter; appelons-les Dieu, Allah, le Destin, la prédestination, le karma, la vie, la chance, la malchance, comme on veut(...) Mathias Énard, Rue des Voleurs
J'aime le péril... les précipices..., les dés qu'on jette étourdiment en pariant sa vie entière, et je n'attends même pas qu'ils aient fini de rouler pour décider de la ruine. Me perdre, j'aime aussi, à l'occasion. C'est moi. Rien ne m'en guérira. Gilles Leroy, Alabama Song
Il y a bien longtemps que je suis convaincue que personne est maître de son destin, et les gens de rien encore moins que les autres. Le destin, ma mère en parlait souvent comme d'un démon qui aurait mangé à sa table tous les jours. En vrai, elle savait pas de quoi elle parlait, vu que le destin, c'est rien de ce qu'on aperçoit tant qu'on est vivant, c'est rien qu'une idée pas fiable. Franck Bouysse, Né d'aucune femme
Tu vois, je crois que rien n'arrive par hasard. Qu'au fond les choses suivent un plan caché, même si nous ne le comprenons pas. Carlos Ruiz Zafón, L'ombre du vent
Errer sans but sur le grand continent du hasard est une autre
possibilité qui nous est laissée. Exactement comme les graines ailées
de certains végétaux qu'emporte le vent printanier au gré de ses
caprices. Haruki Murakami, La course au mouton sauvage
(...) j'ai l'impression d'avoir plus de choix, d'être plus libre que jamais. Malgré tout, je n'aime pas trop ce mot de «destin». Ce n'est qu'une cible qu'on dessine après coup à l'endroit où s'est fichée la flèche. Hervé Le Tellier, L'anomalie
On a toujours tort de vouloir tout expliquer. Rien n'est moins compréhensible que l'existence. Ce qui fut l'effet du hasard, on veut qu'à son insu une nécessité secrète l'ait agencé, commandé. Cela confère aussitôt une signification — fut-elle obscure — à ce qui en était vraisemblablement dépourvu. Philippe Forest, Crue
Cette nuit-là Melchor dort peu et mal, comme d'habitude depuis la mort d'Olga, et il se réveille à l'aube recroquevillé sur le matelas du séjour, nu, frigorifié et migraineux, tandis que dans son esprit trotte une question de rhétorique que Jean Valjean se pose au début des Misérables et que Melchor n'a pas cessé de se poser depuis qu'Olga est morte — «La destinée peut-elle donc être méchante comme un être intelligent et devenir monstrueuse comme le cœur humain!» Javier Cercas, Terra Alta
La valeur d'un hasard est égale à son degré d'improbabilité. Milan Kundera
Me promenant dans Paris, je vois passer, sans que lui-même m'ait aperçu, un ami que je n'ai pas croisé depuis longtemps, loin de le héler, je me délecte à le laisser aller, car je ne suis pas un chien qui accourt quand le hasard le siffle. Xavier Bazot, Fresque et Mosaïque
—
« Destin », dit-il. « Éventualité, rencontres. Hasard, circonstance
qui fait trouver, fortuitement ou non, une personne ou une chose.»
(...) Fred Vargas, L'homme à l'envers
« Le hasard… qu'est-ce, après tout ?… un non-sens… ce que l'homme ne peut expliquer. Il doit y avoir autre chose ! » Hugues-le-Loup, d'Erkmann-Chatrian
Ruth savait qu'elle avait de la chance. Mon prochain roman devrait être sur la fortune, se dit-elle; l'inégalité avec laquelle fortune et infortune échoient à chacun, sinon à la naissance, du moins au fil de circonstances sur lesquelles on n'a pas de prise, et dans une conjonction apparemment aléatoire d'événements - les rencontres que l'on fait, le moment où on les fait; et les rencontres mêmes que ces gens importants sont susceptibles de faire en même temps que la nôtre. Ruth n'avait eu qu'une petite part de malheur. Pourquoi sa mère en avait-elle eu autant? John Irving, Une veuve de papier
Alors, par défi, il avait passé et réussi l'examen de West Point, devenant le seul de la promotion à n'avoir aucun militaire dans sa famille. Depuis, il ne cesse d'interroger ce qu'on appelle le destin: et si à dix-huit ans, il avait été retenu pour le second rôle dans cette comédie policière à Broadway, et si Hannah n'était pas tombée enceinte, et si en 2003, lors de l'offensive d'avril, il n'avait pas réussi à descendre ce satané Mig-25 au-dessus de Mossoul? Il avait désormais sa réponse: ce chemin de hasard n'a existé que pour qu'un jour, en haut de la plateforme d'acier d'un hangar de Lockheed Galaxy, il pose ses deux mains sur la rambarde peinte au minium, entouré de Prix Nobel, au-dessus de cette foule de gens surgis de nulle part. Hervé Le Tellier, L'anomalie
Jill appartient au monde du milieu du XXIIème siècle. On possède alors la maîtrise des voyages dans le temps, mais on ne la met que rarement en pratique et des restrictions sévères en réglementent l'usage. (...) l'État n'accorde à chacun qu'un voyage durant sa vie. Et ce n'est pas pour le plaisir de visiter d'autres moments de l'histoire, mais en tant que rite d'initiation à l'âge adulte. Une célébration est organisée en votre honneur et, le soir même, vous êtes envoyé dans le passé pour parcourir le monde pendant un an et observer vos ancêtres. Vous commencez deux cents ans avant votre naissance, en remontant à peu près sept générations, et puis vous revenez progressivement au présent. Le but du voyage est de vous enseigner l'humilité et la compassion, la tolérance envers le prochain. parmi la centaine d'aïeux que vous rencontrerez en chemin, la gamme entière des possibilités humaines vous sera révélée, chacun des numéros de la loterie générale aura son tour. Le voyageur comprendra qu'il est issu d'un immense chaudron de contradictions et qu'au nombre de ses antécédents se comptent des mendiants et des sots, des saints et des héros, des infirmes et des beautés, de belles âmes et des criminels violents, des altruistes et des voleurs. À se retrouver confronté à autant de vies au cours d'un laps de temps aussi bref, on gagne une nouvelle compréhension de soi-même et de sa place dans le monde. On se voit comme élément d'un ensemble plus grand que soi, et on se voit comme un individu distinct, un être sans précédent, avec son avenir personnel irremplaçable. On comprend, finalement, qu'on est seul responsable de son devenir. Paul Auster, La nuit de l'oracle
«
L'héritage, comme le milieu où nous avons grandi et notre statut
social, sont des cartes qu'on nous distribue à l'aveuglette au début
du jeu. Il n'y a aucune liberté là-dedans: on se contente de prendre
ce que le monde nous donne arbitrairement. Mais (...) la question est de
savoir comment chacun dispose des cartes qu'il a reçues. Il y en a qui
jouent formidablement avec des cartes médiocres, et d'autres qui font
exactement le contraire: ils gaspillent et perdent tout, même avec des
cartes exceptionnelles! Voilà où réside notre liberté: nous sommes
libres de jouer avec les cartes qu'on nous a distribuées. Et nous
sommes également libres d'y jouer comme nous l'entendons, en fonction —
là est l'ironie —
de la chance de chacun, de sa patience, de son intelligence, son
intuition ou son audace: vertus qui sont également des cartes
distribuées au hasard au début du jeu. Que reste-t-il donc de la
liberté de choix, dans ce cas? Amos Oz, Une histoire d'amour et de ténèbres
On ne rencontre jamais les gens par hasard. Ils sont destinés à traverser notre chemin pour une raison. Valérie Perrin, Changer l'eau des fleurs
Cela aurait pu être un autre jeune homme à la place, très certainement, mais cela n'avait pas été le cas. Les faits et les moments décisifs d'une vie sont tellement mystérieux une fois que cette vie est passée. (...) Mais le hasard seul ne suffit pas à nier la confiance fragile de la jeunesse. Oui, ils manquaient d'expérience, ils n'avaient que Goethe et Ibsen, et ce qu'elle avait dévoré de littérature sous la couette, dans sa chambre. Mais pourquoi les hormones et le hasard auraient-ils dû peser plus lourd? Est-ce que tout notre savoir ne nous rend pas plus pauvres, simplement parce que nous le possédons? Jens Christian Grøndahl, Quelle n'est pas ma joie
Il n'y a rien de fortuit. Rien de ce qu'il lui arrive n'est insignifiant. Il n'y a rien de ce qu'il dit qu'il lui arrive dans la vie qui ne se transforme en quelque chose qui lui est utile. Les choses qui semblent sur le moment avoir été vaines, navrantes, négatives, sont celles qui finissent par constituer, disons, la substance de Portnoy's Complaint. Chaque fois que quelqu'un entre dans sa vie, on se demande: «Quelle va donc être l'utilité de cette personne? Quelle matière littéraire va-t-elle lui fournir?» Eh bien, peut-être est-ce là que réside la différence entre la vie d'un écrivain et une vie ordinaire. Philip Roth, Les faits
À dix-sept ans, je ne connaissais pas de fille. Je gardais dans mes pensées la fillette du troisième étage qui avait grandi en moi entre-temps. Dans la rue, je regardais les filles en cherchant laquelle elle pouvait être. Elle s'était multipliée en de nombreuses possibilités. Elle était celle qui m'était destinée, mais le destin peut s'égarer en route, ce n'est pas une chose certaine qui doit forcément arriver. Le destin est une rareté. Erri De Luca, Le jour avant le bonheur
Par ma faute. Mes camarades m'en ont voulu. J'avais honte. Mais ce n'était pas ma faute après tout, c'est ma nature. Rien n'est de ma faute! C'est mon destin qui m'entraîne. Parce que moi qui vous parle, j'ai un destin, oui, et c'est terrible d'avoir un destin! On se croit comme tout le monde. On n'a l'air de rien. Mais au fond on n'est pas libre. On ne fait qu'obéir à son destin. Michel Tournier, Le fétichiste (nouvelle dans Le coq de bruyère)
En y pensant rétrospectivement, je me dis que nos vies sont faites d'une façon vraiment étrange. Elles regorgent de hasards extravagants et difficiles à croire, de développements en zigzag impossibles à pronostiquer. Mais lorsque ces événements nous arrivent réellement, lorsqu'on est plongé en plein milieu du tourbillon, il est possible de ne pas y voir le moindre élément étrange. Peut-être ce qui nous arrive nous semble-t-il être uniquement des faits parmi les plus ordinaires, se produisant de la façon la plus ordinaire, dans un quotidien linéaire. Ou bien au contraire, peut-être tout cela nous paraît-il complètement insensé. Mais en fin de compte, c'est seulement beaucoup plus tard que l'on saura vraiment si un événement est conforme à la raison ou pas. Haruki
Murakami, Le meurtre du Commandeur
Les questions, où et quand, avaient fini par former une vague hypothèse. Une coïncidence, oui. Peut-être. Mais si on devait écarter les coïncidences comme invraisemblables, alors que faire de l'essentiel de la vie, sans parler de l'existence elle-même? L'élégance du hasard est partout, et le fait que nous vivions est en soi invraisemblable se dit-il. Et quelque part, sur l'établi où la main du maître façonne le Qui et le Quoi, la chance et le grand dessein sont inséparables, l'improbable devient probable et l'inattendu est de règle. Robert-James Waller, Retour à Madison
En
suivant ces sillons nous pénétrons dans la cinquième série de «Stèles»,
dite «du bord du chemin». Car les chemins apparemment extérieurs ne
sont autres que les interstices de l'âme; le cheminement réel y
aboutit au mystère, et le hasard y transforme tout en destin. François Cheng, L'un vers l'Autre, en voyage avec Victor Segalen
— Le hasard serait le nom que nous donnons à notre ignorance... C'est cela? Arturo Pérez-Reverte, Le peintre de batailles
L'horreur toujours à l'affût, exigeant de prélever sa dîme, prête à égorger Euclide avec la faux du chaos. Papillons voletant autour de toutes les guerres et de toutes les paix. Chaque moment était un mélange des situations possibles combinées avec les impossibles, de fissures prévues dès l'instant originel à la température de trois milliards de kelvins, situé entre quatorze secondes et trois minutes après le Big Bang, départ de la série de hasards précis qui créent l'homme, et le tuent. Dieux ivres jouant aux échecs, loteries olympiques, une météorite errante de seulement dix kilomètres de diamètre qui, en frappant la Terre et en anéantissant tous les animaux de plus de vingt-cinq kilos, avait ouvert la voie à des mammifères encore petits et craintifs qui, soixante-cinq millions d'années plus tard, devaient finir par être Homo sapiens, Homo Ludens, Homo occisor. Arturo Pérez-Reverte, Le peintre de batailles
On insista beaucoup sur le rôle qu'avait joué le hasard, incriminant la Nature et la manière toujours aléatoire dont se manifeste, sans prévenir, sa démesure. Ce qui n'était pas faux bien sûr. Mais si l'argument était ainsi mis en avant, c'est parce qu'il permettait d'exonérer les hommes de leur imprévoyance, de leur irresponsabilité. Il faisait porter toute la faute de ce qui leur arrivait sur la puissance aveugle et impersonnelle qui, soudainement, les accablait. Les signes avant-coureurs, pourtant, n'avaient pas fait défaut. Philippe Forest, Crue
Avec une formidable régularité que les scientifiques constataient sans parvenir à l'expliquer, le fleuve entrait périodiquement en crue et inondait la ville. Le phénomène connaissait un pic à peu près tous les cent ans. Et cela faisait un peu plus d'un siècle que la chose s'était produite pour la dernière fois. Il n'y avait donc rien de surprenant à ce qu'elle ait lieu à nouveau. C'était affaire de probabilités, de statistiques. Elles finissent toujours par avoir raison. S'il fallait s'étonner que quoi que ce soit, ce n'était certainement pas de ce que la catastrophe arrive enfin mais plutôt de ce qu'elle ait tant tardé. Philippe Forest, Crue
Et c'est dur, disait son ami, d'accepter l'absence de sentiments de l'Univers: sa nature impitoyable. Les scientifiques d'autrefois le contemplaient comme une énigme que l'on pouvait déchiffrer en possédant le code adéquat: quelque chose comme un hiéroglyphe disposé par Dieu. Cela signifie que tu peux, d'une certaine façon, avoir raison, car si nous remplaçons le mot "Dieu" par le concept de système de lois cachées, l'idée continue d'être valable, même si la préciser s'avère difficile. Tu comprends? Cela se passe comme avec la conjecture de Goldbach: nous savons des choses que nous ne pouvons démontrer. La science classique connaissait l'existence de problèmes associés à des systèmes non linéaires — je veux parler des comportements irréguliers, arbitraires ou chaotiques—, mais elle n'a pu les comprendre à cause de la difficulté mathématique de leur traitement. Aujourd'hui, à mesure que progresse notre capacité d'observation, nous rencontrons de plus en plus de chaos apparent dans la nature. Cela fait déjà un demi-siècle que nous savons que les véritables lois ne peuvent être linéaires. Dans ces systèmes confortables avec lesquels la science nous a rassuré pendant des siècles, des changements minuscules dans les conditions initiales ne modifiaient pas le résultat; mais dans les systèmes chaotiques, dès que les conditions de départ varient légèrement, l'objet suit un chemin différent. Ça pourrait bien sûr s'appliquer à tes guerres. Et aussi à la nature et à la vie même: aux tremblements de terre, aux bactéries, aux stimulis, aux pensées. Nous vivons en interaction avec le paysage confus qui nous entoure. Mais il est vrai qu'un système chaotique est assujetti à des lois ou des règles. Et ce n'est pas tout: il y a des règles faites d'exceptions, ou de hasards apparents, qui pourraient être décrites avec des lois formulées en expressions mathématiques classiques. Bref, mon vieux, et pour résumer cette brillante conférence : il y a un ordre dans le chaos. Arturo Pérez-Reverte, Le peintre de batailles
—
Pourquoi se sont-ils suicidés? Bonne question (...) - Pour ce qui est
de leur suicide, ce sont les déductions astrales de votre sœur Thérèse
qui m'ont convaincu. Les astres parlaient à ces messieurs. Ils
croyaient dur comme fer que le jour de leur mort y était inscrit. En se
tuant eux-mêmes le jour dit, ils ont respecté le verdict des étoiles
tout en conservant leur liberté individuelle.
Daniel Pennac, Au bonheur des ogres
[...] l'inconnu est ce qui advient, qui est toujours déjà là mais toujours en avant de nous, et cet inconnu qui advient n'est autre que notre propre mystère. François Cheng, L'un vers l'Autre, en voyage avec Victor Segalen
La vie que je vis est la mienne, bien sûr. Mais je me demande si presque tout ce qui m'arrive ne serait pas déterminé à l'avance, en dehors de ma volonté, si tout ne suit pas son cours à sa guise. Autrement dit, j'ai l'air de vivre ma vie selon mes décisions ou mon libre-arbitre, mais en fin de compte, ce qui est important, je ne l'ai peut-être jamais choisi moi-même, je n'ai jamais eu voix au chapitre. Haruki
Murakami, Le meurtre du Commandeur
Et c'est ainsi que le peintre de batailles, stupéfait, très attentif à tout ce qu'il entendait, avait acquis définitivement la certitude qu'il existait un filet invisible qui enveloppait le monde et ses événements, où rien de ce qui pouvait arriver n'était innocent ou sans conséquence. Arturo Pérez-Reverte, Le peintre de batailles
Finalement,
il [Philip] concéda: —
Je ne puis parler pour les autres, je ne puis parler que pour moi. L'idée
du libre arbitre est trop ancrée en moi pour arriver à m'en
affranchir. Elle n'est, je crois, qu'une illusion. Mais cette illusion
est, chez moi, un des mobiles les plus puissants. Avant d'agir, je sens
que j'ai le choix, mais, une fois la chose accomplie, je me figure que,
de toute éternité, elle était inévitable. William Somerset Maugham, Servitude humaine
Autrefois,
quand nous nous sommes réunis autour Perceval dans un restaurant de
Londres, tout bouillait, tout s'agitait en nous: nous eussions pu être
n'importe quoi. Maintenant, nous avons choisi, ou peut-être le choix
a-t-il été fait pour nous: une paire de pincettes nous a saisis par la
peau du cou. J'ai choisi. J'ai accepté les empreintes de la vie, non
au-dehors, mais au-dedans, sur mes fibres nues, blanches, que rien ne
protégeait. Je suis recouvert et meurtri par les empreintes des visages,
des esprits, et des choses, et tout cela est si subtil que cela possède
une odeur, une couleur, une texture, une substance, mais pas de nom. Virginia Woolf, Les Vagues
—
C'est le Destin qui est responsable de tout. On n'échappe pas à son
karma. Tout concorde... Le miroir... tout. Agatha Christie, Le miroir brisé
Ils étaient subtils et bien étranges, pensait-il, les liens qui pouvaient s'établir entre les choses en apparence sans rapport: peintures, paroles, souvenirs, horreurs. Comme si tout le chaos du monde, répandu pêle-mêle sur la terre par le caprice de dieux ivres et imbéciles — une explication aussi valable que n'importe quelle autre — ou de hasards impitoyables, pouvait se voir soudain transformé en un ensemble aux proportions précises, par le simple fait d'une image insoupçonnée, d'un mot employé fortuitement, d'un sentiment, d'un tableau contemplé en compagnie d'une femme morte depuis dix ans, remémoré aujourd'hui et peint de nouveau à la lumière d'une biographie différente de celle du peintre qui l'avait conçu. D'un regard qui peut-être l'enrichissait et l'expliquait. Arturo
Pérez-Reverte, Le peintre de batailles
Les choses tournèrent au ralenti pendant quelque temps. Cela se produit parfois. La casserole bout et, juste au moment où elle est sur le point de déborder, une main — Dieu, le destin, voire une vulgaire coïncidence — baisse le feu. Stephen King, Duma Key Elle s'était d'abord mise au jeu pour l'excitation de la victoire, puis, comme tous les accrocs, elle avait commencé à jouer pour perdre. Cette seconde où une vie entière se décide, ce tour de roulette qui engloutit l'épargne, creuse les dettes et sépare les familles. L'appel du vide. On a rarement l'occasion de regarder le hasard en face et de le voir hésiter. Sophie Hénaff, Poulets grillés
Le
fatalisme est inévitable dans l’histoire si l’on veut en comprendre
les manifestations illogiques, ou, du moins celles dont nous
n’entrevoyons pas le sens et dont l’illogisme grandit à nos yeux, à
mesure que nous nous efforçons de nous en rendre compte. (...) Léon
Tolstoï, La Guerre et la Paix – Tome II À
la question de savoir quelle est la raison d’être des faits
historiques, il nous paraît bien plus simple de répondre que la marche
des événements de ce monde est arrêtée d’avance, et dépend de la coïncidence
de toutes les volontés de ceux qui participent aux événements, et que
celle des Napoléons n’y a qu’une influence extérieure et apparente. Léon
Tolstoï, La Guerre et la Paix – Tome III Ainsi
donc toutes les dispositions nécessitées par le moment étaient prises
par les chefs immédiats, sans attendre les ordres de Ney, de Davout ou de
Murat, et à plus forte raison ceux de Napoléon. Ils craignaient
d’autant moins d’en assumer la responsabilité, que, pendant la mêlée,
l’homme n’a plus d’autre idée que de sauver sa propre vie, et
qu’en cherchant le salut il se jette en avant, en arrière, et agit sous
l’influence exclusive de sa surexcitation personnelle. En résumé, tous
ces mouvements, produits par le hasard, ne facilitaient ni ne changeaient
la position des troupes. Leurs chocs et leurs attaques ne leur faisaient
que peu de mal : c’étaient les boulets et les balles qui, traversant
l’immense espace, leur apportaient la mort et les blessures. Dès que
ces hommes se trouvaient hors de la portée des projectiles, leurs chefs
s’en emparaient, les alignaient, les soumettaient à la discipline, et,
par la puissance de cette même discipline, les ramenaient dans ce cercle
de fer et de feu, où ils perdaient de nouveau leur sang-froid, et
couraient à l’aventure, en s’entraînant mutuellement. Léon
Tolstoï, La Guerre et la Paix – Tome III «
Le HASARD a créé telle situation : le GÉNIE s’en est servi», dit
l’histoire. Mais qu’est-ce que le HASARD ? Qu’est-ce que le GÉNIE ? Léon
Tolstoï, La Guerre et la Paix – Tome III Épilogue
Si
la conscience que nous avons de notre liberté n’était pas indépendante
de la raison, elle serait subordonnée à la raison et à l’expérience
; mais dans la réalité une telle soumission n’existe jamais et est
inconcevable. Une suite d’expériences et de raisonnements démontre à
chaque individu qu’en tant que sujet d’observation, il est soumis à
certaines lois ; et il s’y soumet ; jamais il ne regimbe contre la loi
de la gravitation ou la loi de l’imperméabilité, quand il l’a une
fois reconnue. Mais cette même série d’expériences et de
raisonnements lui démontre que la liberté complète dont il a conscience
en lui-même est impossible, que chacun de ses actes dépend de son
organisme, de son caractère et des mobiles qui agissent sur lui ; et
pourtant jamais il ne se soumet à ces conclusions. Léon
Tolstoï, La Guerre et la Paix – Tome III Épilogue
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