Le Café Littéraire luxovien / de cimetières... | ||||
«Aucun de mes amis ne m'a tant ému de subite gentillesse, de tapes sur l'épaule, de silences affectueux. Voilà que tu as pris de l'avance, comme d'habitude, que tu as foncé dans les sables terribles qui nous attendent tous. Tu nous y attends. Ce sera moins dur de mourir, maintenant, pour ceux qui t'ont aimé. Moins bête. Il y a là un rendez-vous à ne pas manquer, que nous ne manquerons pas. Gérard, tu n'es pas mort. Tu fais semblant. Nous, nous faisons semblant de vivre, dans la gloire et l'horreur de ce jour, de cette nuit qui t'exaltaient. C'est égal.» Adieu
de Georges Perros à son frère de lumière,cité par
Laissons seuls juges ceux qui se virent un jour séparés des êtres auxquels ils tenaient le plus ici-bas et dont le sort demeurait celé au fond d'un silence mystérieux, plus difficile à supporter que si le visage blême de l'aimé eût reposé sous le couvercle d'un cercueil. Ma captivité chez les Sioux, de Fanny Kelly
Grandir en face d'un cimetière, ainsi que je l'ai fait, ne permet pas mieux d'accepter la mort. Tout juste peut-on comprendre assez tôt que la terre a deux visages, une sorte d'endroit plaisant, fait de fleurs et de beaux marbres, et un étrange envers d'où rien ne surgit plus. Philippe Claudel, Meuse l'oubli
Nous
voilà au bord du trou. Penser la mort. Penser la sépulture. Penser
l'humanité. Ce n'est pas mesurer la profondeur d'un trou, ni démontrer que
cet être, il y a des dizaines de milliers d'années, fut inhumé par les
siens. C'est d'abord penser tout cela. Ludovic Slimack, Le dernier Néandertalien
Les cimetières de Bohème ressemblent à des jardins. Les tombes sont recouvertes de gazon et de fleurs de couleurs vives. D'humbles monuments se cachent dans la verdure du feuillage. Le soir, le cimetière est plein de petits cierges allumés, on croirait que les morts donnent un bal enfantin. Oui, un bal enfantin, car les morts sont innocents comme les enfants. Aussi cruelle que fût la vie, au cimetière c'était toujours la même sérénité. Milan Kundera , L'insoutenable légèreté de l'être
Il
lui annonçait la mort de Tomas et de Tereza. (…) En
marchant dans une allée du cimetière, elle s'aperçut qu'il y avait un
enterrement un peu plus loin. (…) Ses yeux se posèrent sur la pierre qui
attendait à l'écart de la fosse. Soudain cette pierre la remplit d'effroi. (…) Milan Kundera , L'insoutenable légèreté de l'être
À
mesure qu'approchait cette porte d'Andrinople, qui ne donne que sur le monde
infini des cimetières, la rue se faisait encore plus tranquille, entre des
vieilles maisonnettes grillées, des vieux murs croulants. À cause de ce vent
de la Mer Noire, personne n'était assis devant les humbles petits cafés,
presque en ruine. Pierre Loti, Les désenchantées
Ces
sensations, pour être furtives, étaient tout à fait réelles, et, à ses
yeux, aussi concrètes que le brunissement de sa peau à la fréquentation du
soleil. Elle les devinait désormais gravées en elle, définitives ainsi que
les noms encore lisibles sur les pierres rongées, envahies par les mousses,
des tombes de l'Okuno-in, le cimetière enfoui dans la forêt aux murmures du
mont Köja où les cèdres géants fermaient le ciel. Souvenir d'un pèlerinage
en famille un mois d'août pour fêter le jour de l'O-bon, la
fête des morts. Elle avait alors dix ans. Cédric Morgan, Les sirènes du Pacifique
Mes pas (sur la neige) et la situation de ladite impasse m'ont conduit assez rapidement devant l'enceinte du Père-Lachaise. Aurai-je pu ne pas m'y glisser? Les cimetières m'attirent en temps ordinaire, alors, un de cette classe et par un temps pareil, pensez. J'entendais le crissement de mes pas et le bruit de mon souffle, évidemment, mais aussi le frottement contre mes oreilles, lorsque je le réajustais, de la mauvaise laine synthétique ou, pire encore, tondue sur un mouton mort, de mon bonnet discount ― ce qui était déjà plus subtil: un silence de premier choix. Je me suis mis à lire, à voix haute mais basse, les noms qui m'entouraient. Qu'ils sont bien tout ce qui reste, c'est ma pensée la plus profonde; ainsi délivré de l'obligation d'en avoir une, j'ai cheminé deux heures de temps dans la nécropole sans penser à rien, tout en déchiffrant pour personne, m'aidant parfois de la main quand le neige avait recouvert l'inscription ― cristaux pris dans les fibres du gant ―, le poème des patronymes, poème génial s'il en est, tout à tour pathétique et cocasse, surprenant et monocorde, shakespearien et surréaliste, à la longue expérimental, conceptuel, bref, indémodable. De vieux annuaires, me dis-je, voilà les vraies Pléiades. Sauf que lire ce poème in situ avait , sans commune mesure, plus de charme; sous la neige, qui plus est, qui au premier abord cherchait à l'effacer, mais dont la fonte équivaudrait à une réédition, un hommage à la force intacte de ces vers définitifs, Constant
Duménil, membre de l'Institut pour n'en citer que deux au hasard. J'étais encore fait de sang, de chair, de prose, mais patience, je ne serai bientôt plus qu'un pentasyllabe, éclatant et irréfutable. Je n'ai pas croisé grand-monde: un couple d'amoureux patinant, lui, sans arrière-pensée funèbre, sur l'indéniable romantisme du décor, et qui dévalait une allée en pente à la recherche (je fus interrogé) du tombeau de Jim Morrisson; près du colombarium, un vieux barbu en pardessus, tremblotant et certainement veuf, un bouquet de fleurs à la main sous un chapeau à large bord; dans un coin retiré, un agent d'entretien raclant vigoureusement le pare-brise de sa fourgonnette, et, se dirigeant vers une sortie, un poireau caricatural émergeant du cabas d'une femme en fichu, l'air d'une concierge luttant contre la montre pour ne pas trahir sa promesse, je reviens dans cinq minutes. Les flocons se sont raréfiés, les silhouettes des arbres sans feuilles se profilaient plus noires et plus nettes à travers les vitraux brisés d'une incroyable quantité de chapelles à l'abandon, madones manchotes ou pouponnant le vide dans leur giron, jésus-troncs, saints sans tête dont les robes colorées diapraient les dalles fendues et les gravures rongées. Didier da Silva, L'Automne Zéro Neuf
C'est déjà une habitude dont il faudra bientôt me défaire que cette cigarette dans l'obscurité, le temps d'aller jusqu'au vieux cimetière, trente-sept locataires, et retour. Un lampadaire dont c'est tout dire qu'il est municipal éclaire sans indulgence les tombes délaissées et la petite chapelle qui fait l'angle; à peine cachées par le L d'un muret crépi d'autant plus laid qu'on l'a soudé aux pierres moussues d'un mur d'enceinte, des poubelles à gauche de l'entrée, également municipales, remettent sèchement les morts à leur place; le hameau a le nom d'un saint. Au-delà des trois ifs, lugubres à souhait, la route qui continue ne semble pas mener sérieusement quelque part; plus bas, cependant, le village exhale une lueur jaune, et, dans le ciel, la pollution a ses beautés, le fantôme d'un nuage rose, frangé de vert. Didier da Silva, L'Automne Zéro Neuf
Elle s'arrêta sur le bord de la route. L'obscurité empêchait Markus de voir où ils étaient. Ils descendirent. Il aperçut alors de grandes grilles, celles de l'entrée d'un cimetière. Puis il découvrit qu'elles n'étaient pas grandes, mais immenses. Les mêmes qu'on aurait pu trouver devant une prison. Les morts sont des condamnés à perpétuité certes, mais on les imagine mal tenter de s'évader. David Foenkinos, La délicatesse
Cimetières de villages, avec belle vue sur un lointain. Murs extérieurs bordés au printemps de pivoines, à l'automne de cet ersatz à leur opulence que fournissent les dahlias. Hors biblique, nulle poussière, dirait-on, les morts salissent peu, les vivants prennent garde à n'avancer qu'une fois leurs semelles décrottées. Pour un peu, on chercherait le torchon suspendu à son clou, tout juste après l'entrée, ou encore les patins; il faut bien être mort pour pouvoir séjourner dans ces lieux si choyés qu'on n'ose toucher à rien. Geneviève Peigné, Ma mère n'a pas eu d'enfant
Lorsqu'il
parvint au cimetière, il erra un peu, puis prit la direction d'une allée qui
semblait abandonnée. Lorsqu'il fut parvenu à son extrémité, il s'arrêta.
Le jour pointait doucement. Tout était étrangement calme. Il était face à
un petit groupe de stèles serrées les unes contre les autres. C'étaient de
petits monticules de terre, surmontés de croix en bois, plantées un peu de
biais. Les croix ne portaient aucun nom ― simplement une date. Le
commandant connaissait l'histoire de ces tombes. C'étaient celles des
premiers immigrants. Au début, les habitants de Lampedusa avaient vu arriver
ces embarcations de misère avec stupeur. La mer leur apportait
régulièrement des corps morts et ils en furent bouleversés. Ces hommes dont
ils ne savaient rien, ni le nom, ni le pays, ni l'histoire, venaient
s'échouer chez eux et leur cadavre ne pourrait jamais être rendu à leur
mère. Le curé de Lampedusa décida d'ensevelir ces hommes comme il l'aurait
fait avec ses paroissiens. Il savait qu'ils étaient probablement musulmans,
mais il planta des croix. Parce qu'il ne savait faire que cela. Ou peut-être
parce que c'était à son Dieu à lui qu'il les recommandait. Les premiers
immigrants de Lampedusa furent ensevelis dans le cimetière municipal ―
au milieu des caveaux des vieilles familles de souche. Ces corps brisés par
les vagues et déchirés par les rochers étaient accueillis de façon
posthume sur la vieille terre d'europe. Laurent Gaudé, Eldorado
Chaque année au mois d'août, à la fête des morts, nous allumions des lanternes de papier que nous posions sur leurs tombes pour qu'elles accueillent leurs âmes de retour sur terre pendant une journée. Et à la fin de cette journée, quand il était temps pour elles de repartir, nous faisions flotter les lanternes sur la rivière pour qu'elles les guident en toute sécurité sur le chemin du retour. Car à présent, elles étaient devenues des bouddhas, qui habitaient le pays des Bienheureux. Julie Otsuka, Certaines n'avaient jamais vu la mer
Dans
le rêve toujours, ils arrivaient à l'église, mais ne franchissaient pas ses
portes ouvertes, ils contournaient la maison du Seigneur pour aller fouler la
terre du cimetière où les pierres tombales et les croix silencieuses vous
ôtent l'envie de sourire ou de parler fort. Sergueïtch conduisait Vitalina
à la tombe de ses parents décédés avant la cinquantaine, puis lui montrait
celles d'autres membres de sa famille: la sœur de son père et son mari, un
cousin et ses deux fils, morts dans un accident un jour de beuverie; il
n'oubliait pas non plus sa nièce bien qu'on l'eût reléguée tout au bout du
cimetière, au-dessus du ravin ― tout cela parce que son père s'était
querellé avec le président du soviet rural et que celui-ci s'était vengé
avec les moyens dont il disposait. Andreï Kourkov, Les abeilles grises
Me voilà enfin dans l'immense ligne droite toute plate dont je me suis fait une joie. À l'entrée de Sycamore, sans trop y croire, je guette les sycomores. Ce sont des arbres qui nourrissent les défunts, l'arbre de Nout, la déesse égyptienne. elle a de longs bras comme Anne, le corps étoilé comme Anne quand elle porte son tee-shirt «la nuit étoilée». Elle est la mère qui rend la vie aux morts. À l'occasion, elle plane à l'intérieur du couvercle des sarcophages afin d'accompagner le défunt en voyage. Bernard Chambaz, Dernières nouvelles du martin-pêcheur
... je repense à Shoshone de l'autre côté du désert, au pompiste qui vend des bonbonnes d'eau minérale, des paquets de chips, du chewing-gum, des casquettes, des guides et des albums d'oiseaux, à cent pas du cimetière, autant dire un univers éparpillé de pierraille et de ferraille rouillée où se dessèchent des solitaires et des vieux couples passés dans l'au-delà à tous les âges. Parfois, on a déposé sur une tombe un objet pour leur faire plaisir ou, à tout le moins, rappeler leur passage ici-bas, une bouteille de bourbon Jim Beam, un ours en peluche au pied d'une croix. Bernard Chambaz, Dernières nouvelles du martin-pêcheur
Une après-midi pluvieuse dans le quartier est du cimetière de Montjuïc, face à la mer parmi une forêt de mausolées insensés, de croix et de dalles sculptées de têtes de mort et d'enfants sans lèvres ni regard aux relents d'au-delà, les silhouettes d'une vingtaine d'adultes dont je ne pouvais me rappeler que les vêtements noirs trempés et la main de mon père tenant la mienne trop fort, comme s'il voulait ainsi arrêter ses larmes, tandis que les paroles creuses d'un prêtre tombaient dans cette fosse de marbre et que trois croque-morts poussaient un cercueil gris sur lequel la pluie glissait comme de la cire fondue, d'où je croyais entendre sortir la voix de ma mère me suppliant de la libérer de cette prison de pierre et de ténèbres, mais je ne pouvais que trembler et murmurer d'une voix éteinte à mon père de ne pas me serrer la main si fort, qu'il me faisait mal, et cette odeur de terre fraîche, terre de cendre et de pluie, dévorait tout, odeur de mort et de néant. Carlos Ruiz Zafón, L'ombre du vent
Il me laissa aux portes de l'enceinte. Une avenue bordée de cyprès s'élevait dans la brume. Même de là, au pied de la montagne, on entrevoyait la ville infinie des morts qui escaladait le versant jusqu'au sommet pour continuer de l'autre côté. Avenues de tombes, allées de dalles, ruelles de mausolées, tours couronnées d'anges flamboyants, forêts de sépulcres se pressaient les unes contre les autres, la ville des morts était une fosse de palais, un ossuaire de mausolées monumentaux, gardés par des armées de statues en décomposition engluées dans la boue. Je respirai profondément avant de pénétrer dans le labyrinthe. Ma mère reposait à une centaine de mètres de ce chemin flanqué d'interminables rangées de mort et de désolation. À chaque pas je pouvais sentir le froid, le vide et le désespoir de ce lieu, l'horreur de son silence et des visages figés dans de vieux portraits abandonnés à la compagnie des cierges et des fleurs fanées. Carlos Ruiz Zafón, L'ombre du vent
Les
tombes se levaient au milieu des arbres, colonnes brisées, pyramides,
temples, dolmens, obélisques, caveaux étrusques à porte de bronze. On
apercevait, dans quelques-uns, des espèces de boudoirs funèbres, avec des
fauteuils rustiques et des pliants. Des toiles d'araignée pendaient comme des
haillons aux chaînettes des urnes; et de la poussière couvrait les bouquets
à rubans de satin et les crucifix. Partout, entre les balustres, sur les
tombeaux, des couronnes d'immortelles et des chandeliers, des vases, des
fleurs, des disques noirs rehaussés de lettres d'or, des statuettes de
plâtre: petits garçons et petites demoiselles, ou petits anges tenus en
l'air par un fil de laiton: plusieurs même ont un toit de zinc sur la tête.
D'énormes câbles en verre filé, noir, blanc et azur, descendent du haut des
stèles jusqu'au pied des dalles, avec de longs replis, comme des boas. Le
soleil, frappant dessus, les faisait scintiller entre les croix de bois noir; ―
et le corbillard s'avançait dans les grands chemins, qui sont pavés comme
les rues d'une ville. De temps à autre, les essieux claquaient. Des femmes à
genoux, la robe traînant dans l'herbe, parlaient doucement aux morts. Des
fumignons blanchâtres sortaient de la verdure des ifs. C'étaient des
offrandes abandonnées, des débris que l'on brûlait. Gustave Flaubert, L'éducation sentimentale
Dans les cimetières où reposent mes morts, les pierres tombales regorgent d'indications. Non, prénom. Date de naissance, date de décès. De courtes phrases gravées sur une plaque soulignent leur bravoure, leurs hauts faits. Des couronnes offertes par les oncles, les cousins, les proches, les accompagnent. Ils sont en famille. Parfois un médaillon ovale éternise un visage. Dans le dédale des allées silencieuses, entre les myrtes et les bruyères, de jeunes soldats morts au champ d'honneur nous sourient. Et nous les vivants de passage, nous, les bientôt-passés, nous pouvons nous attarder sur un front buté, un regard vif, un menton volontaire. Nous pouvons méditer sur l'infini singularité de chaque visage. Une fois venu au monde, une fois et pour toujours. Unique apparition. Unique visage. Ainsi depuis le début de l'humanité. Jamais deux fois le même exactement (...) Françoise Ascal, Un automne sur la colline
Je
n'irai pas me recueillir sur la tombe de ceux qui me sont chers. Je n'irai pas
astiquer le granit, brosser les lichens, arracher les mousses, comme j'ai vu
les anciens le faire des années durant. Mais un jour prochain, sûrement,
quand la mélancolie l'exigera, quand les tristesses me tarauderont,
j'emprunterai les chemins gravillonnés d'autrefois, ceux qui mènent au vieux
cimetière, j'irai déposer quelques brins de bruyère cueillis au bord de nos
étangs. Du lointain de mon adolescence éprise d'Apollinaire, L'Adieu
me montera au cœur, chargé d'images, de parfums, de musique : Françoise Ascal, Un automne sur la colline
Les moinillons ne gambadaient pas au hasard comme Miyuki l'avait cru tout d'abord. En les observant mieux, elle vit qu'ils transmettaient le feu de leurs torches à certaines lanternes et qu'ils en délaissaient d'autres. En s'approchant, la jeune femme comprit que celles qu'ils négligeaient n'étaient pas des lanternes mais des pierres tombales, des centaines de stèles que des générations de dévots avaient érigées sur la pente de la montagne. Didier Decoin, Le Bureau des Jardins et des Étangs
Deux dames poussent la grille du cimetière, toutes deux d'un certain âge même si l'une paraît plus jeune. Il fait un soleil inattendu pour cette fin janvier, claquant dans le bleu dur du ciel. La neige a fondu, un paysage comme neuf. Bref, « un temps à aller au cimetière», s'était enthousiasmée l'une en téléphonant à l'autre. Elle lui avait proposé de se rendre sur la tombe de leurs parents et ― pourquoi pas? ― de passer voir celle de Catherine Burgod. Beaucoup de voisins l'ont déjà fait. Près d'un mois après les obsèques, il est temps de la visiter. Florence Aubenas, L'inconnu de la poste
Elle poursuivait ses discours tandis que nous avancions entre les niches funéraires et les tombes monumentales, anciennes et récentes, et que nous parcourions des allées et des escaliers toujours en descente, comme si nous étions dans les beaux quartiers des morts et que, pour trouver la tombe d'Enzo, nous devions au contraire aller toujours plus bas. Je fus frappée par le silence, par la grisaille des niches striées de rouille, par l'odeur de moisi, et par certaines ouvertures sombres en forme de croix dans le marbre, qui semblaient avoir été laissées là pour permettre la respiration de ceux qui ne respiraient plus. Elena Ferrante, La vie mensongère des adultes
Le
journaliste fut surpris par l'étendue du cimetière de Crozon; des centaines
de tombes de chaque côté d'une allée centrale qui débouchait sur un
monument dédié aux victimes des deux guerres mondiales. À l'entrée, il y
avait une petite maison d'un rose délavé, où vivait le gardien. Ce dernier,
apercevant Rouche, sortit de sa tanière: David Foenkinos, Le mystère Henri Pick
―
Quand on meurt, on va où ? Nicolas Vanier, L'école buissonnière
Pour
l'ultime étape le corbillard était en retard: les croque-morts, eux aussi,
avait arrosé le deuil en chemin; après quoi, bien sûr, ils s'étaient
perdus... Perdus entre Limoges et Saulières! Le caveau était ouvert ―
le cantonnier avait fait son travail ―, mais on ne pouvait même pas
disposer les fleurs «en attendant»: les gerbes qui avaient orné la
cathédrale étaient dans la camionnette des pompes funèbres. Par-dessus le
marché, la neige commençait à tomber. Françoise Chandernagor, La voyageuse de nuit
Elle
se rend seule au cimetière pour dire au revoir à sa mère. David Foenkinos, Charlotte
...ils remontent l'avenue Gambetta, Paula et Jonas, ils longent le Père-Lachaise. Elle a passé son bras sous celui du garçon et de sa main libre resserre les pans de son manteau sur son cou glacé, il a baissé sa casquette, enfonce ses mains dans ses poches, et c'est ainsi qu'ils marchent. Tu n'es pas assez couverte, c'est n'importe quoi. Les yeux de Jonas glissent le long du cimetière, indifférents aux sépultures qui dépassent de la muraille - croix de pierre et statues, pyramidions rongés rongés de lichens, aperçus de temples, éclats de coupoles, mausolées de rocailles figurant des embouchures de grottes. Maylis de Kerangal, Un monde à portée de main
... la dernière fois qu'elle a tenu un crucifix entre ses doigts, elle se trouvait presque seule au mois d'août dans un petit cimetière de campagne où les funérailles avaient déraillé: on avait descellé par erreur la caveau des cousins, le fou rire avait gagné la tête du cortège puis s'était propagé vers l'arrière, les croque-morts avaient reposé à temps le cercueil sur les graviers, et soufflé, en nage, engoncés dans d'épais costumes de drap noir, tandis que déjà les enfants se penchaient sur le trou espérant voir des squelettes, alors le fossoyeur du village avait surgi dans l'enclos, efflanqué, les pattes rasées sur les joues en poignard ottoman, la veste de travail ouverte sur un tee-shirt, mais putain la moitié des tombes portent le même nom ici, il avait gueulé, puis s'était glissé entre les sépultures pour aller desceller l'autre tombe, la bonne cette fois-ci (...) Paula, attardée auprès de la tombe, avait observé le fossoyeur qui comblait le trou, l'odeur du ciment frais dans le seau lui montait à la tête, puis elle avait replacé le crucifix bien debout sur la stèle; alors, on y croit ou pas?, le fossoyeur la fixait des yeux appuyé sur sa pelle, le cimetière était désert, les portes des bagnoles claquement derrière le mur, puis il avait descendu un litre de Fanta tiède, la tête renversée en arrière, les yeux clos. Maylis de Kerangal, Un monde à portée de main
Après
quoi elle se rendit au cimetière, comme elle faisait quand elle se sentait
désœuvrée. Pierre Lemaitre, Miroir de nos peines
On
avait du mal à nourrir tout le monde et, même si la plupart des réfugiés,
gagnés par l'enthousiasme ambiant, loin de se laisser aller au défaitisme,
participaient activement à la quête de provisions dans toute la région, la
chapelle avait ses limites. La nef et le transept étaient pleins à craquer,
il faudrait faire dormir du monde dehors, on manquait de personnel, de
médicaments, de langes, rien que le linge à sécher occupait une partie du
vieux cimetière où dormaient trente générations de prieurs. Le prêtre
avait transformé l'autre partie du cimetière en réfectoire, les pierres
tombales, remises d'aplomb, étaient utilisées comme tables. Pierre Lemaitre, Miroir de nos peines
À
l'extrémité du village, une série de constructions s'élève devant nous
dans la lumière légère de la fin d'après-midi. Des charpentes funéraires,
bâties avec des poteaux de peuplier et des branches de saule. Voilà où nous
conduit Hawk. Le vent s'engouffre là-dedans en gémissant, les pieux branlent
et grincent, on dirait les voix des morts qui nous parlent. Jim Fergus, La vengeance des mères
Sur
l'île, on enterre les morts debout. La terre est rare. Elle est le bien le
plus précieux. Les hommes ont compris très tôt qu'elle devait appartenir
aux vivants, qu'elle était là pour les nourrir, et que les morts devaient y
prendre le moins de place possible. Qu'elle ne leur servait plus à
rien. Philippe Claudel, L'archipel du chien
Nous sommes arrivés au cimetière de Brancion-en-Chalon le 15 août 1997. La France était en vacances. Tous les habitants avaient déserté. Les oiseaux qui volent de tombe en tombe ne volaient plus. Les chats qui s'étirent entre les pots de fleurs avaient disparu. Il faisait même trop chaud pour les fourmis et les lézards, les marbres étaient brûlants. Les fossoyeurs étaient en congé, les nouveaux morts aussi. Je déambulais seule au milieu des allées, lisant le nom de gens que je ne connaîtrais jamais. Valérie Perrin, Changer l'eau des fleurs
Le cimetière de chez nous, il est très beau. Je te dirais pas que ça donne envie d'aller y pourrir, non, pas jusque-là. Mais c'est vrai qu'il y a des gens qui viennent même des pays étrangers pour le visiter, à cause de ses longues allées de cyprès taillées en arcades et entourant les carrés de tombes. Et comme il y a beaucoup d'arbres naturellement il y a beaucoup d'oiseaux et le soir, au moment de se brancher, y te font des concerts mieux que la fanfare de Saint-Éloi quand elle joue sur la grand place. Alors, c'est vers ce cimetière qu'on a porté le corps de la petite Marise et tout le pays était derrière. Thyde Monnier, Madame Roman
Entre les milliers de piliers de taille sommairement équarris, arrivés à
propos pour préserver cette partie méridionale de Paris des éboulements qui
s'y produisaient trop souvent, sont rangés dans un ordre parfait ― ( on
dirait l'immense chantier d'un marchand de bois méticuleux―) tous les
ossements recueillis depuis, depuis 1785 surtout, dans les cimetières
supprimés, les anciennes églises et les fouilles qui ont sous le second
Empire retourné de fond en comble grande partie du sol Parisien. Depuis les
Césars et les invasions des Normands jusqu'aux derniers bourgeois et manants
extraits en 1861 du cimetière de Vaugirard, tout ce qui a vécu et s'est
éteint dans Paris dort ici, viles multitudes et grands hommes acclamés,
saints canonisés et criminels suppliciés en place de Grève. Dans
l'égalitaire confusion de la mort, tel roi Mérovingien garde l'éternel
silence à côté des massacrés de septembre 92. Valois, Bourbons, Orléans,
Stuarts, achèvent de mourir au hasard, perdus entre les malingreux de la Cour
des Miracles et les deux mille " de la religion " que mit à mort la
Saint-Barthélemy. Nadar,
Paris souterrain
L'ultime cortège se rassemble. Au signal de l'ordonnateur, il s'ébranle, il s'étire lentement entre les tombes. Le cercueil a disparu. Nous avançons, urne en tête. Des employés ont pris une couronne de fleurs. La mince procession chemine parmi les dalles, à l'air vif. Dans le ciel qui s'est éclairci, une lumière pâle filtre entre les nuages. Je ne suis pas un habitué des cimetières. Je ne fréquente pas les sépultures. Mes défunts, c'est en moi que je les porte, les emporte. En moi que je les enterre. Pourtant, il faut accommoder leurs restes. Ma femme n'a pas même de dépouille. Que de la poudre. À la morgue, plus tôt, ce matin, même hideux, elle avait toujours un corps, même tuméfiés, des contours. Encore elle. Elle avait encore sa forme. Maintenant, elle est sans matière. Une image, un spectre dans le souvenir. Les cendres, de la quintessence de néant. De la mort volatilisée. C'était son désir. Coquette à titre posthume, elle a voulu préserver sa beauté de la vermine. Évaporée, plutôt que de devenir charogne. Son vœu. Ainsi soit-elle. Serge Doubrovsky, Le livre brisé
A rose is a rose is a rose is a rose... Dans les cimetières de village, des plantes grimpantes aux fleurs délicates escaladent les grilles, et il y a toujours un croque-mort pour faire crisser le gravier en promenant son trousseau de clés. Un croque-mort sec et décharné, ou bien mollasson avec le pantalon qui retombe. Mais quand on est très jeune la mort a des ailes de libellule, invisible dans son vol, elle fascine et répugne avec son odeur de myrte et ses pierres tombales usées aux inscriptions à peine lisibles sous les fleurs qui se fanent. Et même quand elle explose comme une colombe frappée en plein vol, les os et les plumes se remettent en place un peu au hasard, en hommage à un futur encore à profusion. Plus tard seulement, avec les années, se révèlent la maladresse et la hâte avec lesquelles ces fragments ont été recollés ensemble dans l'attente d'être un jour classés dans la mémoire. Rosetta Loy, Un chocolat chez Hanselmann
Elle avait la vue basse, certes, mais elle y voyait parfaitement de loin et c'était bien au delà de l'épaule de l'ecclésiastique qu'elle regardait, plus loin que les ifs et les buissons d'épineux qui quadrillaient le cimetière. À croire que la plupart des gens mouraient sans descendance! Quantité de vieilles tombes étaient laissées à l'abandon, à moins de considérer que les herbes folles et les fleurs sauvages convenaient mieux à la quiétude et à la solennité des lieux que le gazon bien tondu et les couronnes tressées. Regina Hill, Un amour d'enfant
Aujourd'hui
vendredi, parce que le week-end des riches est déjà commencé le vendredi,
quand ce ne serait qu'à titre de curiosité, vers deux heures et demie, trois
heures, et je n'ai pas la moindre intention de plaisanter, quand le soleil
tape le plus fort, entrez dans le Cimetière monumental. Dino Buzzati, Week-end (nouvelle dans Le K)
Nous allions et venions, jouions où bon nous semblait. Ma mère ne m'aurait jamais laissée jouer dans un cimetière, par exemple, mais quand j'allais chez Célestine, c'était ce que nous faisions. Il y avait un cimetière sur l'exploitation de Dutch James, un endroit plein de tombes d'enfants morts au cours d'une épidémie de coqueluche ou de grippe. Tout le monde les avaient oubliées, ces tombes, sauf nous. Leurs petites croix de bois ou de fer forgé étaient penchées. Nous les redressions, et sur celles qui étaient en bois nous allions même jusqu'à redessiner les noms à l'aide d'un couteau de cuisine. Nous déterrions des violettes dans le méandre de la rivière pour les y replanter. Le cimetière était notre domaine, du fait de ces activités. Nous aimions nous y asseoir, l'après-midi, par temps chaud. C'était tellement agréable. Le vent agitait les hautes herbes, les vers tamisaient la terre sous nos pieds, dans le ciel des hirondelles venues des rives envasées volaient en piqué deux par deux. C'était un bel endroit, vraiment, même pas tellement triste. Louise Erdrich, Le pique-nique des orphelins
Ce jour-là, il y avait foule au cimetière municipal ― l'automne semblait une bonne saison pour mourir, comme si les âmes souffrantes renâclaient à la perspective d'affronter encore un hiver ― et les cortèges s'alignaient à la queue leu leu dans l'allée qui menait de la chapelle aux tombes. Le pasteur confia le cercueil à la terre aussi vite que la décence le lui permettait et lança ses condoléances par-dessus son épaule, en partant. Reginald Hill, Un amour d'enfant
L'hiver
s'éloigne et meurt lentement, comme à regret, pourtant il continue de
m'habiter. Je sais qu'il ne me quittera jamais. Je sais qu'il m'accompagnera
jusque dans la tombe. Et je suis certain que j'emporterai avec moi des visions
de l'hiver. Bernard Clavel, album : L'hiver
En
cette fin de journée, l'ombre avait envahi les allées du cimetière et
l'approche d'un orage rendait les lieux plus sinistres que de coutume. Paul
veilla à progresser à demi courbé. Bien lui en prit, car le curé surgit
sur les marches du presbytère qui flanquait l'église, comme averti par une
voix divine qu'un intrus se promenait sans permission. Il contempla ses tombes
un moment avant de retourner au chaud. (...) Nicolas Vanier, L'école buissonnière
Le djebbana d'El-Kantara est un cimetière marin à sa façon, car la pente sur laquelle sont fichées les simples pierres des tombes arabes ― une pierre pour un homme, deux pour une femme ― est orientée vers la mer, mais il s'agit du golfe et elle tourne ainsi le dos au grand vide méditerranéen. Nous étions donc relativement à l'abri en parcourant les allées dallées en compagnie d'un enfant qui tenait lieu de gardien. (...) Nous nous attardâmes peu sur le rectangle de terre fraîchement remué devant lequel l'enfant nous avait conduit, et nous réprimes la chaussée en sens inverse pour regagner l'île. Michel Tournier, Les météores
Un jour, Carmen soutint que Lila se réfugiait dans le cimetière historique de la Doganella, où elle avait choisi la tombe d'une enfant afin de penser à Tina qui, elle, n'en avait pas; elle se promenait dans les allées ombragées, au milieu des fleurs et des vieilles sépultures, s'arrêtant devant les photos jaunies. Les morts sont pour elle une sécurité, l'expliqua Carmen: ils ont leur pierre tombale, avec leurs dates de naissance et de mort, alors que sa fille non, elle n'aura toujours qu'une date de naissance, et ça c'est moche, cette pauvre gamine n'aura jamais de conclusion, elle n'aura jamais un point fixe qui permettrait à sa mère de s'asseoir et de s'apaiser. Elena Ferrante, L'amie prodigieuse (livre IV L'enfant perdue)
Moi qui avais peur d'une multitude de choses et qui ai toujours été à classer dans la catégorie poltronnes, étrangement le cimetière ne m'a jamais fait peur. Quand on grandit dans un village, où que l'on se trouve, il n'est jamais bien loin. D'une certaine manière on l'incorpore aux jeux et aux activités les plus quotidiens. Où que l'on soit, on sait le situer, on sait que de là où il est, lui, il veille, on sait ce que l'on peut attendre de lui ou pas. Dans une certaine mesure, le cimetière est loyal, il ne déçoit jamais. Ainsi, grâce à la place centrale que le cimetière occupait physiquement dans le village de mon enfance, je pense avoir, dans une certaine mesure, apprivoisé la peur de la mort. Fabienne Jacob, Un homme aborde une femme
«Moi, on me mettra en terre» disait quiconque espérait toucher le continent un jour. Et voici que les premiers Humains depuis peut-être mille ans étaient enterrés dans le lieu le plus sacré de leur espèce. Ils étaient désormais chez eux. Ce sont les morts qui enracinent un peuple. Christophe Chavassieux, Les nefs de Pangée
Non et non! J'opte in extenso pour une écologie post-cadavérique
dépolluée! Jean-Pierre Verheggen, Le sourire de Mona Dialysa
Le lendemain, il creusa une tombe dans le bosquet voisin de la maison, pas loin de l'autel de terre où presque tous les jours il sacrifiait quelque chose. Nous portâmes ensemble la civière, qui était lourde pour moi, car ma mère n'était pas une petite femme, et nous la descendîmes dans la fosse. Elle reposait là, sur sa couche de feuilles fraîches, rendue à la terre, aux entrailles maternelles. Nous regardâmes une dernière fois son visage paisible, puis mon père la recouvrit de terre et sema du blé sur sa tombe, selon la coutume. Car ma mère n'appartenait pas à la mort mais à la vie. Pär Lagerkvist, La Sibylle
Ils s'éteignaient presque dans la même heure, les mains tressées ensemble. Leurs descendance, domestiques, esclaves et constructeurs de bateaux leur rendirent hommage en les inhumant dans un bateau-tombe sur la côte nord de Möckelö, avec vue sur la mer. Les bateaux-tombes étaient alors surtout réserves aux grands propriétaires terriens et aux femmes de pouvoir, mais pour un homme qui avait passé sa vie à construire des bateaux, rien ne semblait plus approprié. On disposait d'un bateau qui pouvait servir de sépulture. Il n'était plus en état de naviguer, mais faisait une tombe convenable. On leur fournit beaucoup de biens pour le voyage, bijoux, armes et ustensiles, et ils furent inhumés en position assise, leurs mains superposées, comme on pensait qu'ils auraient aimé reposer. (...) On n'eut pas besoin de les recouvrir d'un tumulus car on avait trouvé un creux dans le flanc de la colline, de la bonne taille, qui pouvait contenir le bateau entier. Ils ne furent pas incinérés non plus, comme c'était souvent la coutume. Ils sont encore assis là, et ce jusqu'à la fin des temps, main dans la main, à regarder le lever du soleil, l'horizon, leurs îles bien-aimées et les bateaux qui passent. Katarina Mazetti, Le Viking qui voulait épouser la fille de soie
L'île était un bon endroit pour mourir. Je l'ai su dès que nous étions arrivés. Mary voulait voir les tombeaux en haut des collines, de simples monticules ronds pareils à des taupinières. Un après-midi, nous avons été environnés de corbeaux. Par milliers, ils tournoyaient dans le ciel blanc, puis ils s'abattaient sur le cimetière. Mary les regardait avec une fascination horrifiée. «Ce sont les âmes des morts sans sépulture», a-t-elle dit. J'ai essayé de lui expliquer qu'ils avaient choisi cet endroit pour être tranquilles, mais elle ne m'écoutait pas. Elle parlait des injustifiés, tous ceux, toutes celles qui avaient été abusés, détruits. Elle était attirée par la mort. Était-ce elle, ou moi, qui avait choisi le refuge de cette île? JMG Le Clézio, Tempête
La dernière fois qu'il avait quelque chose pour moi, c'était une lettre de la commune. (...) La commune m'informait qu'elle m'avait octroyé une concession au cimetière. À en croire Jansson, tout le monde en bénéficiait. C'était un service tout récent: ceux qui possédaient un domicile fixe et qui payaient leurs impôts avaient le droit de savoir où ils seraient enterrés, au cas où l'envie les prendrait d'aller jeter un coup d'œil et de se renseigner sur leurs future voisins. Henning Mankell, Les chaussures italiennes
J'ai attendu que la plupart des parents, des amis, après le dernier serrement de main, de cœur, soient repartis, lentement, un à un, le long de l'allée. Je n'ai déposé de rose ni dans la fosse ni sur la tombe. J'ai beau être déjudaïsé jusqu'à la moelle, il reste un lambeau de juif dans mes fibres. Sur une tombe juive, pas de fleurs. On met de petits cailloux. J'ai ramassé une poignée de gravier. Au nom de tous les évaporés sans trace, de tous les volatilisés sans cendres, j'ai posé les pierres sur la dalle. Sur le nom de ma femme, sur le nom de ma mère. Serge Doubrovsky, Le livre brisé
Ismaël fut enterré dans le cimetière juif, parmi de très vieilles tombes qui s'effritaient doucement; personne ne les soignait, car le cimetière était situé loin de la ville, les chemins mauvais, défoncés par les neiges. Au printemps suivant, ses parents vinrent le visiter; ils trouvèrent sur la pierre un bouquet de roses encore toutes fraîches; ils reconnurent là un hommage de la princesse. Ils le jetèrent loin d'eux: la loi des Juifs défend de donner des fleurs aux morts qui ne sont que pourriture. Le père, l'âme pleine de courroux et de scandale, piétina longuement les roses. Mais avant de se retirer, selon le rite, il jeta sur la tombe de son fils une poignée de cailloux. Irène Némirovsky, Un enfant prodige
La plus grande synagogue d'Europe se trouve à Budapest, sur la rue Dohány. (...) Au-dehors, dans une fosse commune, sont enterrés les corps des milliers de juifs hongrois morts pendant l'occupation nazie. Sur le site, un monument, l'«l'Arbre de vie», leur est dédié ― une sculpture en métal représentant un saule pleureur où sur chaque feuille est inscrit le nom d'une victime. Quand le vent se lève, les feuilles de métal s'entrechoquent, créant un carillon surnaturel qui résonne dans le cimetière. Dan Brown, Origine
Le long d'une route perdue, tout à coup une déflagration visuelle que rien n'annonce dans le paysage assoupi. Soudain au détour d'un virage, à flanc de colline, l'œil perçoit sans que rien ne l'y prépare une centaine de tombes abandonnées, noires, brunes ou rose foncé, plantées de guingois, poussées de travers comme des dents gâtées, parmi les mauvaises herbes et la bruyère. Livrées à l'intempérie et à l'oubli. Au cimetière de Frauenberg, la nature a repris ses droits, les noms des morts gravés sur la pierre se sont ensauvagés comme les tombes elles-mêmes. Leurs matériau, un grès rose des Vosges, s'est terni au fil des ans, virant au rouge-brun. Seules par endroits affleurent encore des plaques de la couleur originelle, un beau rose pourpre que la montagne fabrique en abondance par ici. Plus personne ne vient, plus personne se se souvient de Rachel Cahn 1868-1933 ni de Itzhak Adler 1882-1929. La grille d'entrée geint sous la rouille. Elle est toujours entrouverte comme si on y entrait encore, mais on n'y entre plus. Seul le vent. Alentour le paysage est bucolique, indifférent aux morts et à l'oubli des morts. La nature a le cœur sec. Fabienne Jacob, Les séances
Depuis, je vais régulièrement avec la femme lui rendre visite dans le petit cimetière de son kibboutz de Haute-Galilée. Il repose à l'ombre d'un bouquet de grands eucalyptus. Peut-être a-t-il lui-même planté ces arbres en 1937 pour assécher les marécages infestés de malaria autour des baraques de fortune où logeaient les premiers colons. La stèle de sa tombe porte, en lettres hébraïques et en lettres romaines, son nom, sa date de naissance et celle de sa mort. Aucune inscription ne rappelle que sous cette pierre moussue gît l'une des plus nobles figures de l'État d'Israël. Dominique Lapierre, chapitre L'homme discret qui sauva Israël, dans Mille soleils
Les chemises noires italiennes avaient fusillé un fils de cette famille. Ils s'étaient connus à cette occasion-là, lorsqu'ils étaient venus pour réclamer le corps. Nicola les avait aidés, ils l'avaient invité chez eux. Il avait vu un cimetière musulman: «Comme le nôtre, mais, sur la pierre, à la place de la croix il y avait la lune.» Erri de Luca, Tu, Mio
Nádori était un joli village, je n'eus pas à demander où était le cimetière, il se trouvait à l'entrée de la localité, juste après le panneau je fus accueillie par le parfum des fleurs sauvages et de la sauge venu des vieilles tombes en ruine. Je fis arrêter la voiture pour y entrer, une femme arrosait des fleurs près de la clôture. (...) Le cimetière lui-même n'était visiblement plus utilisé, la plupart de ceux qui y reposaient se trouvaient sous une butte de terre sans inscription, un grand nombre de pierres tombales et de stèles en bois avaient été arrachées, volées, et si un défunt comptait encore pour quelqu'un, la famille l'avait fait exhumer. Il y avait tout au plus une vingtaine de tombes aussi bien entretenues que celle sur laquelle se penchait la vieille femme, je fis quelques pas parmi les terriers de lapins et les taupinières, j'y pris même plaisir, l'été, les cimetières abandonnés ont un charme dépourvu de toute tristesse, je me promenai parmi les anciennes tombes recouvertes d'herbes folles, mais il n'y avait rien d'intéressant à voir. Je découvris quelques inscriptions à demi effacées, mais ne vis pas le nom que je cherchais. Magda Szabó, La porte
(...) l'endroit semblait laissé à l'abandon, à croire que, depuis des
années, aucun visiteur n'y était venu ni même y avait songé. Pour
rejoindre le cimetière, il fallait franchir une grille en fer orangée par la
rouille et emprunter un petit chemin de terre sous un caroubier noir. Un mur
effondré en délimitait le contour, les croix en granit et les stèles
funéraires en marbre ombragées par des grenadiers. C'est là que les
fossoyeurs de la ville inhumaient les chrétiens mais aucun enterrement ne s'y
était déroulé depuis longtemps. Les noms des négociants hollandais et
portugais étaient encore visibles sur les tombes en ruine. Le sentier
s'enfonçait ensuite parmi les arbres jusqu'au pied de la colline située dans
le coin le plus éloigné avant de remonter au milieu des tombes taillées
dans le sol en terrasses de plus en plus élevées. Jackie Copleton, La voix des vagues
Derrière les grilles rouillées du vieux cimetière de Malá Strana les anges et les orants de pierre des monuments funéraires profilaient leurs silhouettes de pâtres veillant sur le silence et le calme du lieu. Un jardinier brouettait des fagots le long du sentier désert, entre les tombes. Le grésil tombait à l'oblique, vol de plumules argentées où scintillait la lumière, et qui rehaussait la verticalité des croix et des statues. Sylvie Germain, La pleurante de Prague
...je
suis arrivé aux abords du cimetière qui mord l'abside de l'église et
surplombe les vergers courant au ras des berges. Philippe Claudel, Meuse l'oubli
C'était dans cette église que Tommy avait été baptisé. Elle avait six cents ans et certaines des pierres tombales, dangereusement penchées, étaient recouvertes de mousse et de lichen au point que leurs inscriptions étaient illisibles. La grand-mère de Tommy n'avait jamais été croyante. Elle disait que tout ça, c'étaient des bobards, et ne les accompagnait jamais à l'église pour Noël ou Pâques. Pourtant, étrangement, elle allait être enterrée dans ce cimetière. La tombe creusée pour elle se trouvait juste à côté d'un vieil if dont les branches ployaient sous le poids de la neige. Tommy se souvint d'avoir lu quelque part que les ifs étaient les arbres des sorcières. Nicholas Evans, Les blessures invisibles
Franchie la porte métallique, en tubes bleu clair, je découvre que chaque tombe est entourée d'une barrière métallique, bleue elle aussi. Voilà la particularité d'un cimetière russe: la présence de ces tubes bleus, délimitant aussi bien l'espace collectif que l'espace privé de chaque tombe. Ces lignes bleues apportent aux cimetières un air léger et accueillant. Il se marie d'ailleurs fort bien aux couleurs des fleurs, des rubans, des couronnes, ―et aux ors des plaques commémoratives. Sous le soleil, ces couleurs exhalent, paradoxalement, un chant joyeux. Je découvre aussi un détail très intéressant. Devant beaucoup de tombes on trouve, fixés qu sol et soudés entre eux, une petite table et deux tabourets, bleu ciel eux aussi. Une coutume veut qu'à une certaine fête religieuse on vienne visiter le défunt avec une bouteille de vodka et, à pleine voix, on se met à discuter avec le défunt. Contrairement à un avis protestant que j'entendrai plus tard, l'idée de cette pratique m'a séduit. Ça vous gênerait, lorsque vous serez mort, que l'un de vos proches vienne discuter avec vous en absorbant un verre d'Arbois? Moi non. Une gorgée délicate ne peut nuire au respect que l'on doit aux défunts. À comparer avec la solitude de nos tombes catholiques, je pense que ces résidus païens ont quelque chose de... rassurant! Philippe B. Tristan, Carnets de Sibérie
C'était en bordure d'un bois avec des dizaines de tombes dans tous les coins. Au début, on avait essayé de les aligner, mais ensuite, la guerre avait dû alimenter le cimetière de tellement de corps qu'on les avait placés dans l'ordre où ils arrivaient, à la va-comme-je-te-pousse. Des tombes dans tous les sens, certaines avec des croix, d'autres pas, ou des croix écroulées. Ici, un nom. Là, «un soldat», gravé au couteau sur une plaque de bois. Il y en avait des dizaines avec juste «un soldat». Et d'autres avec des bouteilles renversées plantées dans la terre dans lesquelles on avait glissé un papier avec le nom du soldat, pour plus tard, pour le cas où quelqu'un voudrait savoir qui était là-dessous. Pierre Lemaitre, Au revoir là-haut
Il ne lui dit rien de l'horreur dont il avait eu connaissance, il ne lui dit pas que dans cette guerre, en une seule journée, les corps tombaient par milliers et que par peur des épidémies on balançait les cadavres par fournées dans des fosses sommaires, on les recouvrait de chaux vive et on rebouchait à la va-vite ces tombes qui dès le lendemain étaient piétinées, bombardées, retournées au point que ces hommes se retrouvaient mélangés à la terre, délayés comme un engrais. Il ne lui dit pas que parfois les morts on ne les enterrait pas, on les gardait sur le haut des parapets pour se protéger des balles ennemies aussi efficacement que le faisaient des sacs de sable, et quand la position était perdue, la tranchée servait de fosse commune à l'armée d'en face qui flanquait là-dedans tous les cadavres de ses ennemis, des fosses sanctuaires, histoire d'oublier ça et de continuer la progression, d'aller tuer plus avant sans perdre de temps, signe qu'un corps ne valait plus rien. Serge Joncour, Chien-Loup
Il y avait, à trois kilomètres en aval du village, un des nombreux cimetières militaires de la région, dédiés aux héros de la libération. Des tombes blanches alignées tout autour d'un obélisque à l'architecture soviétoïde, fonçant vers l'avant, comme un soldat brandissant sa baïonnette. Il avait lu les noms qui y étaient inscrits, une litanie de Nguyen et de Hoàng devenus héros par la grâce de la mort. Thomas Bronnec, La fille du Hanh Hua
Ils avaient circulé un moment entre les pierres tombales. La plupart étaient garnies d'une photo ovale du défunt, en noir et blanc. Eva avait été surprise par le nombre d'hommes jeunes, jusqu'à ce qu'Adrian lui fasse remarquer la date et le col de l'uniforme sous leurs visages souriants. Il n'y avait pas de photo sur la tombe de ses grands parents. Au lieu de cela, il y avait une jeune fille en marbre penchée sur la pierre tombale, le front appuyé sur un bras nu et fatigué. (...) Un bouquet de roses fanées était placé aux pieds de la jeune fille. Les pétales avaient viré au marron et leurs bords étaient fripés. Un merle s'était posé sur le poignet de la jeune fille de pierre et avait contemplé Eva. Jens Christian Grøndahl, Bruits du cœur
Le cimetière Sud, où je jetais mes ordures embarrassantes, était mon lieu
de prédilection. J'étais trop timide pour rester près du feu avec la tante
Isy dans la petite salle à manger, et lorsque le morne panorama de murs de
brique et de cours avec leurs poubelles débordantes devenait trop déprimant,
j'allais en haut de la colline, je m'asseyais dans l'herbe haute ou sur l'un
des monuments funéraires et je contemplais ma nouvelle ville (...) Janet Frame, Un été à Willowglen (Un ange à ma table)
Une petite serpe de faucheuse à la main, maman arrache les mauvaises herbes.
Elles gâchaient la vue des jolies fleurs plantées autour des restes de votre
père. Tombe nette et Claire, limpide comme un alibi. La mauvaise herbe finit
dans un sac de plastique opaque. Elle ira jaunir à côté des vieux secrets
desséchés de vos placards toujours dorés. Nuages sombres sous un ciel
foncé. Jour de brume. Pluie sale. Bessora, Cueillez-moi jolis messieurs
Plus on approchait du pôle de la spirale, plus les tombes devenaient vieilles. Les inscriptions lisibles étaient de plus en plus rares, mais celles que Louis parvenait encore à déchiffrer indiquaient des dates régulièrement décroissantes. Ainsi, un des cercles commençait par «TRIXIE, ÉCRASÉE SUR LA ROUTE LE 15/9/68» et un peu plus loin Louis trouva une planche large et épaisse profondément enfoncée dans le sol, déformée et gauchie par le gel, sur laquelle il eut quelque peine à lire: «EN SOUVENIR DE MARTHA NOTRE LAPINE D.C.D LE 1er MARS 1965». Dans la rangée suivante, ce fut ensuite «GENERAL-PATTON» (dont la stèle proclamait qu'il avait été «UN BON CHIEN!!!", et qu'il avait péri en 1958), puis «POLYNESIA» qui devait être une perruche (...) et qui avait émis son dernier «Jacquot!» pendant l'été de 1953. Après cela, il n'y avait plus rien de lisible le long de deux arcs de cercle entiers mais ensuite, alors qu'il était encore à bonne distance du centre, Louis découvrit une plaque de grès sur laquelle on avait maladroitement gravé cette phrase qui disait: «HANNAH, LA MEILLEURE CHIENNE DE TOUS LES TEMPS 1929-1939». Bien sûr, le grès est une roche relativement tendre (en conséquence de quoi il ne subsiste d'ailleurs de l'inscription qu'un squelette), mais Louis n'en avait pas moins de mal à s'imaginer les trésors de patience qu'il avait fallu à un malheureux gamin pour tracer ces quelques mots dans la pierre. La charge d'amour et de désespoir que cela représentait lui paraissait immense; c'était un monument comme aucun adulte n'en élèverait jamais à ses propres parents, ni même à un enfant mort en bas âge. Stephen King, Simetierre
―
Stanny et Zack ont fait ça pour la même raison que moi, Louis. On fait cela
parce que l'endroit prend possession de vous. Parce que ce cimetière est un
lieu secret, parce que vous êtes rongé par l'envie de transmettre ce secret
à quelqu'un, et dès que vous trouvez une raison qui paraît un tant soit peu
valable, vous êtes...» (...) «Eh bien, il ne vous reste plus qu'à vous
lancer là-dedans une fois de plus. Vous inventez des raisons qui paraissent
valables, mais ce qui vous pousse vraiment à faire ça, c'est que vous en
avez envie. Ou que quelque chose vous y oblige. Mon père ne m'a
pas conduit au cimetière; il savait qu'il existait, mais il n'y était jamais
allé lui-même. Stanny Bee y avait été, lui... et il m'y a
emmené... et voilà qu'à mon tour, au bout de soixante-dix ans... voilà que
ça m'a pris aussi, tout à coup...» Stephen King, Simetierre
Il y a un cénotaphe dans mon cimetière. Il se trouve allée 3, carré des Cèdres. Un cénotaphe, c'est un édifice mortuaire monté sur du vide. Un vide laissé par un défunt disparu en mer, en montagne, en avion ou dans une catastrophe naturelle. Un vivant qui s'est volatilisé, mais dont la mort semble indéniable. Valérie Perrin, Changer l'eau des fleurs
Comme il voyait que je n'avais cessé d'observer le cénotaphe du caveau, il se fit un plaisir de satisfaire ma curiosité: «C'est madame Laguarrande, une vieille békée créole qui est morte à quatre-vingt-dix-neuf ans. Depuis l'âge de cinquante ans, elle avait fait préparer cette tombe et tous les jours, sauf le dimanche, elle venait faire un petit tour pour voir si tour était prêt à l'accueillir. Elle ne voulait pas voir une branche d'herbe autour de sa tombe ni un seul grain de poussière à l'intérieur. Elle passait sa main sur les murs pour détecter l'humidité et tous les mois, il fallait lui repeindre entièrement le caveau. Elle ne m'a jamais gratifié d'un sou! (...) Je m'étais dit au début que si elle prêtait tant d'attention à sa tombe c'est que quelque maladie inguérissable menaçait son existence. Je n'avais qu'à prendre mon mal en patience. Va croire ça, ma fille! Madame Laguerrande a pris soixante, puis soixante-dix, puis quatre-vingt ans, moi-même qui étais entré jeune homme dans la fonction de fossoyeur, j'ai eu le temps de devenir un vieux-corps qu'elle m'accablait d'emmerderdations encore. Je l'ai vue enterrer tous les békés de son âge, puis d'autres qui étaient plus jeunes qu'elle et enfin ― ce n'était pas trop tôt! ― mourir.» Raphaël Confiant, L'Allée des Soupirs
Et puis j'ai pensé à toute la bande qui me foutrait au cimetière et tout, avec mon nom sur la tombe et tout. Au milieu de ces foutus trépassés. Ouah, quand on est mort, on y met les formes pour vous installer. J'espère que lorsque je mourrai quelqu'un aura le bon sens de me jeter dans une rivière. N'importe quoi plutôt que le cimetière. Avec des gens qui viennent le dimanche vous poser un bouquet de fleurs sur le ventre et toutes ces conneries. Est-ce qu'on a besoin de fleurs quand on est mort? J.D. Salinger, L'attrape-cœurs
À l'ombre de cette croix en granit meurt un bouquet de chrysanthèmes posé à même la pierre tombale. Il se baisse avec peine, ramasse les pétales à terre et arrache ceux qui se sont asséchés pour les jeter dans l'allée. D'un geste de la main, il nettoie la sépulture puis, d'un claquement brusque, se débarrasse de la poussière et des branchages restés collés à sa peau. Il lit l'épitaphe extraite de l'Évangile selon saint Mathieu, que son père, comme il l'avait indiqué dans son testament, avait voulu qu'on grave sur sa tombe: «Quiconque s'élèvera sera abaissé, et quiconque s'abaissera sera élevé.» Thomas Bronnec, En pays conquis
Dans les vallées de la Clidame et de la Tialle on appelait «dernier adieu»
un regard. Pascal Quignard, Les ombres errantes
Le chemin du cimetière côtoyait la chaussée jusqu'à son terme, le cimetière. De l'autre côté de la route, il y avait d'abord les maisons, les immeubles neufs du faubourg, quelques-uns encore en construction, puis venaient les champs. La chaussée elle-même était flanquée d'arbres, hêtres noueux, d'âge respectable, elle était pour une part pavée, pour l'autre non; mais le chemin du cimetière était parsemé de gravier, ce qui lui donnait des allures de sentier d'agrément. Un fossé étroit et sec, rempli d'herbe et de fleurs des champs, séparait les deux voies. Thomas Mann, Le chemin du cimetière
Le cimetière était juché à flanc de colline, au-dessus du village. On apercevait le clocher et la silhouette noire du coq de la girouette se découpait sur le ciel d'un azur soutenu. Les près s'étendaient à perte de vue, semés de vaches rousses. Les morts profitaient d'un beau panorama. Il fallait grimper pour atteindre le caveau des Sauzelle, mais il était niché à l'abri du vent, contre un mur de pierres rondes. Sophie Hénaff, Poulets grillés
J'aurais bien aimé reposer dans ce cimetière. Les tombes de pierre s'élevaient dans un sous-bois de résineux. La mousse adoucissait les angles. Des sculptures d'anges néogothiques se penchaient tendrement sur le repos des défunts. Il y avait dans ce sous-bois quelque chose de l'abandon des cimetières britanniques. Sylvain Tesson, Berezina
Quant au cimetière juif, le fonctionnaire me remit, après avoir quelque peu cherché un coffre ad hoc suspendu au mur, deux clés dûment étiquetées, en me donnant cette explication pour le moins étrange que pour parvenir au cimetière juif il fallait, à partir de l'hôtel de ville, marcher mille pas vers le sud, en ligne droite, jusqu'au bout de la Bergmannstrasse. Lorsque je fus arrivé devant la grille, il s'avéra qu'aucune des deux clés n'entrait dans la serrure. J'escaladais donc le mur d'enceinte. La vision qui s'offrit à moi ne correspondait pas à l'idée qu'on se fait d'un cimetière; je vis un terrain en friche depuis de longues années, couvert de sépultures s'affaissant et tombant progressivement en ruine; de hautes herbes, des fleurs des champs, et les ombres mouvantes de quelques arbres. Seule une pierre çà et là montrait sur l'une des tombes que quelqu'un avait dû rendre visite à un défunt ― mais depuis quand? Si les inscriptions gravées n'étaient pas toutes déchiffrables, les noms encore lisibles ― Hamburger, Kissinger, Wertheumer, Friedländer, Arnsberg, Frank, Auerbach, Grunwald, Leuthold, Seelimann, Hertz, Goldstaub, Baumblatt et Blumenthal ― m'inclinèrent à penser que les Allemands n'avaient peut-être rien tant envié aux Juifs que leurs beaux noms, si liés au pays et à la langue dans lesquels ils vivaient. Un frisson me parcourut devant une tombe où reposait Meier Stern, décédé le 18 mai, soit le jour de ma naissance, et de même le symbole de la plume d'oie sur la stèle de Friederike Halbleib, morte le 18 mars 1912, provoqua en moi un trouble dont je dus m'avouer que je ne parviendrais jamais à percer complètement les raisons. Je me l'imaginais écrivain, penchée solitaire et le souffle court sur son travail, et à présent que j'écris ces lignes, il me semble que c'est moi qui l'ai perdue et que la douleur de sa perte reste entière malgré le long temps écoulé depuis sa disparition. W.G. Sebald, Les Émigrants
Ce n'était qu'un très banal cimetière de campagne, avec ses allées bien
tracées, ses fleurs champêtres, ses arbres vénérables, ses ifs, ses
cèdres surtout; mais de cette banalité même il émanait un charme très
subtil, auquel nous ne pouvions rester tout à fait insensibles. Pierre Gabriel, L'ormeau
Dans le cimetière de Feil, on ne trouve pas de monuments prétentieux comme
j'en ai tant vu enfant, ceux-là que je nommais les «Palais des riches
couchés». Philippe Claudel, Meuse l'oubli
L'église, signalée par des pancartes de couleur marron (abbatiale, XVe siècle), se dressait sur une éminence que consolidaient des murs de soutènement. On accédait à cette espèce de plateau par un escalier d'une vingtaine de marches. Enfant, Nicolas avait souvent entendu nommer cette terrasse «le cimetière». «J'ai rencontré Mme Unetelle sur le cimetière», disait par exemple Gabrielle Maudon. Il devait avoir sept ou huit ans lorsque l'on avait entrepris de reconstruire le vieil escalier aux marches disjointes, arrondies et creusées par l'usage. Les excavations pratiquées pour l'occasion avaient mis au jour des ossements, des crânes, et pendant un après-midi les enfants du voisinage, dont c'était la coutume d'aller jouer «sur le cimetière», s'étaient exclamés d'horreur ravie en faisant la connaissance de ces anciens habitants. Ils avaient eu du même coup la réponse à la question de savoir pourquoi cet endroit s'appelait le cimetière ― question qu'ils ne s'étaient d'ailleurs jamais posée. François
Taillandier, Option Paradis
De même qu'on a mis les cimetières auprès des églises, et dans les lieux les plus fréquentés de la ville, pour accoutumer, disait Lycurgue, le peuple, les femmes et les enfants à ne pas s'effaroucher devant un homme mort, et afin que le spectacle continuel d'ossements, de tombeaux, et de convois funèbres nous rappellent sans cesse notre condition. Michel Eyquem de Montaigne, Les essais Livre I chapitre 19 Philosopher, c'est apprendre à mourir (dans la traduction moderne de Guy de Pernon d'après le texte de l'édition de 1595)
La force lui étant revenue, il prit l'habitude de faire tous les jours une promenade au cimetière proche. Là, il s'asseyait sur un banc, au soleil, et regardait les vieilles gens s'affairer autour des tombes. La proximité des tombes, au lieu de l'incliner vers la morbidité, semblait le raviver. Il avait l'air en quelque sorte de s'être réconcilié avec l'idée de sa mort éventuelle, fait que sans nul doute il avait jusqu'alors refusé de regarder en face. Il lui arrivait souvent de rapporter à la maison des fleurs cueillies au cimetière, le visage rayonnant de joie calme et sereine; assis dans son fauteuil, il racontait alors son entretien du matin avec l'un des autres valétudinaires qui hantaient le cimetière. Il devint évident, au bout d'un certain temps, qu'il lui plaisait de se séquestrer ainsi, ou plutôt qu'il ne se contentait pas de s'y complaire, mais qu'il tirait un profit profond, en un sens, d'une expérience qui dépassait tout ce que pouvait sonder l'intelligence de ma mère. Henry Miller, Tropique du Capricorne
Tous me disaient la même chose: le Maroc leur manque même s'ils y avaient souffert. C'est curieux cette relation forte et névrotique que nous entretenons avec notre terre natale, la preuve, même moi j'ai tenu à mourir au pays. C'est peut-être à cause de nos cimetières. Les tombes sont disposées n'importe comment. Il y a un désordre qui ne gêne personne. Des enfants te proposent d'arroser la tombe que tu es venu visiter, des vieux paysans lisent le Coran en avalant la moitié des mots juste pour aller vite et gagner dix dirhams. Nos cimetières font partie de la nature, et ne sont pas tristes. Tahar Ben Jelloun, Le dernier ami
Un enterrement, pensait-il, ou tout autre genre de funérailles, que le corps soit embaumé, momifié, brûlé, immergé, livré aux oiseaux de proie ou cousu dans une peau de phoque, abandonné au fil du courant à bord d'une pirogue ou ficelé les genoux contre la poitrine dans une jarre, tout cela n'est qu'une sévère reprise en main du mort par les vivants, qui ne supportent pas l'idée qu'on puisse mourir sans qu'ils s'en mêlent. C'est plus fort qu'eux, ils veulent régenter la vie des autres jusqu'au cimetière! François Weyergans, La démence du boxeur
Vers midi, le comte d'Athol, après l'affreuse cérémonie du caveau familial,
avait congédié au cimetière la noire escorte. Puis, se renfermant, seul,
avec l'ensevelie, entre les quatre murs de marbre, il avait tiré sur lui la
porte de fer du mausolée. ― De l'encens brûlait sur un trépied,
devant le cercueil: une couronne lumineuse de lampes, au chevet de la jeune
défunte, l'étoilait. Villiers de L'Isle Adam, Véra, dans Contes cruels
Les
dimanches mon père partait dans les rues parallèles et perpendiculaires
comme pour nous semer. Nicolas Frétel, Fleurs de cimetière
Chaque jour, je déposais sur la tombe de grand-mère la plus belle fleur que je pouvais trouver dans le cimetière. Je parlais aux dépouilles, inspectais l'ossuaire avec une conscience scientifique et répertoriais sur un carnet à spirale les différents os, ainsi que leur quantité: «37 fémurs, 19 tibias, 73 vertèbres, 28 clavicules, etc.» Je récitais les noms des défunts, lavais les marbres qui me plaisaient le plus, posais mon oreille contre les monuments pour surprendre le bruit des morts, suivais les enterrements qui piétinaient derrière le corbillard tiré par deux chevaux empanachés d'argent. Philippe Claudel, Meuse l'oubli
Il avait passé une partie de sa vie à éviter d'avoir affaire aux morts. Dès son plus jeune âge, il avait participé aux enterrements en suivant le cortège selon l'orthodoxie, mais en prenant soin de s'arrêter juste à l'entrée des cimetières. Ce lieu lui avait toujours paru malsain. Il se demandait d'où provenait cette coutume lamentable de conserver ainsi des cadavres qui se décomposaient comme la pire des ordures dans leurs boîtes prétentieuses. Avec leurs humeurs, ces déchets de la vie devaient infecter et la terre et les herbes, et l'ensemble du pays, et même les rêves du genre humain. Il pensait dur que si les hommes éprouvaient des cauchemars c'était à cause des cimetières. Patrick Chamoiseau, Biblique des derniers gestes
Sjöström avait montré à Melchior son film La Charrette fantôme, dont il avait interprété le rôle principal. Le film commençait dans un cimetière où, la nuit de la Saint-Sylvestre, des clochards vidaient quelques bouteilles en attendant les douze coups de minuit. Ils se moquaient de la légende de la Charrette fantôme qui passe ramasser les morts et dont le cocher est choisi parce que mort en état de péché au douzième coup de minuit du 31 décembre de l'année d'avant. Les clochards se querellaient et tuaient l'un d'entre eux d'un coup de bouteille sur la tête au moment où le fameux douzième coup de minuit sonnait. Surgissait alors la charrette des morts, tirée par un vieux cheval et conduite par un homme qui venait céder sa place au nouveau cocher condamné à ramasser les morts pendant toute l'année suivante. François Weyergans, La démence du boxeur
Au retour nous passons par le village de Khor Angar, étrange agglomération
de baraques disséminées dans le désert avec vent de sable pour faire
claquer les tissus. (...) Suite poussière jusqu'à Obock. Fin de journée
douce sur le sable avec la caresse des lumières et cette mer qui s'ennuie de
la contrebande. C'est là que Monfreid construisit ses bateaux, que ses
enfants vinrent se mêler aux petits Somaliens. C'est sur cette plage que sa
femme Armgart attendait ses retours. Bernard Giraudeau, Capitaine de frégate, dans Cher Amour
Il traversa un immense carré de tombes éparpillées sur un versant, des sépultures de forme arrondie où étaient enterrés les condamnés à mort les plus pauvres dont nulle famille n'avait réclamé le corps, et dont certaines se réduisaient à de simples protubérances de terre nue, sans pierre tombale ni mention de nom ou de date. Dai Sijie, Le complexe de Di
Un cimetière des noyés et des pendus on en voit encore les traces partout dans le pays. Au bord de l'autre, le principal, dans ses murs, ou enclos par une haie au passage étroit, que quelques cyprès isolent. Tout petit jardin sans croix ni monument, avec auprès des suicidés les tombes d'enfants sans baptême et c'est juste à la vieille trace dans l'herbe, quelques renflements dessinés encore qu'on les reconnaît (ce que les vieux disent parfois, par ici, le cimetière des innocents, complétant de tel souvenir qui leur remonte depuis le haut du siècle en racontant deux petites boîtes en bois posées sur un landau qu'on vient doucement déposer parce que c'étaient des jumeaux et de trop petite constitution, qui n'avaient pas passé leur première semaine. On vous disait cela sans s'apitoyer et d'un ton naturel juste un peu grave, ajoutant que pour les reconnaître une boîte était rose et l'autre bleue, et comment ils avaient suivi le landau un matin, sans fanfare et sans messe, sans rien déranger, une mère et ses enfants parce que le père avait forcément sa journée de ferme la vie n'était pas si facile). Les suicidés c'était censé leur faire honte: plus question du pauvre homme en ce monde et tant pis, jusqu'il y a peu eux non plus n'avaient droit au nom sur la tombe. François Bon, L'enterrement
Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres, Charles Baudelaire
Les arcades du cloître du cimetière dont la cathédrale est environnée sont comme les loges d'où l'on peut jouir de ce spectacle. Les monuments de ce cimetière ont pour étendard une croisette de fer portant un Christ doré. Aux rayons du soleil, ce sont autant de points de lumière qui s'échappent des tombes; de distance en distance, il y a des bénitiers dans lesquels trempe un rameau, avec lequel on peut bénir les cendres regrettées. Je ne pleurais rien là en particulier, mais j'ai fait descendre la rosée lustrale sur la communauté silencieuse des chrétiens et des malheureux mes frères. Une épitaphe me dit: Hodie mihi, cras tibi; une autre: Fuit homo; une autre: Siste, viator; abi, viator. Et j'attends demain, et j'aurai été homme; et voyageur je m'arrête; et voyageur je m'en vais. François-René de Chateaubriand, Les mémoires d'outre-tombe
Elle
arrive un matin de février. Elle n'est pas sa première souffrance, et
pourtant elle précipite son isolement. Elle a été installée dans la
partie inférieure de la nécropole. Un territoire maudit sans véritables
limites, réservé aux enfants. En son centre géographique se dressent
une vasque ronde momentanément vide et une poubelle grillagée. Au sud,
un pavage mangé d'herbe dessine des arcs inachevés. Quelques arbrisseaux
et basses haies forment des cloisons perméables autour des étroites
sépultures.
Henri Thomas a l'air d'un paysan solide (...) à peine arrivé à Waltham [en Amérique] il en a aussitôt exploré les entours sylvestres, promeneur toujours amusé, amusant, un éternel sourire de bonne humeur aux lèvres, il triomphe, j'ai découvert, dans un endroit que personne d'entre vous ne connaît, quelque chose d'extraordinaire, demande quoi, la tombe de William Shakespeare, je rigole, sans blague, il dit, mais si, dans le cimetière de Waltham il y a une dalle du XVIIIe siècle qui porte ce nom, qui d'autre qu'Henri Thomas irait fouiner dans le cimetière de Waltham, je ne savais même pas qu'il y en avait un, c'est tout Henri, le scrutateur des détails inconnus, du merveilleux au quotidien... Serge Doubrovsky, Laissé pour conte
Le cimetière Saint-Pierre, où repose, entre autres gloires et martyrs, Paul Cézanne, est désert. Un Mémorial national, en pierre de Rognes, dédié aux Français d'Algérie et aux rapatriés d'outre-mer, m'accueille à l'entrée. « Le vrai tombeau des morts, c'est le cœur des vivants», lit-on dessus. Des allées asphaltées quadrillent des lopins gazonnés que veillent des chapelles séculaires. Des photos sur des tombeaux rappellent ceux qui ne sont plus là: une mère, un époux, un frère parti trop tôt. Les tombes sont fleuries; le scintillement marmoréen de leur revêtement adoucit les réverbérations du jour, remplit le silence d'une quiétude champêtre. Michel me guide à travers des allées bien dessinées; son pas crisse sur le cailloutis; son chagrin l'a rattrapé. Yasmina Khadra, Ce que le jour doit à la nuit
Grand-père reposait enterré dans son "refuge". Nous mîmes nos fleurs dans leurs pots de confiture et reculâmes de quelques pas pour juger de l'effet. Sur la haute pierre tombale qui énumérait le nom des morts de la famille de mon père, il restait encore de la place pour bien des noms, et déjà celui de Grand-père y avait été inscrit d'un trait léger, comme une réservation provisoire pour un concert. Certaines des tombes environnantes, entretenues avec un chagrin empreint d'ardeur ménagère, ressemblaient dans leur splendeur de fleurs et de marbre à des vestibules soigneusement cirés. D'autres étaient envahies par de l'herbe haute et jaune et des fleurs blanches d'oignon qui, de loin, lorsque le vent soufflait dans la direction opposée, donnaient l'illusion d'être des perce-neige. Nous déambulâmes dans les allées du cimetière, observant les anges de pierre mûrs possédant presque toutes les parties de leur corps ou bien enfantins et pourvus de sillons de pierre où il le fallait. Certaines pierres tombales étaient brisées, d'autres cachées par l'herbe et les fleurs d'oignon. Des monticules d'argile humide jonchés de couronnes dont pendaient des rubans humides, magenta, noir et blanc, trahissaient les tombes fraîchement creusées; j'étais suffisamment averti, alors, des us et coutumes des cimetières pour savoir qu'au fil du temps la tombe de Grand-père "sombrerait", comme les premières, jusqu'à se trouver au même niveau que le sol. Janet Frame, La fille-bison
Il est impressionnant que les fosses creusées dans l'argile des cimetières demeurent à découvert avant d'être comblées, car ces monticules tragiques, dont la forme est si semblable à celle des corps enveloppés par leur suaire, nous donnent dans notre détresse une dernière illusion, l'illusion qu'ils enferment et enrobent le corps qui gît si profond, si loin sous terre! John Cowper Powys, Givre et sang
Trente ans durant, Siméon Désiré avait sondé les abords des cent dix-neuf tombes et trente-deux caveaux que comptait le cimetière de Grand-Anse. Il avait fini par en connaître chaque détail, chaque recoin et vous désignait sans hésiter l'endroit où votre cher parent avait été inhumé, vous informant au passage qu'il avait récemment désherbé l'endroit et qu'il y avait mis des fleurs fraîches. Les bourgeois lui glissaient alors un billet, d'autant plus volontiers que nombre d'entre eux avaient le sentiment que, grâce à lui, ils continuaient à avoir des nouvelles de leur défunt. Siméon, en effet, à force de hanter le cimetière, d'y manger, d'y faire la sieste, avait fini par faire de vieux rêves. Cela le prenait en plein jour, tandis qu'il fouillait le sol à l'aide d'une pelle à manche court, toujours soucieux de ne pas laisser un seul jour s'écouler sans qu'il ne cherchât son trésor. Il butait inévitablement sur des ossements ou des débris de crâne, qu'il rangeait avec soin dans des boîtes en carton afin de les brûler, selon les directives de l'autorité municipale, encore qu'il lui arrivât de temps à autre de vendre ces précieux instruments de sorcellerie à des bougres venus d'autres communes. Raphaël Confiant, Brin d'amour
...je voyais au-delà des prairies les endroits où l'on avait inhumé les morts depuis que les aîtres de Londres n'étaient plus en mesure de les accueillir. Quand ils sont trop à l'étroit, les morts, à l'instar des vivants, s'exilent vers des contrées moins surpeuplées où ils peuvent trouver leur repos à distance raisonnable les uns des autres. Mais il en arrive toujours de nouveaux, en infinis cortèges, et, quand tout est plein, on creuse pour les loger des tombes en travers des tombes, jusqu'à ce que les ossements dans tout le cimetière se croisent et s'entrecroisent. Là où se trouvaient jadis les champs de blanchiment et d'inhumation, sur le terrain de la Broad Street Station construite en 1875, furent mis au jour, en 1984, lorsqu'au moment des travaux de démolition on entreprit des fouilles sur l'emplacement d'une station de taxis, plus de quatre cents squelettes. Je me suis très souvent rendu sur les lieux, en partie poussé par mon intérêt pour l'histoire et l'architecture, en partie pour d'autres raisons que je ne m'explique pas; j'ai pris des clichés des restes mortuaires et je me souviens qu'un des archéologues avec qui j'ai engagé la conversation m'a dit que dans chaque mètre cube de débris retirés de la fosse on a trouvé en moyenne les ossements de huit individus. Par-dessus cette couche de terre ainsi parsemée de la poussière et des os de cadavres décomposés, la ville, aux XVIIe et XVIIIe siècles, s'était développée en un enchevêtrement de plus en plus dédaléen de ruelles et de maisons malsaines, bousillées avec les poutres, le torchis et tous les matériaux dont on pouvait disposer, afin d'abriter les couches les plus viles de la population londonienne. W.G. Sebald, Austerlitz
Nous avons à l'occasion de la mort de Lucie le fin mot d'une histoire de cimetière vieille de vingt ans. Elle n'attendait que la clé d'une mort peu ordinaire pour s'ouvrir complètement. Nous avions toujours admiré le dévouement de la grand-tante d'un de nos amis, originaire du village mais parisien comme nous. La mère de cet ami était morte subitement. Le caveau se trouvait bondé d'aïeux serrés comme dans une rame de métro. Il fallait agir vite avant les obsèques. La vieille dame, en dépit de son âge, avait accepté de se charger du travail: faire de la place, en fouillant dans les couches décomposées du fond. Le petit neveu a appris hier, de source bien informée, que l'empressement de sa bonne grand-tante provenait certes de l'affection qu'elle lui portait, mais aussi d'un sentiment moins désintéressé. elle avait profité de l'occasion pour extraire, de la bouillie d'ancêtres, les alliances et les chaînes en or qui y reposaient avec eux. Il ne lui en a pas voulu, sachant que l'horreur de rien laisser perdre fut la vertu qui permit à quelques tenaces miséreux de laisser un peu d'argent à leurs enfants. Pierre Jourde, Funérailles
Ce fut au pied de cette butte que le commandant allemand du camp décida que serait établi notre cimetière, dont la création était rendue nécessaire par notre nombre, qui s'élevait déjà à quelques milliers, par les conditions de vie qui nous étaient imposées et par les coups de fusil auxquels, travaillés par des idées d'évasion, nous n'allions pas manquer de nous exposer. Dans les pays germaniques, les cimetières sont des enclos très ombragés; en plaçant le nôtre à la lisière d'un bois, le commandant observait la coutume. L'endroit était retiré; il s'accordait avec le mot Friedhof, nom allemand du cimetière, qui signifie littéralement «lieu de paix». Pierre Gascar, Les fougères, dans : Le règne végétal
Au fil des mois, elle avait vu pousser, à flanc de colline sur laquelle avait été installé le camp, des tombes rudimentaires qui constituaient ce qu'elle appelait le cimetière des traîtres, dont l'anarchie et la laideur contrastaient avec tous ces monuments impeccables dédiés à la gloire des martyrs, ces cimetières militaires qui avaient essaimé dans tout le pays et dont les occupants semblaient lui murmurer, à l'oreille: «Nous ne serons jamais en paix tant qu'il restera toutes ces hyènes sur le sol de la mère patrie.» Thomas Bronnec, La fille du Hanh Hua
Le titre de fossoyeur m'était déjà accordé mais précédait les fonctions qui le justifieraient. Dans le métier de fossoyeur, quand on creuse, c'est qu'on a déjà trouvé l'eau. Rien de semblable pour le moment. Trop longue pour qu'on y plantât un arbre, trop profonde pour être un de ces trous individuels au fond desquels, à cette époque, par toute l'Europe, des hommes casqués se terraient, fondation d'un monument monolithique qu'on imaginait mal et surtout à cet endroit, la fosse que nous creusions ne pouvait être qu'une tombe. Maintenant nous la garnissions d'étais, nous la recouvrions de planches. Personne n'était mort. La fosse devenait une sorte de piège, de trappe où le destin finirait par se prendre, où un mort finirait par descendre. Il aurait été ainsi devancé et glisserait dans la nuit toutes portes ouvertes tandis que nous nous effacerions sur son passage en cachant nos mains terreuses dans notre dos. Pierre Gascar, Le temps des morts
Un croque-mort revenu quérir une pelle oubliée sur les lieux de l'inhumation
trouva la fosse vide. Plus mort que vif, il prit ses jambes à son cou en
direction du presbytère. Le père Naélo écouta attentivement sa
déclaration.
À travers les halètements et les bégaiements de l'homme, il retint le fait
suivant: René Depestre, Hadriana dans tous mes rêves
Toutes ces histoires, les visions de sa sœur, le Mussolini d'Immola, avaient fini par convaincre Nicolas de la survie des morts. Non, bien sûr, ils ne sont plus là, les morts, on chercherait en vain à leur téléphoner, à leur écrire. Pour autant, ils ne sont pas entièrement dans les tombes. Tous les peuples «premiers», suivant l'expression aujourd'hui en vigueur, ont cru que les défunts mal enterrés ne passaient pas. Ils nous veulent. Ils nous hantent. Ils nous tournent autour. François
Taillandier, Il n'y a personne dans les tombes
―
Dame! c’est bien simple. La pauvre Rose a eu l’imprudence de ne pas
écouter les vieillards: elle refusait de croire aux vérités que l’on
raconte sur les âmes des morts. Si bien que dernièrement, comme elle
revenait de la ville un peu tard, elle a traversé le cimetière à minuit. Ernest Capendu, Marcof-le-Malouin
À gauche, plus loin que le Trou aux perches, s'élevait la tour carrée
de l'église d'Ashover, isolée parmi les prairies. Au pied de la tour,
il distinguait un groupe de pierre blanches miroitantes, mieux
accordées à la clarté de la lune qu'à toute autre chose au monde,
sauf à certaines rafales obliques de pluie grise amenée par le vent
d'ouest. John Cowper Powys, Givre et sang
Depuis la mort de lord
Sparkenbroke, les touristes de Chelmouth, qui se
contentaient de parcourir les couloirs de sa vaste demeure et de
contempler ses trésors en écoutant le machinal bavardage des guides, ont
ajouté l'église et le cimetière à leur pèlerinage, car le cimetière
contient le caveau des Sparkenbroke. C'est une spacieuse sépulture
gazonnée, d'un type assez commun au pays de Galles, mais qu'on rencontre
rarement dans les régions aussi septentrionales que le comté de Dorset.
La grille de fer permet de voir le cercueil de lord Sparkenbroke parmi
ceux de ses ancêtres. Charles Morgan, Sparkenbroke
Le rêve des profondeurs qui suit l'image de la racine prolonge son mystérieux séjour jusqu'aux lieux infernaux. Le chêne majestueux rejoint «l'empire des morts». Aussi, bien souvent, une sorte de synthèse active de la vie à la mort apparaît dans l'imagination de la racine. La racine n'est pas enterrée passivement, elle est son propre fossoyeur, elle s'enterre, elle continue sans fin à s'enterrer. La forêt est le plus romantique des cimetières. Au seuil de la mort, dans sa crise d'angine de poitrine, Sparkenbroke pense à l'arbre: «Il parlait des racines, il s'inquiétait de la distance à laquelle elles s'étendent sous terre, de la force et de la puissance qui leur fait briser les obstacles» Gaston Bachelard, La terre et les rêveries au repos
En sortant du parc, nous nous sommes dirigés vers l'église, située sur la
hauteur. Elle est fort ancienne, mais moins remarquable que la plupart de
celles du pays. Le cimetière était ouvert; nous y avons vu principalement le
tombeau de De Vic, ―
ancien compagnon d'armes de Henri IV, ― qui lui avait fait présent du
domaine d'Ermenonville. C'est
un tombeau de famille, dont la légende s'arrête à un abbé. Il reste
ensuite des filles qui s'unissent à des bourgeois. Tel a été le sort de la
plupart des anciennes maisons. Deux tombes plates d'abbés, très vieilles,
dont il est difficile de déchiffrer les légendes, se voient encore près de
la terrasse. Puis, près d'une allée, une pierre simple sur laquelle on
trouve inscrit: Ci-gît Almazor. Est-ce un fou? ―
Est-ce un laquais? ― est-ce un chien? La pierre ne dit rien de plus. Gérard de Nerval, Les filles du feu, Angélique.
Un convoi croisa ma marche; il se dirigeait vers le cimetière où elle avait été ensevelie; j'eus l'idée de m'y rendre en me joignant au cortège. «J'ignore, me disais-je, quel est ce mort que l'on conduit à la fosse, mais je sais maintenant que les morts nous voient et et nous entendent, ―peut-être sera-t-il content de se voir suivi d'un frère de douleurs, plus triste qu'aucun de ceux qui l'accompagnent.» Cette idée me fit verser des larmes, et sans doute on crut que j'étais l'un des meilleurs amis du défunt. O larmes bénies! depuis longtemps votre douceur m'était refusée!... Ma tête se dégageait, et un rayon d'espoir me guidait encore. Je me sentais la force de prier, et j'en jouissais avec transport. Gérard de Nerval, Aurélia, dans Les filles du feu
À la fin de l'été, la tombe m'était devenue familière. Je pus y penser souvent quand j'en fus éloignée et parfois avec un semblant de calme. Je suivais la croissance des arbres. Je sus quand ils dépassèrent le mur et que leur cime vit la mer. Je sais comment leur ombre joue sur toi, quels sont les vents qui t'atteignent. Où que je sois, quand je le veux, j'entends les rumeurs de la route, les échos du village, les colères du mistral, les longues rafales du vent d'est, la pluie, le grincement de la porte de fer qu'un visiteur pousse. Et je sais à quelles heures les oiseaux viennent boire l'eau des fleurs. Anne Philipe, Le temps d'un soupir
Au-dessus du cimetière défilent des ciels comme on n'en trouve qu'en
rêve, un crépuscule immuable parcouru d'arondes violacées. Jean Dargile, Le petit père Lachaise
Rondeau-les-tombes, un village situé à une vingtaine de kilomètres de Vernery, tenait son nom d'anciens sarcophages de calcaire, cent dix au total, entreposés là vers le VIIIe ou le IXe siècle, sans que l'on ait pu établir s'ils avaient été occupés, ou s'il ne s'agissait que d'une sorte de dépôt. François
Taillandier, Il n'y a personne dans les tombes
Ce n'est pas très facile de garer une voiture dans le centre de Saint
Denis (...). Ils y parvinrent enfin, gagnèrent la somptueuse basilique et
marchèrent longuement, silencieusement, dans le déambulatoire. François
Taillandier, Il n'y a personne dans les tombes
Je rencontrai Serifopulos, le gardien, dont, à vrai dire, j'avais déjà
lu fortuitement le nom dans un article du mince journal de la communauté
anglaise de l'île, laquelle, ainsi qu'en témoignait le cimetière, avait
été florissante par le passé et continuait partiellement d'exister
aujourd'hui. Il était révélé dans cet article ―
manifestement rédigé par une de ces légendaires vieilles filles
confites dans une sensibilité néo-victorienne dont l'Angleterre regorge
― que Yannis Serifopoulos était... né dans ce cimetière!
où il avait succédé à son père en tant que jardinier et où, depuis
maintenant presque quarante-trois ans, il cultivait de splendides
orchidées. Denis
Grozdanovitch, Le satire du cimetière
― Alex, il a raté son bac et passe son temps à jouer au football.
Quand son père est ivre, c'est lui qui garde le cimetière. Et tu sais
quoi? Il joue au football dans le cimetière. Tu te rappelles la chapelle
funéraire à moitié en ruine vers le mur du fond? Pierrette Fleutiaux, Nous sommes éternels
Dans le haut du pays, et reliée a` lui par une vaste allée d'ormes ― rendez-vous des gamins qui jouent à la marelle ― l'église apparaît, vieille, tassée, coiffée d'un clocher pointu, en forme de bonnet de coton. À` droite, sont les écoles et notre habitation; à gauche, le presbytère, séparé du cimetière par un mur démoli, creusé en brèches, de-ci, de-là, au-dessus desquelles l'on voit les croix qui se démantibulent et les tombes qui verdissent. Au milieu de l'allée d'ormes, un calvaire s'élève, dont le christ de bois peint, pourri par l'humidité, n'a plus qu'une jambe et qu'un bras, ce qui n'empêche pas les dévotes de venir s'agenouiller au pied de la croix, et de marmotter des oraisons, en égrenant leur chapelet. Octave Mirbeau, L'abbé Jules
«Et toi, d'où viens-tu?» (...) «Je suis allé au cimetière voir les
flammes sur les tombes.» Giovanni s'est précipité sur lui dans un
hurlement «espèce de lâche, imbécile!» C'était lui, Giovanni, qui
était allé voir les tombes, quel salaud ce frère qui cafte pour se
défendre. «Mais qu'est-ce qu'il y a de mal, tu veux me dire? ―
Je te déteste, espèce de lâche et de menteur!» Puis Giovanni s'est mis
à pleurer dans le silence embarrassé des autres et le visage blanc comme
la craie entre les deux ailes de ses cheveux qui retombent il s'est
enfermé à clé dans sa chambre, à se tordre les mains dans le noir. En
fait il n'est pas allé là-bas tout seul comme tous l'ont cru, en le
regardant un peu effrayés comme s'il avait sucé le sang des morts, mais
il a été le seul à escalader la grille en se glissant le long des
barreaux gluants d'humidité. Dans les senteurs de myrte et de fleurs
pourries toutes ses humeurs s'étaient asséchées: s'il avait été
blessé c'est de l'eau qui serait sortie de sa chair, comme du côté du
Christ. Il avait passé la tête à l'intérieur de la chapelle où un
ange de marbre désignait du bout du doigt à grand-mère la voûte peinte
en bleu et par la rosace dans le sol montait le souffle de la mort. Un
puits obscur ouvert dans les entrailles des tombes. Oh Michele, ce que je
peux te détester! Rosetta Loy, La bicyclette
Dans le cimetière de l'Amitié, Konrad fût inhabituellement silencieux.
C'était un soulagement... non? Même Salomon, qui trottait et reniflait
entre les rangées de tombes, levait la patte pour uriner, semblait moins
exubérant, moins canin. Lorsque Konrad claqua des doigts, le setter se
recroquevilla, tout penaud. Joyce Carol Oates, Mudwoman
Sur sa parka noire glissent allègrement ses vingt-trois ans. Il se tient
droit devant le caveau de famille. Demain... les Autres seront là,
fidèles à cet énième rendez-vous. En cette veille, Rémi qui ne croit
qu'en la vie n'est pas présent pour lancer un appel aux morts. Non! Épisodiquement,
au cours d'une balade, il fait ici une pause avec Pépère Rameau,
Mémère Fleurine. Il les retrouve tels qu'il les accompagnait à chacun
de ses rendez-vous de La Toussaint. Dans ses mains pousse le plus beau
chrysanthème proposé par la fleuriste du coin. (...) Yves Couturier, Les Rendez-vous de Toussaint
Maigret quittait le comte de Saint-Fiacre devant la grille du cimetière.
Une vieille, assise sur un petit banc qu'elle avait apporté, essayait de
vendre des oranges et du chocolat. Georges Simenon, L'affaire Saint-Fiacre
Il passa rapidement la main de rose en rose, tournant à genoux autour de
la tombe, palpa la terre en différents endroits, comme un tisserand teste
la qualité d'une soie. Puis il releva la tête vers Adamsberg. Fred Vargas, Dans les bois éternels
Le cimetière qui se trouvait derrière l'église presbytérienne
réformée ressemblait à un champ ondulé de pierres tombales de granit
poli et protégé par un fouillis d'arbres. Son pourtour était délimité
par une grosse chaîne. Patricia Cornwell, La séquence des corps
Le marbre et les inscriptions étaient impeccables. Nulle trace de mousse, de pluie ou de terre, la dalle luisait, parfaitement entretenue et cernée de fleurs fraîches. Au sol, trois rangs d'azalées dans leur terreau bien gras dessinaient un contour au cordeau. (...) pour la tombe, André Sauzelle ne faisait pas semblant de briquer. (...) Près d'une allée, une plaque promettant «Nous ne t'oublierons jamais» était tombée, plantée dans la terre, un coin ébréché. Capestan regardait les photos de tous ces morts qui souriaient pour la postérité. Ils n'existaient plus que sur cette parcelle, coincés dans leurs cadres tarabiscotés. Sophie Hénaff, Poulets grillés
Que sait-elle de la dalle au fond d'un jardin de province qu'il a fait graver à la mémoire d'un fils. Son nom, les dates, ce à quoi se résume la vie d'un homme pour ceux qui ne l'ont pas connu. Il arrive, dans les cimetières, qu'on appose au fronton des pierres tombales la reproduction d'une photo. À quoi bon? L'image passe au soleil et les visages se démodent. Le vrai tombeau ne sera jamais que le cœur de ceux qui ont aimé. Puisse chacun de nous avoir ainsi, après sa mort, plusieurs sépulcres vivants. Puisse chacun de nous trouver la force de porter au jour la mémoire de ceux qui ont vécu. Que sait-elle, dans sa révolte, que sait-elle de la pierre qu'un père scelle sur son cœur quand les paupières se ferment à jamais sur les yeux de son fils... Christelle Ravey, Partition singulière
Elle portait à Sarah des arums blancs. Elle lui portait aussi un peu de sirop-batterie qu'elle répandait autour de la tombe blanchie à la chaux. Et elle restait là, en compagnie de sa sœur. Cette dernière avait vu durant son existence tellement d'êtres inconnus de ce monde que sa tombe s'était mise à s'en souvenir, jusqu'à se transformer en monticule étrange. L'enduit de ciment était devenu une croûte lunaire, bardée de petit signes, l'un voulant dompter l'autre, pour final s'emmêler aux écritures des peuplades anciennes. La chaux, devenue fluorescente, auréolait la tombe d'une poussière flottante qui, la nuit (selon les dires énervés du gardien), luisait comme des yeux de chat noir. Et l'ennui (disait-il, pour donner la mesure de cette catastrophe) c'est que les colibris s'y posaient pour la nuit, et remplissaient le champ des morts (aux heures crépusculaires) d'un tintamarre de poulailler pas vraiment compatible, monsieur Timoléon, avec l'idée que l'on pourrait se faire d'un lieu comme celui-là... Patrick Chamoiseau, Biblique des derniers gestes
Au cimetière, la Fantina n'alla jamais, durant ces trois ans qu'elle avait passés dans la chambre du Giai, elle en avait consommé chaque souffle, et avec le souffle, l'âme. Celui qui à présent reposait dans la terre, disait-elle, n'était plus rien, moins encore que ces larves vides qu'on écrase dans l'herbe au printemps quand les insectes se sont envolés. Rosette Loy, Les routes de poussière
Juste là, je suis devant la tombe de mon mari, assise sur un banc de
cimetière vert bouteille lustré par des générations de fesses en train
de me monter la tête contre sa dalle funéraire. Katarina Mazetti, Le mec de la tombe d'à côté
Jean Carrière, L'Épervier de Maheu
Au cimetière de Saint-Goussaud, la place d'Antoine est vide, et c'est la dernière: s'il y reposait, je serais enterré n'importe où; au hasard de ma mort. Il m'a laissé sa place. Ici, fin de la race, moi le dernier à me souvenir de lui, je serai gisant: alors peut-être il sera mort tout à fait, mes os seront n'importe qui et tout aussi bien Antoine Peluchet, près de Toussaint son père. Ce lieu venteux m'attend. Ce père sera le mien. Pierre Michon, Vies minuscules
Je n'ai pas eu de mal à retrouver sa tombe. Une plaque de marbre blanc la
marquait, avec une croix en relief, et l'inscription rituelle, et la date.
Deux bouquets de fleurs fraîches étaient appuyés contre la grille.
(...) Henri Troyat, Le mort saisit le vif
Saint-Pétersbourg, il neige et dans le carré juif du cimetière des
victimes du neuf janvier, vêtue manteau violet et toque d'astrakan,
j'avance à grand peine entre les tombes, visage fouetté par les flocons
glacés, pieds déjà gourds dans mes vieilles bottes. Jacques-François
Piquet, Que fait-on du monde?
À quelques kilomètres à peine de Dabo, le sentier aboutit à une grande clairière d'où partent plusieurs voies. Une croix se dresse près de l'une d'elles, la croix Beimbach. Un écriteau mentionne (sans indiquer la distance) avec une flèche noire: cimetière gallo-romain de l'Altdorfkopf autrement dit: du Vieux Village. À tout hasard, je prends ce chemin qui s'enfonce dans une splendide forêt de hêtres. (...) Et justement, un peu plus loin, au détour du chemin qui alors s'élargit, voici le cimetière gallo-romain, cerné, comme englué dans le glauque des arbres. Les tombes sont en grés rose et taillées en forme de maisons. Certaines portent encore des traces de bas-relief: portrait de défunt, croix celtique. Lumière lourde et calme. Quel était ce Vieux Village dont il ne reste aucun vestige, à part ce cimetière? On sent ce lieu habité d'une présence intacte, d'un passé vierge. Le christianisme n'est jamais venu jusqu'ici. Tout est païen, secret, englouti dans les frondaisons d'une histoire oubliée. Au pied des grands hêtres, dans cette lumière épaisse, ces tombes évoquent des épaves, une cité des morts où les visages que l'on devine sur les grès ont les yeux agrandis des noyés surpris par un naufrage. Jacques Lacarrière, Chemin faisant
À l'abri d'un grand chêne sans doute plusieurs fois centenaire, se
trouvaient quatre pierres tombales perdues au milieu des bois. L'espace
clôturé laissait encore assez de place pour trois autres emplacements.
Magnier posa son panier et son bâton puis poussa le portillon. D'un pas
soudain solennel, il se dirigea vers une sépulture de granit brut. Blake
le suivit. Gilles Legardinier, Complètement cramé !
On arrivait au cimetière. Dans un angle, fermé par deux côtés du mur d'enceinte et une grille de fer à lances fléchées, un assez vaste carré était délimité. C'était, enclave dans le cimetière de Beaucourt, le cimetière Japy. Je parcourus les tombes, je lus des prénoms que j'avais déjà lus ou entendus, je lus le nom de Seyrig et je souris, je vis, gravé de côté sur le monumental cénotaphe de Pierre Japy cette inscription: «Seigneur entends ma voix quand je t'adresse ma prière et réunis-moi dans ton ciel avec tous ceux qui m'appartiennent.» Je lus, sur la stèle de Louis-Frédéric Japy, qu'il avait «passé en faisant le bien». Jean-Paul Goux, Mémoires de l'Enclave (éd. Mazarine 1986 / 2ème partie, p136 La Bastille)
Après le déjeuner, on est allés voir la tombe de Kierkegaard. Il est enterré dans un cimetière à trois ou quatre kilomètres du centre de la ville. En fait, son nom signifie "cimetière" en danois, si bien que nous rendions visite à Kierkegaard au [kierkegaard] (...). C'était un endroit plutôt agréable, avec des massifs de fleurs et des avenues plantées d'arbres; d'après le guide de Copenhague, les gens vont s'y balader et pique-niquer comme dans un parc quand il fait beau, mais là il s'était mis à pleuvoir. On a eu un peu de mal à trouver la tombe, et quand on y est arrivés c'était assez décevant (...). C'est un petit rectangle de terre entouré d'une grille, avec au milieu un monument à la mémoire du père Kierkegaard et deux plaques où sont gravés les noms de sa femme et de ses enfants, y compris Søren. C'est le prénom de Kierkegaard, Søren, avec un de ces drôles de «o» barrés qu'il y a en danois. On est restés plantés là sous la pluie durant quelques minutes, dans un silence respectueux. David Lodge, Thérapie
Il y a ces dessins de cimetières, de chapelles, de monuments funéraires, ces cénotaphes, mot dont il connaît le sens à présent, qui désigne un tombeau sans corps, un monument qui perpétue le souvenir d'un être d'exception, un défunt, héros de la pensée ou de la guerre. L'Architecte semble revenir obstinément à la mort. Pas la sienne; il vise plus haut, plus grand, toujours, il n'entreprend rien qui ne serait pas universel. Un art funéraire aux dimensions de la condition humaine. Il avait montré à Martin des dessins de tours énormes, de pyramides faites de pierres innombrables, avec des foules qui s'empressent autour de la fumée des sacrifices. Puis il avait sorti, pour les leur comparer, d'autres dessins, où les murailles semblaient des ancres inversées, socles enracinés, pointes vers le ciel. Notamment une Entrée de cimetière et un projet de monument funéraire «caractérisant le genre d'une architecture ensevelie», disait la légende. Christian Chavassieux, La vie volée de Martin Sourire
Mais rien n'était plus merveilleux que d'aller se promener dans Paris avec Rilke, car cela revenait à donner de l'importance au plus anodin comme si l´œil lui-même était éclairé. (...) Un jour que nous nous étions rencontrés chez des amis communs, je lui racontais que, la veille, j'étais parvenu par hasard à la vieille barrière où se trouvait le cimetière de Picpus, dans lequel avait été inhumés les dernières victimes de la guillotine, parmi lesquelles André Chénier. Je lui décrivais cette petite prairie émouvante avec ses tombes éparses, que les étrangers visitent rarement. (...) Nous nous y rendîmes dès le lendemain. Il resta dans une sorte de ravissement silencieux devant ce cimetière isolé et l'appela " le plus poétique de Paris". Stefan Zweig, Le monde d'hier
Ces arbres de haute taille, me raconta sa petite fille devant sa tombe, c'est Léon Tolstoï lui-même qui les avait plantés. (...) Un petit tertre rectangulaire en pleine forêt, dominé par des arbres pour toutes fleurs - nulla ceux, nulla Corona! Ni croix, ni pierre tombale, ni inscription, le grand homme est enterré sans nom, lui qui avait souffert plus qu'aucun autre de son nom et de sa gloire, comme un vagabond trouvé par hasard, comme un soldat inconnu. Il n'est interdit à personne de s'approcher de sa dernière demeure; la mince clôture de planches qui l'entoure n'est pas fermée. Rien ne garde le dernier repos de celui qui ne connaissait pas le repos sinon le respect des hommes. Alors qu'ailleurs la curiosité se presse autour du faste d'un tombeau, ici une simplicité imposante bannit tout voyeurisme. Le vent passe sur la tombe anonyme en murmurant comme la parole de Dieu, on n'y perçoit pas d'autre voix, on pourrait passer devant en se disant simplement qu'un Russe quelconque est enterré là, dans la terre russe. Stefan Zweig, Le monde d'hier
Le petit cimetière, pratiquement abandonné aujourd'hui et connu
seulement de quelques adultes de la communauté, était sans aucun doute
chargé d'histoire; c'était là que reposaient les membres des vieilles
familles de pionniers, aux noms suisses ou italiens, qui avaient été les
premières à s'installer dans la région. Certaines pierres tombales
s'étaient effondrées; le terrain, miné par les taupes, était tout
bosselé, et recouvert dans sa partie la plus élevée par des buissons de
rosiers sauvages ― la seule plante que les rongeurs n'avaient pas
exterminée. Les tombes les plus anciennes étaient ornées de croix de
bois, maladroitement gravées à la main; certaines d'entre elles avaient
disparu, englouties par les hautes herbes et la folle avoine. (...)
Bon Dieu, pensa Dombrosio avec angoisse. Je sais qu'il y a des lois contre
les pilleurs de tombes. Même ces vieilles tombes abandonnées dont
personne ou presque ne connaît l'existence, avec leurs croix de bois,
celles qu'aucun descendant ne vient entretenir ni garnir de fleurs, dans
un cimetière qui tombe en ruine. (...) Philip
K. Dick, L'homme dont toutes les dents
Tous les morts sont
ivres de pluie vieille et froide Et grâce aux trous
creusés par le noir printemps Je ne verrai très
probablement jamais Vous disparus, vous
suicidés, vous lointaines ―
Tu pourrais me
conter des choses plus drôles Il fait bon. Dans le
foyer doucement traîne
Mon ami, plus sérieux que jamais, poursuivit: si les cimetières
fermaient de si lourds portails à la nuit tombée, était-ce pour
empêcher les visiteurs de s'y aventurer ou les morts de s'en échapper? Philippe Grimbert, La mauvaise rencontre
« Quand je contemple les tombes des grands hommes, tout sentiment d'envie meurt en moi; quand je lis les épitaphes de ceux qui furent beaux, tout désir déréglé s'apaise; quand je suis témoin du chagrin des parents sur une tombe, mon cœur se fond de compassion; quand je vois les tombes des parents eux-mêmes, je médite sur la vanité de pleurer ceux que nous devons suivre si vite.» Thomas Hardy, Jude l'obscur
De passage à Chicago, je m'étais arrêté au cimetière de Lake Forest où sont enterrés mon père, ma mère et mon frère. Si j'avais grandi dans cette ville, je n'y étais retourné qu'une poignée de fois depuis le décès de mes parents, trente ans plus tôt à l'époque (et aujourd'hui plus de quarante). J'y revenais toujours pour la même raison: me recueillir sur leurs tombes. Elles sont évidemment tout ce qui nous reste des êtres chers, une maigre trace de leur existence, à nous qui sommes leurs derniers témoins. Cette permanence est un réconfort, elle nous offre la certitude que, quoi qu'il arrive, ils seront là où nous les avons laissés, prêts à nous accueillir en quelque sorte chez nous. Jim Fergus, Marie-Blanche
Il
y a ces deux êtres dont il ne reste plus que des les noms gravés dans
une pierre blanche. Sylvie Germain, Le monde sans vous
Un autre nom tout récemment s'est invité, non pas doré cette fois, mais peint en rouge sombre. Par endroits la peinture a débordé des lettres. Cela importe peu, or ou grenat, bien ou maladroitement appliquée, cette couleur fanera et passera à son tour. Ici et là, dans l'espace du cimetière, il y a quelques tombes dont la dalle est brisée, basculée, et d'autres encore qui n'ont même plus de revêtement, juste un tertre de terre brune. Processus naturel de simplification, d'épuration, d'effaçage. Plantes en pots, plaques gravées et photos en médaillons, fleurs, bougies... Autant de gestes, de signes de sollicitude, de défis discrets et têtus à l'oubli. Remparts dérisoires et pourtant si précieux. Sylvie Germain, Le monde sans vous
Au-dessus de la ville un grand cimetière s'étend sur le versant de la
montagne. Le cimetière est plus grand que le bourg lui-même et plus
proche de nous-mêmes qui voyons la gravure. Pascal Quignard, Terrasse à Rome
Derrière eux, sur cette terrasse, c'était le minuscule cimetière du village sous un reste de donjon carré. Au début du siècle, ce qui avait été une ville au Moyen Âge n'était plus qu'un hameau où chaque décennie ponctionnait sa ration d'hommes, pour les lignes de chemin de fer à construire, pour Verdun. Et quand survint ce qui fut appelé la grippe espagnole, ceux qui avaient résisté jusque-là fuirent, sans rien emmener, même pas leurs papiers de famille (...) Depuis cette épidémie peu après la première guerre, nul n'avait été enterré dans le petit cimetière, l'herbe y mangeait tout puisque ce n'étaient pas des tombes de granit et de marbre, mais que la misère naturelle y renforçait la rigueur huguenote: juste des renflements de la terre sous les stèles, avec parfois ces drôles de cadres en fer peint dont on protégeait les minuscules tombes d'enfant. Sortis de leurs trous, les chiens erraient. François Bon, Calvaire des chiens
Jehol, sans qu'aucun obstacle se fut élevé devant lui, ralentissait
le pas, pour obliquer vers sa droite. Mokkhi et Zéré aperçurent, dans
cette direction, confusément, une colline qui avait la forme d'une
pyramide. Le soleil ne touchait plus que son extrême pointe. Au-dessous
de cette aiguille, l'ombre s'étalait, assez légère encore pour laisser
voir de petites bâtisses trapues disposées en gradins, le long de
couloirs étroits. Joseph Kessel, Les Cavaliers
Pour ceux qui se sont éteints en plein cœur des plaines nues, aucun bûcher n'a pu être dressé. On ne brûle pas des cadavres sur des herbes pauvres. Alors, sur ceux-là, on a entassé des pierres qu'il a parfois fallu aller chercher très loin. Et ces tombes jalonnent de place en place le long itinéraire. Elles sont là comme pour indiquer aux survivants la piste qui ramène à leur pays par-delà l'immensité des steppes. Bernard Clavel, Le cavalier du Baïkal
(...) j'aimais beaucoup mon oncle Néhémie. Il y a peu, j'ai vainement
cherché sa tombe au cimetière de Giv'at Saül. Le cimetière s'est
tellement agrandi qu'il va bientôt déborder jusqu'au plan d'eau de Beit
Neqofa ou atteindre la périphérie de Motsa. Je suis resté là plus
d'une heure, assis sur un banc ―
une guêpe obstinée bourdonnait au milieu des cyprès, un oiseau
répétait inlassablement la même trille, mais de là où je me trouvais,
je ne voyais que les stèles, le sommet des arbres, les collines et les
grands nuages. Amos Oz, Une histoire d'amour et de ténèbres
Dans ce cimetière il y a plein de tombes toutes petites, presque seulement une pierre pour les bébés qui autrefois mouraient comme des mouches. Il y a la tombe de la femme morte en couches à dix-huit ans et la tombe du garçon tombé dans le puits. Le gravier craque sous les semelles et sur les haies de myrte bien alignées les lézards filent avec légèreté. La clé de la chapelle tourne et retourne dans la serrure pour la bonne conservation des morts; et dans l'angle de la grille les guêpes reconstruiront leur nid car il n'y a pas d'endroit plus tranquille et plus propice qu'un cimetière. Rosetta Loy, La bicyclette
«Vous ne le savez peut-être pas mais ici il meurt tellement de petits enfants qu'on les enterre à même la boue des rizières, sous les cases, et c'est le père qui, avec ses pieds, aplatit la terre à l'endroit où il a enterré son enfant. Ce qui fait que rien ne signale ici la trace d'un enfant mort et que les terres que vous convoitez et que vous leur enlevez, les seules terres douces de la plaine, sont grouillantes de cadavres d'enfants. Alors, moi, pour qu'enfin ces morts servent à quelque chose, on ne sait jamais, bien plus tard, en guise de sépulture ou si vous voulez, d'oraison, je prononce ces paroles pour moi sacrées: "Voilà qui ferait plaisir à ces chiens du cadastre de Kam." Qu'ils le sachent au moins. Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique
La petite procession dépassa le cimetière et se dirigea vers une autre grille, un peu plus haut. Alma et Ernest comprirent en la franchissant qu'ils entraient dans un nouveau cimetière. On l'avait établi au-dessus de l'ancien, récemment. La forte pression démographique dans le village avait imposé cette expansion de la cité des morts. Jean-Baptiste ne serait donc pas exactement à côté de la tombe de sa mère, enterrée dans le vieux cimetière. L'enceinte n'était pas achevée et le fond du terrain, de ce fait, semblait illimité, ouvrait sur des prés en contrebas puis une colline et ensuite les champs où s'arrimait la plaine. Il n'y avait que quelques tombes, neuves, bien fleuries, et un caveau en pierre de Volvic, noir et altier, devant lequel se recueillaient une femme et un enfant. «Il va se sentir bien seul, notre Jean-Baptiste», dit Alma. Christian Chavassieux, L'affaire des vivants
Et deux jour plus tard, tandis que les familles des morts creusaient la terre gelée du cimetière avec des marteaux-piqueurs, Faulques avait observé Olvido qui évoluait à pas prudents de chasseur entre les croix et les stèles couvertes de neige, pour photographier les misérables cercueils fabriqués avec des caisses d'emballage, les pieds alignés au bord des fosses béantes, les pelles des croque-morts jetées sur les tas de terre noire. Et quand une pauvre femme en deuil s'était agenouillée devant une sépulture qui venait d'être comblée, les yeux fermés, en murmurant quelque chose qui ressemblait à une prière, Olvido avait fait appel à un Roumain qui leur servait d'interprète. «Obscure est maintenant la maison où tu demeures», avait traduit celui-ci: elle s'adresse à son enfant mort. Alors Faulques avait vu Olvido hocher lentement la tête en signe d'assentiment, essuyer d'une main la neige plaquée sur ses cheveux et son visage, et photographier de dos la femme en deuil agenouillée, silhouette noire près du monticule de terre noire semée de neige. Après quoi, elle avait laissé retomber l'appareil sur sa poitrine, regardé Faulques et chuchoté: Tant qu'il y a de la mort, il y a de l'espoir. Arturo Pérez-Reverte, Le peintre de batailles
Le
grand Goethe termine son Faust en écrivant que cette
histoire pouvait avoir une suite. On peut dire la même chose de notre
promenade dans le cimetière. Je viens souvent ici. Lorsque l'un de mes
amis ou ennemis fait de ma vie un enfer, je viens ici, je trouve un joli
endroit gazonné et je le voue à celui ou à celle que j'aurais envie
d'enterrer. Et je l'enterre aussitôt. Ils sont là, morts et impuissants,
jusqu'à ce qu'ils reviennent à la vie, renouvelés et meilleurs.
J'inscris leur vie, telle que je l'ai vue moi, dans mon "Livre"
des tombes. Chacun devrait faire ainsi et au lieu de se morfondre,
enterrer bel et bien celui qui vous met des bâtons dans les roues. Je
recommande de garder sa bonne humeur et de lire le Courrier royal, journal
d'ailleurs écrit par le peuple lui-même, même si, pour certains,
quelqu'un d'autre guide la plume. Hans
Christian Andersen, Bonne humeur
On n'a pas parlé des pinceaux de Gaby mais des arbres et des hivers. Des hommes qui s'égarent et que l'on retrouve charriés par les torrents, au printemps, avec le dégel. Du cimetière avec trois croix blanches sans personne, des fosses avec des cercueils vides des hommes que l'on n'a jamais retrouvés. Claudie Gallay, Une part de ciel
À part les légendes, rien n'est éternel, pas même les concessions à perpétuité. On peut acheter une concession pour quinze ans, trente ans, cinquante ans ou l'éternité. Sauf que l'éternité, il faut s'en méfier: si après une période de trente ans une concession perpétuelle a cessé d'être entretenue (aspect indécent et délabré) et qu'aucune inhumation n'a eu lieu depuis longtemps, la commune peut la récupérer; les restes seront alors placés dans un ossuaire au fond du cimetière. Valérie Perrin, Changer l'eau des fleurs
À Mineelsen, j'ai laissé Paule à la terre, n'ai pas voulu choisir d'habillement de marbre, ni même de fleurs. J'en étais incapable. Les anthémis jaunes de Lochristi étaient les fleurs de la vie de Paule, de son premier sourire et de ses premiers mots. Philippe Claudel, Meuse l'oubli
Lorsqu'il parvint au rocher où se trouvait O
Rin, la neige avait
entièrement recouvert le sol d'une couche blanche. Dissimulé au pied
d'un rocher, il examina la contenance d'O Rin. Non content d'avoir, en
retournant sur ses pas, rompu le serment du pèlerinage de la montagne, il
se préparait à rompre le serment selon lequel on ne doit pas prononcer
un mot. C'était la même chose que de commettre un crime. Mais, tout
comme elle l'avait dit: «C'est bien probable qu'il neigera!», voilà
qu'il s'était mis à neiger! C'est cela qu'il voulait dire ― il
suffisait d'une parole. Fukazawa, Narayama
Il aurait aimé que son père, Chalom, fît ce voyage avec eux, comme Aaron, Orith et Dina. Abandonner les tombes... Bien sûr, ce n'est rien une tombe, mais tout de même, on y allume des veilleuses dont les flammes éclairent la nuit, on laisse tomber des petits cailloux blancs sur la pierre, on espère, qui sait, que le bruit parviendra en dessous, on appelle un nom dans le creux de la terre... Christelle Ravey, Fanny V.
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