Le Café Littéraire / Le vin |
Le restaurant «Les trois dômes» était sans surprise, il y avait l'habituel étalage de menus à la grandiloquence plus ou moins humoristique, du style «L'adagio des terroirs» ou «Sa majesté le homard». Il choisit rapidement, sans réfléchir, un pavé de skei norvégien mi-salé (...) Il se rattrapa sur le vin, optant sans hésiter pour une des bouteilles les plus chères de la carte, un corton-charlemagne. Ce vin était marqué par «des tonalités beurrées et des arômes d'agrumes, d'ananas, de tilleul, de pomme au four, de fougère, de cannelle, de silex, de genévrier et de miel». C'était vraiment n'importe quoi, ce vin. Michel Houellebecq, Anéantir
Le vin de l'île est un rouge lourd et sucré
né d'un cépage qui ne pousse qu'ici, le muroula. Les baies de
ses grappes ressemblent à des yeux de pie: petites, noires, brillantes,
dénuées de pruine. Vendangé vers la mi-septembre, le raisin est
disposé ensuite sur les murets des vignes et des vergers de câpriers,
protègé des oiseaux par de fins filets. Il y sèche durant deux
semaines avant d'être pressé, puis on laisse fermenter le jus dans la
pénombre de caves étroites et longues, creusées sur les flancs du Brau. Philippe Claudel, L'archipel du Chien
Je descends chercher une bouteille dans le
cellier pour faire bombance. Je fouine parmi ma réserve. Sidi Brahim,
coteaux de Mascara, avec un tel repas, devrais me contenter d'un pinard
humble. Roussillon, aussi un minervois. J'entr'aperçois un corbières.
Eh bien, non. Je ne fais ni une ni deux, je prends une résolution
subite. Ce sera un chateauneuf-du-pape, le seul qui me reste. Si je
reste seul, aucune raison que je me maltraite. Serge Doubrovsky, Le livre brisé
«... Et j'ai lu que quand on a inventé
l'alcool, les Italiens se sont dit que c'était justement ce qu'ils
cherchaient depuis des siècles. L'Élixir de Vie! Vous le saviez,
vous? Ray Bradbury, La foire des ténèbres
―
Je peux t'aider à faire quelque chose? Camilla Läckberg, La princesse des glaces
Qu'est-ce que le vin? C'est un corps vivant où se tiennent en équilibre les «esprits» les plus divers, les esprits volants et les esprits pondérés, conjonction d'un ciel et d'un terroir. Mieux que tout végétal, la vigne trouve l'accord des mercures de la terre donnant ainsi au vin son juste poids. Elle travaille tout le long de l'année en suivant la marche du soleil à travers tous les signes zodiacaux. Le vin n'oublie jamais, au plus profond des caves, de recommencer cette marche du soleil dans les «maisons» du ciel. C'est en marquant ainsi les saisons qu'il trouve le plus étonnant des arts: l'art de vieillir. Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos
C'est une question, expliqua-t-il tandis que les serveurs papillonnaient autour de la table, qui évolue avec l'âge... Au début, on se sent farouche partisan du bourgogne rouge ou blanc: le meilleur compagnon jusqu'à trente-cinq ans... Mais ensuite, sans renier le bourgogne, il faut passer au bordeaux: un vin pour les adultes, sérieux et paisible. Ce n'est qu'à partir de la quarantaine que l'on est capable de sacrifier une fortune pour une caisse de Petrus ou de Château-Yquem. Arturo Pérez Reverte, Le tableau du maître flamand
Mais l'été finissait. Le raisin étant mûr plus tôt que prévu, il fallut vendanger. Ce qu'il n'avait pu accomplir l'année passée, il pouvait s'y consacrer aujourd'hui, il le devait aussi. Il fallait respecter chaque étape, chaque geste, car ce temps rythmé donnait un sens à la vie. Choisir les grappes et les cueillir avec soin, presser les grains les jambes et les pieds nus comme dans une danse, placer un robinet au bas de la cuve pour en soutirer le jus, mettre le raisin foulé dans le pressoir pour qu'il en rende un nouveau jus, faire couler ces deux jus dans des fûts dont la bonde restait ouverte, laisser les impuretés s'évacuer, attendre douze à vingt jours que la fermentation ait lieu. Au bout d'un mois, le vin de Cortanze, de la vigna si Rivelli, serait prêt à boire. Assam, de Gérard de Cortanze
Baptiste en fait de vendange mangeait les grappes de raisin que sa terre voulait bien donner, à même le pied. Il le faisait goûter grain à grain à qui voulait. Le temps que durait l'agitation de la vendange sur les parcelles voisines, Baptiste, sourire aux lèvres, était lui aussi au milieu de ses sarments, à journée faite. Il donnait éventuellement un coup de main pour vendanger le raisin du voisin mais personne ne cueillerai le sien. Anne Delaflotte Mehdevi, Fugue
Le projet fou, à l'origine de la rencontre entre Vladimir Wagner et Alain Baud, c'est de faire du vin en Sibérie. Moins 45 l'hiver, et un été relativement court, ce ne sont pas les meilleures conditions a priori. Seulement Vladimir a un atout: la terre noire. C'est mieux que tu terreau, c'est le nutriment parfait pour la végétation. En plus il existe une loi en Russie: si vous êtes agriculteur et que vous plantez une culture qui s'avérera utile pour la collectivité, après cinq ans la terre vous appartient. ― Incroyable? C'est pourtant Vladimir qui le dit... Philippe B. Tristan, Carnets de Sibérie
Le vin (une bouteille d'aleatico de 1818) était dépouillé comme le style de Racine et, comme lui, fait de plusieurs bouquets superposés: un vrai vin classique. Edmond Jaloux, Les Amours perdues
Edmond Jaloux nous fait sentir dans un vieux vin, dans un vin «dépouillé », «plusieurs bouquets superposés». En suivant l'écrivain, nous allons reconnaître toute la verticalité d'un vin. Ces «bouquets superposés», de plus en plus délicats, ne sont-ils pas à l'opposé d'un vin qui aurait un «arrière goût»? Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos
On sentait déjà le vin, le raisin pilé, séché. Ils arrivèrent
devant une porte fermée par deux serrures. Oriol l’ouvrit, et
élevant soudain au-dessus de sa tête le flambeau, montra vaguement une
longue suite de barriques alignées et portant sur leur flanc ventru un
second rang de fûts moins gros. Il fit voir d’abord que cette cave de
plain-pied s’enfonçait dans la montagne, puis il expliqua les
contenus des pièces, les âges les récoltes, les mérites, puis,
lorsqu’on fut arrivé devant le cru de la famille, il caressa de la
main la futaille ainsi qu’on fait sur la croupe d’un cheval
aimé, et d’une voix fière: ―
Vous allez goûter chélui-là. Il n’y
a pas un vin en bouteille qui le vaille, pas un, ni à Bordeaux ni
ailleurs. Car il avait l’amour violent des campagnards pour le vin resté en pièce. Guy de Maupassant, Mont-Oriol
Le vin coulait à flots, la chère était succulente et les propos à peu près conformes à ceux que les artistes d'aujourd'hui poursuivent en festoyant ― dès lors qu'ils brûlent de l'ardent désir d'exprimer tout ce qu'ils ont sur le coeur... Denis Grozdanovitch, Petit traité de désinvolture.
Regardez autour de vous, c'est bien connu: le vin parle! (...) Il crie le vin, il vocifère, il vous chuchote à l'oreille. Il fait de vous le confident de choses admirables et de projets magnifiques. (...) Chaque bouteille vous découvre un parfum d'autres temps et d'autres pays. Et chacune vous offre son bouquet de souvenirs. Joanne Harris
Le vin, mon cher garçon, et dans le vin, la vérité... Platon, Le banquet, (dans La Couronne et la Lyre, de MargueriteYourcenar).
Après avoir longtemps marché, j'entrerais dans un grand café, on me servirait un Campari, un vrai, très amer et sucré, dans un verre conique à haute jambe. Assis dans un angle sur la banquette de cuir, près de la vitrine, je boirai lentement ce cristal rouge, j'en sentirais la couleur, la chaleur et l'éclat de rubis m'envahir tout entier, ce serait un instant de bonheur — indicible comme tout bonheur. Je verrais passer tous ces hommes et toutes ces femmes, ils auraient, elles auraient des visages heureux. Et Sylvie entrerait. François-René
Daillie, Le Divertissement
Sur les liens qu'entretiennent les bonheurs et le jadis il faut citer la
particularité des vins français. Ils fondent leur pouvoir d'émerveiller
le corps qu'ils envahissent par leur lien au passé. Pascal Quignard, Sur le Jadis
...il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. Charles Baudelaire.
En adoptant Dionysos comme patron de leur activité, en révérant en lui le dispensateur de l'euphorie dont une belle récolte de vin était le gage, les vignerons de l'Égée ne firent pas que rendre à cette divinité d'importation récente le service de la naturaliser en l'implantant au terroir et en l'adjoignant, sans l'y confondre, à la foule quasi anonyme, mais profondément ancrée dans la religiosité des paysans, des démons agraires. Au surplus, le vin, sang de la vigne, dans lequel on pensait que, le feu s'unissait au principe humide, qui exerçait sur l'âme des effets tour à tour exaltant et terrifiants, se prêtait merveilleusement à symboliser l'élément divin dont les Anciens croyaient reconnaître la manifestation dans l'épanouissement de la vie végétale. Un mot qui se rencontre chez les poètes tragiques et qui n'a point de correspondant dans notre langue, ganos, témoigne de l'association qu'on établissait entre les idées d'éclat et de scintillement, d'humidité vivifiante, d'aliment succulent et de joie. La pluie, les eaux courantes, les prairies arrosées, les fleurs ont du ganos, et aussi le miel que les abeilles en extraient, le lait que donnent les troupeaux. Le vin est essentiellement le ganos de la vigne ou le ganos de Dionysos. H. Jeanmaire, Dionysos, histoire du culte de Bacchus.
Il ouvrit le réfrigérateur et étudia son contenu. Non, le temps
s'était rafraîchi et Guido eut soudain envie de vin rouge. Dans le
placard, il prit une bouteille portant le nom de Masetto Nero et étudia
l'étiquette, incertain de sa provenance. Donna Leon, Le cantique des innocents
Un ou deux mois plus tard, j'ai reçu douze bouteilles de résiné commandées l'été précédent par l'intermédiaire d'un ami grec. Non pas un de ces ignobles casse-tête à faire danser les chèvres, qui déversent leur puanteur de térébenthine dans les échoppes à touristes de Patmos ou de la pLaka, mais bien ce nectar fleurant la cire d'abeille dont se régalaient les dieux avant l'être délogés de l'Olympe. Jean-Marie Laclavetine, Le rouge et le blanc.
Le vin est symbole de la vie cachée, de la jeunesse triomphante et secrète. Il est par là, et par sa rouge couleur, une réhabilitation technologique du sang. Le sang recréé par le pressoir est le signe d'une immense victoire sur la fuite anémique du temps... L'archétype de la boisson sacrée et du vin rejoint, chez les mystiques, l'isomorphisme aux valorisations sexuelles et maternelles du lait. Lait naturel et vin artificiel se confondent dans la juvénile jouissance des mystiques. G. Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire.
Mon
verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme / Ecoutez la chanson
lente d'un batelier / Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes /
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu'à leurs pieds Guillaume Apollinaire, Alcools (Nuit rhénane)
Et ici maintenons que non rire, ains boire est le propre de l'homme, je ne dis boire simplement et absolument, car aussi bien boivent les bêtes, je dis boire vin bon et frais. Notez, amis, que de vin divin on devient, et n'y a argument tant sûr, ni art de divination moins fallace. Vos académies l'affirment, rendant l'étymologie de vin, lequel ils disent en grec OINOS, être comme vis, force, puissance, car pouvoir il a d'emplir l'âme de toute vérité, tout savoir et philosophie. Si avez noté ce qui est en lettres ioniques écrit dessus la porte du temple, vous avez pu entendre qu'en vin est vérité cachée. La dive Bouteille vous y envoie: soyez vous-mêmes interprètes de votre entreprise. Rabelais, Le cinquième livre.
XXVII XXXVI LXXIX CXVI Les quatrains d'Omar Kháyyám (traduits du persan par Charles Grolleau).
...
Sans vin pur, sans autels, sans hymnes, sans guirlandes, Niobé, La mort (dans La Couronne et la Lyre, de Marguerite Yourcenar)
Tout à
coup, comme par intuition, mes regards se portèrent sur le haut de
l'étagère, et j'aperçus une bouteille de vin vieux, que j'avais reçue en
héritage. Il paraît que cette liqueur avait été pressée à l'occasion de
ma naissance. Sadegh Hedayat, La Chouette aveugle (traduit du persan par Roger Lescot).
Chaque bouteille d'honnête vin porte en elle tout un paysage, et recèle un nombre infini d'histoires plus ou moins mystérieuses, plus ou moins authentiques ou légendaires, que l'amateur désespère de découvrir toutes, et aux charmes desquelles il succombe comme Sultan à la voix de Dinarzade. "L'amour, affirmait Jacques Chardonne, c'est beaucoup plus que l'amour." Le vin, c'est beaucoup plus que le vin. Jean-Claude Pirotte, Les contes bleus du vin
Veuf
de ceps, mon pays natal buvait du vin. Le petit bourgogne anonyme y coulait
en chopines, en setiers et demi-setiers, en verrinées. il signait sa
présence et sa vogue, sur les tables de bois grattées au tesson de verre,
en cercles violâtres indélébiles. Les soirs d'hiver, le vin jeune —six
sous le litre—
bouillait à pleins pots, et dans son écume rose dansait la rouelle
de citron et l'épave de cannelle, pêle-mêle avec ses dix grains de poivre
et les radeaux des rôties naufragées. Colette, Le Fanal bleu.
Les gens modestes, attentifs aux signes de l'existence sociale, déléguaient au vin le rôle d' "un rite de passage". Permission était accordée aux enfants de rosir leur eau un jour de communion, puis, un jour solennel, ils buvaient leur premier verre de vin. Il fallait qu'ils fussent bien modestes (et simples d'esprit, de culture) pour ainsi s'esbaudir autour de l'enfant et l'applaudir à la dernière gorgée. C'est si peu de chose et c'était aussi une espèce de rite, tout comme le première cigarette, la première montre (et parfois la seule, on la conserverait toute la vie), le premier vélo. Qui, de nos enfants, se souvient encore de son premier verre de vin ? Pierre Sansot, Du bon usage de la lenteur.
J'avais décidé de rosir mon blanc d'une demi-larme de crème de cassis. Bien qu'assez strict sur le principe qu'un chablis Montée-de-Tonnerre se déguste nature, je ne suis pas borné au point de rester obstinément rebelle à toute extravagance. Et puis cette indéfinissable angoisse, que je sentais sourdre en moi ce soir finissant, sans doute m'avait-elle poussé aussi à cet excès de douceur. Ce que je supporte le plus mal en ces début d'automne où la vendange bat son plein dans les vignes alentour, ce sont ces nuées de moucherons qui s'entêtent à tourniller au-dessus des boissons, lorsqu'on trinque sous la tonnelle, et forcent l'arrogance jusqu'à parfois venir se tuer dans votre verre. Mais quand on est seul, comme je l'étais ce soir, et inquiet un peu à propos du tout et du rien, alors cet infernal rigodon de moucherons ivres prend des allures de défi. Pierre Autin-Grenier, Je ne suis pas un héros.
Sauternes!
répéta Théo, hilare. Alain Gerber, Le faubourg des coups de trique.
La bulle de champagne, c'est du vide avec du vin autour. Un exploit vinicole. Quasiment un miracle, vu qu'il n'y a pas de bulles dans le raisin. Franz Bartelt, Hôtel du Grand Cerf
L'ivresse,
nous déclara-t-elle au cours d'un de ses rares moments de confidence,
est un crime commis contre l'arbre, contre le fruit, contre le vin
lui-même. C'est un crime de société, c'est un abus de confiance,
comme le viol est un abus du désir. (...) La vigne est cultivée avec
amour du bourgeon jusqu'au fruit. Son jus est distillé, puis soumis à
tout le processus de fermentation et de manipulation qui fait de lui ce
qu'il est: le vin. Ce vin-là mérite sûrement beaucoup mieux que
d'être ingurgité à l'excès par quelque imbécile dont la tête est
pleine de stupidités. Ce vin-là mérite notre vénération. Il doit
être bu dans la joie et la générosité. Joanne Harris, Les cinq quartiers de l'orange.
En Franche-Comté, je m'étais habitué au vin (jaune ou rosé d'Arbois) et je préférais boire au comptoir de certains cafés un ou deux ballons de rouge. Ce qui fait que vers sept heures du soir, avant de revenir dîner avec ma mère (mon père, jugé comme collaborateur, était emprisonné à Fresnes), j'étais toujours d'excellente humeur. Alain Jouffroy, La bicyclette du bout du monde.
Le
vin sait revêtir le plus sordide bouge Charles Baudelaire, Les fleurs du mal (Le poison).
C'est
le vin des longs silences et des grognements rocailleux au coin des
comptoirs perdus. C'est le vin des attentes sans retour. C'est le vin qui
s'avale en ridant le front comme on boit toutes les purges du quotidien
martyre. C'est le vin Baudelairien et de toutes les navrances, Jean-Claude Pirotte, Les contes bleus du vin.
Il but, oublia, revécut, et, soudain éclairé, vit la brute qu'il allait devenir, non par la faute de la boisson, mais par la faute du travail. La boisson n'était que l'effet, non la cause. Elle succédait inévitablement au travail comme la nuit succède au jour. Ce n'était pas en devenant une bête de somme qu'il gagnerait les sommets ― lui chuchotait le whisky à l'oreille ― et il approuva l'avis. Le whisky était sage et il connaissait bien son oeuvre. Jack London, Martin Eden
Tous ceux-là qui parlaient haut et fort dans nos bistrots quotidiens, ils chuchotent désormais au-dessus de mon épaule, me demandant si la bière est bonne. Celui-là qui, le regard désespérément vide, commençait la journée par une collection d'alcools ― rhum, genièvre, cognac ― pour arroser le café ; et cet autre qui ne fonctionnait qu'au bordeaux hurlant sur le mode paillard son désespoir de voir la fin arriver… Et cet autre encore qui s'enracinait à l'angle du comptoir pour ne pas se cogner la tête contre les murs de sa cuisine solitaire… Tous en allés ! Les voici avec cent autres du même acabit qui s'ignoraient poètes, défilant dans la rue devant un corbillard tiré par quatre chevaux noirs. Le cocher ivre joue une vieille rengaine sur un orgue de barbarie pour se rappeler au souvenir des vivants. Leur absence n'a laissé dans l'estaminet qu'un vide rapidement rempli comme les verres qu'on n'en finit jamais de vider. Lucien Wasselin, La Rage, ses abords
―
Je
suis marchand de vin, dit-il dès qu'il fut assis. Je puis fournir un
très bon vin à des prix assez bas, je donne dix pour cent d'escompte
si l'on paie comptant. J'ai du vin nouveau. Théodore Francis Powys, Le Bon Vin de M.Weston
Cette année-là, puisque les retrouvailles étaient du côté de l'Ouest, dans ce réfectoire monacal de l'abbaye de Maillezais, on avait fait venir des foudres entiers d'Anjou et de Loire, de beaux chinons de graviers faciles à boire, au petit goût de mûre et de réglisse, longs en bouche, tanneux, dont le tartre collait aux dents et donnait encore plus soif, toujours plus soif, des envies d'assécher la Vienne, voire la Loire, avec une paille depuis la colline de la Devinière, après avoir vidé tour à tour la Vendée, le Lay, le Thouet et les deux Sèvres, asséché les marais pour en attraper les anguilles et les grenouilles qui, bien persillées, bien tronçonnées et fricassées, garniraient aussi royalement les plats qu'elles raviraient les palais, tant le beurre, l'ail et le persil s'accordent avec toute chose ― les petits os caoutchouteux des batraciens sont aussi fort utiles pour se curer les ratiches du devant et les débarrasser des verts fragments qui les encombrent, avant de parler en public, comme les grands flots de pirate réussissent, à force, à dissimuler l'ail dans l'haleine, l'ail des cagouilles, l'ail des grenouilles, mais aussi l'ail des terrines et des pâtés, ail cru, ou peu s'en faut: le plus puissant. Mathias Énard, Le banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs
Elle choisit
du melon avec du jambon de pays, lui, du boudin noir. Un boyau rempli de
sang de porc, cuit à la vapeur, et servi avec de la purée de pommes de
terre. Lorsque la lame de couteau l'incisait, se déversaient dans
l'assiette blanche en dégageant une odeur chaude, particulière, divers
éléments d'un brun presque noir, que l'on mangeait mélangés à un
peu de purée. Il croyait se souvenir qu'ils avaient également bu un
Graves dont il avait oublié l'année. Elle mangeait en silence, mais
avec appétit, elle savait aussi apprécier le vin, et elle souriait
parfois en lui jetant un regard à l'oblique par-delà le verre.
Bientôt, sous l'effet du vin, un éclat couleur de rose se répandit
lentement sur ses joues blafardes. Ses prunelles d'un bleu cendré
étaient paisibles quand elle souriait, mais lorsqu'elle reprenait une
expression ordinaire, le romancier, habitué à déchiffrer des
prunelles noires, éprouvait une certaine angoisse. Takeshi
Kaïko, Romanée-Conti-1935
René Fallet, Le beaujolais nouveau est arrivé
Peter
Mayle, Un bon cru
Argot de buveur ou trouvaille surréaliste, le vocabulaire de l'ivrogne a pour vocation éminente de réenchanter le monde et la vie. C'est l'éternelle leçon de Rabelais en son Gargantua : ― Je mouille, je humecte, je boy, et tout de peur de mourir. ― Beuvez tousjours, vous ne mourrez jamais. ― Si je ne boy, je suys à sec, me voylà mort. Mon âme s'en fuyra en quelque grenoillère. En sec, jamais l'âme ne m'habite. ― Sommeliers, ô créateurs de nouvelles formes, rendez-moi de nom beuvant beuvant !
"Et nous aurons aimé le vin des rêves comme jamais, nous aurons
vendangé les sourires et les regards, nous aurons parcouru la pénombre
des anciennes venelles au pied des vignobles lumineux, nous aurons
exploré les niches où dorment les plus improbables flacons de jaune,
nous aurons mesuré jour après jour la véraison des grappes et
l'allure des nuages, nous aurons habité les faubourgs autour desquels
la vigne s'éveille et se range et verdoie sur les coteaux, nous aurons
bu l'amour de climats en climats, de parcelle en parcelle, et nous
saurons encore que la vigne voisine, sous la protection du clocher de
Saint-Just, portait le nom de paradis, Jean-Claude Pirotte, Expédition nocturne autour de ma cave
Claude Simenon, Maigret et le marchand de vin
XXXIII
- Usbek Rhédi, à Venise Montesquieu, Lettres persanes
N'y a-t-il pas, pour les machines humaines, l'équivalent du rappel des fantômes? C'est ce à quoi l'on procède quand un vin vendangé il y a fort longtemps a perdu son arôme d'origine. On met dans une carafe un soupçon de porto de manière à humecter tout l'intérieur du verre puis on y verse le vin. On laisse reposer un peu. Et le vin retrouve sa senteur initiale. Janine Mossuz-Lavau, L'amour en double
J'écoute de mon mieux ce qu'elle s'époumone à m'expliquer sur la fabrication du vin résiné que nous buvons, les saloperies chimiques avec lesquelles on coupe aujourd'hui tous les vins, même les plus cotés, le tort qu'a causé aux grands bordeaux la dictature de l'œnologue anglais Robert Parker... Cette compétence intégriste s'accorde mal avec ce que j'observe de son mode de consommation, très proche du mien: on se fout totalement de la qualité, n'importe quelle bibine fait l'affaire, la seule chose qui compte c'est l'ivresse. À la russe. Je la fais rire, d'un rire qui doit être pour elle plaisamment transgressif, en lui expliquant avec véhémence que, moi, l'œnologie me dégoûte et que j'ai horreur des gens qui, comme ils disent, dégustent le vin et le font longuement tourner dans des verres gigantesques avant de lui trouver des notes boisées ou des arrière-goût de trou du cul. J'ai réellement dit ça, a subtle flavour of asshole, au fond de mon désespoir j'étais assez gai cette nuit-là. Emmanuel Carrère, Yoga
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