Le Café Littéraire luxovien
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  sur la guerre
 

J'écoutais la guerre tout petit déjà. À la maison, il y avait les histoires racontées à table, les avions gonflés de bombes, la sirène qui prévenait avec une bien faible marge, les fuites silencieuses, le grondement dans le ciel puis celui des explosions à terre. Et un jour de juillet, un repérage raté, et des bombes qui tombèrent d'une altitude élevée et sur un objectif de hasard pour arracher, en plein jour, des touffes de vivants au monde. 

Erri de Luca, Tu, Mio

 

La ville était fébrile, inquiète. En pleine journée, des magasins s'étaient repliés frileusement derrière leurs rideaux de fer comme à l'annonce d'une manifestation. Louise revit des passants porter des étuis avec des masques à gaz, courant à pas pressés. Un crieur hurla: «Attaques acharnées des Allemands dans le Nord!» Un marchand de primeurs chargeait des valises dans une camionnette.
       (...)
       La voiture cahotait lentement dans le flot des fuyards qui était à l'image de ce pays déchiré, abandonné. C'était partout des visages et des visages. Un immense cortège funèbre, pensa Louise, devenu l'accablant miroir de nos peines et de nos défaites. 

Pierre Lemaitre, Miroir de nos peines

 

On éprouvait le sentiment de cette distance indéfinissable, menaçante et insondable, qui sépare deux armées ennemies en présence. Qu'y a-t-il à un pas au delà de cette limite, qui évoque la pensée de l'autre limite, celle qui sépare les morts des vivants ?… L'inconnu des souffrances, la mort ? Qu'y a-t-il là, au delà de ce champ, de cet arbre, de ce toit éclairés par le soleil ? On l'ignore, et l'on voudrait le savoir… On a peur de franchir cette ligne, et cependant on voudrait la dépasser, car on comprend que tôt ou tard on y sera obligé, et qu'on saura alors ce qu'il y a là-bas, aussi fatalement que l'on connaîtra ce qui se trouve de l'autre côté de la vie… On se sent exubérant de forces, de santé, de gaieté, d'animation, et ceux qui vous entourent sont aussi en train, et aussi vaillants que vous-même !…
..................... 
       L'escadron de Rostow, qui n'avait eu que le temps de se mettre en selle, se trouvait juste en face de l'ennemi, et, alors, comme sur le pont de l'Enns, il n'y avait rien entre l'ennemi et eux, rien que cette distance pleine de terreur et d'inconnu, cette distance entre les vivants et les morts que chacun sentait instinctivement, en se demandant avec émotion s'il la franchirait sain et sauf !… 

Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix - Tome I

 

L'image de ce paysage est inoubliable pour celui qui l'a vu. Il y a peu, cette contrée possédait encore des prairies, des forêts et des champs de blé. Désormais, plus rien à voir, mais strictement plus rien. Littéralement pas un brin d'herbe, pas l'ombre du plus petit brin. Chaque millimètre du sol a été retourné encore et encore, les arbres sont arrachés, déchiquetés et pulvérisés comme sciure. Les maisons rasées par les obus, les pierres broyées en poussière, les chemins de fer tordus en spirales, les collines déplacées, bref, tout à été transformé en désert. 
       Et tout est rempli de morts qui sont à nouveau cent fois retournés et déchiquetés de plus belle. Des lignes entières de fantassins sont étendues devant les positions, notre chemin creux, rempli de morts qui s'entassent les uns sur les autres par couches. Devant, nous ne pouvons pas donner trois coups de bêche sans tomber sur un tronçon de cadavre. 

Ernst Jünger, Carnets de guerre 1914-1918 

 

Notre destin, c'était de gagner la guerre, quitte à détruire ce que nous croyions défendre. 

Jean-Philippe Jaworski, Gagner la guerre 

 

Une partie de notre être, au premier grondement des obus, s'est brusquement vue ramenée à des milliers d'années en arrière. C'est l'instinct de la bête qui s'éveille en nous, qui nous guide et nous protège. Il n'est pas conscient, il est beaucoup plus rapide, beaucoup plus sûr et infaillible que la conscience claire. On ne peut pas expliquer ce phénomène. Voici qu'on marche sans penser à rien et soudain on se trouve couché dans un creux de terrain et l'on voit au-dessus de soi se disperser des éclats d'obus, mais on ne peut pas se rappeler avoir entendu arriver l'obus, ni avoir songé à se jeter par terre. Si l'on avait attendu de le faire, l'on ne serait plus maintenant qu'un peu de chair ça et là répandu. C'est cet autre élément, ce flair perspicace qui nous a projetés à terre et qui nous a sauvés sans qu'on sache comment. Si ce n'était pas cela, il y a déjà longtemps que, des Flandres aux Vosges, il ne subsisterait plus un seul homme. Quand nous parlons, nous ne sommes que de vulgaires soldats, maussades ou de bonne humeur, et, quand nous arrivons dans la zone où commence le front, nous sommes devenus des hommes-bêtes. 

Erich Maria Remarque, À l'ouest, rien de nouveau 

 

  Ne croyez-vous pas, Dartremont, que ce sentiment de peur dont vous parliez hier à contribué à vous faire perdre tout idéal? Ce terme de «peur» vous a choqué. Il ne figure pas dans l'histoire de France et n'y figurera pas. Pourtant, je suis sûr maintenant qu'il y aurait sa place, comme dans toutes les histoires. Il me semble que chez moi mes convictions dominent la peur, et non la peur les convictions. Je mourrais très bien, je crois, dans un mouvement de passion. Mais la peur n'est pas honteuse: elle est la répulsion de notre corps devant ce pour quoi il n'est pas fait. (...) Voilà ce que j'étais sans le savoir, ce que je suis: un type qui a peur, une peur insurmontable, une peur à implorer, qui l'écrase ... Il faudrait, pour que je sorte, qu'on me chasse avec des coups. Mais j'accepterais, je crois, de mourir ici pour qu'on ne m'oblige pas à monter les marches... J'ai peur au point de ne plus tenir à la vie. 

Gabriel Chevallier, La peur (guerre 14/18) 

 

Les bottes... Ce bruit de bottes... Cela passera. L'occupation finira. Ce sera la paix, la paix bénie. La guerre et le désastre de 1940 ne seront plus qu'un souvenir, une page d'histoire, des noms de batailles et de Traités que les écoliers ânonneront dans les lycées, mais moi, aussi longtemps que je vivrai, je me rappellerai ce bruit sourd et régulier des bottes martelant le plancher. 

Irène Némirovsky, Suite française 

 

Comment ont-ils osé? Comment peut-on massacrer un peuple qui n'a pas encore fini de pleurer ses enfants morts pour libérer la France? Pourquoi nous abat-on comme du bétail simplement parce que nous réclamons notre part de liberté ? 

Yasmina Kadra, Ce que le jour doit à la nuit 

 

Chacun se bat sur deux fronts à la fois : l'un contre l'ennemi, l'autre contre ce que nous faisons à l'ennemi. 

J. Boyden, Le chemin des âmes 

 

Elle m'a fait remarquer que de la fenêtre on voit les ruines du four crématoire; à cette époque-là, on voyait la flamme en haut de la cheminée. Elle avait demandé aux anciennes: «Qu'est-ce que c'est que ce feu?, et elle s'était entendu répondre : «C'est nous qui brûlons.» (...) Il travaille trop et avec trop d'énergie: il n'a pas encore l'art dissimulé de tout économiser, le souffle, les gestes, et même les pensées. Il ne sait pas qu'il vaut cent fois mieux être battu, parce que généralement les coups ne tuent pas alors que le travail si, et d'une vilaine mort car lorsqu'on s'en aperçoit, il est déjà trop tard. 

Primo Levi, Si c'est un homme

 

Il est d'une importance capitale dans la guerre d'attaquer la stratégie de l'ennemi. Attaquez le plan de l'adversaire au moment où il naît. Puis rompez ses alliances. Puis attaquez son armée. La pire des politiques consiste à attaquer les cités. 

Sun Tzu, L'art de la guerre 

 

On ne meurt pas. On s'imaginait craindre la mort: on craint l'inattendu, l'explosion, on se craint soi-même. La mort? Non. Il n'est plus de mort quand on la rencontre. 

Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre 

 

Les attentats du 11-Septembre étaient un acte de guerre. La stratégie de Ben Laden: engager les États-Unis dans un conflit long en Afghanistan pour y piéger le "tigre de papier". 

« C'est ce que nous avons fait avec l'U.R.S.S, expliquera Oussama ben Laden à son fils Omar. Nous l'avons privée de son sang en Afghanistan. Quand ils n'ont plus pu financer la guerre, ils ont pris leur jambe à leur cou. Après leur fuite, tout le système s'est écroulé. Les guerriers saints qui ont défendu l'Afghanistan ont réussi à mettre une immense nation à genoux. Nous pouvons en faire autant avec les États-Unis et Israël.» 
       (...) 
       Une semaine après les attentats, les Américains, via la résolution 1333 émise par le Conseil de sécurité des Nations unies, exigent des talibans l'extradition d'Oussama ben Laden. Après moult tergiversations, ils répondent le 21 septembre, par la voix de leur ambassadeur au Pakistan, qu'ils ne leur remettront Ben Laden que s'ils produisent la preuve de son implication dans les attentats du 11-Septembre. En rejetant les demandes américaines sans toutefois fermer la porte aux négociations, les talibans cherchent à gagner du temps. Ce qu'ils ignorent, c'est que les États-Unis sont déjà sur le pied de guerre. Le plan d'une attaque massive contre l'Afghanistan, en concertation avec leurs alliés de l'Alliance du Nord de feu Ahmad Shah Massoud, est déjà sur la table d'état-major. Baptisée « Justice sans limite», puis « Liberté immuable», l'offensive est lancée le 7 octobre 2001, moins d'un mois après l'effondrement des tours du World Trade Center. 
       (...) 
       ...cinq semaines après le déclenchement des opérations militaires, les talibans sont renversés. (...) Ben Laden sait qu'il a perdu la partie. 
       Selon Marc Sageman, "personne n'avait envisagé la très vigoureuse réponse des États-Unis aux attentats du 11-Septembre", pas même Ben Laden: "Il faut se souvenir que l'attentat contre l'USS Cole n'avait été suivi d'aucune réplique; il n'y avait eu strictement aucune réponse des États-Unis contre cette attaque. C'est la raison pour laquelle Al-Qaïda croyait sincèrement que les États-Unis étaient ce "tigre de papier" une expression qu'affectionnait Ben Laden , et qu'ils seraient totalement incapables de réagir à cette agression. Il est clair qu'ils n'avaient pas prévu une réaction d'une telle intensité, à savoir l'invasion de l'Afghanistan et, cela, dans un délai aussi court." (...) 
       ...Ben Laden, Zawahiri, le mollah Omar [Chef des talibans] et une poignée de fidèles parviennent à se faufiler et à disparaître de l'autre côté de la frontière afghano-pakistanaise. 

Michaël Prazan, Une histoire du terrorisme  

 

Il lui a tendu un livret d'informations militaires sur le Tibet et ses coutumes. 
       Wen l'a pris avec gratitude. 
       « Merci. J'étudierai cela pendant le voyage et j'essaierai de m'adapter aux conditions de vie du pays.» 
       La guerre ne vous laisse pas le loisir d'étudier et pas la moindre chance de vous adapter, à remarqué Wang Liang d'un ton sinistre, en se levant et se rapprochant de Wen. Elle trace des limites claires entre l'amour et la haine. Je n'ai jamais compris comment les médecins arrivaient à choisir entre leur devoir professionnel et les ordres militaires. Quoi qu'il arrive souvenez-vous d'une chose: le seul fait de rester en vie est en soi une victoire.» (...) 
       ...Wang Liang a donné à Wen un crayon et un carnet en lui disant : «Écrire peut être une source de force.» 
       Wen avait passé moins d'une heure en compagnie de Wang Liang, mais elle devait se souvenir de ses paroles pour le reste de ses jours. 

Xinran, Funérailles célestes 

 

Ces gens auraient pu se tenir tranquilles. Rien ne les forçait à l'action. La sagesse, le bon sens leur conseillait de manger et de dormir à l'ombre des baïonnettes allemandes et de voir fructifier leurs affaires, sourire leurs femmes et grandir leurs enfants. Les biens matériels et les liens de la tendresse étroite leur étaient ainsi assurés. Ils avaient même, pour apaiser et bercer leur conscience, la bénédiction du vieillard de Vichy. Vraiment, rien ne les obligeait au combat, rien que leur âme libre. 

Joseph Kessel, L'armée des ombres 

 

Bêtise de la guerre 

 Ouvrière sans yeux, 
       Pénélope imbécile* 
       Berceuse du chaos où le néant oscille 
       Guerre, ô guerre occupée au choc des escadrons 
       Toute pleine du bruit furieux des clairons 
       Ô buveuse de sang, qui, Farouche, flétrie 
       Hideuse, entraîne l'homme en cette ivrognerie 
       Nuée où le destin se déforme, où Dieu fuit 
       Où flotte une clarté plus noire que la nuit 
       Folle immense, de vent et de foudres armée 
       À quoi sers-tu, géante, à quoi sers-tu, fumée, 
       Si tes écroulements reconstruisent le mal, 
       Si pour le bestial tu chasses l'animal, 
       Si, dans l'ombre où ton hasard se vautre, 
       Tu ne défais un empereur que pour en faire un autre ? 

Victor Hugo, extrait du recueil 
"L'année terrible"(l'année 1870) 

* Car Pénélope, dans l'attente d'Ulysse, défaisait et recommençait sans cesse sa tapisserie. 

 

 

Soudain, notre ville endormie fut envahie de milliers de jeunes gens, des pauvres gars pour la plupart, arrachés à leur ferme, leur plantation, leur échoppe, venus de tous nos États du Sud tandis que leurs officiers frais émoulus de l'école militaire descendaient du Nord, des Grands Lacs et des prairies (jamais on n'avait vu autant de yankees en ville, me dit maman). 

Si jeunes, si vigoureux, les guerriers rieurs fondaient sur nous avec beaucoup de bruit et se déversaient par nos rues telles des nuées d'oiseaux en livrée bleue ou grise ou verte, certains huppés d'or ou d'argent, ocellés d'étoiles valeureuses et de barrettes multicolores mais tous, les oiseaux du mess comme les oiseaux du rang, les sécessionnistes comme les abolitionnistes, unis enfin, sinon réconciliés, tous reprendraient la route bientôt pour une longue traversée de l'Océan vers la vieille Europe qui n'était pas encore celle de nos rêves mais le continent d'une angoisse inconnue, cet inconnu qui consisterait à mourir dans une guerre étrangère. 

S'ils avaient peur, ils ne le montraient pas. Les bals se multipliaient dans les rues, sur les terrains d'aviation qui entouraient la ville [Montgomery] et dans les camps d'entraînement. (...) 

Je les entends encore bruire avec fureur: ce fier vacarme de pas qui claquent, de voix braillardes et de verres entrechoqués, comme si vingt mille gars formaient un seul grand corps, un titan au pouls fiévreux où l'on pouvait entendre bouillonner l'adrénaline et une irrépressible montée de sève. C'était comme si l'imminence du danger et l'assurance d'autres chocs, d'autres fureurs, mortels ceux-là, rendaient ces hommes encore plus chahuteurs, enfantins et curieusement euphoriques. 

Gilles Leroy, Alabama Song 

 

À propos de lieux, continua Markovic, je ne sais si c'est la même chose pour vous que pour moi. À la guerre, on survit grâce aux accidents du terrain. Ça vous donne un sens très particulier du paysage. Vous ne trouvez pas? Le souvenir de l'endroit où vous êtes passé ne s'efface jamais, même si vous oubliez les autres détails. Je veux parler du pré que l'on observe en attendant d'y voir apparaître l'ennemi, de la forme de la colline que l'on remonte sous le feu, du fond du fossé qui vous protège d'un bombardement... (...) Il y a des lieux, ajouta-t-il, d'où l'on ne revient jamais. 

Arturo Pérez-Reverte, Le peintre de batailles

 

Il ne lui dit rien de l'horreur dont il avait eu connaissance, il ne lui dit pas que dans cette guerre, en une seule journée, les corps tombaient par milliers et que par peur des épidémies on balançait les cadavres par fournées dans des fosses sommaires, on les recouvrait de chaux vive et on rebouchait à la va-vite ces tombes qui dès le lendemain étaient piétinées, bombardées, retournées au point que ces hommes se retrouvaient mélangés à la terre, délayés comme un engrais. Il ne lui dit pas que parfois les morts on ne les enterrait pas, on les gardait sur le haut des parapets pour se protéger des balles ennemies aussi efficacement que le faisaient des sacs de sable, et quand la position était perdue, la tranchée servait de fosse commune à l'armée d'en face qui flanquait là-dedans tous les cadavres de ses ennemis, des fosses sanctuaires, histoire d'oublier ça et de continuer la progression, d'aller tuer plus avant sans perdre de temps, signe qu'un corps ne valait plus rien. 

Serge Joncour, Chien-Loup

 

La guerre... Il me semble que ma vie entière sera éclaboussée de ses mornes horreurs, que ma mémoire salie ne pourra jamais oublier. Je ne pourrai plus jamais regarder un bel arbre sans supputer le poids du rondin, un coteau sans imaginer la tranchée à contre-pente, un champ inculte sans chercher les cadavres. Quand le rouge d'un cigare luira au jardin, je crierai peut-être: Eh! Le ballot qui va nous faire repérer! 

Roland Dorgelès, Les croix de bois 

 

Un grand changement s'était produit en Jules. Il était devenu un soldat. Cela s'était fait en deux semaines. Il s'était configuré pour la guerre. Il y a un mot pour dire cela: Jules s'était aguerri. Ensuite, il en avait pris conscience, ce qui voulait dire qu'il était à la fois opérationnel, volontaire, et désespéré. Au-dehors, il eût été difficile d'en déceler les manifestations tant demeurait intact son tempérament ouvert et aimable. Mais au-dedans, sa vision du monde s'était obscurcie. Il avait découvert la raison d'Etat. La mort d'un homme, qui était tout pour cet homme, était peu pour une armée. Elle irait construire un drame familial et une statistique nationale. Pouvait-on résoudre ce paradoxe? Réduire cette distorsion? Qui s'en souciait? On additionnait les morts, il s'en trouvait là-bas à Paris pour qui le nombre obtenu avait un sens. Jules comprenait qu'il ne devait compter que sur lui-même: il voulait défendre sa vie autant que défendre la France, et il protégerait Joseph avec lui, et Jean, s'il ne voulait pas entrer par le nom ou par le coeur dans les listes funèbres. La vie que chacun reçoit ne compte pour personne autant que pour lui-même. Ce qu'il en fait, combien de temps il la mène et la conserve, seuls les témoins de l'origine, père et mère réunis, se préoccupent d'un tel chemin autant que celui qui le parcourt. Julia le disait à son fils: aucun amour ne vaut celui du sang. En ces jours de sang, Jules se le rappelait. Son père était mort, sa mère était une dure, il voulait taire à sa femme ce qu'il endurait: Jules découvrit quelle solitude incombe aux êtres qui mêlent la pureté à leur intelligence du monde. 

Alice Ferney, Dans la guerre

 

Avant de connaître M. Honda, j'ignorais tout de la bataille de Nomonham. Pourtant, cette bataille avait été d'une splendeur défiant l'imagination. Ils s'étaient battus pratiquement à mains nues contre des bataillons soviétiques équipés en machines, et avaient été totalement écrasés. Plusieurs bataillons avaient été entièrement décimés. Le commandant qui, pour éviter l'extermination de ses troupes, leur avait ordonné de son propre chef de battre en retraite s'était ensuite vu contraint au suicide par ses supérieurs et était mort pour rien. Beaucoup de soldats faits prisonniers par les Russes n'avaient pas osé rentrer au Japon à la fin de la guerre au moment de l'échange des prisonniers et avaient fini leurs jours en terre mongole, parce qu'ils craignaient d'être accusés d'avoir fui devant l'ennemi.
      (...) 
      La défaite de Nomonhan a été une honte si vive pour l'armée impériale que tous les survivants avaient été expédiés sur les fronts les plus durs. Comme si on leur ordonnait d'aller se faire tuer là-bas pour cacher leur honte. En revanche, les officiers d'état-major qui avaient donné des ordres absurdes à Nomonhan ne furent jamais inquiétés. 

Haruki Murakami, Chroniques de l'oiseau à ressort

 

«Trois années de changements, d'imprévu, de voyages ; la guerre, la révolution, tous leurs bouleversements, les fusillades, les scènes de ruine, les scènes de mort, les destructions, les incendies, tout cela se transforma en un vide dénué de tout sens. Après un long intermède, le premier événement d'importance, c'était cette course vertigineuse du train vers une maison encore intacte, dont la moindre pierre était précieuse. C'était la vie, c'était cela l'épreuve, c'était cela le but des chercheurs d'aventures, c'était cela le but final de l'art: retrouver les siens, rentrer chez lui, recommencer sa vie.»

Boris Pasternak, Le docteur Jivago
(La nuit de la victoire) 

 

C'est important. Eux, les morts, ils ne peuvent ni la voir ni la fêter. Eux ils ont dû crever comme des chiens, les yeux et la bouche emplis de sable. Brûler dans les chars comme de l'étoupe. Ils se sont évaporés dans un souffle de feu en ne laissant que le talon d'une chaussure, la boucle d'un ceinturon, et c'est important en cet instant de sauver d'eux au moins une part infinitésimale, ne serait-ce qu'un de ces corpuscules qui tournoient Dans un rayon de soleil. 

Rosetta Loy, Noir est l'arbre des souvenirs, bleu l'air

 

 

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