Le Café Littéraire luxovien / généalogie... |
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Nous sommes cette matière généalogique qui coule à travers nous sans que nous puissions la voir ni la définir trop précisément. Et nos manières ne sont peut-être que la partie affleurante de réalités beaucoup plus vastes et qui nous dépassent totalement. Des transmissions millénaires, inconscientes, et qui débordent sur l'individu. La mort de Néandertal joue une rupture de ces chaînes inconscientes millénaires. De ces chaînes nous unissant à nos passés. Mais pas seulement. La mort de Néandertal n'existe pas. Dans de tels mots. L'imaginaire d'un face-à-face Sapiens/Néandertal induit de comprendre ces humanités de manière essentialisée. Deux réalités. deux tiroirs étanches. Deux blocs. Mais si Néandertal n'est pas une humanité mais, elle-même, une pluralité d'humanités qui se sont lentement distinguées durant des dizaines de milliers d'années? Une différentiation des biologies. Des corps. Et quelle fut la place des métisses? et celle des métisses de métisses? Toutes humanités essentiellement invisibles dans nos analyses. Ludovic Slimack, Le dernier Néandertalien
Jill appartient au monde du milieu du XXIIème siècle. On possède alors la maîtrise des voyages dans le temps, mais on ne la met que rarement en pratique et des restrictions sévères en réglementent l'usage. (...) l'État n'accorde à chacun qu'un voyage durant sa vie. Et ce n'est pas pour le plaisir de visiter d'autres moments de l'histoire, mais en tant que rite d'initiation à l'âge adulte. Une célébration est organisée en votre honneur et, le soir même, vous êtes envoyé dans le passé pour parcourir le monde pendant un an et observer vos ancêtres. Vous commencez deux cents ans avant votre naissance, en remontant à peu près sept générations, et puis vous revenez progressivement au présent. Le but du voyage est de vous enseigner l'humilité et la compassion, la tolérance envers le prochain. parmi la centaine d'aïeux que vous rencontrerez en chemin, la gamme entière des possibilités humaines vous sera révélée, chacun des numéros de la loterie générale aura son tour. Le voyageur comprendra qu'il est issu d'un immense chaudron de contradictions et qu'au nombre de ses antécédents se comptent des mendiants et des sots, des saints et des héros, des infirmes et des beautés, de belles âmes et des criminels violents, des altruistes et des voleurs. À se retrouver confronté à autant de vies au cours d'un laps de temps aussi bref, on gagne une nouvelle compréhension de soi-même et de sa place dans le monde. On se voit comme élément d'un ensemble plus grand que soi, et on se voit comme un individu distinct, un être sans précédent, avec son avenir personnel irremplaçable. On comprend, finalement, qu'on est seul responsable de son devenir. Paul Auster, La nuit de l'oracle
Pour toi, le modèle de la femme anombrilique c'est un ange. Pour moi, c'est Ève, la première femme. Elle n'est pas née d'un ventre mais d'un caprice, un caprice du créateur. C'est de sa vulve à elle, la vulve d'une femme anombrilique, que le premier cordon ombilical est sorti. Si j'en crois la Bible, sont sortis d'elle encore d'autres cordons, un petit homme ou une petite femme accroché au bout de chacun. Les corps des hommes restaient sans continuation, complètement inutiles, tandis que du sexe de chaque femme un autre cordon sortait, avec à son bout une autre femme ou un autre homme, et tout cela répété des millions et des millions de fois, s'est transformé en immense arbre, un arbre formé par l'infini des corps, un arbre dont le branchage touche le ciel. Et imagine-toi que cet arbre gigantesque est enraciné dans la vulve d'une seule petite femme, de la première femme, de la pauvre Ève anombrilique. Milan Kundera, La fête de l'insignifiance
Mieux valait aller faire un tour dans des époques où mon inconsistance était une donnée objective, où ce n'était pas de ma faute ― c'est-à-dire dans l'espace des jours ayant précédé ma naissance. Cette immensité, au premier abord, peut paraître décourageante, mais avec un brin de méthode, une direction, un parti pris, on finit par s'y repérer, bénéficier d'une vue d'ensemble. La généalogie est un des premiers biais qui s'impose à l'esprit et je ne m'étais pas privé de remonter ce fil, jouant à saute-ancêtre jusqu'à rebondir hors de l'espèce. Je découvrais un peu de tout dans ces lignées sans nul prestige, cela faisait comme un panel de conseiller d'orientation. Mille façons d'être un anonyme. Du côté de mon paternel on ne pratiquait déjà plus ma langue à trois générations d'ici, or je ne pouvais pas activer les sous-titres; le traducteur simultané était en panne. Mais je reconnaissais des gestes, des attitudes, des intonations. Passé le troisième millénaire, mes traits communes à cette famille se faisaient de plus en plus rares et je me mettais à douter d'avoir suivi le bon filon. Même chose du côté de ma mère dont la trace se perdait plus vite, quelque part dans l'Antiquité et les faubourgs d'Halicarnasse. Didier Da Silva, Home cinéma
Pour
ses cadettes, Shifumi était une statue vivante, échappée du jardin
d'un sanctuaire; elle était née à l'époque Edo et avait commencé
son apprentissage de l'apnée la première année de l'ère Meiji, elle
avait alors douze ans. C'était un livre d'histoire à elle seule. Cédric Morgan, Les sirènes du Pacifique
Qui sait jamais ce que les aïeux nous donnent en partage dans ces petits trésors qu'ils nous lèguent, bijoux et bibelots cousus si serrés dans leur écrin de jours passés... On y tient, on les garde, sans connaître leur mystère. Dans son sac Sérina a glissé la petite boîte aux couleurs vernies où Babè rangeait ses aiguilles, des aiguilles à ourler la misère, à repriser l'argent qui manque, à recoudre la trame des saisons. Elle est pourtant solide, la trame des hivers Ukrainiens, quand elle enfouit sous la neige les maisons du shtetl, mais il arrive hélas que la barbarie la déchire... D'un pays à l'autre, la trace des survivants se perd. Dans une ou deux générations, nul ne saura plus où se trouvait le shtetl et seul un rêve, peut-être, esquissera un lieu sur la carte... Christelle Ravey, Fanny V.
Dans
quelques jours, je serai père. Je n'ai toujours pas compris le mien,
j'ai abandonné l'idée de croire que c'était possible. J'ai abandonné
l'idée d'avoir à lui pardonner, après avoir longtemps cherché à me
faire pardonner d'exister. Rien n'est à pardonner. Empêtré dans ses
racines et ses branches, chacun fait ce qu'il peut pour atteindre la
lumière. Yannick Grannec, Le bal mécanique
Dans la grande chaîne de la vie... Ça y est! Elle tient le passage manquant. Les paroles effacées au milieu de la phrase. Dans la grande chaîne de la vie, où il fallait que nous soyons, où il fallait que nous passions, nous aurons eu la mauvaise partie. Ce qu'il fallait que nous soyons? Un maillon, bien sûr. Un maillon de la chaîne. Voilà ce qu'elle avait voulu oublier: qu'avec elle la chaîne se brise, la route s'arrête ― Lisa est une impasse. Françoise Chandernagor, La voyageuse de nuit
La vie est une danse sur une grève balayée de flux et de reflux puissants, déchaînés par des leviers plus mystérieux que ceux de notre lune: ces fantômes dont les apparences se transforment et se pénètrent mutuellement, sont et ne sont plus ; ils vacillent et s'effacent pour reparaître sous des formes différentes. Tu es un de ces fantômes, composé d'innombrables apparences surgies du passé. Tout ce que peut connaître un fantôme n'est que mirage. Tu connais les mirages du désir. Ces mirages mêmes sont d'inimaginables concrétions d'apparences transmises par le passé, pour te modeler d'après elles et te dissoudre ensuite en d'autres apparences destinées à peupler la terre des fantômes de l'avenir. La vie apparaît et passe. Tu n'es qu'une apparence. Parmi toutes les apparitions qui t'ont précédé et font partie de toi, tu as passé en balbutiant et tu te dissoudras dans la procession des spectres surgis après toi du marécage de l'évolution. Jack London, Le cabaret de la dernière chance
Les générations passaient. Les parents taisaient aux enfants ce qu'ils avaient su. Les hommes oubliaient. Comme ils oublient les séismes qui ont terrassé autrefois la terre où ils vivent, les raz-de-marée qui l'ont recouverte. Ce qui les rend incrédules lorsque le sol se soulève à nouveau, que la vague déferle. Ils ne veulent pas comprendre que le temps dans lequel ils vivent ne se mesure pas à la même horloge que celle qui vaut pour l'univers. Une éternité équivaut dans ces conditions à un simple battement de cils. C'était hier et c'est déjà demain. Le cycle s'accomplit et il recommence. Sans fin. Mais son amplitude est telle que personne n'en conserve la mémoire ni ne peut prédire le moment où il reviendra. Philippe Forest, Crue
Il y avait pas mal de sites, il y a des sites pour n'importe quoi maintenant, et je trouvais mon bonheur sur aristocrates.org, ou peut-être sur noblesse.net, j'ai oublié. Je savais qu'Aymeric était issu d'une ancienne famille mais j'ignorais à quel point, et je fus quand même impressionné. Le fondateur de la dynastie était un certain Bernard le Danois, compagnon de Rollon, chef viking qui avait obtenu en 911, par le traité de Saint-Clair-sur-Epte, la possession de la Normandie. Par la suite, les trois frères Errand, Robert et Anquetil d'Harcourt avaient participé à la conquête de l'Angleterre aux côtés de Guillaume le Conquérant. Ils avaient reçu en récompense la suzeraineté de vastes domaines d'un côté et de l'autre de la Manche, et avaient en conséquence éprouvé certaines difficultés à se positionner au moment de la première guerre de Cent Ans; ils finirent cependant par opter pour les Capétiens au détriment des Plantagenêts, enfin à part Geoffroy d'Harcourt, dit «le Boiteux», qui joua dans les années 1340 un rôle assez ambigu, ce qui lui fut reproché avec son emphase habituelle par Chateaubriand, mais à cette exception près ils devinrent de fidèles serviteurs de la couronne française ― le nombre d'ambassadeurs, de prélats et de chefs militaires qu'ils avaient donnés au pays était considérable. Il demeurait cependant une branche anglaise, dont la devise, «Le bon temps viendra», était bien peu appropriée à la circonstance. La mort brutale d'Aymeric, sur le plateau de son pick-up Nissan Navara, me semblait à la fois conforme et contraire à la vocation de la famille, et je me demandais ce que pouvait en penser son père; il était mort les armes à la main pour protéger la paysannerie française, ce qui avait été de tout temps la mission de la noblesse; d'un autre côté il s'était suicidé, ce qui ne ressemblait guère au trépas d'un chevalier chrétien (...) Michel Houellebecq, Sérotonine
La conséquence ridicule d'avoir un père c'était d'être un fils. Hier encore, je n'étais le fils de personne, une expression que j'aimais après l'avoir lue dans l'Odyssée que Personne était le nom d'Ulysse dans la caverne de Polyphème. Fils d'un faux nom, de personne: ça me plaisait. Il excluait tout le monde. Voilà que je devenais le fils de quelqu'un, connu de don Gaetano, quelqu'un de la ville qui avait eu un fils au bon moment et qui peut-être ne l'avait jamais su. Quelqu'un encombrait maintenant mon passé. J'étais devenu son fils. À partir d'un père, on pouvait remonter à un grand-père et encore plus haut. Erri De Luca, Le jour avant le bonheur
Papa aimait bien me signaler les analogies ou les différences entre les mots. Comme s'ils faisaient partie d'une grande famille originaire d'Europe orientale, pourvue d'une multitude de cousins du deuxième ou du troisième degré, alliés, nièces, parents, petits-enfants, arrières-petits-enfants et beaux-frères: «sheérim», parents, vient du mot «sheér» qui veut dire «chair» («bassar»), il faut donc réfléchir, disait mon père, sur cette expression redondante «sheérei bassar», «proches parents», qui signifie littéralement «chair de la chair», et rappelle-moi de chercher par la même occasion le rapport entre «sheér», «chair», et «shearit», «reste». Amos
Oz, Une histoire d'amour et de ténèbres
Mon père a été fanatique de généalogie. C'est venu vers
quarante-cinq ans, j'étais encore au lycée. Il passait ses vacances à
aller de mairie en mairie pour retrouver les registres de naissance,
écrire des lettres, donner des coups de téléphone. Je riais sous
cape. J'étais bien contente. Pendant ce temps-là, il n'en avait pas
après moi, il me laissait quartier libre. (...) Jean-Philippe Blondel, 0H 41
L'arbre généalogique est vivant en nous et le déroulement de notre existence peut être concrètement déterminé par l'histoire des générations qui nous ont précédés. Élisabeth Horowitz, Sous l'influence du destin familial
Eh bien, puisqu'il y tient tant, on va le remuer ensemble, le grand chagrin familial! Je vais le gaver de frères, de sœurs, de cousins, d'arrière-petites-nièces, de grands-pères et de bisaïeuls, je vais le goinfrer d'aînés, de cadettes, de puînés et de morts-nés, je vais lui en faire avaler des kilomètres de généalogie, le gorger de beaux mariages, de mésalliances, d'héritages, de descendances et de dynasties, il faudra qu'il assiste à tourtes les noces, à tous les baptêmes, à tous les enterrements, sans oublier les anniversaires, les fêtes, le jubilé de tante Ursule et d'oncle Alexandre (...) Et s'il en veut encore, je lui inventerai une suite jusqu'à l'an de grâce 3625! Daniel Pennac, Kamo et moi
Tóti aimerait que je lui parle de ma famille, mais le peu que je lui ai raconté n'a pas eu l'heur de lui plaire. Il n'est pas accoutumé aux arbres généalogiques qui poussent dans la vallée: noueux, aux branches enchevêtrées, hérissées d'épines. À la grâce des hommes, Hannah Kent
Un seul coup, une seule fois, et maman s'écroula. Alors je la vis, à la
façon dont grand-mère dépeçait ses grenouilles, tomber dans les fraisiers,
perdre sa peau, sa tête, se mâchurer de honte. Guy Boley, Fils du feu
Mickael lança une recherche sur le Net et sourit intérieurement. Allez savoir pourquoi, mais la généalogie était visiblement devenue un sport national. Il y avait quantité d'archives à consulter, et le nombre de vieux registres communaux, de registres d'état civil, de listes d'émigration et d'immigration qui avaient été scannés et numérisés était impressionnant. C'était une mine d'or pour qui le voulait, et des banques de données génétiques permettaient de remonter très loin dans le temps, jusqu'à nos ancêtres préhistoriques. Pour qui avait les moyens et la patience, il n'y avait aucune limite: il pouvait suivre la migration des ses aïeux à travers les steppes et les continents au fil des millénaires. David Lagercrantz, Millenium 4 Ce qui ne me tue pas
Il avait fallu néanmoins tout un cocktail de races pour obtenir cet échantillon courant de bipède; des conquérants espagnols, des fournisseurs aux armées, des artistes, des évêques (membres honoraires, ceux-là!), une pointe d'Indien guarani probablement, des paysans bourguignons, du Germain et, bien entendu, quelques parisiens. François se sentait tiré à hue et à dia par les ancêtres disparates dont il était composé. Désarticulé par la croix, les arts, la bannière, la glèbe, le commerce, les grandes forêts, l'océan et la flèche, il ressemblait assez à l'Empire romain au moment de la décadence. Randal Lemoine, Ces chers petits
J'ai des ancêtres par
milliers, je peux remonter cent générations j'ai des frères et soeurs
par milliers je peux appeler frères et soeurs des étrangers que je ne
connais pas que je n'ai jamais vus qui sont de ma famille. Éric Vuillard, Tohu
«Halte ! dit Dieu. Même moi, dit Dieu, à la troisième génération je
passe l'éponge. relisez mes Écritures: "Je suis l'Éternel,
qui punis l'iniquité des pères sur les enfants jusqu'à la troisième
génération." La troisième, voilà ce que j'ai écrit: pas une de plus!
Après cent ans c'est le terminus, dit Dieu, je débarque mes haines,
débarquez les vôtres, tout le monde descend!» Françoise Chandernagor, La chambre
La seule chose qui compte, c'est le fait que chacun de nous est le dépositaire d'un héritage et le porteur d'une mission: chacun de nous a hérité de son père et de sa mère, de ses nombreux ancêtres, de son peuple, de sa langue, certaines particularités, bonnes ou mauvaises, agréables ou fâcheuses, certains talents et certains défauts, et tout cela mis ensemble fait de nous ce que nous sommes, cette réalité unique. Hermann Hesse
Le généalogique est constamment présent dans la dynamique de nos vies. Didier
Dumas, L'Ange et le Fantôme.
Nous sommes de longue lignée. L'énigme de vivre ― le mystère de vivre et de mourir aussi bien ― augmente la connaissance. [...] Tu es l'oiseau de l'âme sur l'échelle de Jacob, l'oiseau ― une tourterelle bleue, ou un aigle blanc ― à la voix rauque comme celle d'une femme satisfaite et déhanchée et chaloupant. C'est l'érotisme de l'air, l'érotisme de la mort, de la femme, l'érotisme de la terre. La mémoire est infinie, jusqu'à l'immémorial de milliards et de milliards d'années, depuis le commencement supposé, depuis l'étincelle divine qu'on voit dans les yeux des vivants et des ancêtres. Patrice Llaona, Écrits sur la Lumière ou En d'autres mots
Térii gagna la
pierre-du-récitant. Fléchissant les genoux, étendant les mains pour
cadencer le dire monotone, les paupières fermées à demi, la tête
relevée, la gorge tendue, il commença le récit depuis longtemps
répété : Victor Segalen, Les Immémoriaux
Il m'a expliqué que depuis que nous pouvions retracer un peu notre histoire, depuis Charlemagne, tout le monde, connu ou pas, par exemple descendant de Louis XVI, avait au moins vingt millions d'ascendants, forcément automatiquement, sans compter les peuplades inconnues et tous les singes précédents. Et il m'avait dit que si quelqu'un pouvait m'assurer que parmi ses vingt millions d'ascendants il n'y avait pas eu une de ses arrières-grands-mères séduite par un juif, ni un de ses arrières-grands-pères marié à une jeune juive ― tout cela avec les migrations et les mouvements de populations qu'il y a eu depuis vingt siècles ―« si quelqu'un peut se jurer aryen, mon cher Charles, file-lui un coup de pied au derrière, c'est un crétin». Françoise Sagan, De guerre lasse
C'est là, dans la petite salle feutrée, cachée dans l'oriel faisant face à la haute tour ronde crénelée, qu'il s'était replongé dans les pages du Theâtre généalogique du royaume sarde, dans lequel un long chapitre était consacré à sa famille. Que cherchait-il, dans ces vieux in-folio jaunis, exhalant une odeur de moisi et imprimés en caractères ronds et disgracieux? Sa généalogie, une terre jaune où enfoncer ses bottes, la certitude d'être de quelque part, enfin, une somme de sentiments confus qu'il aurait tellement voulu pouvoir évoquer avec son père. Mais voilà, le vieux marquis était mort. Aventino, qui avait si longtemps et avec hargne professé que les bons pères n'existent pas, parce que le lien de paternité est pourri dès l'origine, se disait à présent que les pères devraient pouvoir vivre aussi longtemps que leurs enfants. Ainsi pourraient-ils de temps en temps leur donner la main, prendre leur peine, souffrir pour eux, être en somme ces grands explorateurs du monde «moderne» qui s'ouvrait maintenant devant lui. Gérard de Cortanze, Assam
De mon père, de la Corrèze, j'ai reçu la
mélancolie. De ma mère, de son côté, le reste, à commencer par
cette exaltation subite, bien localisée qui m'empoignait invariablement
en chemin mais dont il a fallu que je parte pour démêler la raison.
(...) Pierre Bergounioux, Le matin des origines
Entre l'hallucination et le désordre, le réel respire comme un enfant qui joue: secousse aussi capricieuse dans son effet qu'elle est imaginaire dans sa perception. Au sein du réel qui respire le temps est aussi inintelligible que le monde est fantasmagorique. La trame et la chaîne des générations et des métamorphoses dessinent le même dessin impatient et inexplicable. Aussi bien cet enfant qui joue dans le caprice est un vieillard incontinent qui radote. C'est une répétition, comme les chats guettent depuis toujours. Pascal Quignard, Les ombres errantes
J'exagère, comme toujours. J'aimerais de temps à autre remettre pied ― un pied suffirait, gardant l'autre ici ― sur la terre ferme et accéder aux vieux dossiers, fouiller dans le passé des miens et comprendre, en descendant l'arbre généalogique comme un vieux singe de mes ancêtres, pourquoi je suis devenu gardien du phare. J'avais entamé des recherches, avant ma nomination, mais voilà, on se retrouve très vite dans l'impasse et au bout de l'impasse, inévitablement, trône un guichetier obtus: impossible d'aller plus loin, les registres d'état civil ont été anéantis dans l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie, la destruction du Temple de Jérusalem ou lors du déluge, alors... J'aurais pourtant aimé plonger au plus loin de la mémoire, franchir l'étape humiliante du singe analphabète, retrouver des lettres de noblesse quelque part, avant l'invention de l'écriture. Un paléontologue de mes amis, ivrogne peu recommandable aux dames de moins de 40 000 ans, me dit un jour que nous descendions tous du poisson, il ne me donna aucune précision ― mérou, barracuda. Qu'importe, là réside peut-être la réponse à ma quête: je vis au milieu des miens, mes ancêtres ou leurs descendants, des cousins en somme, éloignés, des cousins au 346e degré et nous avons peu de chose à nous dire, je ne le nie pas. On choisit ses amis, mais sa famille... Éric Faye, Je suis le gardien du phare
Nos ancêtres ― qui étaient-ils, mythe ou réalité? Enfant, je prétendais fièrement que les Frame «descendaient de Guillaume d'Orange.» J'ai appris depuis qu'il en était peut-être ainsi, car Frame dérive de Fleming, Flamand, de ces tisseurs flamands qui s'établirent dans les Basses Terres d'Écosse au quatorzième siècle. La réalité ou le mythe de ces ancêtres s'ancre en moi plus fortement chaque fois que me revient le souvenir de grand-mère Frame qui commença à travailler dans une filature de coton à Paisley alors qu'elle n'avait que huit ans. Janet Frame, Ma terre, mon île (Un ange à ma table)
Car une saga repose toujours sur des faits avérés et recoupés. Et puis il
faudrait un certain culot pour rédiger une saga sur un orphelin. Jérémie Moreau, Saga de Grimr (B.D éd. Delcourt 2017)
De grands romanciers, d'un bout à l'autre de la terre, ont privilégié la narration de sagas familiales se déroulant sur de longues périodes. Edward Rutherfurd raconte l'histoire de la ville de Londres (dans London) en suivant quelques familles depuis la fin de l'ère glaciaire jusqu'au milieu du XIXe siècle et celle de la Russie de la fin du IIe siècle jusqu'à la Révolution de 1917 (Russka). Le roman fleuve d'Eugène Sue, Les Mystères du peuple, qui débute en l'an 57 avant notre ère et se termine dans les années 1850, La Dynastie des Forsythes de John Galsworthy, Les Thibault de Roger Martin du Gard, Les Piliers de la terre de Ken Follet, À la recherche du temps perdu de Marcel Proust sont des exemples parmi tant d'autres. L'on doit à l'un de nos plus grands auteurs du XIXe siècle, Émile Zola, l'exemple parfait d'une œuvre mettant en scène la transmission transgénérationnelle. Il eut l'idée de peindre une véritable fresque familiale, Les Rougon-Macquart, dans laquelle «l'hérédité apporte la colonne vertébrale [...]: l'ensemble des Rougon-Macquart raconte les ravages provoqués dans sa descendance par la névrose d'Adélaïde Fouque. [...] Une page d'amour [...] s'ouvre sur la fameuse reproduction de l'arbre généalogique de la famille. [...] Ce livre est celui des origines». Tout est dit. J'ai parlé de romans, de sagas, de destins familiaux: nous sommes au cœur du transgénérationnel car «définitivement, le système fondamental le plus puissant auquel un être puisse appartenir est celui de sa famille», et chaque famille est unique. Sylvie Tenenbaum, Dépression, et si ça venait de nos ancêtres?
En Afrique traditionnelle, l'individu est inséparable de sa lignée, qui continue de vivre à travers lui et dont il n'est que le prolongement. C'est pourquoi, lorsqu'on veut honorer quelqu'un, on le salue en lançant plusieurs fois non pas son nom personnel (ce que l'on appellerait en Europe le prénom) mais le nom de son clan: "Bâ! Bâ!" ou "Diallo! Diallo!" ou "Cissé! Cissé!" car ce n'est pas un individu isolé que l'on salue, mais, à travers lui, toute la lignée de ses ancêtres. Amadou Hampâté Bâ, Amkoullel, l'enfant Peul
Le griot s'installait, préludait sur sa cora, qui est notre harpe, et commençait à chanter les louanges de mon père. Pour moi, ce chant était toujours un grand moment. J'entendais rappeler les hauts faits des ancêtres de mon père, et ces ancêtres eux-mêmes dans l'ordre du temps; à mesure que les couplets se dévidaient, c'était comme un grand arbre généalogique qui se dressait, qui poussait ses branches ici et là, qui s'étalait avec ses cent rameaux et ramilles devant mon esprit. La harpe soutenait cette vaste nomenclature, la truffait et la coupait de notes tantôt sourdes, tantôt aigrelettes. Camara Laye, L'enfant noir
C'est une mauvaise habitude, et dont les conséquences sont fâcheuses,
que d'appeler chacun par le nom de sa terre et seigneurie. C'est la chose
au monde qui fait le plus confondre et méconnaître les lignées. Le fils
cadet d'une bonne maison ayant hérité d'une terre, sous le nom de
laquelle il a été connu et honoré, ne peut honnêtement abandonner ce
nom. Mais dix ans après sa mort, voilà que la terre incombe à un
étranger, qui en fait aussi son nom. Comment s'y retrouver, après cela
? Michel de Montaigne, Les essais Livre I chapitre 46 Sur les noms (dans la traduction moderne de Guy de Pernon d'après le texte de l'édition de 1595)
On peut s'enquérir de ma famille, si l'envie en prend, dans le
dictionnaire de Moréri, dans les diverses histoires de Bretagne de
d'Argentré, de dom Lobineau, de dom Morice, dans l'Histoire
généalogique de plusieurs maisons illustres de Bretagne du P. Du Paz,
dans Toussaint de Saint-Luc, Le Borgne, et enfin dans l'Histoire des
grands officiers de la Couronne du P. Anselme. François-René
de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe
Un
soir de la fin de mai, un homme d'un certain âge s'en retournait à pied
de Shaston au village de Marlott, dans le val voisin de Blackmoor. Ses
jambes vacillantes le faisaient obliquer légèrement vers la gauche. De
temps en temps il semblait, par un vigoureux hochement de tête, confirmer
une opinion, bien qu'il ne pensât à rien en particulier. Un panier à
œufs vide était suspendu à son bras ; le poil de son chapeau était
tout hérissé et la marque du pouce se voyait sur le bord. Thomas Hardy, Tess d'Uberville
Très
fier de son origine aristocratique, il montra à Philip les photographies
d'une habitation de l'époque de la reine Elisabeth. Somerset
Maugham, Servitude humaine
Ces vieilles lignées eurent presque toutes une politique, avouée ou tacite, à l'égard des mariages. Les plus ambitieuses prennent femme, si possible, au-dessus de leur niveau social, facilitant ainsi l'ascension de la génération suivante; d'autres comme les Quartier, paraissent avoir choisi dans un cercle étroit où se coupaient et se recoupaient les mêmes lignées. Les fils Drion semblent avoir souvent jeté leur dévolu sur des accordées bourgeoises ou quasi rustiques, mais sans doute bien dotées, et douées peut-être d'un sang chaud et de quelque vigueur populaire: la longévité de la race fait en tout cas contraste avec l'existence assez courte des Quartiers. Par ces Marie ou Marie-Catherine, filles de Pierre Georgy et de Marguerite Delport, ou de Nicolas Thibaut et d'Isabelle Maître-Pierre, ces Barbe Le Verger et ces Jeanne Masure, j'ai l'impression de toucher à un solide Hainaut villageois. Marguerite
Yourcenar, Le labyrinthe du monde
―
Misérable!... Rugit-elle, enfin... Et c'est toi qui oses me parler
ainsi... toi?... Non, mais c'est une chose inouïe... Quand je l'ai
ramassé dans la boue, ce beau monsieur panné*, couvert de sales
dettes... affiché à son cercle... quand je l'ai sauvé de la crotte...
ah! il ne faisait pas le fier!... Ton nom, n'est-ce pas?... Ton titre?...
Ah! ils étaient propres ce nom et ce titre, sur lesquels les usuriers ne
voulaient plus t'avancer même cent sous... Tu peux les reprendre et te
laver le derrière avec... Et ça parle de sa noblesse... de ses aïeux...
ce monsieur que j'ai acheté et que j'entretiens!... Eh bien... elle
n'aura rien de moi, la noblesse... plus ça!... Et quant à tes aïeux,
fripouille, tu peux les porter au clou, pour voir si on te prêtera
seulement dix sous sur leurs gueules de soudards et de valets!... Plus
ça, tu entends!... jamais... jamais!... Octave Mirbeau, Le Journal d'une femme de chambre
Le côté de Belleville différait ainsi sensiblement du côté de Vernery. Il faut rendre grâce à Marcel Proust, inventeur de la notion de «côté». Un côté, ce n'est pas seulement une localisation géographique, c'est une généalogie, c'est une tonalité, ce sont des mœurs; c'est aussi un idiome. François Taillandier, La grande intrigue II, Telling
De nouveau il ressentit combien les forces terribles et impérieuses de sa lignée, opposées à la liberté intime de son être, l'utilisaient à des fins totalement étrangères à sa conception de la vie. Elles exigeaient que la famille se perpétuât et pour cela elles étaient prêtes à le ravaler, lui, Rook Ashover, au rôle passif d'un maillon de la chaîne qui remontait à travers les siècles et se prolongerait Dieu sait jusques à quand! John Cowper Powys, Givre et sang
J'ai bien une ascendance, mais peu. Si je remonte à la source de ce sang qui me parcourt, je ne remonte pas plus loin qu'à mon grand-père. Il est la montagne d'où jaillissent les sources et qui barre la vue. Je ne vois pas au-delà; il est l'horizon, si proche. Lui-même se posait la question de l'ascendance; et il n'y répondait pas. Il parlait sans jamais se lasser de la génération. Il parlait de tout, il parlait beaucoup, il avait sur toute chose des idées bien arrêtées, mais sur aucun autre sujet il n'était aussi bavard et catégorique qu'au sujet de la génération. Il s'emballait dès qu'on effleurait l'idée. «Regardez», disait-il en levant la main. De l'index droit il comptait les articulations de la main gauche, majeur tendu. Il pointait les phalanges, le poignet, le coude. Chaque articulation figurait un degré de parenté. «Chez les Celtes, disait-il, l'interdiction d'alliance remontait jusque-là.» Et il pointait son coude. «Les Germains acceptaient l'alliance aux poignets. Et maintenant, on en est là», disait-il en montrant de son index les phalanges de son majeur dressé. «C'est une décadence progressive», disait-il en passant avec dégoût son index le long de son bras, du coude jusqu'au doigt, figurant la progression inexorable de la promiscuité. Il localisait sur son corps le lieu de l'interdit, selon les époques et selon les peuples. Il connaissait tout de la transmission des biens, des corps, des noms. Alexis Jenni, L'art français de la guerre
Cent ans, c'est long. Trop,long pour la mémoire des hommes. Dans leurs livres, les vivants gardent le souvenir de ce qui s'est passé. Mais ils ne croient jamais à rien, sinon à ce qu'ils ont vu de leurs propres yeux. Tout le reste appartient à une légende douteuse - qui semble n'entretenir aucun lien avec la réalité. Le temps commence avec chaque génération nouvelle qui vient au monde et qui considère comme très naturel d'ignorer tout ce qui l'a précédée. Cette condition après tout, est peut-être indispensable à la vie. On oublie. Et puis on oublie même que l'on a oublié. On tient pour obsolète tout ce que l'on pourrait apprendre de ce qui eut lieu autrefois. Et l'on n'a pas tout à fait tort. Car tout se transforme si vite que le monde d'aujourd'hui n'a plus grand rapport avec celui d'hier. Peu de leçons utiles sont à tirer du passé. Philippe Forest, Crue
Je pense qu'un jour les Jim Bond domineront l'hémisphère occidental. Naturellement, ce ne sera pas tout à fait pour tout de suite, et, naturellement, à mesure qu'ils s'étendront vers les pôles, ils blanchiront, comme les lapins et les oiseaux, pour ne pas être aussi visibles sur la neige. Mais ce sera toujours Jim Bond, si bien que, dans quelques milliers d'années, moi qui te parle, j'aurais dû ma naissance à des reins de roi africain. Maintenant, je voudrais que tu me dises une chose. Pourquoi est-ce que tu hais le Sud? William Faulkner, Absalon! Absalon!
Mais j'en reviens à mes parents, dont le tour sera vite accompli faute de matière. Deux fuyards qui ne semblent guère avoir ressenti de remords, leur reniement jusqu'à ce jour étant demeuré sans faille. Mon arbre généalogique est un bonsaï tout ébranché, cul-de-jatte côté racines. Sylvie Germain, Chanson des mal-aimants
Les crimes retentissent sur de longues années et sur de nombreuses vies. Il est rare qu'un homicide ne détruise qu'une seule personne. Et il faut accepter ce paradoxe que je n'existerais pas aujourd'hui si un immigrant hongrois n'avait pas été assassiné en 1917; combien d'entre nous, qui ne souhaiterions pas mentionner un fait aussi sordide, devons notre naissance à la mort prématurée de gens que nous n'avons jamais connus, mais à qui nous sommes liés par ce mystérieux destin partagé qu'on appelle le «sang». Joyce Carol Oates, Paysage perdu
Mais la dame de Fröso s'était montrée différente: elle l'avait assez aimé pour souhaiter lui offrir un durable asile; elle avait voulu de lui un enfant; il ne saurait jamais si s'était réalisé ou non ce vœu qui va plus loin que le désir du corps. Se pouvait-il que ce jet de semence, traversant la nuit, eût abouti à cette créature, prolongeant et peut-être multipliant sa substance, grâce à cet être qui était et n'était pas lui? Il éprouva le sentiment d'une infinie fatigue, et malgré lui quelque orgueil. Si cela était, il avait partie liée, comme il l'avait d'ailleurs déjà par ses écrits et ses actes; il ne sortirait du labyrinthe qu'à la fin des temps. Marguerite Yourcenar, L'Œuvre au noir
Win apprend la frustrante nouvelle: les analyses d'ADN ne sont pas encore
terminées. (...) Il demande ensuite ce qu'apporteraient les résultats,
exactement. Patricia Cornwell, Tolérance zéro
Certes, on peut encore compter sur les dispositifs qui assurent au moins la survivance d'une part de soi dans la postérité, classables pour l'essentiel en deux catégories: le dispositif biologique, qui permet de transmettre à sa descendance cette part de soi-même qui s'appelle patrimoine génétique, et le dispositif historique, qui permet de transmettre, dans la mémoire et dans le langage de celui qui continue à vivre, ce petit peu, ce maximum ou ce minimum d'expérience que même l'homme le plus désarmé à recueilli et accumulé. On peut aussi considérer ces dispositifs comme un seul: il suffit de supposer que la succession des générations constitue comme les phases de la vie d'une seule personne, qui continue pendant des siècles et des millénaires; mais on ne fait que renvoyer le problèmes de sa propre mort individuelle à l'extinction du genre humain, si lointaine qu'elle soit. Italo
Calvino, Palomar
Bien sûr, j'aurais préféré vivre avant, être mon père ou n'importe lequel de ceux qui nous avaient précédés ou l'un de nos lointains descendants, quand plus personne, même dans les coins les plus reculés, ne se croira incomparable, différent, n'importe quoi. Aux uns comme aux autres furent, seront apparentées cette fatigue d'étude, cette hâte qui furent mon lot parce que c'était mon tour et pas avant ou après. Et un peu, aussi, parce que tout est compliqué, vaste et qu'on est petit, avec une vie brève, rognée déjà de dix-sept années. Mais on doit essayer. Pierre Bergounioux, L'orphelin
Ce Wundgelesenes n'affecte donc pas le destin des personnages, ne les programme pas, ne les voue pas a la souffrance. Ce discret stigmate (stigma, mot grec signifiant "piqûre, plaie ouverte, tatouage") serait plutôt l'indice de leur humanité, tout simplement. L'indice de leur appartenance à l'immense et tumultueuse communauté humaine qui, de génération en génération et sous toutes les latitudes, se transmet une faille ― une griffure d'incertitude, une plaie d'incomplétude que rien ne peut suturer, la piqûre d'un manque que rien ne peut combler. Sylvie Germain, Les personnages
C'est que j'aurai peut-être des enfants, que je parviendrai peut-être à lancer une poignée de semence par-delà les limites de cette génération de gens assiégés par la mort, qui se bousculent le long des rues dans une rivalité sans fin. Mes filles reviendront ici, par d'autres étés; mes fils laboureront de nouveaux champs. Nous ne sommes pas des gouttes d'eau vite séchées par le vent: grâce à nous, les jardins verdissent et les forêts tressaillent. Nous renaissons sous de nouvelles formes, à jamais. Virginia Woolf, Les Vagues
On
m'avait appris que nos gènes nous poussent à nous reproduire pour se
projeter dans la génération suivante. Que c'est pour eux le seul moyen ―
égoïste, mesquin, et futile ―
de tendre vers une ébauche d'éternité. Et c'est plus fort que nous: les
plus réticents finissent par faire des enfants, avec ou sans désir, mais
pas vraiment par accident. Nous sommes programmés pour le faire, comme
nous le sommes pour respirer, boire et manger. Notre libre arbitre est
relatif: on ne réfléchit jamais à la futilité de la vie avant d'avoir
commis l'irréparable et mis un enfant au monde, quand ce n'est pas
plusieurs. Martin Winkler, En souvenir d'André
Il
en résulte que l'amour sexuel n'est qu'une soupape de sûreté. Si
l'humanité n'a pas atteint le but posé, elle le doit aux passions et à
la plus forte de toutes, la passion sexuelle. Grâce à elle, les
générations se succèdent, et si telle génération ne parvient pas à
réaliser l'idéal, ce sera la suivante qui le réalisera ou bien une
autre, et elles se succèderont jusqu'au jour où la prophétie
s'accomplira enfin: l'union des êtres qui composent l'humanité. Et c'est
fort bien qu'il en soit ainsi. (...) Léon Tolstoï, La Sonate à Kreutzer
Et
quelle joie, quelque turpitude familiale qui pourrait advenir, mes enfants
non-nés sont bien à l'abri. Que
Tolstoï et La Sonate à Kreutzer s'en mêlent. Geneviève Peigné, Ma mère n'a pas eu d'enfant
Avec sa femme, ils ont recouru aux offices d'un chamane spécialiste de la fécondité et aimeraient à présent séjourner dans les temples tibétains où le pouvoir des bodhisattvas pourrait fertiliser leurs entrailles. Je n'ose le consoler en lui disant que la termitière humaine est pleine à craquer. Que Claude Lévi-Strauss désignait comme des «vers à farine» les milliards d'humains entassés sur une sphère trop étroite et constatait que nous étions en train de nous intoxiquer. Que le vieux maître, inquiet de voir la pression démographique mettre la Terre sous tension, «s'interdisait toute prédiction sur l'avenir», lui qui était né dans un monde six fois moins peuplé. Que Montherlant place ces paroles dans la bouche de La Reine morte, lorsqu'il découvre la grossesse de sa belle-fille: «Cela ne finira donc jamais!» Que lancer un nourrisson dans la fosse aux lions n'est peut-être pas la plus sage des choses à faire. Et que le désir de paternité se combat aisément par l'entretien d'un petit fond de pessimisme. Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie
Le besoin de se dupliquer, d'offrir à soi et au monde un autre humain à son image ne traverse pas Eva. Peut-être que ceux qui font des enfants ne se posent pas la question de la suite. Fabienne Jacob, Les séances
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