Le Café
Littéraire luxovien /épidémies |
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Plusieurs
fois, l'ennemi a utilisé contre nos combattants activistes, nos agents,
nos indicateurs de terrain, des armes virales d'une efficacité et
discrétion parfaites qui n'avaient rien à envier à la destruction
massive d'un attentat à l'explosif, de quelque forme, quelque puissance,
quelque précision ― toujours aléatoire ― soit-il. Le bon
vieux poison, employé depuis les racines de l'Histoire, ne faisait ni
mieux ni moins bien. Il s'était doté, dans la manipulation scientifique
de la gamme des virus, d'une belle et très méritoire descendance. Pierre Pelot, Ailleurs sous zéro
En bref, les épidémies de choléra sont liées au climat, et le choléra est une maladie liée au changement climatique. Dans notre étude du cas du Tambora, la sécheresse et les inondations ― deux caractéristiques climatiques jumelles de la période 1815-1818 au Bengale ― ont créé les conditions favorables à l'émergence d'un nouveau type de choléra, avec des conséquences globales dévastatrices. Les anomalies météorologiques durables dues au réveil du Tambora ont eu un impact ― suivant les lois de la physique de la téléconnexion ― sur les processus moléculaires dans une région aussi éloignée de la baie du Bengale. Quand il fut chargé de faire un rapport sur l'épidémie de choléra de 1817 pour le Comité médical de Calcutta, James Jameson, le «père de la science du choléra», si longtemps tombé dans l'oubli, avait donc raison d'observer les ciels tourmentés au-dessus du Bengale. Grâce à ses observations très précises, nous sommes capables de reconstituer les conditions dégradées de la mousson en Asie du Sud à la suite du Tambora. Et, en nous concentrant sur l'année indienne sans mousson, nous avons un premier aperçu du monde du XIXe siècle modelé par une épidémie du choléra due au climat. La météo à la Frankenstein, sauvage et étrange, provoquée par le Tambora a créé une bombe microbienne à retardement dans les eaux du delta du Bengale. Une fois qu'elle a explosé, la vie sur terre, au moins pour les êtres humains, est devenue beaucoup plus dangereuse. Gillen
D'Arcy Wood, L'année sans été
Mais la plupart mouraient en bas âge; les épidémies infantiles sévissaient dans le quartier juif; elles balayaient les enfants par centaines: les Baruch en perdirent ainsi la moitié. Leur voisin, le menuisier, consentait à clouer quelques planches en manière de cercueil en échange d'un vieux pantalon ou d'une casserole bossuée. La mère pleurait un peu, deshabillait le petit corps et le couchait dans la boîte neuve qui sentait la résine de sapin; Baruch l'emportait sous son bras jusqu'au cimetière juif, triste enclos où les tombes privées de croix se pressaient les unes contre les autres, où les fleurs ne poussaient pas. Et, bientôt, un autre enfant naissait à la place de celui qui était mort, portait ses vêtements et occupait son coin sur la vieille paillasse qui servait de lit à toute la famille; puis grandissait et s'en allait à son tour. Irène Némirovsky, Un enfant prodige
Je parlais d'«épidémie». Ce mot m'est venu tout seul. (...) Il désigne un mal qui se répand parmi les hommes, va de l'un à l'autre, les contamine selon des modes que l'intelligence n'est pas totalement incapable de comprendre mais qui conservent cependant pour elle un caractère toujours imprévisible et finalement énigmatique. Le fléau est fatal à certains. Il ne l'est pas à tous. Il frappe les uns quand il épargne les autres. Ceux qui succombent, ceux qui survivent ne savent ni les uns ni les autres pourquoi. Philippe Forest, Crue
―
Tu vois cette niche, au-dessus de cette porte? Avec la sculpture d'un
saint à l'intérieur? Danglard dirait que c'est du XVIe siècle. Fred Vargas, Un peu plus loin sur la droite
Vous
ne savez pas ce que c'est que du savon ? Je ne perdrai pas mon temps à
vous l'apprendre, puisque c'est l'histoire de la Mort Écarlate que je
suis en train de vous raconter... Vous connaissez ce qu'est une maladie.
Autrefois on disait une «infection». Il était admis que les maladies
provenaient de germes malfaisants. J'ai dit «germe». Retenez bien ce
mot. Un germe est quelque chose de tout petit. De plus petit encore que
les tiques qui s'accrochent, au printemps, au poil des chiens et à leur
chair, lorsqu'ils courent dans la forêt. Oui, un germe est beaucoup plus
petit, si petit qu'on ne peut le voir. Hou-Hou s'esclaffa : Aux premiers âges du monde, lorsqu'il y avait très peu d'hommes sur la terre, il n'existait que peu de ces germes et, par suite, peu de maladies. Mais, à mesure que les hommes devenaient plus nombreux et se rassemblaient dans les grandes villes, pour y vivre tous ensemble, pressés et serrés, de nouvelles espèces de germes pénétraient dans leur corps, et des maladies inconnues apparurent, qui étaient de plus en plus terribles. C'est ainsi que, bien avant mon temps, à l'époque que l'on nomme le moyen âge, il y eut la Peste Noire qui balaya l'Europe. Puis vint la Tuberculose, la Peste Bubonique. En Afrique, il y eut la Maladie du Sommeil. Les bactériologistes s'attaquaient à toutes ces maladies et les détruisaient. Comme vous, enfants, vous éloignez les loups de vos chèvres ou écrasez les moustiques qui s'abattent sur vous. (...) Un bac-té-rio-lo-giste est celui qui surveille les germes, les étudie et, quand il le faut, se bat avec eux et les détruit, comme tu fais des loups. Mais, pas plus que toi, ils ne réussissent toujours. C'est ainsi qu'il y avait un mal affreux, appelé la «Lèpre». Un siècle ― cent ans ― avant ma naissance, les bactériologistes ont découvert le germe de la Lèpre. Ils le connaissaient tout à fait bien. Ils l'ont dessiné, et j'ai vu ces dessins. Ils n'ont pas trouvé pourtant le moyen de le tuer. En 1894, survint la Peste Pantoblast. Elle éclata dans un pays nommé le Brésil, et fit périr des milliers de gens. Les bactériologistes en découvrirent le germe, réussirent à le tuer, et la Peste Pantoblast n'alla pas plus loin. Ils fabriquèrent ce qu'on appelait un «sérum», un liquide qu'ils introduisaient dans le corps humain et qui détruisait le germe du pantoblast, sans tuer l'homme. En 1947, ç'avait été un mal étrange, qui s'attaquait aux enfants âgés de dix mois et au- dessous, et qui les rendait incapables de mouvoir leurs mains ni leurs pieds, de manger et de faire quoique ce fût. Les bactériologistes furent onze ans avant de trouver ce germe bizarre, de le pouvoir tuer et de sauver les bébés. En dépit de ces maladies et de leurs ravages, le monde continuait à croître, et toujours davantage les hommes se massaient dans les grandes villes. Dès 1929, un illustre savant, nommé Soldervetzsky, avait annoncé qu'une grande maladie, mille fois plus mortelle que toutes celles qui l'avaient précédée, arriverait un jour, qui tuerait les hommes par milliers et par milliards. Car la fécondité des alliances, ainsi disait-il, est sans fin... Jack London, Le cabaret de la dernière chance
"Tant de précautions furent superflues. Le lendemain matin, la Peste fit parmi nous sa première victime : une petite nurse attachée à la famille du professeur Stout. L'heure n'était point de faire du sentiment. Espérant qu'elle était la seule atteinte, nous lui intimâmes l'ordre de s'en aller et la poussâmes dehors. Elle obéit et s'éloigna à pas lents, en se tordant les mains de désespoir et en sanglotant lamentablement. Nous n'étions pas sans ressentir toute la brutalité de notre acte. Mais qu'y faire ? Pour sauver la masse il fallait sacrifier l'individu. Jack London, Le cabaret de la dernière chance
Combien de personnes ce champignon a-t-il tué au cours de l'histoire? Impossible de la dire, mais il est probable que ce chiffre soit des milliers de fois supérieur à celui du nombre des victimes de l'amanite phalloïde. Chaque fois, les catastrophes se sont produites dans des zones où la culture du seigle était venue supplanter celle du blé. Selon différentes sources, une première épidémie d'ergotisme aurait sévi dans les États allemands en l'an 857, avant de faire, en 943, jusqu'à 40 000 victimes dans toute l'Europe, touchant particulièrement durement la France et l'Espagne. Ce fléau, qui paraissait frapper et tuer aveuglément, se vit attribuer le nom d'ignis sacer ― feu sacré ― ou de «feu de Saint-Antoine». Au Moyen Âge, la population croyait encore avoir affaire à une maladie contagieuse. Dans l'Europe du XVe siècle, quelque 370 hôpitaux ont tenté de venir en aide aux milliers de malades du feu de Saint-Antoine ― sans pour autant disposer, naturellement, de remède efficace. On peut particulièrement retenir l'ordre de Saint-Antoine, qui se consacrait à soigner les malheureux voués à la mort. Dans certaines régions du pourtour méditerranéen, la terreur que suscitait ces épidémies a laissé des traces dans les traditions populaires; ainsi de la Sardaigne où, jusqu'à aujourd'hui, une fête baptisée Focolare di Sant' Antonio (feu de Saint-Antoine) tâche chaque année d'éloigner maladies et autres calamités grâce à divers rites à caractère religieux. Robert Hofrichter, La vie secrète des champignons
Toute
une armée d'agents pathogènes a jeté son dévolu sur les sangliers, dont
quantité de virus. Ces derniers sont de très étranges êtres vivants.
En sont-ils vraiment, d'ailleurs? Certains scientifiques ne comptent pas
les virus parmi les espèces vivantes de cette terre parce qu'ils ne
possèdent pas la moindre cellule. Et, de ce fait, il n'existe pas non
plus chez eux de multiplication propre, ni, en principe, de métabolisme
propre. Une enveloppe pourvue d'un plan de multiplication ―
c'est tout. Les virus sont donc morts, en principe. Du moins tant qu'ils
ne s'accrochent pas à un animal ou à une plante. Ils introduisent alors
clandestinement leur plan dans l'organisme étranger, qu'ils poussent à
produire des copies d'eux-mêmes par millions. Ce processus comporte
régulièrement des erreurs puisque les virus sont dépourvus de
mécanisme de réparation, tel celui présenté par les cellules. Peter Wohlleben, Le réseau secret de la nature
Si
les Indiens furent repoussés, ils continuèrent à nous tenailler et à
menacer la ville, à telle enseigne qu'il devint nécessaire de réclamer
le soutien de l'armée. Des troupes furent envoyées et leur présence
procura aux habitants un sentiment de sécurité. Hélas, Ellsworth était
promise à un fléau plus terrible, s'il peut s'en imaginer, que l'attaque
des Peaux-Rouges. Peu après l'arrivée des soldats venus du Sud, une
épidémie de choléra se déclara dans leurs rangs; elle se propagea en
ville et un vent de panique se mît a souffler. Le mal fit des ravages,
emportant les jeunes aussi bien que les vieillards, et de toutes
conditions. Ma captivité chez les Sioux, de Fanny Kelly
Nous
marchons dans les bois; le temps reste anormalement suave, doré,
liquoreux. Une arrière-saison qui n'en finit plus... (...) Françoise Chandernagor, La voyageuse de nuit (Gallimard 2007)
France
Info venait d'annoncer le premier cas de «vache folle» en Bretagne, sans
attendre ils avaient abattu tout le troupeau, à la moindre vache malade
dans un élevage, la nouvelle consigne était de les abattre toutes pour
ne pas risquer l'épidémie. Serge Joncour, Nature humaine
Ce
mode de transport des «passagers clandestins» est source de
désagréments majeurs lorsque les clandestins sont des vecteurs de la
peste, du choléra, du paludisme, de la grippe aviaire, de la Covid-19,
etc. Dans le cas de la peste, trois acteurs sont impliqués avant
d'arriver à l'Homme: la bactérie pathogène Yersinia pestis;
différentes espèces de puces qui sont porteurs de la bactérie sans en
être victimes; des rongeurs, notamment le rat. Les puces hébergent la
bactérie et, lorsqu'elles parasitent des rongeurs, elles les contaminent
par piqûre. Leurs pièces buccales pouvant héberger des bactéries
actives, une puce passant de rat en rat peut en infecter plusieurs. Les
rats vivant à proximité des humains vont à leur tour leur transmettre
des puces et, donc, la peste. Les rats meurent rapidement de la peste,
mais leur fécondité très élevée fait qu'ils restent toujours
nombreux. De plus, lorsqu'un rat meurt, ses puces cherchent un autre
hôte: autre rat, chien, chat ou Homme. Les Hommes se la transmettent
aussi entre eux via leurs puces ou par simple contact. La
grippe espagnole de 1918-1919 qui, parmi ses victimes, compte des
célébrités comme Guillaume Apollinaire ou Edmond Rostand, fournit un
autre exemple su rôle des transports. Cette fois le pathogène, sans
doute d'origine aviaire (canard) pourrait avoir fait son apparition dans
un camp militaire du Kansas. Il a fait ses premières victimes en
Amérique du Nord et, de là, il a navigué vers l'Est avec les
"sammies" vers une Europe affaiblie par la guerre. Ce virus fera
40 millions de victimes, c'est-à-dire plus de morts que ceux tombés sur
les fronts de la première guerre mondiale. Aussi traumatisante puisse-t-elle être, la pandémie de la Covid-19 n'en reste pas moins qu'un épisode de plus dans la longue histoire des zoonoses, maladies transmises aux humains par les animaux. Environ 50% des pathogènes qui nous agressent viennent des animaux, qu'ils soient des virus, des bactéries ou des parasites. (...) Ce n'est pas le fruit du hasard. Cela tient soit d'une proximité phylogénétique avec certains animaux, proches parents d'Homo sapiens, soit de la promiscuité grandissante que nous entretenons avec d'autres animaux. Cette promiscuité s'est considérablement accrue au moment de la révolution néolithique, il y a environ 10 000 ans. C'est d'ailleurs sans doute avec la domestication du bétail que les virus de la variole et de la rougeole ont franchi la barrière d'espèce, ce dernier vers 500 avant notre ère. La consommation de viande de brousse est également à l'origine de plusieurs zoonoses, dont vraisemblablement celle de la Covid-19. Tout ce qui contribue à réduire la distance entre notre espèce et les autres est un facteur aggravant. Bruno David, À l'aube de la sixième extinction
« ...et pendant que tu dors, tous ces résidus qui recouvrent ton corps se mélangent et invitent carrément les microbes, les bacilles et même les virus à venir t'investir, sans parler de ce que la science n'a pas encore découvert, ce qu'on ne peut pas distinguer, même avec un microscope très puissant, et même si on ne les voit pas, ils se promènent toute la nuit sur toi avec leurs trillions de fines pattes poilues et répugnantes, comme celles des cafards, sauf qu'elles sont si minuscules qu'elles sont invisibles et que même les savants ne voient rien, avec leurs pattes sales et pleines de poils, ils s'infiltrent à l'intérieur de nous en passant par le nez, la bouche et par tu sais quoi, d'autant que les gens ne se lavent jamais comme il faut dans ces endroits pas jolis et qu'ils s'essuient en plus, comme si s'essuyer, c'était se laver, alors que c'est juste faire pénétrer ces matières infectées dans les millions de minuscules trous qu'on a sur la peau, de sorte que tout devient là-bas de plus en plus pourri, humide et dégoûtant, surtout que la saleté produite par notre corps à l'intérieur, jour et nuit, se mélange à la saleté du dehors qu'on attrape au contact de choses pas très hygiéniques dont on ne sait pas qui les a touchées avant vous, comme l'argent, par exemple, les journaux, les rampes d'escalier, les poignées de portes ou même la nourriture qu'on achète, qui sait si quelqu'un ne vient pas juste d'éternuer sur quelque chose que tu as pris, ou si, tu m'excuseras, il ne s'est pas mouché et que quelque chose est tombé sur les papiers de bonbons que tu ramasses dans la rue et que tu mets sur ton lit où tu dors juste après, sans parler de ta collection de bouchons de bouteilles que tu déniches dans les poubelles, et le maïs que ta mère, qu'elle reste en bonne santé, t'achète chez ce type qui ne s'est peut-être pas lavé ni essuyé les mains après avoir fait tu sais quoi, excuse-moi, et comment savoir s'il n'est pas malade? S'il n'a pas par hasard la tuberculose, le choléra, la typhoïde ou la dysenterie? Ou un abcès, une infection intestinale, de l'eczéma, un psoriasis, c'est une sorte de lèpre, ou un ulcère? Et s'il n'était pas juif? Tu sais le nombre de maladies qu'il y a ici? Combien d'épidémies levantines? Et je ne parle que de celles qui sont connues, pas de celles qu'on ne connaît pas encore et que même les savants ignorent, ici, au Levant, les gens meurent tous les jours comme des mouches à cause d'un parasite, d'un bacille, d'un microbe ou de toutes sortes de minuscules vers que les docteurs ne connaissent même pas, surtout dans ce pays où il fait si chaud et qui est infesté de mouches, de moustiques, d'insectes, de fourmis, de cafards, d'acariens et de je ne sais quoi, et puis les gens ici transpirent sans arrêt et se frottent les uns aux autres avec leurs infections purulentes, leur sueur et tous les liquides qui sortent de leur corps, heureusement qu'à ton âge, tu ignores de quoi il s'agit, et chacun peut asperger quelqu'un sans que la personne s'en aperçoive tellement c'est la cohue ici, il suffit d'un simple serrement de main pour vous contaminer, et rien qu'en respirant l'air où quelqu'un d'autre vient de rejeter par les poumons des microbes et des bacilles de la teigne, tu trachome ou de la bilharziose. Amos Oz, Une histoire d'amour et de ténèbres
Une
maison en pierres, dont les vitres étaient à moitié brisées, et
entourée des restes d'une palissade, portait le nom d'hôpital.
Quelques soldats, dont les membres étaient entourés de linge, pâles
et bouffis, assis ou errants, se chauffaient au soleil. Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix - Tome I
Écoutant, en effet, les cris d'allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Il savait que cette foule en joie ignorait, et qu'on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu'il peut rester pendant des dizaines d'années endormi dans les les meubles et le linge, qu'il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, viendrait un jour où la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse. Le docteur regardait toujours par la fenêtre. D'un côté de la vitre, le ciel frais du printemps, et de l'autre côté le mot qui résonnait encore dans la pièce: la peste. Le mot ne contenait pas seulement ce que la science voulait bien y mettre, mais une longue suite d'images extraordinaires qui ne s'accordaient pas avec cette ville jaune et grise, modérément animée à cette heure, bourdonnante plutôt que bruyante, heureuse en somme, s'il est possible qu'on puisse être à la fois heureux et morne. Et une tranquillité si pacifique et si indifférente niait presque sans effort les vieilles images du fléau, Athènes empestée et désertée par les oiseaux, les villes chinoises remplies d'agonisants silencieux, les bagnards de Marseille empilant dans des trous les corps dégoulinants, la construction en Provence du grand mur qui devait arrêter le vent furieux de la peste, Jaffa et ses hideux mendiants, les lits humides et pourris collés à la terre battue de l'hôpital de Constantinople, les malades tirés avec des crochets, le carnaval des médecins masqués pendant la Peste noire, les accouplements des vivants dans les cimetières de Milan, les charrettes de morts dans Londres épouvanté, et les jours et les nuits remplis, partout et toujours, du cri interminable des hommes. Albert Camus, La Peste
Bien des années avant et après l'époque où se passe cette dramatique histoire, toute l'Angleterre, mais plus particulièrement la métropole, retentissait périodiquement du cri sinistre: «La Peste!» La Cité était en grande partie dépeuplée, ― et, dans ces horribles quartiers avoisinant la Tamise, parmi ces ruelles et ces passages noirs, étroits et immondes, que le Démon de la Peste avait choisis, supposait-on alors, pour le lieu de sa nativité, on ne pouvait rencontrer, se pavanant, à l'aise, que l'Effroi, la Terreur et la Superstition. Edgar
Allan Poe, Le roi peste
Le pain ne montait plus, dans les greniers les fruits pourrissaient, les
châtaignes se vérolaient, la farine grouillait de charançons, dans les
basses-cours les lapins rechignaient à copuler, les poules à pondre et même
les petits d'homme renonçaient à vivre. Ceux qui osaient se présenter à
décembre ne survivaient pas au premier souffle, tandis qu'une fièvre retorse
emportait les nourrissons de l'automne dans de grandes diarrhées. Yannick Grannec, Les simples
Paris a effacé de sa mémoire l'histoire de sa dernière peste.
Pourtant l'ultime épidémie qui frappa la capitale ne remonte
qu'à 1920. Partie de Chine en 1894, la troisième pandémie pesteuse dévasta
les Indes en y causant la mort de douze millions d'hommes et atteignit
l'Europe occidentale dans tous les ports, à Lisbonne, à Londres, à Porto,
à Hambourg, à Barcelone... et à Paris, par une péniche venue du Havre et
vidant ses cales sur les berges de Levallois. Comme partout en Europe, la
maladie fit heureusement long feu et déclina en quelques années. Elle toucha
néanmoins quatre-vingt-seize personnes, principalement dans les banlieues
nord et est de la ville, parmi les populations misérables des chiffonniers
logeant dans des baraquements insalubres. La contagion se glissa même intra
muros et fit une vingtaine de victimes au cœur de la ville. Fred Vargas, Pars vite et reviens tard
Il était rédigé dans le style emphatique que les édiles employaient pour parler des affaires de la ville:"...Plus inquiétante encore apparaît la situation aux écoles de filles et maternelles du 47 de la rue d'Ortignies, y lisait-on notamment. Les rongeurs délaissant leurs abris souterrains grimpent jusqu'au troisième étage et quelquefois se promènent dans la cour, semant l'effroi parmi les enfants et jetant l'alarme parmi le personnel enseignant, inquiet, à juste titre, à l'idée que l'un d'entre ces rongeurs ne véhicule la peste, le typhus, la fièvre typhoïde, la rage ou la spirochétose. Pierre Gascar, Gaston (dans: Les bêtes)
«Vous monsieur, vous restez; vous n'avez pas peur du mal.» «Du mal?»
répéta Aschenbach en le regardant. Thomas Mann, La mort à Venise
Cependant cette année-là ― on était à la mi-mai ― en un seul jour les terribles vibrions furent découverts dans les cadavres décharnés et noircis d'un batelier et d'une marchande des quatre-saisons. On dissimula les deux cas. Mais la semaine suivante il y en eut dix, il y en eut vingt, trente, et cela dans différents quartiers. Un habitant des provinces autrichiennes, venu pour quelques jours à Venise en partie de plaisir, mourut en rentrant dans sa petite ville d'une mort sur laquelle il n'y avait pas à se tromper, et c'est ainsi que les premiers bruits de l'épidémie qui avait éclaté dans la cité des lagunes parvinrent aux journaux allemands. L'édilité de Venise fit répondre que les conditions sanitaires de la ville n'avaient jamais été meilleures et prit des mesures de première nécessité pour lutter contre l'épidémie. Mais sans doute les vivres, légumes, viande, lait, étaient-ils contaminés, car quoique l'on démentît ou que l'on arrangeât les nouvelles, le mal gagnait du terrain; on mourait dans les étroites ruelles, et une chaleur précoce qui attiédissait l'eau des canaux favorisait la contagion. Il semblait que l'on assistât à une recrudescence du fléau, et que les miasmes redoublassent de ténacité et de virulence. Les cas de guérison étaient rares; quatre-vingt pour cent de ceux qui étaient touchés mouraient d'une mort horrible, car le mal se montrait d'une violence extrême, et nombreuses étaient les apparitions de sa forme sèche. Dans ce cas, le corps était impuissant à évacuer les sérosités que les vaisseaux sanguins laissaient filtrer en masse. En quelques heures le malade se desséchait et son sang devenu poisseux l'étouffait. Il agonisait dans les convulsions et les râles. Thomas Mann, La mort à Venise
Un tambour funèbre se mit à rouler lentement mais violemment au fond d'une
de ces rues qui débouchaient sur la place. C'était le tombereau qui roulait
sur les pavés. Un homme vêtu d'une longue chemise blanche menait le cheval
par la bride. Deux autres hommes blancs marchaient à côté des roues. Ils
s'arrêtèrent devant une maison. Les hommes blancs en ressortirent presque
tout de suite en portant un cadavre qu'ils firent passer par-dessus les
ridelles. Ils rentrèrent trois fois dans cette maison-là. La troisième fois
ils sortirent le cadavre d'une grosse femme qui leur donna beaucoup de mal;
enfin elle passa par dessus la ridelle en découvrant d'énormes cuisses
blanches. Jean Giono, Le hussard sur le toit
La fin de la canicule amena les premiers fiévreux à San Lazaro, et les
en fit aussi sortir. Comme la marée montante, l'épidémie se propageait.
Elle menaçait d'envahir tout l'établissement. La grande nef de l'église
se remplit. Il n'y avait plus de lits. On coucha les malades en rang sur
des couvertures de coton étendues sur le sol. Puis les couvertures
manquèrent: on les aligna sur le sol. Un millier de fois, dans quelque
direction qu'il se tournât, Anthony voyait se répéter la scène de l'Ariostatica.
Le spectacle qu'il avait sous les yeux ne pouvait se décrire à aucune
échelle. Aucune, sauf celle de la nature et de la destinée humaines. Hervey Allen, Anthony Adverse
Le virus de la grippe qui a touché ton "paisible retraité" n'a
encore jamais été décrit chez l'homme (...). Cela signifie donc, outre
l'énigme concernant son origine, que nous sommes probablement devant un
risque d'épidémie sans précédent! Benoît Coulon, Hiver noir (février 2003)
À chaque atteinte de peste, expliqua Marc, la terreur était telle qu'on cherchait, hormis Dieu, les comètes et l'infection de l'air qu'on ne pouvait pas châtier; des responsables terrestres à punir. On cherchait les semeurs de peste. On accusait des types de répandre le fléau à l'aide d'onguents, de graisses et de préparations diverses qu'ils étalaient sur les sonnettes, les serrures, les rampes, les façades. Un pauvre gars qui posait imprudemment la main sur une bâtisse risquait mille morts. On a pendu des tas de gens. On les a appelés les semeurs, les graisseurs, les engraisseurs, sans jamais se demander une seule fois dans toute l'histoire de l'homme l'intérêt qu'aurait eu un gars à faire ce genre de boulot. Fred Vargas, Pars vite et reviens tard
«Et si je lui avais porté moi-même la contagion!» Ce moi-même
le glaça de terreur. Il répondait toujours aux générosités les plus
minuscules par des débauches de générosité. L'idée d'avoir sans doute
porté la mort à cette jeune femme si courageuse et si belle, et qui lui
avait fait du thé, lui était insupportable. «J'ai fréquenté; non
seulement j'ai fréquenté, mais j'ai touché, j'ai soigné des cholériques.
Je suis certainement couvert de miasmes qui ne m'attaquent pas, ou peut-être
ne m'attaquent pas encore, mais peuvent attaquer et faire mourir cette femme.
elle se tenait fort sagement à l'abri, enfermée dans sa maison et j'ai
forcé sa porte, elle m'a reçu noblement et elle mourra peut-être de cette
noblesse, de ce dévouement dont j'ai eu le bénéfice.» Jean Giono, Le hussard sur le toit
Elle saisit le marteau et frappa violemment, en même temps qu'elle donnait de
toutes ses forces des coups de pied dans le bas de la porte. La porte ne
bougea pas.(...) Elle s'adossa au mur et attendit. Paul Bowles, Un thé au Sahara
Seule une épidémie à bord permettait de passer outre à toute
obligation. On déclarait la quarantaine, on hissait le pavillon jaune et
on levait l'ancre d'urgence. Le capitaine l'avait souvent fait à cause
des nombreux cas de choléra qui se présentaient aux abords du fleuve,
bien que par la suite les autorités sanitaires eussent obligé les
médecins à signer des certificats de dysenterie. De surcroît, on avait
souvent, dans l'histoire du fleuve, hissé le pavillon jaune de la peste
pour frauder des impôts, ou éviter d'embarquer un passager indésirable,
ou encore pour empêcher les perquisitions gênantes. Sous la table,
Florentino Ariza chercha la main de Fermina Daza. Gabriel García Márquez, L'amour aux temps du choléra
Cependant la batterium choli entre en Europe, elle vient d'Orient
et trouve une voie facile avec les nouveaux bateaux à vapeur, les
nouvelles routes ouvertes au progrès du commerce. On sait que, de Milan,
deux étudiants chercheurs de renom sont partis pour vérifier le
phénomène dans les provinces infectées de l'Empire des Habsbourg, mais
le mot choléra n'est pas de ceux qui effraient le Sacarlott, bien plus
préoccupé de la peste de ses poulets, poules et chapons qui se plient en
deux comme pour se vider. Et tandis qu'il observe le Gerumin soulever une
poule qui, du bec, perd une bouillie blanche, il rappelle Gioacchino parce
qu'il ne veut pas qu'il touche aucune de ces bêtes malades, craignant que
quelque chose puisse menacer la santé de son dernier fils. Rosetta Loy, Les routes de poussière
La peste est comme un orage d'été. Elle s'abat, elle sévit, elle passe. Elle cessa à Forcalquier comme elle était venue. Elle n'avait atteint que l'espèce humaine. Sans maître et sans gouvernance, les troupeaux erraient en perdition, vite récupérés par d'honnêtes gens que les scrupules n'avaient plus besoin d'étouffer. Il était mort la même proportion de notaires et d'hommes de loi que du reste de la population. Le peu qu'il en restait surchargé de besogne ne suffisait plus au maintien des héritages, des lois et coutumes, des partages, du cadastre lui-même où des êtres véhéments qui criaient plus fort que les autres à l'injustice, ou qui portaient une épée au côté, venaient se tailler la part du lion. Pierre Magnan, Chronique d'un château hanté
Les
ruelles tortueuses ―
souvent des chemins de terre ―
sont pleines de recoins et la lumière du jour entre peu dans les
logements. Là aussi, les bousculades, la vie intense, les conflits entre
marchands et les jurons, les coups, les larcins, les ordures jetées des
fenêtres, l'embouteillage et les cris des cochers, les mules et les
charrettes tirées à bras. Il règne ici une épidémie de variole. Pour
s'en protéger, beaucoup ne respirent plus qu'à travers des éponges
trempées de sauge et de genièvre mais Montespan va. Les mains dans les
poches. Qu'est-ce que ça peut lui faire la variole?... Il pleut. Les rues
deviennent un cloaque de boue. Une catin maigre qui s'usait en courses
libertines se met à l'abri sous un porche près de la vitrine d'un
cabaret-bordel. À Louis qui l'examine sous l'ondée, elle coule un drôle
de regard. Jean Teulé, Le Montespan
Par
Éléonore Tournier : Pour
éviter la propagation de l’épidémie, des petites cabanes sont
construites à l’orée du bois pour accueillir les pestiférés, à
environ 2 km de Bouligney. Le choix du lieu est stratégique : proche
d’un point d’eau et pas trop éloigné du village pour que l’on
puisse venir nourrir les malades. Sur les stèles, on devine le nom de
famille Sébille et une date : 1637. Une année particulièrement
meurtrière. À
Bouligney, 80 % de la population est emportée par l’épidémie. À Héricourt,
la peste fait 590 morts sur 760 habitants dont 249 au cours des seuls
mois de juillet et août 1635. À Morey, en 1636, 700 habitants périssent
sur les 900 que compte la commune. À
cette époque, on prie les saints antipesteux : saint Sébastien, sainte
Anne et tout particulièrement saint Roch, patron des pestiférés.
L’imagerie populaire et la statuaire le montrent tenant son bâton de
pèlerin et dévoilant le charbon pesteux de son genou. Des confréries
sont fondées, à Luxeuil en particulier. Le village de Mailley, qui
conserve dans son église un reliquaire de saint Roch, reçoit la visite
de nombreux pèlerins. Avant
1635, la Haute-Saône avait déjà été touchée par des épidémies de
peste noire. Trois siècles plus tôt, en 1348, le virus se propage à
Vesoul ainsi que dans plusieurs villages aux alentours. La croyance se répand
que la maladie est due aux fontaines contaminées. Dans toute la région,
on accuse les Juifs d’avoir contaminé les puits. À Belonchamp, en
1349, on érige La Croix de la Peste, haute croix en pierre, afin de
protéger le village. Près
de 400 ans après la dernière épidémie de peste, à Bouligney, des
descendants continuent toujours d’entretenir les tombes des pestiférés,
classées monuments historiques depuis 2009.
Une
grande épidémie sévit en secret, qui explique tout, des plus grand événements
jusqu'aux plus petits. Elle fait partout et toujours s'en aller la
figure du monde. Elle ravit les individus les uns après les autres, les
enlève à la réalité et, en leur lieu et place, fait s'étendre un
grand vide qui est le dernier mot du monde où se précipite toute l'énergie
aveugle et dévastatrice qu'il recèle en son sein. Philippe Forest, Crue
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