Le Café Littéraire luxovien / Quand l'écrivain entre dans son roman

 

 

Un peu plus tard, sur le trajet, j'ai voulu revenir sur la différence entre l'auteur et le narrateur, la tarte à la crème de l'autobiographie qui n'en est pas une - je me suis emberlificoté dans les explications. Claude a ri, une nouvelle fois. Un rire franc et massif, un morceau de roc qui se détache et tombe dans le crayon en contrebas. Il m'a interrompu. «C'est des conneries, non, tout ça? Quoi, tout ça? Ces distinctions, là. C'est bien l'auteur qui écrit le roman, non? Alors c'est bien de lui qu'il parle. De toute façon, quand on parle des autres, on parle de soi et quand on parle de soi, on parle des autres, tout se tient, tout est lié, ça ne sert à rien de tout vouloir détacher et disséquer tout le temps.» 

Jean-Philippe Blondel, À contretemps 

 

Je n'avais fait que retranscrire ce que j'avais traversé à Londres, les gens que j'y avais rencontrés, et combien je les avais mal aimés. Claude avait beau me dire que c'était des conneries tout ça, parce que quelqu'un qui est capable de raconter ce qu'il vit est par nature même un romancier, je ne le croyais pas. Je pensais que l'important, c'était l'imagination. Les hypothèses. Les échafaudages. Les intrigues. Je n'en suis plus si sûr aujourd'hui. Mais aujourd'hui, vous voyez, Hugo, je m'en moque. Je m'en balance. Je m'en contrefous. De la gloire, de la reconnaissance - et surtout, oui, surtout, de la littérature. Je me contrefous de la littérature. 

Jean-Philippe Blondel, À contretemps

 

Et une fois encore, je le vois tel qu'il m'est apparu au début de ce roman. Il est à la fenêtre et regarde dans la cour le mur de l'immeuble d'en face.
       Il est né de cette image. Comme je l'ai déjà dit, les personnages ne naissent pas d'un corps maternel comme naissent les êtres vivants, mais d'une situation, d'une phrase, d'une métaphore qui contient en germe une possibilité humaine fondamentale dont l'auteur s'imagine qu'elle n'a pas encore été découverte ou qu'on n'en a encore rien dit d'essentiel.
       Mais n'affirme-t-on pas qu'un auteur ne peut parler d'autre chose que de lui-même?
       Regarder dans la cour avec angoisse et ne pas arriver à prendre de décision; entendre le gargouillement obstiné de son propre ventre dans un instant d'exhalation amoureuse; trahir et ne pas savoir s'arrêter sur la route si belle des trahisons; lever le poing dans le cortège de la Grande Marche; afficher son humour devant les micros dissimulés par la police: j'ai connu et j'ai moi-même vécu toutes ces situations ; d'aucune, pourtant, n'est issu le personnage que je suis moi-même dans mon curriculum vitae. Les personnages de mon roman sont mes propres possibilités qui ne se sont pas réalisées. C'est ce qui fait que je les aime tous et que tous m'effraient pareillement. Ils ont, les uns et les autres, franchi une frontière que je n'ai fait que contourner. Ce qui m'attire, c'est cette frontière qu'ils ont franchie (la frontière au-delà de laquelle finit mon moi). De l'autre côté, commence le mystère qu'interroge le roman. Le roman n'est pas une confession de l'auteur, mais une exploration de ce qu'est la vie humaine dans le piège qu'est devenu le monde.

Milan Kundera , L'insoutenable légèreté de l'être.

 

Par mauvaise estime de moi, par honte, j'ai obéi à la règle: certaines choses ne se racontent pas. Vouloir être écrivaine fut une rébellion tardive contre cette loi. Ces choses qu'on ne raconte pas sont précisément celles qu'il faut raconter. J'ai décidé de devenir cette moucharde que j'ai tant redouté d'être. La racine de l'écriture est souvent obscure. Telle est mon obscurité. Elle nourrit peut-être tout ce que j'écris.

Irene Vallejo, L'infini dans un roseau

 

Ainsi, lecteur, je suis moy-mesme la matière de mon livre. 

Montaigne

 

«En somme, tout compte fait des expériences de vie, des expériences écartelées, écartelantes, c'est bien plutôt devant mon papier blanc, devant la page blanche placée sur la table à juste distance de ma lampe, que je suis vraiment à ma table d'existence. Oui, c'est à ma table d'existence que j'ai connu l'existence maxima, l'existence en tension en tension vers un avant, vers un plus-avant, vers un au-dessus. Tout autour de moi est repos, est tranquillité; mon être seul, mon être qui cherche de l'être est tendu dans l'invraisemblable besoin d'un autre être, plus qu'être. Et c'est ainsi qu'avec du Rien, avec des Rêveries, on croit qu'on pourra faire des livres.»

 Bachelard, La Flamme d'une chandelle 
(cité par Françoise Ascal dans: Un rêve de verticalité) 

 

"Les pensées sont réelles, disait-il. Les mots sont réels. Tout ce qui est humain est réel et parfois nous savons certaines choses avant qu'elles ne se produisent, même si nous n'en avons pas conscience. Nous vivons dans le présent, mais l'avenir est en nous à tout moment. Peut-être est-ce pour cela qu'on écrit, Sid. Pas pour rapporter  des événements du passé, mais pour en provoquer dans l'avenir."

Paul Auster, La nuit de l'oracle

 

Je pense à l'époque où j'avais envoyé des manuscrits à des éditeurs. Depuis toujours les mots étaient mon truc, je voulais écrire mais c'était difficile et ça l'est toujours difficile. Il y a tant de livres, de bons livres et que puis-je apporter de plus et qui en a quelque chose à foutre de ce que je veux écrire? Pourtant, quand je ne sais plus quoi faire de moi, je pense à ce que je vais écrire un jour et ça me donne une raison d'être et je l'entends, la musique, la musique des mots, un murmure ou un chant qui vient de loin et qui fraye son chemin dans les bruits du monde et qui fait silence et qui enveloppe tout et qui se déploie et je l'entends, ce son, ce chant qui vient de loin, je ne sais pas d'où il vient mais c'est de la magie, l'âme des mots et je me dis qu'écrire c'est donner de l'âme aux mots et le faire avec tant de force que même la manipulation de l'imprimerie ne pourrait rien faire contre ça, contre la magie et c'est pour ça qu'il y a parfois une écriture. 

Pia Petersen, Une fenêtre au hasard

 

En même temps, il serait difficile de me mentir: c'est un reportage, ce que je fais ici. Ou, disons: c'est aussi un reportage. Je suis embusqué. Je suis venu chercher de la matière pour mon livre et que je prenne ou non des notes n'y change rien car ce qui mérite qu'on se le rappelle, à mon avis, on se le rappelle. La question, en fait, n'est pas là. La question, que je ne me pose pas pour la première fois, est de savoir s'il y a contradiction ou même incompatibilité entre la pratique de la méditation et mon métier, qui est d'écrire. Pendant les dix jours qui viennent, est-ce que je vais regarder défiler mes pensées sans m'y attacher, ou est-ce que je vais au contraire chercher à les fixer - ce qu'il ne faudrait précisément pas faire, ce qui est l'exact contraire de la méditation? Est-ce que je vais constamment prendre des notes mentales? Durant ces dix jours, est-ce le méditant qui va observer l'écrivain ou l'écrivain qui va observer le méditant? Gros, gros dossier, qui me tracasse, et sur lequel je finis par m'endormir. 

Emmanuel Carrèrent, Yoga

 

Je sais que ces souvenirs n'ont d'intérêt que pour moi, pour Anne et pour les garçons, que nous sommes les quatre seules personnes au monde qu'ils puissent faire sourire ou pleurer, mais tant pis, tant pis, lecteur, il faut supporter que les auteurs racontent ce genre de choses et ne les coupent pas en se relisant, comme il serait raisonnable, parce qu'elles sont précieuses et qu'on écrit aussi pour les sauver. 

Emmanuel Carrère, Yoga 

 

Devenir un écrivain original, que ce soit en trois jours ou trois ans ou trente ans, c'était l'obsession de ma jeunesse, et elle ne m'a pas quitté. (...) Les écrivains qui écrivent ce qui leur passe par la tête sont ceux que je préfère, Montaigne étant notre saint patron, lui qui fait exactement ça, écrire ce qui lui passe par la tête, dans la plus loyale indifférence à l'opinion des gens qui disent qu'on s'en fout, de ce qui lui passe par la tête, et qu'il faut bien être prétentieux, bien égocentré, pour en tenir registre, cet il pense, lui Montaigne qu'il n'y a rien de plus intéressant, d'autant plus intéressant qu'il est un homme ordinaire, pas un dont on lit les mémoires pour ses actions d'éclat mais un qui n'a pas d'autre particularité que d'être un homme et de pouvoir, à ce titre seulement, sans être encombré d'exception, témoigner de ce que c'est d'être un homme. 

Emmanuel Carrère, Yoga 

 

J'ai une conviction, une seule, concernant la littérature, enfin le genre de littérature que je pratique : c'est le lieu où on ne ment pas. C'est l'impératif absolu, tout le reste est accessoire, et à cet impératif je pense m'être toujours tenu. Ce que j'écris est peut-être narcissique et vain mais je ne mens pas. Ce qui me traverse, ce que je pense, ce que je suis, qui ne donne certes pas motif à pavoiser, je peux affirmer tranquillement devant le tribunal des anges que je l'écris «sans hypocrisie», comme l'exige Ludwig Börne. Mais Ludwig Börne exige aussi qu'on l'écrive «sans le dénaturer», et j'y prétends aussi, d'habitude, mais ici c'est différent. Chaque livre impose ses règles, qu'on ne fixe pas à l'avance mais découvre à l'usage. Je ne peux pas dire de celui-ci ce qu'orgueilleusement j'ai dit de plusieurs autres: «Tout y est vrai». En l'écrivant, je dois dénaturer un peu, transposer un peu, gommer un peu. Surtout gommer, parce que je peux dire sur moi tout ce que je veux, y compris les vérités les moins flatteuses, mais sur autrui, non. 

Emmanuel Carrère, Yoga

 

Les périodes les plus critiques pour l'apprenti écrivain sont les longues et douloureuses mortes- saisons où on ne voit jamais venir un chèque des journaux, alors que tous les objets de quelque valeur ont pris le chemin du clou. 
       Pendant presque tout l'hiver, je portai mon costume d'été. Mais l'été suivant, je passai une sale période, la plus dure de toutes, surtout à l'époque des vacances, où les manuscrits restent dans les tiroirs des bureaux de rédaction jusqu'à la rentrée du personnel. La tâche était d'autant plus ardue que je n'avais personne pour me conseiller. Parmi mes amis, pas un seul qui avait écrit ou tenté d'écrire. Néanmoins je découvris que pour réussir dans la profession d'auteur, il me faudrait désapprendre à peu près tout ce que les professeurs de littérature de l'école secondaire et de l'Université m'avaient enseigné. Sur le moment j'en conçus une grande indignation ; mais à présent je comprends très bien ce qui s'était passé : en 1895 et 1896, on ignorait tout des procédés qui mènent un écrivain à la renommée. On connaissait parfaitement Snow Bound et Sartor Resartus, mais les directeurs de revues américaines de 1899 ne voulaient plus entendre parler de ce genre d'ouvrages. Il leur fallait quelque chose de moderne, et ils offraient un prix si alléchant pour toute nouveauté que les professeurs de littérature auraient donné leur démission pour s'adonner exclusivement à produire des romans selon le goût du jour s'ils en avaient été capables. 
       Je continuai à lutter. Je fis de longs détours pour éviter le boucher et l'épicier, j'engageai une fois de plus ma montre, ma bicyclette et le manteau de mon père, et me mis sérieusement au travail, en réduisant au minimum mes heures de sommeil. 
       Certains critiques ont contesté la rapidité avec laquelle Martin Eden, un de mes personnages, est parvenu à s'instruire. Parti comme matelot avec des rudiments de l'école primaire, j'en ai fait, en trois ans, un auteur à succès. Ces critiques prétendent que la chose est impossible. Pourtant, Martin Eden, c'est moi. 
       Au bout de ces trois années, dont deux passées à l'école secondaire et à l'Université, et une à écrire, sans perdre une minute pour étudier, je donnai des nouvelles dans les revues telles que l'Atlantic Monthly, je corrigeai les épreuves de mon premier livre (publié par Houghton, Miffin Co.), je fis paraître des articles sociologiques au Cosmopolitan Magazine et au McClure's et je refusai un poste de rédacteur qu'on me proposait de New York, par télégraphe. À ce moment-là, je me préparais au mariage. 
       Tout cela représente du travail, surtout la dernière année d'apprentissage au métier d'écrivain. Pendant ces douze mois, où je me privai souvent de sommeil et surmenai mon cerveau jusqu'à ses dernières limites, pas une fois je ne bus, et l'envie ne m'en vint même pas. Pour moi l'alcool n'existait plus. Vidé, exténué, j'avais parfois mal à la tête, mais je ne cherchais nullement à retrouver le calme au moyen de la drogue. Grands Dieux ! Les lettres des journaux qui acceptaient ma prose et les chèques qu'elles m'apportaient étaient les seuls remèdes que je réclamais. 

Jack London, Le cabaret de la dernière chance

 

Je te l'ai toujours dit, tu n'attaches pas assez d'importance aux comparses. Un roman doit ressembler à une rue pleine d'inconnus où passent deux ou trois êtres, pas davantage, que l'on connaît à fond. Regarde d'autres, comme Proust ils ont su utiliser les comparses. Ils s'en servent pour humilier, pour rapetisser leurs principaux personnages. Rien de plus salutaire dans un roman que cette leçon d'humilité donnée aux héros. Rappelle-toi, dans Guerre et Paix, les petites paysannes qui traversent la route en riant devant la voiture du prince André vont le voir d'abord leur parlant à elles, à leurs oreilles, et la vision du lecteur du lecteur du même coup s'élève, ce n'est plus qu'un seul visage, qu'une seule âme. Il découvre la multiplicité des moules. 

Irène Némirovsky, Suite française

 

Quel milieu social, quel enchaînement de personnes, relations, problèmes, hasards, faits, avaient produit cette vocation littéraire (littéraire? mais quoi alors?) qui avait réussi à se réaliser, se cristalliser en une œuvre et obtenir une audience? Comment pouvait-on être, d'un côté, une parodie d'écrivain et, en même temps, le seul qui, pour le temps consacré à son métier et l'œuvre réalisée, mérite ce nom au Pérou? Étaient-ils peut-être écrivains ces politiciens, ces avocats, ces professeurs qui détenaient le titre de poètes, romanciers, dramaturges, parce qu'en de brèves parenthèses de vie consacrées aux quatre cinquièmes à des activités étrangères à la littérature, ils avaient produit une plaquette de vers ou un recueil constipé de nouvelles? Comment ces personnages qui se servaient de la littérature comme ornement ou prétexte pouvaient-ils être plus écrivains que Pedro Camacho, lui qui vivait [seulement] pour écrire? Pourquoi avaient-ils lu (ou du moins savaient qu'ils devaient avoir lu) Proust, Faulkner, Joyce, et Pedro Camacho était-il à peu près analphabète? Quand je pensais à ces choses je ressentais tristesse et angoisse. Il me semblait chaque fois plus évident que tout ce que je voulais être dans la vie c'était écrivain et chaque fois, aussi, je me convainquais davantage que la seule façon de l'être était de se livrer corps et âme à la littérature. Je ne voulais d'aucune manière être un écrivain au rabais ou à moitié, mais l'être vraiment, comme qui? Ce qui se rapprochait le plus de cet écrivain à temps complet, obsédé et passionné par sa vocation, c'était le feuilletoniste bolivien: c'est pourquoi il me fascinait tellement. 

Mario Vargas Llosa, La Tante Julia et le Scribouillard

 

Bien sûr, je pourrais modifier la réalité; il serait facile d'ajouter ici ou là quelques péripéties impromptues ou de charmantes névroses. La Promesse de l'aube reflète-t-il l'exact portrait de la mère de Romain Gary? L'auteur n'a-t-il pas grossi le trait en racontant l'inlassable et débordante affection de cette femme? Cette folle passion pour son fils, cette façon de le positionner plus haut que les étoiles la rendent sublime et hautement romanesque. Il y a dans toute autobiographie la tentation de flirter un peu avec l'imagination. 

David Foenkinos, La famille Martin

 

...quand on aime un livre, on veut en savoir davantage. Qu'est-ce qui est vrai? Qu'a réellement vécu l'auteur? Bien plus que pour tous les autres arts, qui sont figuratifs, il y a une traque incessante de l'intime dans la littérature. Léonard de Vinci, contrairement à Gustave Flaubert avec Emma, n'aurait jamais pu dire: «La Joconde, c'est moi.» 

David Foenkinos, Le mystère Henri Pick 

 

Après tout, combien négligeable le haussement d'épaules de ceux qui ne comprennent pas, auprès de ces affections ardentes que l'on éveille çà et là, aux deux bouts du monde, dans des âmes de femmes inconnues, et qui sont peut-être la seule raison que l'on ait d'écrire!

Pierre Loti, Les désenchantées

 

Mon dernier livre, j'ai passé deux ans à l'écrire. J'ai dû en vendre 1200 exemplaires, en comptant la famille, mes amis, et les livres que j'ai achetés moi-même pour les offrir. Il y a aussi ceux qui ont dû se tromper en l'achetant. Et les passants qui avaient pitié de moi quand je faisais une dédicace en librairie. Au fond, sinon ne comptabilise que les vrais achats, j'ai dû vendre deux livres», conclut-il avec un sourire. 

David Foenkinos, Le mystère Henri Pick

 

Des livres d'aventures et non pas des romans policiers. Des livres pour garçons. Voilà ce qui l'intéressait. (...) 
      Car la vie elle-même pouvait être une aventure. Tel était le message sous-jacent (de nos jours on parlerait de sous-texte) de tous ces ouvrages. Y avait-il, en fait, une autre façon de vivre? Et l'aventure ne devait pas nécessairement comporter des pirates ou des situations dont on se tirait de justesse. Elle pouvait être une permanente prise de risque mentale. Supposer, imaginer. À quoi les écrivains passaient-ils donc leur temps? N'étaient-ils pas les êtres les moins aventureux du monde? Assis toute la sainte journée à leur bureau. 

Graham Swift, Le dimanche des mères

 

« c'était une nuit de fin d'automne et il pleuvait… j'étais là, nu dans le lit et, soudain, je me précipitai à la machine à écrire et me mis à taper. C'est ainsi, dans ces circonstances, assis près d'une fenêtre ouverte, la pluie s'engouffrant parfois et me mouillant le dos que j'avais nu, que j'ai couché les premiers mots sur le papier […] ; j'ai écrit ces pages, comme toutes les autres, en une seule séance […] Et il en fut ainsi pour toutes les autres, sorties de moi pendant mes soirées, parfois au cours de la journée lorsque je travaillais à l'agence de publicité». 

Sherwood Anderson, Carnets (il y confie que la première histoire du futur Winesburg-en-Ohio, Le Livre du Grotesque, a été écrite sous l'impulsion du moment, au milieu de la nuit, sans doute lors d'un séjour au troisième étage d'une pension de famille sise au 735 de Cass Street à Chicago)

 

... je n'ai jamais tenu de journal intime, contraire à ma nature, pensées, faits et gestes, je laisse le quotidien s'évaporer, mais quand ma vie forme d'elle-même une phase révolue, lorsqu'une page se tourne, je l'écris, comme un roman, ma personne devient mon propre personnage, je suis l'auteur de moi-même, étrange jubilation, ma vie, ainsi que toute vie, faite de hasards, de sursauts, d'atermoiements, de saccades, à cette dérive qu'est l'existence je donne la charpente, le suspens d'un récit dont je suis le maître, alors que de cette existence je suis l'esclave, pôles, rôles renversés par l'écriture ... 

Serge Doubrovsky, Laissé pour conte

 

Et comme il parlait, je songeais au genre d'histoires en quoi les gens transforment leur vie, au genre de vies en quoi les gens transforment les histoires.

Nathan Zuckerman, La contrevie
(cité en exergue de Les Faits de Philip Roth. 
Zuckerman est un personnage et l'alter ego de Philip Roth) 

 

L'aveu, chez moi, prend toujours le masque de la fiction. En projetant sur des personnages des passions que j'ai éprouvées moi-même, je me délivre de toute inhibition, j'écarte la pudeur et accède à la liberté du créateur. Edgar et Ludmilla me permettent de préserver non seulement mon intimité mais celle de l'autre. Mais ils font bien plus: ils apportent au récit leur couleur singulière et leur force propre. 

Jean-Christophe Rufin, Postface à : Les sept mariages d'Edgar et Ludmilla 

 

Les gens, écrire, pour eux, c'est comme une longue conversation que l'on aurait avec soi-même, comme une confession devant le prêtre de la famille (...), et pour d'autres encore, écrire c'est comme se coucher devant un monsieur ou une demoiselle Freud. 
       Mais non: écrire c'est passer tout de suite aux choses sérieuses, l'enfer direct, le gril continu, avec parfois des joies et les décharges de mille volts. 

Gilles Leroy, Alabama Song 

 

Mes échanges avec l'étudiant me revigoraient. Un jour il m'annonça qu'il avait entrepris un roman et qu'il traversait une profonde crise morale car, pour l'écrire, il devait puiser dans la vie et l'intimité de ses proches, parents et amis, et craignait de les blesser ou de s'en attirer les foudres. Avais-je un conseil pour lui? Je sentis ma gorge s'assécher dans la seconde et l'agitation nerveuse monter dans mes jambes comme une furieuse envie de fuir en étant ligotée. Aussi j'ai menti: « Jeune homme, je ne connais pas bien ces dilemmes... je ne suis pas au courant des affaires morales de notre époque. Mais je sais une chose: il est difficile de faire comprendre à notre entourage que tout est nourriture pour le travail de l'écrivain, et que la plus grande partie du métier romanesque consiste en interprétations, en transpositions certes pas en exercices de dévotion! Si j'étais vous, je continuerais d'écrire et j'attendrais d'être en devanture chez les libraires pour m'expliquer auprès de mes proches.» Je me suis arrêtée là. Je voulais qu'il reste pur, inquiet mais entier, afin de ne pas heurter les dernières illusions d'un très jeune homme. De toute façon, il y a de fortes chances pour que vous ayez à vous excuser. Il y a un jour, inévitable, où il faut s'excuser d'écrire. Écrire n'est pas correct

Gilles Leroy, Alabama Song

 

Ce que l'on choisit de dévoiler dans la fiction est gouverné par un mobile essentiellement esthétique; on juge l'auteur d'un roman sur l'habileté avec laquelle il ou elle raconte l'histoire. Mais on juge moralement l'auteur d'une autobiographie, dont le mobile est primordialement éthique, et non esthétique. Dans quelle mesure la narration s'approche-t-elle de la vérité ? L'auteur dissimule-t-il ses intentions, présente-t-il ses actions et ses pensées pour mettre à nu la nature fondamentale des circonstances où s'efforce-t-il à cacher quelque chose, dit-il les choses afin de ne pas les dire? En un sens nous les disons toujours afin de ne pas les dire en même temps, mais, de l'historien de la vie personnelle, on s'attend qu'il résiste jusqu'au bout à la tentation ordinaire de falsifier, distordre et nier. Est-ce ici vraiment «toi» ou est-ce l'image que tu veux donner au lecteur de ce que tu es à l'âge de cinquante-cinq ans? 

Philip Roth, Les faits

 

... sachant qu'en l'acceptant tu peux t'attendre à quelque humiliante bataille, et, je le prétends, voulant cette bataille, cette attaque, ce coup de pied, voulant cette blessure, source de ta fortifiante colère, aliment de ta rébellion. On te hue, on te siffle, on frappe du pied: tu en as horreur mais tu en profites. Parce que les choses qui te minent sont celles dont tu te nourris et dont tu nourris ton talent. 

Philip Roth, Les faits 

 

J'imagine que je voulais me retrouver au départ d'un Roth plus ordinaire, et, tout à la fois, revivre ces rencontres formatrices, reprendre les luttes anciennes, revenir à ce moment exalté où le côté maniaque de mon imagination décollait et où je suis devenu mon propre auteur; retour au puits originel, non pour en extraire du matériau, mais pour démarrer, redémarrer - retour à sec pour faire le plein de sang magique. Comme toi, Zuckerman, qui renais dans La contrevie par l'intercession de ton épouse anglaise, comme ton Fred Henry, qui s'en va chercher la renaissance en Israël avec ses fondamentalistes de Cisjordanie, exactement comme vous deux qui, dans le même livre, réussissez à réchapper de la mort, moi aussi j'étais bon pour une nouvelle chance. Si, en écrivant, je ne voyais pas exactement où j'allais en venir, je le vois à présent: le manuscrit incarne ma contrevie, l'antidote et la réponse à toutes ces fictions qui ont culminé dans la fiction de toi. Si, en un sens, La contrevie peut se lire comme de la fiction relative à de la structure, voici donc le squelette nu, la structure d'une vie indépendante de la fiction. 

Philip Roth, Les faits 

 

Et maintenant, toute seule, elle est allongée dans la chambre, terrorisée à l'idée que nous n'aurons jamais la possibilité d'être autres que ce que toi, dans ta biographie obsessionnelle, tu décideras; que jamais nous n'aurons la chance, ou notre enfant, de vivre pareils à ceux dont leurs auteurs affirment qu'à un certain moment les personnages «prennent le relais» et combinent l'intrigue de leur propre initiative. (...) Qui sommes-nous d'ailleurs? Ton autobiographie ne nous apprend rien de ce qui, dans ta vie, nous a fait surgir de toi. Il y a un silence considérable à ce propos. Je comprends encore que le sujet de ce livre est la manière dont l'écrivain a vu le jour, mais de mon point de vue, il serait plus intéressant de savoir ce qui s'est passé depuis que tu en es venu à écrire sur Maria et moi. Quelle est la relation entre cette fiction et la réalité présente. 

Philip Roth, Les faits

 

Quand la source de ses écrits était autobiographique, il savait écrire avec autorité et authenticité. Mais quand il essayait d'imaginer, d'inventer, de créer, il ne réussissait pas aussi bien que lorsqu'il se servait de sa mémoire. C'est un handicap grave pour un écrivain ! (...) 
       Le fait est qu'Eddie écrivait des romans autobiographiques dont le sujet lui était familier, variations sur un thème cent fois travaillé. Malgré le soin avec lequel il écrivait (sa prose était limpide), malgré la fidélité à l'époque et aux lieux, et à des personnages crédibles, cohérents, ses romans manquaient d'imagination; or quand il laissait libre court à son imagination, justement, ils manquaient de vraisemblance. 

John Irving, Une veuve de papier 

 

Il est clair que si j'écris un roman à la première personne sur une romancière, j'invite tous les critiques à me coller l'étiquette autobiographique, à conclure que c'est de moi que je parle. Mais il ne faut jamais s'abstenir d'écrire tel ou tel genre de roman par peur de l'accueil qui lui sera fait. 

John Irving, Une veuve de papier 

 

Plus Ruth s'efforçait de s'impliquer dans l'histoire qu'elle voulait écrire, plus elle différait, évitait l'histoire qu'elle était en train de vivre. Pour la première fois, elle comprenait ce que c'était qu'être un personnage de roman, et non pas l'écrivain -qui mène le jeu-, car c'était en personnage qu'elle se voyait retourner dans la Bergstraat, en personnage d'une histoire dont elle n'était pas l'auteur. 
       (...) 
       Lorsque le romancier sort de son rôle, ne serait-ce qu'un instant, quels autres rôles peut-il choisir? Dans les histoires, il n'y a que des conteurs et des personnages, rien d'autre. Ruth n'avait jamais connu une attente aussi fébrile; elle savait n'éprouver aucun désir de reprendre le contrôle des événements; en fait, elle était enchantée de ne pas mener le jeu. Elle était heureuse de ne pas être la romancière; et cette histoire-là, ce n'était pas elle qui l'écrivait; pourtant, elle la trouvait palpitante. 

John Irving, Une veuve de papier 

 

 ... et pourquoi un langage malaxé, je concasse la syntaxe, souvent des blancs, je l'omets ou en choisis une fantaisiste, pourquoi le perpétuel toboggan d'allitérations, d'assonances, la glissade vertigineuse des sons aux sens, je n'en ai aucune idée, JE ne parle pas le moins du monde comme J'écris, je l'ai dit et répété JE n'écris pas mes livres, ILS s'écrivent à travers moi, doigts qui tapotent, mots qui jaillissent, l'écrivain est OÙ

Serge Doubrovsky, Laissé pour conte

 

J'eus l'étrange impression de pénétrer dans une sorte d'autofiction en pénétrant dans la salle des pas perdus de la Gare Saint-Lazare, devenue un assez banal centre commercial axé sur le prêt-à-porter mais qui pourtant méritait bien son nom, mes pas étaient vraiment perdus, j'errais sans langage entre les enseignes incompréhensibles, au vrai le terme d'autofiction ne m'évoquait que des idées imprécises, (...), toujours est-il qu'en approchant des quais il me sembla de plus en plus que le mot convenait à ma situation, qu'il avait même été inventé pour moi, ma réalité était devenue intenable, aucun être humain ne pouvait survivre dans une solitude aussi rigoureuse, sans doute essayais-je de créer une sorte de réalité alternative, de remonter à l'origine d'une bifurcation temporelle, en quelque sorte d'acquérir des crédits de vie supplémentaire, peut-être est-ce qu'ils étaient restés cachés là, pendant toutes ces années, à m'attendre entre deux quais, mes crédits de vie, dissimulés sous la graisse des motrices, à ce moment mon cœur se mit à tressauter follement, comme celui d'une musaraigne repérée par un prédateur, de bien jolis petits êtres les musaraignes, j'étais arrivé en face du quai 22, et c'était là exactement là, à quelques mètres, que Camille m'avait attendu (...) 

Michel Houellebecq, Sérotonine

 

Ce qui va suivre est autobiographique, mais entendons-nous bien, pour l'écrivain non dépourvu d'imagination, toutes les autobiographies sont truquées. La mémoire d'un auteur de fiction ne saurait fournir que des détails peu satisfaisants; il nous est toujours possible d'en imaginer de meilleurs, de plus adéquats. Le détail juste est rarement ce qui s'est produit sans retouches; le détail vrai, c'est ce qui aurait pu, ou aurait dû, se produire. Je passe la moitié de ma vie à me relire et, sur cette moitié, la moitié du temps à introduire de menus changements. La condition de l'écrivain exige qu'il sache allier l'observation minutieuse à l'imagination non moins minutieuse de ce qui ne lui a pas été donné d'observer. Quant au reste, il consiste à se colleter proprement avec le langage; pour moi, en l'occurrence, travailler et retravailler les phrases jusqu'à ce qu'elles sonnent avec la spontanéité d'une conversation de niveau agréable. 

John Irving, Faut-il sauver Piggy Sneed ?

 

Ce fut là le commencement, cela va sans dire, du livre qui, bien des années plus tard, devait valoir la célébrité à Jenny Fields. En dépit de sa forme fruste, on prétendit que son autobiographie comblait l'abîme qui d'habitude sépare le talent littéraire du succès, ce qui n'empêchait pas Garp de soutenir que l'œuvre de sa mère dénotait «le même genre de talent littéraire que le catalogue de Sears & Roebuck». 

John Irving, Le monde selon Garp

 

Et Garp découvrit que, quand on est occupé à écrire, tout semble être en rapport avec tout. Vienne se mourait, le zoo endommagé par la guerre n'avait pas été aussi bien reconstruit que les maisons où habitaient les gens; l'histoire d'une ville était pareille à l'histoire d'une famille on y trouve de l'intimité, voire même de l'affection, mais la mort finit toujours par séparer tout le monde. C'est la vigueur de la mémoire qui, seule, prête aux morts une vie éternelle; la tâche de l'écrivain est d'imaginer toutes choses de façon si personnelle que la fiction soit empreinte d'autant de vigueur que nos souvenirs personnels. 

John Irving, Le monde selon Garp 

 

... et comme il ne cesserait de le découvrir tout au long de sa vie, dès qu'un auteur a fini d'écrire quelque chose, presque tout lui paraît vide de sens. 

John Irving, Le monde selon Garp 

 

« Si l'on fait attention, écrivit Garp, à condition d'utiliser de bons ingrédients, et de prendre son temps, il est en général facile de réussir de l'excellente cuisine. Quelquefois, c'est la seule chose positive qui puisse racheter une journée désastreuse: ce que l'on prépare à manger. Pour ce qui est d'écrire, ai-je constaté, on peut fort bien disposer de tous les bons ingrédients, ne ménager ni son temps ni sa peine, et n'aboutir à rien. C'est tout aussi vrai de l'amour. La cuisine, en conséquence, peut conserver à qui ne ménage pas sa peine la santé de l'esprit.» 

John Irving, Le monde selon Garp 

 

Helen savait que Garp s'était remis à écrire. 
      
Je ne le lirai pas, ce livre, assura-t-elle. Je n'en lirai pas un traitre mot. Je sais qu'il est indispensable que tu l'écrives, mais je ne veux jamais le voir. Je ne veux pas te blesser, mais il faut que tu comprennes. Il faut que moi j'oublie; s'il faut que toi tu écrives sur ce sujet, que Dieu t'aide! Les gens n'enterrent pas tous leurs morts de la même manière. 
       ―
Il n'y est pas question de «ça», pas exactement, dit-il. Je n'écris pas des romans autobiographiques. 
       ―
Ça aussi, je le sais. N'empêche que je refuse de le lire. 
       ―
Bien sur, je comprends. Écrire, il le savait depuis toujours, est une occupation solitaire. Il n'était guère facile pour un solitaire tel que lui de se sentir tellement plus solitaire. Jenny, bien entendu, lirait le livre; elle était dure comme de l'acier. 

John Irving, Le monde selon Garp 

 

Il n'existait pas aux yeux de Garp, de raison plus sordide pour lire un livre. Garp le répétait toujours, la question qu'il détestait le plus s'entendre poser, au sujet de son œuvre, était dans quelle mesure elle était «vraie» dans quelle mesure elle reposait sur «son expérience personnelle». Vrai non pas au bon vieux sens du mot tel l'entendait Jillsy Sloper, mais vrai dans le sens de conforme à la «réalité». D'ordinaire, avec une patience et un calme infinis, Garp répondait que la base autobiographique en admettant qu'elle existât était, de tous les niveaux, le moins intéressant pour aborder la lecture d'un roman. Comme il l'affirmait toujours, l'art du romancier est la capacité d'imaginer de façon vraie c'est, comme dans toute forme d'art, un processus de sélection. Les expériences et les souvenirs personnels les «relents de tous les traumatismes de nos banales existences» étaient, pour le romancier, des modèles suspects, soutenait Garp. «Il faut que la fiction soit mieux faite que la vie», écrivit Garp. Et il vouait une haine obstinée à ce qu'il appelait «le kilométrage bidon des épreuves personnelles», et à ces écrivains dont les œuvres n'étaient «importantes» que parce que quelque chose d'important s'était passé dans leurs vies. La pire des raisons pour incorporer quelque chose à une œuvre, soutint-il un jour, est que la chose en question soit authentique, qu'elle soit réellement arrivée. «Tout est tellement arrivé, un jour ou l'autre! vitupérait-il. La seule raison valable pour incorporer une chose à un roman est que ce soit la chose qu'il aurait été idéal de voir arriver à ce moment-là.» 
       Racontez-moi donc une chose, n'importe quelle chose, qui vous soit arrivée un jour, dit une fois Garp à une journaliste qui l'interviewait, et je suis capable d'embellir votre histoire; je suis capable de vous la fignoler dans les moindres détails. (...) S'il s'agit d'une histoire triste très triste même , je suis capable de la rendre plus triste encore. 

John Irving, Le monde selon Garp 

 

Helen était peut-être la seule à savoir pourquoi il ne pouvait pas ( pour le moment) écrire. Sa théorie sur ce sujet devait par la suite être exposée par le critique A.J. Harms, qui expliqua que l'œuvre de Garp se trouvait progressivement affaiblie par les rapports de plus en plus étroits qu'elle présentait avec son histoire personnelle: «À mesure qu'il devenait de plus en plus autobiographique, le champ de son oeuvre se faisait plus étroit; et, en outre, il se sentait moins à l'aise pour écrire. On aurait dit qu'il savait que son travail exigeait de lui des d'efforts de plus en plus pénibles la torture de la mémoire , mais, à tout point de vue, cette œuvre était de plus en plus mince et dépourvue d'imagination, Garp avait perdu la liberté d'imaginer véritablement la vie, trahissant du même coup la promesse qu'il avait faite à lui-même, et aussi à nous tous, avec une œuvre aussi brillante que la Pension Grillparzer.» Selon Harms, Garp ne pouvait désormais être authentique qu'en puisant dans le souvenir processus distinct de l'imagination , ce qui était non seulement néfaste pour lui sur le plan psychologique, mais encore beaucoup moins fécond. 

John Irving, Le monde selon Garp

 

Garp lui expliqua ce qu'on éprouvait à commencer un roman. 
       ―
C'est comme d'essayer de ramener les morts à la vie, dit-il. Non, non, ce n'est pas exact, c'est plutôt comme d'essayer de maintenir tout le monde en vie à jamais. Même ceux qui sont destinés à mourir à la fin. Ce sont ceux-là qu'il importe le plus de maintenir en vie. 
       Garp avait fini par trouver une formule qui paraissait lui plaire: 

       ―
Un romancier est un médecin qui ne s'occupe que des incurables. 

John Irving, Le monde selon Garp 

 

Il avait écrit un jour qu'un roman était «l'entrepôt idéal pour mettre à l'abri toutes les choses signifiantes qu'un romancier n'a pas l'occasion d'utiliser dans sa vie».

John Irving, Le monde selon Garp

 

Romancier est maître chez soi, il est maître de la vie et de la mort. Mais, s'il raconte sa vie, l'écrivain n'est plus maître. Il ne peut mettre au jour où il veut, quand il veut. Il ne peut pas se faire mourir. Ses faits et gestes sont consignés d'avance, son histoire s'est déjà produite. La succession des événements, l'enchaînement des épisodes s'imposent à lui. Il est ligoté par son propre préalable. Seulement, sur le personnage qu'il fut, l'écrivain a un unique , immense avantage: il voit ce que l'autre ne pouvait voir

Serge Doubrovsky, Le livre brisé 

 

Il y eut un moment où il lui dit ? mais parce qu'elle avait mis le sujet sur le tapis et parce qu'il n'avait fait qu'attendre et espérer qu'elle le fît ? ce qu'il avait fini par comprendre, ce qu'il entendait par "écrire", lui disant que c'était sa seule façon, en fait, de supporter, d'accepter de vivre le moins malaisément possible. 

Pierre Pelot, Braves gens du Purgatoire

 

JE HAIS LE TEMPS, vivre d'instant en instant en un présent qui s'évapore, crève de moment en moment comme des bulles de savon, derrière, rien, fragments d'images, bribes de mots, émotions fugaces, qui ne ressuscitent en éclair que pour de nouveau s'effacer, le temps ne passe pas, IL TRÉPASSE, c'est la mort en continu, derrière et devant, le temps perdu, oui, que ça, retrouvé, non, jamais, réinventé, recréé, de nouveau volatilisé, évanoui en paroles, par écrit, il reste ce qu'on se raconte dans sa tête, sur le papier, nous sommes la somme inaccessible de nos racontars, de ceux des autres sur nous, en nous, DU LAISSÉ POUR CONTE, pour demeurer en mémoire, je suis devenu mon propre mémorialiste, je récupère tout ce que je ne peux rattraper, je ramasse toutes les miettes, de livre en livre j'ai refabriqué ma vie, j'en ai fait de vrais romans qui sont aussi des romans vrais, marque de fabrique, j'ai appelé ce produit l'autofiction, le mot, d'abord rejeté, à présent on l'adopte, il désigne au-delà de mes écrits toute une série d'œuvres de ce temps, l'entreprise autofictive prospère, ça marche... 

Serge Doubrovsky, Laissé pour conte

 

Il est temps d'écrire. Pour me tirer du néant, la seule voie que je connaisse, pas d'autre méthode. Dans les mots, j'ai toujours trouvé LE remède. L'après-midi, le soir sont réservés à ceux des autres. Le matin, je m'occupe des miens. Lorsque je suis complètement perdu, quand je ne sais plus où j'en suis, où j'en suis, il y a un endroit où je suis sûr de me trouver: le matin, à ma machine. Machinal, comme respirer, entre dix heures trente et une heure trente, dans mon bureau, comme deux et deux font quatre, certain. Désespoir ou pas, déprime ou béatitude, peu importe: j'ai rendez-vous avec moi-même. Ce matin, comme tous les matins, je ne saurais échapper à cette règle. Elle ne souffre aucune exception, sinon, j'aurais une journée d'exceptionnelle souffrance. Il faut que je me dépêche, je suis déjà en retard: je risque de me manquer. Et, après, ça ne manquerait pas: vingt-quatre heures à suffoquer dans ma carcasse. Merci, très peu pour moi. Vite, en route, je dois me remettre à mon roman. Mon roman, c'est ma vie. Ça marche dans les deux sens: ma vie est le support de mon roman, mon roman est le soutien de ma vie. Comment est-ce que j'arriverais à vivre, si je ne racontais pas ma vie. Rien qu'à cette pensée, je sue d'angoisse. Mon existence, elle me pèse souvent une tonne sur la poitrine, elle m'écrase, j'étouffe dedans, elle me gêne. En l'écrivant, je l'oxygène. En faire le récit l'aère. Chaque matin, séance de réanimation. M'est aussi nécessaire que mes trois tasses de café. 

(...) 

Mes romans sont ma vie triée sur le volet. Le mollasson, le fadasse, je jette. L'inutile, le indifférent, je supprime. Je garde les épisodes marquants ou piquants, je les ajuste, je les enchaîne, je les monte. En épingle, un travail de mécano. Je transforme mon existence exsangue en texte construit. Mais un appareil de mots, comme toute machine, pour qu'il marche, il faut un moteur. Après, il faut que le courant passe. Afin d'être sûr que ma vie, dans mon texte, soit bien vivante, je la survolte. Haute voltige sur mon clavier électrique, j'écris en termes trépidants. Ainsi, ça la galvanise. Ça lui donne ce qui lui fait le plus défaut: du style. 

(...) 

L'autobiographie, ce panthéon des pompes funèbres, l'accès m'en est interdit. D'accord. Mais je puis m'y introduire en fraude. Resquiller, à la faveur de la fiction, sous le couvert du roman. Puisque j'ai commencé par là. Le fictif cautionnera, le chaperonnera de réel. Telle est l'astuce. Si le lecteur à bien voulu me suivre, si j'ai réussi un peu, rien qu'un peu, à éveiller son intérêt pour mon personnage, je lui refilerai ma personne. Si je suis arrivé un tantinet à l'épater, à l'appâter, il mordra à l'hameçon. En dévorant le roman, il avalera l'autobiographie. Des morceaux de mon vrai moi, des tranches de ma vraie vie seront assimilées. Seulement, de mon côté, il y a aussi un prix à payer. Au jeu de la vérité, on ne peut plus se payer de mots. Il faut payer de sa personne. En direct, à nu. Sans masques, sans fioritures. Adieu, les volutes stylistiques, les acrobaties verbales. Rousseau disait, un homme dans toute la vérité de sa nature

Serge Doubrovsky, Le livre brisé

 

Au fond, qu'elle est la part de l'autobiographie et de la fiction dans mes récits? 
      Tout est autobiographique: si j'écrivais un jour une histoire d'amour entre Mère Teresa et Abba Eban, elle serait sans doute autobiographique, mais ce ne serait pas une confession. L'ensemble de mon œuvre est autobiographique, mais je ne me suis jamais confessé. Le mauvais lecteur veut tout savoir, immédiatement, «ce qui s'est réellement passé». Ce qui se cache derrière l'histoire, de quoi il s'agit, qui est contre qui, qui a baisé qui. (...) 
      À moi aussi, des journalistes enthousiastes me demandent «au nom du droit de savoir du public», si ma femme m'a servi de modèle pour le personnage de Hannah dans Mon Michael, ou si ma cuisine est aussi sale que celle de Fima dans La troisième sphère. Ou encore: «Pourriez-vous nous révéler qui est exactement la jeune fille dans Seule la mer?», ou bien: «Votre fils aurait-il lui aussi disparu en Extrême-Orient par hasard?» «Qu'est-ce qui se trame exactement derrière la liaison entre Joël et Ann-Marie dans Connaître une femme?» Et «acceptez-vous de nous dire, avec vos propres mots, le sujet d'Un juste repos?». 
(...) 
       On se trompe si l'on cherche le cœur de l'histoire dans l'interstice entre la création et son auteur: il vaut mieux le rechercher non pas dans l'écart entre l'écrit et l'écrivain, mais entre l'écrit et le lecteur. 

Amos Oz, Une histoire d'amour et de ténèbres 

 

Pour écrire un récit de quatre-vingt mille mots, il faut prendre environ un quart de million de décisions: non seulement concernant le développement de l'intrigue, qui vivrait ou mourrait, qui serait amoureux ou volage, qui s'enrichirait ou se ridiculiserait, quels seraient les noms, les visages, les habitudes et les occupations des personnages, la division en chapitres, le titre du livre (c'étaient là les décisions les plus simples, les plus générales), non seulement ce qu'il fallait raconter, passer sous silence, ce qui venait avant ou après, ce qu'il convenait d'exposer en détail ou par allusion (décisions faciles là aussi), mais des myriades de choix subtils s'imposaient encore, comme, par exemple, écrire bleu ou bleuté dans la troisième phrase avant la fin du paragraphe? Ou peut-être azurée? Azur? Bleu foncé? Ou bleu-gris? Et ce bleu-gris-là, fallait-il l'introduire au début de la phrase? Ou valait-il mieux le placer à la fin? Ou bien au milieu? Ou encore une indépendante très brève, avec un point devant et un point après, suivie d'un nouveau paragraphe? Ou était-il préférable que cette nuance soit entraînée par le courant d'une phrase ondoyante et complexe, riche en subordonnées? À moins de se contenter de quatre mots "la lumière du soir", sans la colorer de bleu-gris, d'azur cendré, etc.? 

Amos Oz, Une histoire d'amour et de ténèbres 

 

Je commençais à désespérer, car pour écrire comme Remarque ou Hemingway, il fallait parcourir le vrai monde, là où les hommes étaient virils comme le poing et les femmes tendres comme la nuit, où les ponts enjambaient de larges fleuves et les cabarets étincelaient de mille feux, le soir, là où l'on vivait pour de vrai. Qui n'avait pas l'expérience du monde ne pouvait prétendre obtenir la moitié d'une licence d'écriture. La place d'un authentique écrivain n'était pas ici, mais là-bas, dans le vaste monde. Et tant que je ne vivrais pas dans cet ailleurs réel, je ne pourrais rien écrire. 
(...) 
      Winesburg-en-Ohio me révéla le monde de Tchekhov bien avant que j'en apprenne l'existence: il n'était pas question de Dostoïevski, Kafka, Knut Hamsun, Hemingway ou Yigal Mossensohn. Plus de femmes mystérieuses sur des ponts ou d'hommes au col relevé, dans les bars remplis de fumée. Ce livre me dit l'effet d'une révolution de Copernic inversée (...) Sherwood Anderson m'ouvrit les yeux et me poussa à écrire sur ce qui m'entourait. Grâce à lui, je compris brusquement que le monde de l'écrit ne tournait pas autour de Milan ou de Londres, mais autour de la main qui écrivait, là où elle était: le centre de l'univers est là où vous vous trouvez. 

Amos Oz, Une histoire d'amour et de ténèbres

 

En février de l'an 2000, pour la rentrée littéraire du printemps, Simon publia cette histoire qu'il avait écrite en s'éveillant de l'enfer, son histoire dans laquelle les personnages portaient des noms de papier, et lui-même le premier. Qui devait fracasser un peu plus son existence et d'autres autour de lui. Le roman s'intitulait Braves gens du Purgatoire. Il n'avait pas pris la peine de changer le nom des lieux. Ou bien peu.  

Pierre Pelot, Braves gens du Purgatoire

 

Et si la littérature, au fond, ne faisait que ressusciter des personnages, même quand on croit qu'elle les invente? Si elle ne faisait que puiser dans l'immense réservoir sans fond des âmes qui se sont absentées? 

Christelle Ravey, Les choses à faire avant

 

La critique le permet-elle de lutter contre l'oubli? Bien sur que non. J'ai vu bien des spectacles et lu bien des livres dont je ne me souviens pas, même après leur avoir consacré un article, sans doute parce qu'ils n'éveillaient aucune image, aucune émotion véritable. Pire : il m'arrive souvent d'oublier que j'ai écrit dessus. Quand par hasard un de ces articles fantômes remonte à la surface, je suis toujours un peu effrayé, comme s'il avait été écrit par un autre qui porterait mon nom, un usurpateur. Je me demande alors si je n'ai pas écrit pour oublier le plus vite possible ce que j'avais vu ou lu, comme ces gens qui tiennent leur journal pour débarrasser quotidiennement leur mémoire de ce qu'ils ont vécu. Je me le demandais, du moins jusqu'au 7 janvier 2015. 

Philippe Lançon, Le lambeau 

 

Si écrire consiste à imaginer tout ce qui manque, à substituer au vide un certain ordre, je n'écris pas: comment pourrais-je créer la moindre fiction alors que j'ai été moi-même avalé par une fiction? Comment bâtir un ordre quelconque sur de telles ruines? Autant demander à Jonas d'imaginer qu'il vit dans le ventre d'une baleine au moment où il vit dans le ventre d'une baleine. Je n'ai pas besoin d'écrire pour mentir, imaginer, transformer ce qui m'a traversé. Le vivre m'a suffi. Et, cependant, j'écris. 

Philippe Lançon, Le lambeau 

 

Écrire sur mon propre cas était la meilleure façon de le comprendre, de l'assimiler, mais aussi de penser à autre chose car celui qui écrivait n'était plus, pour quelques minutes, pour une heure, le patient sur lequel il écrivait: il était reporteur d'une chronique de reconstruction. J'étais comme jamais reconnaissant à mon métier, qui était aussi une manière d'être et finalement de vivre : l'avoir exercé si longtemps me permettait de mettre à distance mes peines au moment où j'en avais le plus besoin, et de les changer, comme un alchimiste, en motifs de curiosité. 

Philippe Lançon, Le lambeau

 

Pauvre gosse dans le miroir. Tu ne me ressembles plus, pourtant tu me ressembles. C'est moi qui parle. Tu n'as plus ta voix d'enfant. Tu n'es plus qu'un souvenir d'homme, plus tard. Si c'était ton journal, il y aurait le prix de ta toupie, le sujet de composition française, les visites dan le salon Louis XVI et la petite boîte de dominos dans la vitrine de Vernis-Martin. Je me répète. Cinquante-cinq ans plus tard. Ça déforme les mots. Et quand je crois me regarder, je m'imagine. C'est plus fort que moi, je m'ordonne. Je rapproche des faits qui furent, mais séparés. Je crois me souvenir, je m'invente. Je n'invente pas cette histoire de Grand'mère, mais quand était-ce? Les bouts de mémoire, ça ne fait pas une photographie, mal cousus ensemble, mais un carnaval.

Aragon, Le mentir-vrai

 

Je ne crois pas que la littérature détienne un privilège, qu'elle soit susceptible d'offrir un salut. Elle est juste une manie un peu mélancolique. Entre elle et toutes les autres pratiques à l'aide desquelles les individus occupent leur chagrin, il n'existe pas de différence de nature ou même de degré. Un roman est tout à fait semblable à la tombe qu'on entretient dans le coin d'un cimetière, à l'autel qu'on installe avec quelques objets et quelques portraits sur le rebord d'une fenêtre ou le dessus d'une commode, à l'album de photographies qu'on compose pour soi. Il est un arrangement d'images.
       (...)
       On voudrait qu'un livre ait une valeur thérapeutique et que par l'écriture s'accomplisse enfin le travail du deuil.

(...)
       Il n'y a pas de salut en littérature. De quel privilège les écrivains disposeraient-ils pour se soustraire au désespoir commun? Mes livres ne m'ont pas sauvé. Mais l'entêtement absurde et un peu suicidaire avec lequel j'écris prouve sans conteste qu'ils m'ont porté secours. Je crois sincèrement que chacun est le romancier de sa vie, qu'il lui donne la forme d'un rêve ou d'un récit
― même si celui-ci reste mental et inécrit. Moi aussi, comme tout le monde, j'ai fait un roman de ma vie et j'ai voulu que ce roman dise l'inexpiable crime de la mort d'une enfant. Je sais bien que je me suis ainsi raconté une histoire, «fait un film» comme on le dit plus trivialement, et qu'ainsi je me suis diverti du désespoir nu qui, autrement, m'aurait anéanti. Alors, j'ai survécu, physiquement et psychiquement. Écrivant, j'ai donné forme à l'informe d'une expérience sans rime ni raison et à laquelle j'ai pourtant conféré l'apparence d'un roman. Mais, le livre refermé, je me trouvais tout aussi démuni qu'avant. Sauvé? certainement non. Guéri? Même pas. Vivant? Tout juste.

Philippe Forest, Tous les enfants sauf un

 

Je ne suis ni heureux ni malheureux: je vis en suspens, comme une plume dans l'amalgame nébuleux de mes souvenirs [...]. L'apaisement que me donne ce travail de la tête et du cœur réside en cela que c'est ici seulement, dans le silence du peintre ou de l'écrivain, que la réalité peut être recrée [...]. C'est dans l'exercice de son art que l'artiste trouve un heureux compromis avec tout ce qui l'a blessé ou vaincu dans la vie quotidienne, par l'imagination, non pour échapper à son destin comme fait l'homme ordinaire, mais pour l'accomplir le plus totalement et le plus adéquatement possible. 

Lawrence Durrell, Justine 

 

Si un grand nombre de noms, événements, intrigues et péripéties tous réels apparaissent dans ce livre, celui-ci reste un roman, une fiction, une œuvre d'imagination qui se déclare comme telle. De la même façon, tous les personnages, y compris celui de l'auteur, sont des représentations fictives, qui peuvent éventuellement comporter certaines ressemblances avec des personnes réelles, mortes ou vivantes. Bien d'autres libertés ont été prises avec les «faits». 

Jim Fergus, note de l'auteur préliminaire à "Marie-Blanche"

 

Ce qui frappa le plus Edgar dans cette collection, ce fut l'identité des auteurs dont le collectionneur lui montrait les autographes. Leurs noms étaient passés à la postérité sous la forme de rues ou de stations de métro. Edgar qui, on le sait, n'avait pas terminé sa scolarité s'étonnait de découvrir ces grands hommes dans leurs œuvres. Leur écriture à la plume, leur signature plus ou moins tremblée, les lignes qu'ils avaient tracées sur des pages donnaient d'eux une image vivante et au fond presque pitoyable. Ainsi ces écrivains devenus des mythes avaient commencé par s'asseoir chaque matin devant une feuille de papier, sans penser à la gloire qui les attendait. Ils avaient cherché des idées, raturé des lignes entières, souffert beaucoup sans doute. Cela les rendait familiers et presque fraternels. 

Jean-Christophe Rufin, Les sept mariages d'Edgar et Ludmilla

 

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