Le Café littéraire luxovien / les animaux...
 

 

Aigle / Chat / Cheval / Chien /Chouettes et hiboux / Etourneaux / Loup / Moutons / Insectes / Bêtes sauvages et d'Afrique / Vie / Chasse

 

       On reconnaît le degré de civilisation d'un peuple à la manière dont il traite ses animaux. 

Gandhi

Bien que je tienne pour démontré qu'on ne peut prouver qu'il y a une pensée chez les bêtes, je ne crois pas cependant qu'on puisse démontrer qu'il n'y en a pas, parce que l'esprit humain ne pénètre pas leur cœur. 

Descartes

 

Pourtant, au fond des bois, il est troublant le spectacle des bêtes. Comment être certain que la danse des moucherons dans le rayon du soir n'a pas une signification? Que savons-nous des pensées de l'ours? Et si le crustacé bénissait la fraîcheur de l'eau sans aucun moyen pour lui de nous le faire savoir et sans aucun espoir pour nous de la déceler? Et comment mesurer les émois des passereaux lorsqu'ils saluent l'aurore sur les plus hautes branches? Et pourquoi ces papillons dans la clarté du midi ne connaîtraient-ils pas l'intensité esthétique de leurs chorégraphies? «Le jeune oiseau n'a aucune représentation des œufs pour lesquels il construit un nid, ni la jeune araignée de la proie pour laquelle elle tisse une toile...» (Shopenhauer in Le Monde...). Mais qu'en sais-tu Arthur, d'où tiens-tu ta science en la matière, de quelle conversation avec quel oiseau t'es-tu pénétré pour avancer pareille certitude? Mes deux chiens se tiennent face au lac, clignant des yeux. Ils goûtent la paix du jour, leur bave est action de grâce. Ils sont conscients du bonheur de se reposer là, au sommet, après la longue grimpée. Heidegger tombe à l'eau et Shoppenhauer aussi. Plouf, la pensée. Je regrette qu'un philosophe héritier du vieil humanisme (onanisme de l'esprit) n'assiste pas à l'oraison silencieuse prononcée par deux chiots de cinq mois devant une faille de vingt-cinq millions d'années.

Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie

 

La loi modernisant le statut juridique de l'animal dans le Code civil a été publiée au Journal officiel le 17 février 2015. L'animal est donc officiellement reconnu par le Code civil comme «un être vivant doué de sensibilité» et non plus comme un «bien meuble».

 

 

Aigle

      Il (Antoine) sort la tête. 
      C'était près de deux mois après l'éboulement. 
      Il aurait fallu, pour le voir, avoir l'œil et les ailes de l'aigle qui tourne en rond dans les hauteurs de l'air, d'où il dirige vers nous un regard perçant et méticuleux, distinguant aussitôt ce qui vit de ce qui ne vit pas, ce qui bouge de ce qui est immobile, ce qui est animé de ce qui est inerte ; étant au-dessus des choses avec son œil petit et gris pour qui la distance n'est rien, mais bien le moindre mouvement, le moindre changement dans la disposition des objets ou des êtres, comme quand le lièvre fait ses gambades, comme quand l'enfant de la marmotte sort de son trou. 
      Lui, personne ne l'a vu, parce qu'il était trop petit, trop perdu au milieu de ce grand désert de pierres. 
      Seul l'aigle l'aurait vu, parce que la tête a bougé, et les pierres autour d'elle ne bougent pas. Quand l'aigle tourne lentement en rond sur ses grandes ailes qu'il maintient immobiles, les inclinant seulement plus ou moins selon la direction du vent et la pression de l'air, comme ceux des barques font avec les voiles : alors il vire et revire, il va, il revient, dominant de très haut l'immense enfoncement où les blocs ne sont plus que comme du gravier épars. 
      C'est là que cette tête s'est montrée. Là, dans le grand soleil qui, depuis plus de deux heures, est sorti au-dessus de la chaîne ; dans une petite tache d'ombre comme une goutte d'encre tombée sur un buvard gris. 
      On l'aurait vu de tout là-haut, mais c'est seulement de tout là-haut qu'on aurait pu le voir, quand il sortait sa tête et sa tête d'abord a été seule à dépasser. 
      Il faudrait pouvoir dire à l'aigle :
«Abaisse un peu ton vol, descends pour le mieux voir. Quitte rapidement les trop grandes hauteurs où actuellement tu te tiens et tombes.»  
      Ma
is alors, suspendant sa chute, il hésiterait, car l'homme n'est pas sa proie et il a peur de l'homme. 

Charles-Ferdinand Ramuz, Derborence

 

Chats

      Mignon, il ne l'était sûrement pas. C'était même tout le contraire. Son poil était sec et tout usé comme un vieux tapis, le bout de sa queue était rompu selon un angle de soixante degrés, ses dents étaient toutes jaunes, son œil droit, blessé trois ans auparavant, n'arrêtait pas de suppurer, quant à sa vue, elle était pour ainsi dire nulle. Je me demandais s'il pouvait encore distinguer une chaussure de tennis d'une pomme de terre. Ses coussinets ressemblaient à des pois chiches tout racornis, ses oreilles étaient définitivement infestées par la vermine et, l'âge aidant, il pétait une bonne vingtaine de fois par jour. C'était encore un beau jeune matou le jour où ma femme l'avait trouvé sous le banc d'un jardin public, mais il avait dévalé les dernières années soixante-dix en courant à la catastrophe. Comme une boule de billard lâchée du haut d'une pente raide. Il n'avait pas de nom, par-dessus le marché. D'ailleurs, j'aurais difficilement pu dire si un tel anonymat ajoutait quelque chose à la tragédie de sa vie. 
       «Minou minou minou, dit le chauffeur au chat, en se gardant bien d'y porter la main. Comment s'appelle-t-il? 

Haruki Murakami, La course au mouton sauvage

 

...comme je lui rendais toujours visite au crépuscule je lui parlais des chats du crépuscule que j'apercevais assis devant leur portail ou sur les piliers des portails, emplis du sentiment de satisfaction et d'orgueil du propriétaire. Car cette heure du crépuscule était l'heure des chats, celle où les gens étaient rentrés du travail et s'apprêtaient à souper, où les rues étaient désertes et tranquilles et où la dernière lumière s'attardait sur les tendres feuilles du printemps et le forsythia en boutons; juste avant que l'ombre se mette à tournoyer autour des haies obscurcies et que le vent froid de la nuit se lève de la mer; où les chats de toutes conditions et de toutes couleurs annonçaient la possession de leur territoire d'une façon qui n'était empreinte ni de menace ni de défi. Parfois, pas très souvent, ils faisaient leur toilette; parfois, aussi, ils somnolaient, mais le plus souvent ils étaient simplement assis dans des positions félines classiques, tout à leur contemplation, impénétrables chats des villes en harmonie avec la rue tranquille, avec la végétation et le ciel reflétant leurs yeux qu'envahissait lentement la lune.

Janet Frame, La fille-bison

 

    Je garde quelques traces de cette époque joyeuse: mon chat actuel peut trôner au milieu de la table et pointer son nez dans l'assiette de mes enfants sans que j'aie la moindre réaction. Cela peut surprendre. Mais après tout j'ai moi-même partagé assiette et lit avec eux pendant des années sans qu'il m'arrive aucun mal. 

Anny Duperey , Le voile noir 

 

Oserai-je dire aussi, sans être impudique ou choquante, que je dois l'amorce de mon premier émoi physique, encore toute petite, à un chat couché entre mes jambes, ronronnant le nez au chaud ? Ce n'est pas une affaire. 

Anny Duperey , Le voile noir

 

J'ai su également que, si des rats couraient parfois dans la cave, ils n'étaient pas plus gros que les mulots des champs, contrairement aux affirmations de mon père qui les rangeait entre le cochonnet de Lorraine et le marcassin ardennais, et ça, Pitou me l'avait vite confirmé quand, les moustaches encore fumantes, il en avait rapporté un d'en bas et l'avait déposé, fier comme un matou de foire, la queue en panache et gigotante, aux pieds de maman qui, surprise en pleine vaisselle, avait poussé un tel cri, les bras en l'air, que la soupière de pur Limoges avait fait un double saut périlleux avant de toucher le sol de la cuisine dans un fracas de fracasserie.

Guy Goffette, Une enfance lingère

 

    Le silence fut déchiré par des bruits de lutte et d'air battu qui me parvenaient du jardinet: le chat de l'épicière mangeait un oiseau. N'aurais-je donc jamais la paix? Quelques plumes me rappelleraient son festin pendant des jours encore. Je haïssais ce chat depuis longtemps. J'avais dès le deuxième jour de mon installation ici compris qu'il ne fallait pas jeter dans le jardinet de miettes pour les oiseaux, pour ne pas les attirer dans ce piège muré, cette prison.
(...)
      J'aurais bien pendu ce matou noir et gras au moignon funeste de cet arbre qui ne donnait pas de fruit.
      En toute bonne foi, de nous deux, il aurait été plus facile de m'y pendre moi.

Anne Delaflotte Mehdevi, La relieuse du gué

 

      J'ai toujours détesté mon chat. Entré par effraction dans mon intimité, il s'y ancrait sans vergogne, sûr de finir par me mettre devant le fait accompli. J'étais jaloux de le voir bénéficier d'égards simplement parce qu'il savait exactement quand s'allonger à proximité d'une main et transformer un pur réflexe en caresse attentionnée.

Yasmina Khadra, Cousine K

 

Cheval

      Le cheval regarde devant lui, il a des yeux sans fond. La neige tombe d'abondance sur lui, fond sur la chaude couverture mouillée qu'il a sur le dos.
      L'homme met le cheval dans la bonne direction. Le patient cheval ne proteste pas le moins du monde, se met en devoir, se collette à la masse de neige, patauge et se fraie un chemin. On n'a pas pris le traîneau aujourd'hui, il faut que le cheval soit libre de ses mouvements pour pouvoir parvenir à bout de ça.
      Ça va sur un bout de chemin, puis le cheval s'arrête, il faut qu'il souffle. Le conducteur comprend ça. Il tourne le cheval, ils reviennent jusqu'au grand enfant qui s'est mis à déblayer. Le cheval arrive à demi nageant dans la neige et entre dans le chemin déjà terminé. Là, il peut rester à grignoter les branches de bouleau et peut-être chanter sa chanson, loin, quelque part en un monde inconnu où l'être humain n'a rien à faire.

Tarjei Vesaas, La barque le soir

 

      ... il est persuadé, en effet, que si le cheval est aujourd'hui incontestablement herbivore, il n'en fut peut-être pas toujours ainsi. Plusieurs indices, dit-il, permettent de penser que le cheval est possiblement un ancien carnivore. Il y a, d'abord, les faits, l'anatomie: la plupart des herbivores sont des ruminants. Pas le cheval. Le cheval n'a qu'un estomac, les herbivores, en général, en ont plusieurs. La dentition du cheval, aussi. On observe chez certains sujets l'apparition d'une dent de loup -de nos jours atrophiée, mais nettement marquée chez eohippus, l'ancêtre d'equus. Il y a, ensuite, le comportement: le cheval est le seul herbivore à chercher une place pour se coucher en se tournant sur lui-même, comme le font tous les carnivores. À quoi s'ajoute, par exemple, que pour marquer son allégeance, un cheval cherche la bouche de celui auquel il se soumet, comme le petit carnivore qui réclame une régurgitation. Il y a, enfin, argument massue, les dernières découvertes permises par l'étude des codes génétiques. Dans l'arbre phylogénétique, le cheval n'est pas sur la branche qui donne les herbivores - mais sur celle qui donne les carnivores! 

Jean-Louis Gouraud, L'Afrique par monts et par chevaux

 

     Ils furent grands les martyrs de la Retraite. On les creva sous les charges, on les écorcha vifs, on les bouffa tout crus, à même la carcasse ou bien en quartiers, braisés au bout d'un sabre. Pour les bâfrer, on ne prenait pas l'égard de se détourner des bêtes encore vivantes. A-t-on pensé à ce que peut ressentir un cheval devant le spectacle de la viande d'un congénère, ruisselante sur la broche? La perspective de se faire bouffer n'est-elle pas l'effroi absolu de l'Évolution?

Sylvain Tesson, Berezina

 

      La mort d'un cheval est un spectacle suprêmement douloureux car elle survient en silence. Le silence des bêtes est la double expression de leur dignité et de notre déshonneur. Nous autres, humains, faisons tant de vacarme...

Sylvain Tesson, Berezina

 

Chiens

      Depuis que Salomon est entré dans ma vie, je me demande... si un chien est un individu en soi, ou seulement relativement à son maître? Quand je ne suis pas là, Salomon est-il un «chien» ou simplement une créature sauvage? Il n'a pas de nom même générique. Il est, tout simplement. Dès qu'il me voit   m'entend   me sent   il redevient «Salomon, le cher compagnon de Konrad. Ce qu'il serait dans une meute de chiens sauvages, je préfère ne pas l'imaginer.

 Joyce Carol Oates, Mudwoman

 

Pendant tout ce temps, le chien était resté à côté de lui, tantôt assis, tantôt allongé. Sa présence le réconfortait, l'animal l'épaulait dans son audace. Au premier étage Lise dormait. La maison était entièrement éteinte depuis longtemps à cause des moustiques. L'ordinateur constituait le seule source de lumière dans les environs, sur des milliers d'hectares à la ronde il n'y avait que ce petit écran à répandre sa luminosité. De cette scène lui apparut la nature du lien qui unit l'homme et le chien depuis la nuit des temps, là dans la nuit noire il comprit pourquoi l'un et l'autre s'étaient toujours conçus comme alliés, car si le chien n'avait pas été là près de lui, il n'aurait cessé de sursauter au moindre bruit, de s'alarmer au moindre bruissement lointain. Autour de lui s'étendaient à l'infini des hectares de bois sauvages, émettant toutes sortes de craquètements, de froissements, de bruits suspects derrière lesquels on imagine très vite quelque chose ou quelqu'un, sans le chien tous ces bruits-là l'auraient perturbé, Alpha était une vigilance par délégation, totalement attentif à l'environnement, en un mot il veillait sur lui. 

Serge Joncour, Chien-Loup

 

Il n'y a pas mieux qu'un chien pour construire un homme. Si j'en avais eu un, dans mon enfance, il m'aurait peut-être conçu autrement. Mais la fatalité m'a imposé ce chat simulateur et bancal qui n'avait même pas la présence d'esprit d'être là quand mes doigts se diluaient dans le noir.

Yasmina Khadra, Cousine K

 

    Parfois je me demande pourquoi, de toute ma vie passée, il ne me reste justement que le chien. Je pense au chien, je pense à cette relation qui ne fut jamais explicite, toujours contradictoire, une erreur, une joie, un tourment. Ce chien est toujours là dans mes pensées, ce chien tait toujours là dans mon appartement. J'étais assis à la table, il était couché sous la table. Il était couché là, attente pressante tout entière dirigée vers moi, soumission sans bornes, et je me disais: Quelle corvée! Voilà ce que je me disais, non sans un sentiment de culpabilité. Surtout quand il me faisait comprendre qu'il était temps de bouger. Il s'étirait comme s'il mimait une révérence, de tout son long. Il baillait à s'en décrocher la mâchoire, sa langue tirée et légèrement retournée au bout laissait voir les taches noires sur le rose de son palais et de ses gencives. Il faisait tout ça avec insistance et de façon ostentatoire, en louchant vers moi un regard qui en disait long, comme quelqu'un qui vous lorgne par-dessus ses lunettes. Si je détournais les yeux, il se recouchait en grognant, roulé en boule. et je me disais: Il est grand temps que je le sorte. Et au moment même où je me le disais, avant même que je me lève, il était déjà sur ses pattes, sautant autour de moi en remuant la queue et en jappant, tout à sa joie.

Paul Nizon, Chien

 

      Ce petit être délicat, qui répondait au nom de Stakh, Stashek ou Stashinka, était le chien le plus obéissant du monde vu qu'il était en laine et rembourré de vieux chiffons. Il avait fidèlement suivi les Klausner au cours de leur périple d'Odessa à Vilna et de Vilna à Jérusalem. Pour rester en bonne santé, le pauvre animal avalait des boules de naphtaline toutes les deux ou trois semaines. Chaque matin, il subissait avec philosophie les salves du pulvérisateur de grand-père. De temps à autre, l'été, on l'installait sur le rebord de la fenêtre ouverte pour prendre l'air, le soleil et savourer la lumière. 
       Durant des heures, Stakh restait sur son perchoir sans bouger, son noir regard vitreux de chien battu contemplant la rue avec une infinie nostalgie, son museau en broderie noire reniflant en vain l'odeur des chiennes de la rue, ses oreilles de laine dressées, tendues à se rompre pour distinguer les multiples bruits du quartier, le cri d'un chat en rut, le chant des oiseaux, des vociférations en yiddish, la plainte terrifiante du chiffonnier, l'aboiement des chiens en liberté dont le sort était tellement plus enviable. 

Amos Oz, Une histoire d'amour et de ténèbres

 

J'avais bien remarqué les chiens, dit Barbin, cette lenteur qu'ils avaient dans le grand chaud. Trop de chiens sans doute, au milieu des rues sans trottoir. Les maisons aux ouvertures des fentes rares, il dit, haut perchées, tranchant noir sur les tons ocre sombre de la pierre: à pic du rocher un encombrement tassé de murs resserrés et qui semblaient s'escalader l'un l'autre. et ces chiens qui dormaient au soleil, partout: «C'est un village abandonné. On vit là, on reconstruit. Aussi, on a des chiens, on fait pension de chiens.» Raymond avait dit ça de lui-même et Barbin ne lui avait rien demandé d'autre, avait-il précisé au cinéaste.
      Et reparti aussitôt, sans autre impression que cette simplicité fruste des vieux villages cévenols, leur superbe: la région n'e manquait pas, quasi interdits d'accès dans leurs vallées revêches et broussailleuses. Au soir, à Alès, trois heures de voiture plus loin, au hasard de la conversation, il avait parlé de l'auto-stoppeur; l'ami qu'il était allé voir, un graveur sur cuivre qui travaillait alors sur les mines mortes, avait ressorti d'une pile de journaux récents cet article que Barbin gardait depuis dans ses cahiers: «Sauveterre-des-Cévennes, notre correspondant. À Ribandon, près de l'Hébergement, la pension à la mode ne servait-elle qu'à l'extermination? Des centaines de familles auraient fait des kilomètres pour y abandonner leur animal moyennant quelques centaines de francs...» Et cela coïncidait, dit Barbin, il s'agissait bien du même.
      Mais je n'en savais pas plus, et je n'y suis pas retourné voir, j'ai expliqué au cinéaste, il reprit Barbin. Qu'il pouvait éventuellement faire demander à ce journal si l'article avait eu une suite: l'exilé s'en moquait. Mais cette expression de l'article, Calvaire des chiens, ça l'a retenu: cela pourrait être le titre de ce film, au moins le titre de travail, il a répété à Barbin quand ils s'étaient séparés.

François Bon, Calvaire des chiens

 

      Il regardait distraitement devant lui, et Jerry, par amitié, vint flairer son mollet nu. Van Horn n'y prit point garde et continua à fixer le lointain sans s'apercevoir de la présence de son chien.
      Jerry posa alors sa tête sur le genou de son maître et le regarda longuement et tendrement. Cette fois, Van Horn le vit, et en éprouva de la joie, mais ne bougea point. Jerry essaya alors autre chose: la main de son maître pendait négligemment, demi-ouverte, tandis que l'avant-bras reposait sur l'autre genou. Jerry y fourra jusqu'aux yeux son museau doré, puis ne bougea plus. S'il avait été placé autrement, il aurait pu voir un léger clignement dans les yeux du commandant, qu'il avait détournés de la mer et fixés sur lui. Mais Jerry ne pouvait le voir. Il demeura tranquille un bon moment, puis renifla très fort.
      Cette fois, Van Horn n'y tint plus et se lit à rire si franchement que Jerry remua ses oreilles soyeuses pour quêter dans un regard affectueux le rayon de soleil que représentait pour lui le sourire bienveillant de son dieu.

Jack London, Jerry dans l'île

 

      Le chien est une sorte d'enfant définitif, plus docile et plus doux, un enfant qui se serait immobilisé à l'âge de raison, mais c'est de plus un enfant auquel on va survivre: accepter d'aimer un chien, c'est accepter d'aimer un être qui va, inéluctablement, vous être arraché

Michel Houellebecq, La carte et le territoire

 

      ...quant à cette invraisemblable histoire de chien réincarné, et par l'attitude de ce même chien qui effectivement le précédait, s'assurant qu'il le suivait partout, l'emmenant bel et bien quelque part, c'était indéniable, mais où, rien ne disait après tout que cette histoire ait un quelconque sens, peut-être le clébard fuyait-il simplement devant lui, sans but précis, se retournant non pour s'assurer qu'il était suivi mais en espérant ne plus l'être, son grand âge et sa faible constitution lui interdisant de courir et filer à travers rues et ruelles encombrées de passants, marchands et touristes afin de semer son poursuivant. (...) Le chien s'était immobilisé devant une porte en vieux métal grisâtre, haletant, langue pendante et regard mouillé, Zhu Wenguang avait noté l'adresse, vérifié sur un plan, noté la présence dans cette même rue d'un night-club Asian Beauty fermé à cette heure, tapoté le crâne du chien en se demandant s'il fallait lui parler ou pas, le remercier ou pas, quelques barrières avaient chuté en lui, il était prêt à admettre qu'il s'agissait bel et bien de ce Vieux-Fang croisé voici vingt-cinq ans à Deyang sous une autre forme, mais il n'avait rien dit, avait simplement caressé la tête du chien, qui était parti s'allonger à l'ombre dans une sorte de petite cour à quelques mètres de là, sans paraître songer davantage à lui ni à quoi que ce soit d'autre, fermant les yeux et, avait jugé Wenguang, s'endormant en trente secondes environ.

Christian Garcin, Des femmes disparaissent

 

 

Étourneaux

Une bande d'étourneaux s'est alors posée dans l'érable et l'arbre a chanté un moment. Puis, tous ensemble, comme animés par un caprice commun, les oiseaux sont repartis en piaillant dessiner leurs folles arabesques dans le ciel. Signes fugaces tracés en l'air, dont nous ne pouvions plus rien voir ni l'une ni l'autre, mais que nous avions observés si souvent, nous demandant si l'un des oiseaux imposait sa danse à tous les autres ou s'ils ne faisaient qu'obéir en chœur aux silencieux ordres du vent.

Carole Martinez, Du domaine des murmures

 

 

Loup

La nature est semblable à un grand mécanisme d'horlogerie. Tout s'y engrène dans un ordre clair, chaque créature a sa place et sa fonction. Prenons l'exemple du loup: il appartient à l'ordre des carnivores, puis au sous-ordre des caniformes, puis à la famille des canidés, puis à la tribu Canini, puis au genre Canis et pour finir... à l'espèce loup. Son rôle de prédateur consiste à réguler les populations d'herbivores, pour que les cervidés, par exemple, ne se reproduisent pas trop. C'est ainsi que tous les animaux et les plantes forment un subtil équilibre: chacun a un sens et sert a quelque chose dans l'écosystème. Pour nous, les hommes, ce système censé s'embrasser d'un seul regard est sécurisant: originaire des steppes, notre espèce, dont les principaux organes des sens sont les yeux, a besoin d'avoir une bonne vue d'ensemble. Mais y voyons-nous si clair que cela? 

Peter Wohlleben, Le réseau secret de la nature

 

En 1882 le Parlement avait voté la destruction des loups. Par la loi du 3 août, la nation leur déclarait définitivement la guerre. Trente ans après, Fernand le maire avait toujours les bordereaux de primes dans son tiroir, à ce jour encore il était prêt à donner cent francs à quiconque tuerait une louve, la moitié pour un mâle ou des louveteaux. Depuis ces chasses à primes, la peur du loup dans les campagnes s'était calmée, mais il suffisait d'un rien pour qu'elle renaisse. Fernand le maire connaissait ses administrés, il voyait bien que ces fauves réveillaient en eux de vieux fantômes, ils faisaient revenir le souvenir des loups enragés qui attaquaient les enfants et les femmes il n'y a pas si longtemps, et si les meutes étaient soi-disant remontées du côté du Cantal sur le Cézallier, les lions eux étaient bien là, à cent vingt mètres en aplomb du village. 

Serge Joncour, Chien-Loup

 

Les loups, ils ne les voient que de loin: prudents, ceux-ci ne l'approchent pas. Antoine dénombre trois mâles de grande taille au pelage gris. Leurs hurlements accompagnent les coups de vent, perce les nappes de brouillard. Dans les villages on doit se signer. Plus que leur présence physique, on craint leurs mystérieux pouvoirs. Ils hantent les légendes que l'on conte à la veillée, les souvenirs transmis par les ancêtres peuplés de meutes qui attaquent des voitures de poste, dévorent postillons et chevaux, guettent aux fenêtres des maisons les nuits sans lune. Le tueur de loup est fêté, invité dans les fermes. On lui offre une douzaine d'œuf, un poulet; le gouverneur octroie même une prime, pas grand-chose mais de quoi acheter une paire de sabots, un pantalon de bonne toile, de chaudes bandes molletières. Bon an, mal an, on abat une cinquantaine de loups en Gévaudan, de vieilles bêtes surtout. Les jeunes, les puissants, c'est le seigneur qui les occit avec ses chiens, ses valets, ses liqueurs et rabatteurs. 

Catherine Hermary-Vieille : La Bête

 

Jusqu'au début du XXe siècle, la peur du loup est attestée partout (parfois dans des régions où il n'est plus présent depuis longtemps!) et s'accompagne de multiples légendes, conseils et pratiques rituelles. Beaucoup concernent la rencontre avec un loup. Celle-ci ne présente pas les mêmes significations selon les heures de la journée ou les mois de l'année. Mieux vaut rencontrer un loup le matin ce qui ne provoque qu'une extinction de voix que le soir ce qui paralyse le corps et rend particulièrement vulnérable. Mieux vaut aussi le rencontrer en été qu'en hiver. La rencontre la plus inquiétante se situe aux approches de Noël, à la tombée de la nuit, à l'orée du bois ou bien dans un cimetière (...). Du solstice d'hiver jusqu'à l'Épiphanie, le loup est particulièrement menaçant. 

Michel Pastoureau, Le loup/Une histoire culturelle

 

En fait, une seule culture à respecté le loup, et encore dans la mythologie seulement car sur ses terres aussi, il était chassé impitoyablement pour sa fourrure. Les pays celtes et les contrées scandinaves, aux nuits infinies d'hiver, aux ciels d'une pureté cristalline dans la rhapsodie blanche du Nord lui ont attribué, dans leurs légendes, le symbole de la lumière. Là où d'autres le font hurler sous la lune, le loup y incarne le soleil. Au cœur de ces grands espaces saisis, dans leur aveuglante vérité, par le froid, dans cet autre éden, ce paradis préadamique où ne fleurit aucun mensonge ni imposture, dans ce Grand Nord qui n'admet aucun relâchement, interdit toute langueur sauf en l'amour, le loup est la vie, plus mordante que le gel. La vie, dans une acuité énorme. 

Hélène Grimaud, Variations sauvages

 

Tu te souviens? De ce conte? De l'histoire de ce monsieur Seguin et de sa pauvre petite chèvre? 
       ―
Elle s'appelait Blanquette dit Veyrenc. Et elle était si jolie que les châtaigniers s'inclinaient jusqu'à terre pour la caresser de leurs branches. 
       ―
Elle avait voulu fuir, n'est-ce pas, être libre? 
       ―
Comme les six autres avant elle. 
       ―
J'avais oublié les six autres. 
       ―
Si. Monsieur Seguin aimait follement les petites chèvres, mais toutes voulaient lui échapper et toutes y avaient réussi. Blanquette était la septième. 
       ―
J'ai toujours pensé que Seguin était lui-même le loup. Et puisque sa chèvre rêvait de lui échapper, il avait préféré la bouffer. 
       ―
Ou l'agresser, précisa Veyrenc. En cas de révolte, Seguin menaçait ses chèvres de «voir le loup». Tu connais le sens de l'expression: voir l'homme et connaître l'accouplement. Tu as raison. En réalité, Blanquette s'est fait violer. Rappelle-toi: face au loup, elle «a lutté toute la nuit», et c'est à l'aube qu'elle s'est affalée au sol, sa fourrure blanche toute sanglante car la jolie petite chèvre était blanche, donc vierge , pour se laisser dévorer. 

Fred Vargas, Un peu plus loin sur la droite

 

En fin de compte de ces loups on en avait besoin, ne serait-ce que pour entretenir la peur, et ça c'était bien le signe que ça n'en serait jamais fini des loups, et si par chance un jour il n'y avait plus de guerre, en supposant de faire cet énorme effort d'imagination, des loups il en faudrait toujours, quitte à en réinventer ou à les faire revenir, car l'homme porte en lui le besoin de se savoir des ennemis et d'identifier ses peurs, ne serait-ce que pour fédérer les troupes. 

Serge Joncour, Chien-Loup

 

En Cévennes, la question du loup est permanente. Il n'y a pas si longtemps, deux ont été retrouvés cloués sur une porte à une centaine de kilomètres d'ici, c'est pourquoi je suis toujours prudent sur les informations que je reçois et que je donne. Je sais qu'il y a les pour, les contre et que suivant cette position, les gens choisissent ou pas de vous aider. Le récit des loups noirs est typique de l'histoire singulière que les Cévennes entretiennent avec le loup. Le Gévaudan est à une quinzaine de kilomètres d'ici, les Cévennes sont le décor du conte de La Chèvre de monsieur Seguin, et Prokoviev écrit Pierre et le loup lors d'un voyage en terre cévenole. C'est aussi dans le parc du Mercantour que le chien sauvage a choisi de revenir début 1990. 

Antoine Nochy, La bête qui mangeait le monde 

 

Il est clair que le mouvement naturel du loup n'est pas de se tourner vers le mouton. Sa logique reste avant tout de s'attaquer à un gros cerf dont la viande gorgée d'acides aminés et de protéines lui permettra de devenir loup, cet être défini par trois mots par mon maître et ami Douglas Smith: social, travel and kill. Le social venant en première ligne et comprenant les papouilles, la bagarre, le contact. Être un loup revient à être en interaction permanente avec sa meute. Grâce à la nourriture carnée, Canis lupus a dix jours pour vivre tranquillement, se développer et interagir avec ses congénères. 
       Mais bien sûr, le loup est aussi un animal opportuniste. Il s'intéresse au nombre et à la faiblesse des proies. Il est toujours plus efficace de jeter son dévolu sur un groupe paniqué, car le plus faible ou le malade irradie comme un phare en pleine mer. Et ce penchant naturel est perturbé par la migration annuelle d'un tout autre gibier: le troupeau de moutons. Ils sont une petite centaine minimum, assez mal protégés, et ils réunissent les deux systèmes de sélection du loup: la faiblesse et le nombre. Il est donc évident qu'un loup obsédé par l'efficacité et la paresse, cette loi du moindre effort, pourrait choisir un troupeau; il est moins évident qu'il recommence s'il est mis en difficulté lors d'une première attaque. 

Antoine Nochy, La bête qui mangeait le monde 

 

Les loups sont officiellement de retour depuis 1993. Nous nous en sommes félicités pour des raisons légitimes. Oui, car le loup raconte une résilience des paysages, mais il représente aussi un danger et une souffrance pour les élevages. Dans le paysage souhaitable que nous avons aujourd'hui, un paysage où le loup peut très bien vivre du gibier, nous pouvons agir autrement et produire une autre situation qui aura le paradoxe d'allier une agriculture dynamique à une vie sauvage dynamique. Les quelques anicroches du concept nature-culture existent bel et bien, mais elles ne sont pas une fatalité pour autant. Le paradoxe de notre modernité se situe le long de cette ligne de direction fragile et mouvante et dont le loup n'est qu'un symptôme. 

Antoine Nochy, La bête qui mangeait le monde

 

Quand le maître pointe le doigt vers la lune, dit un proverbe zen, le disciple avisé regarde la lune, le disciple bas de plafond regarde le doigt, et moi je me comporte en disciple avisé, je regarde ce que me désigne Santa Claus, et ce qu'il me désigne c'est un loup. Un vrai loup, gris et blanc, très beau, tranquillement assis le cul dans la neige, les pattes avant tendues, entre le bord du lac gelé et la lisière des sapins blancs. À une vingtaine de mètres de nous, je dirais. J'ai compris ce que Santa Claus n'a pas eu besoin de me dire: non seulement qu'il faut se taire mais qu'il faut continuer à faire ce que nous faisons parce que ça intéresse le loup. Alors nous continuons, sur notre ponton, un mouvement se transformant en un autre, sans couture, sans accroc, sans à-coup, sans geste parasite. Ça coule. C'est fluide. De toute ma vie, je n'ai jamais fait ni ne ferai jamais plus la forme de tai-chi comme nous l'avons fait ce matin-là : un fil paisiblement dévidé, qui apprivoisait le loup. (...) Je ne sais pas ce que ça a duré, enfin si, je le sais un peu, car la forme nous servait de sablier: peut-être quatre, cinq minutes. Au bout de ces quatre, cinq minutes, le loup s'est soulevé sur ses pattes arrière et, sans hâte, il est retourné vers la forêt, entre les sapins qui l'ont aussitôt avalé. 

Emmanuel Carrère, Yoga

 

Dunbar l'examina avec plus d'intérêt que la veille. C'était bien le même loup, avec ses deux bottes blanches sur les pattes antérieures. Il était grand et vigoureux, mais quelque chose en lui donnait à Dunbar l'impression qu'il n'était plus de la première jeunesse. Sa fourrure était mal soignée, et le lieutenant crut apercevoir une ligne irrégulière le long du museau, vraisemblablement une vieille cicatrice. Il y avait en lui une méfiance qui indiquait l'âge. Il semblait tout observer sans bouger un muscle. Sagesse fut le mot qui vint à l'esprit du lieutenant. La sagesse était ce qu'on acquérait après avoir survécu de nombreuses années, et ce vieux basané aux yeux alertes avait vécu plus que sa part. 

Michael Blake, Danse avec les loups

 

Croc-Blanc n'en demeura pas moins incapable de se livrer à des transports d'affection. Il se laissait faire sans regimber par les enfants, mais à contrecœur, et supportait leurs caprices comme on supporte une opération douloureuse. Et quand il n'en pouvait plus, il se levait pour s'éloigner d'une démarche résolue. À la longue, il finit toutefois par s'attacher à ces enfants, mais sans pour autant se montrer beaucoup plus expansif. Il ne cherchait pas à s'approcher d'eux. Seulement, au lieu de prendre le large dès qu'il les voyait, il les attendait et les laissait venir à lui. Plus tard, on put même déceler une lueur de contentement dans son regard quand les enfants se dirigeaient vers lui, et une sorte de regret dans son attitude quand ils l'abandonnaient pour d'autres distractions.

Jack London, Croc-Blanc

 

Moutons 

«Tu étais bien en biologie à l'université, non? demanda-t-il. 
       Quelles sont tes connaissances en matière de moutons?
       Quasi nulles. Je n'ai appris que des choses très spécialisées et inutiles.
       Dis-moi ce que tu sais. 
       Artiodactyle, herbivore, d'instinct grégaire, introduit au Japon au début de l'ère Meiji si j'ai bonne mémoire, élevé pour sa laine et sa viande. C'est tout. 
       Très bien dit l'homme. Je me permettrai toutefois de rectifier un détail, à savoir que ce n'est pas au début de l'ère Meiji, mais durant l'ère Ansei qu'il a été introduit au Japon. Reste qu'avant cette date, tu as raison, il n'y avait pas de moutons au Japon. 

Haruki Murakami, La course au mouton sauvage

 

 

Insectes

      (...) la ville était vide et abandonnée comme l'est une ruche dévastée qui a perdu sa reine. De loin elle fait encore illusion, mais de près il n'est plus possible de s'y méprendre : ce n'est pas ainsi quand les abeilles volent dans leur demeure, on n'y trouve plus ni le parfum, ni le bruit habituels. Le coup frappé par l'éleveur ne provoque plus le tumulte instantané et général de milliers de petits êtres qui se replient d'un air menaçant pour faire jaillir leur aiguillon, agitant avec colère leurs ailes, et remplissant l'air de ce murmure qui accuse la vie et le travail. Quelques faibles bourdonnements, perdus dans les recoins de la ruche, se font seuls entendre. On n'aspire plus par l'ouverture, ni la senteur embaumée et pénétrante du miel, ni les tièdes effluves des richesses accumulées ! Plus de sentinelles vigilantes, prêtes à donner l'éveil en sonnant de la trompe et à se sacrifier pour la défense de la communauté. Plus d'occupations paisibles et régulières se trahissant par un susurrement continu, mais un désordre partiel, bruyant et effaré ! Plus d'abeilles laborieuses partant à vide pour butiner dans les champs et en rapporter leur doux fardeau. Seuls, des frelons pillards se glissent dans la ruche et en sortent le corps enduit de miel. Au lieu des grappes noires d'abeilles chargées de miel, accrochées l'une à l'autre par les pattes et traînant en bourdonnant le résidu de la cire, l'éleveur ne voit plus maintenant dans la partie inférieure de la ruche que des abeilles engourdies, à moitié mortes, errant, sans savoir ce qu'elles font, de côté et d'autre sur ses minces parois. Au lieu d'une surface unie, soigneusement balayée par leurs ailes en éventail, et aux fentes proprement calfeutrées, çà et là gisent des miettes de cire, d'informes débris, de pauvres bestioles expirantes, dont les pattes frémissent encore, et des cadavres restés sans sépulture. La partie supérieure présente le même aspect de destruction : les cellules, construites avec un art si raffiné, ont perdu leur virginité première ; tout est abandonné, brisé, souillé. Les frelons voleurs parcourent avec défiance les travaux abandonnés, et les tristes habitantes du logis, desséchées, flasques, vieillies, se traînent lentement, sans force et sans désirs, n'ayant plus qu'une étincelle de vie, tandis que des mouches, des bourdons et des papillons viennent voleter et se heurter contre la ruche ravagée. Parfois on en aperçoit deux dans un coin, qui, fidèles à leurs anciennes habitudes, nettoient une cellule et s'emploient instinctivement à la débarrasser d'une abeille morte, pendant qu'à côté deux autres se querellent paresseusement ou s'entr'aident dans leur faiblesse. Ici quelques survivantes, ayant trouvé une victime, l'entourent, se jettent sur elle et l'étouffent ; là une abeille affaiblie s'envole lentement, légère comme un duvet, pour retomber bientôt sur un monceau de cadavres desséchés… et, au lieu des cercles noirs formés de milliers d'abeilles tassées, pressées dos à dos, surveillant les mystères de l'éclosion, on ne voit plus que des ouvrières épuisées, et de pauvres mortes qui semblent garder encore dans leur dernier sommeil le sanctuaire profané et violé. C'est le royaume de la mort et de la décomposition !… Le peu qui vit encore monte, grimpe, essaye de voler, se pose sur la main de l'éleveur, et n'a même plus la force de le piquer en mourant. Refermant alors la porte de la ruche, il la marque d'un signe, la brise et en retire les derniers rayons. 

Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix - Tome III

 

      L'atmosphère, subrepticement, s'exacerbe. Seule conserve sa patience la chenille qui, sur la mousse au pied du mûrier, continue son chemin. Ramper, c'est son destin. Elle n'aurait jamais osée de changer sa façon d'avancer. Même si le ciel s'effondrait devant elle, elle n'imprimerait aucune accélération à sa marche, stupéfiante de dignité majestueuse. 

François Cheng, L'éternité n'est pas de trop

      

      Mushi-no-ne : à l'automne, suzumushi (une variété de grillons), matsumushi (une variété de criquets) et Kosovo (criquet commun) se mettent à chanter. Ce chant d'insectes touche une corde sensible au cœur des Japonais. Ils y perçoivent un mélange de tristesse et de solitude car leurs crissements évoquent tout à la fois la fin d'un été brûlant, l'arrivée d'un hiver rigoureux, la courte durée de vie de ces insectes et, par association, la mutation de la vie

An English Dictionary of Japanese Culture, de Bâtes Hoffer et Nobuyuki Honna 
cité par Jackie Copleton dans: La voix des vagues



Lombrics

Les lombrics me fascinaient. J'avais lu dans un manuel de biologie, un extrait de L'origine des espèces sans doute, qu'ils labouraient le sol depuis le commencement du monde. Par leurs forages et sillons souterrains, dont les traces étaient aussi insoupçonnées que les ourlets de roches au fond des mers, ils étaient un peu comme des penseurs ou des écrivains qui, par tâtonnements, digressions ou raccourcis, chamboulent et fertilisent les terreaux latents de l'imaginaire. 

Patrick Autréaux, Soigner

 

Bêtes sauvages   

Et, avant de regagner l'Europe, j'avais résolu de passer par un des Parcs royaux du Kenya, ces réserves où des lois d'une rigueur extrême protègent les bêtes sauvages dans toutes les formes de leur vie. 
      Maintenant elles étaient là. 
      Non plus en éveil, en méfiance, et rassemblées sous l'influence de la crainte par troupes, hardes, files et bandes, selon la race, la tribu, la famille, mais confondues et mêlées au sein d'une sécurité ineffable dans la trêve de l'eau, en paix avec la brousse, elles-mêmes et l'aurore. 
      À la distance où je me trouvais, il n'était pas possible de distinguer l'inflexion des mouvements, ou l'harmonie des couleurs, mais cette distance ne m'empêchait pas de voir que les bêtes se comptaient par centaines et centaines, que toutes les espèces voisinaient, et que cet instant de leur vie ne connaissait pas la peur ou la hâte. 
      Gazelles, antilopes, girafes, gnous, zèbres, rhinocéros, buffles, éléphants les animaux s'arrêtaient ou se déplaçaient au pas du loisir, au gré de la soif, au goût du hasard. 
      Le soleil encore doux prenait en écharpe les champs de neige qui s'étageaient au sommet du Kilimandjaro. La brise du matin jouait avec les dernières nuées. Tamisés par ce qui restait de brume, les abreuvoirs et les pâturages qui foisonnaient de mufles et de naseaux, de flancs sombres, dorés, rayés, de cornes droites, aiguës, arquées ou massives, et de trompes et de défenses, composaient une tapisserie fabuleuse suspendue à la grande montagne d'Afrique. 
      Quand et comment je quittai la véranda pour me mettre en marche, je ne sais. Je ne m'appartenais plus. Je me sentais appelé par les bêtes vers un bonheur qui précédait le temps de l'homme. 
      J'avançai sur le sentier au bord de la clairière, le long d'un rideau formé par les arbres et les buissons. Mon approche, au lieu d'altérer, dissiper la féerie, lui donnait plus de richesse et de substance. Chaque pas me permettait de mieux saisir la variété des familles, leur finesse ou leur force. Je discernais les robes des antilopes, le front terrible des buffles, le granit des éléphants. 
      Tous continuèrent à brouter l'herbe, à humer l'eau, à errer de touffe en touffe, de flaque en flaque. Et je continuai de cheminer. Et ils étaient toujours là, dans leur paix, dans leur règne, chaque instant plus réels, plus accessibles. 
      J'avais atteint la limite des épineux. Il n'y avait qu'à sortir de leur couvert, aborder le sol humide et brillant pour connaître, sur leur terrain consacré, l'amitié des bêtes sauvages. 

Joseph Kessel, Le lion

 

      La lune était haut dans le ciel quand nous atteignîmes, au centre de Parc Royal, une immense plage circulaire, brillante et lisse, qui avait été autrefois recouverte par les eaux d'un lac. La clarté nocturne faisait courir à sa surface un scintillement d'ondes argentées. Et dans ce mirage lunaire, qui s'étendait jusqu'à la muraille du Kilimandjaro, on voyait jouer les troupeaux sauvages attirés par la liberté de l'espace, la fraîcheur de l'air et l'éclat du ciel. Les bêtes les plus lourdes et les plus puissantes, gnous, girafes et buffles, se déplaçaient calmement le long du cirque enchanté. Mais les zèbres, les gazelles de Grant, les impalas, les bushbucks, se mêlaient au milieu du lac desséché dans une ronde sans fin, ni pesanteur, ni matière. Ces silhouettes désincarnées et inscrites sur l'argent de la nuit ainsi qu'à l'encre de Chine, glissaient à la surface d'un liquide astral, filaient, s'élançaient, se cabraient, s'élevaient, s'envolaient avec une légèreté, une vitesse, une aisance et une grâce que leurs mouvements, même les plus nobles et les plus charmants, ne connaissaient pas dans les heures du jour. C'était, imprégnée, menée par le clair de lune, une danse folle et sacrée.

Joseph Kessel, Le lion

 

      Dans la réserve, il m'est plusieurs fois arrivé de voir des iguanes ― de grands lézards ou des sauriens ―, alors qu'ils se chauffaient au soleil sur une pierre plate dans le lit d'un fleuve ou d'une rivière. Leur forme n'est guère belle, mais on ne saurait imaginer rien de plus joli que leurs couleurs. Elles brillent et étincellent comme un tas de pierres précieuses, ou comme un morceau de verre d'un vitrail ancien. Ils s'enfuient quand on s'approche d'eux, et l'on croirait voir sur les pierres derrière eux un faisceau lumineux de bleu ciel, de vert et de rouge vif, comme si toutes les couleurs du spectre flottaient un instant dans l'air, telle la queue d'une comète.
      Une fois, j'ai tué un iguane. Je songeai à toutes les belles choses que je pourrai faire avec sa peau. Mais il se passa une chose étonnante que je n'ai jamais oubliée. En m'approchant de la bête morte sur sa pierre, oui, toutes ses couleurs s'éteignirent comme dans un dernier souffle et, quand je le touchai, il était aussi gris et mat qu'un bloc de ciment. C'était le sang qui coulait et battait dans le corps de la bête qui avait émis cette richesse de couleurs. Maintenant que la flemme était éteinte et l'âme envolée, l'iguane était aussi mort que du sable.

Karen Blixen, La ferme africaine

 

      Lulu était une jeune antilope bushbuck, qui est peut-être la plus belle de toutes les espèces d'antilopes d'Afrique. Elles sont un peu plus grandes qu'un daim. Elles vivent dans les bois, elles sont farouches et timides, si bien qu'on ne les voit pas aussi souvent que les antilopes des plaines. Mais il y avait beaucoup de bushbuck dans les Ngong Hills et dans les terres alentour, et si l'on campait dans la montagne pour chasser, on en apercevait parfois une bonne douzaine, à l'aube ou au coucher du soleil, quand elles sortaient à l'orée du bois. Sous les rayons du soleil, leurs robes étincelaient d'un rouge cuivré. Le mâle a des cornes finement élancées.(...)
      À l'époque, Lulu n'était pas plus grande qu'un chat, avec de grands yeux calmes et violets. Elle avait des pattes si fines que l'on pouvait craindre qu'elles ne supportent pas de se plier et de se déplier quand elle se couchait et se relevait. Ses oreilles étaient lisses comme de la soie et infiniment expressives. Son museau frais était noir comme une truffe. Elle avait des sabots si minuscules que son pas ressemblait à celui d'une Chinoise noble des temps anciens aux pieds bandés. C'était une expérience étrange de tenir dans ses bras une créature aussi achevée que Lulu.

Karen Blixen, La ferme africaine

 

      Mais je revoyais surtout mes gazelles : j'ai élevé des gazelles à Juby. Nous avons tous, là-bas, élevé des gazelles. Nous les enfermions dans une maison de treillage, en plein air, car il faut aux gazelles l'eau courante des vents, et rien, autant qu'elles, n'est fragile. Capturées jeunes, elles vivent cependant et broutent dans votre main. elles se laissent caresser, et plongent leur museau humide dans le creux de la paume. et on les croit apprivoisées. On croit les avoir abritées du chagrin inconnu qui éteint sans bruit les gazelles et leur fait la mort la plus tendre... Mais vient le jour où vous les retrouvez, pesant de leur petite cornes, contre l'enclos, dans la direction du désert. Elles sont aimantées. Elles ne savent pas qu'elles vous fuient. Le lait que vous leur apportez, elles viennent le boire. Elles se laissent encore caresser, elles enfoncent plus tendrement encore leur museau dans votre paume... Mais à peine les lâchez-vous, vous découvrez qu'après un semblant de galop heureux, elles sont ramenées contre le treillage. et si vous n'intervenez plus, elles demeurent là, n'essayant même pas de lutter contre la barrière, mais pesant simplement contre elle, la nuque basse, de leur petites cornes, jusqu'à mourir. Est-ce la saison des amours, ou le simple besoin d'un grand galop à perdre haleine? Elles l'ignorent. Leurs yeux ne s'étaient pas ouverts encore, quand on vous les a capturées. Elles ignorent tout de la liberté dans les sables, comme de l'odeur du mâle. Mais vous êtes bien plus intelligents qu'elles. Ce qu'elles cherchent vous le savez, c'est l'étendue qui les accomplira. Elles veulent devenir gazelles et danser leur danse. À cent trente kilomètre à l'heure, elles veulent connaître la fuite rectiligne, coupée de brusques jaillissements, conne si, çà et là, des flammes s'échappaient du sable. Peu importent les chacals, si la vérité des gazelles est de goûter la peur, qui les contraints seule à se surpasser et tire d'elles les plus hautes voltiges! Qu'importe le lion si la vérité des gazelles est d'être ouvertes d'un coup de griffe dans le soleil! Vous les regardez et vous songez: les voilà prises de nostalgie. La nostalgie, c'est le désir d'on ne sait quoi... Il existe, l'objet du désir, mais il n'est point de mots pour le dire".

Saint Exupéry, Terre des hommes

 

Au dos de sa lettre d'engagement, Raphaël a inscrit une phrase trouvée un jour dans un livre du professeur Roger Heim: «La destruction volontaire d'une girafe ou d'un cagou de Nouvelle-Calédonie, dans la mesure où elle compromet la survivance même de telles espèces, est, sur le plan philosophique et scientifique, aussi grave peut-être que le meurtre d'un homme, et aussi irréparable que la lacération d'un tableau de Raphaël. Elle tarit à tout jamais un morceau du passé.» 
      Mais qui  hormis quelques illuminés  se préoccupe de ce passé? Qui cela intéresse-t-il de savoir que, depuis deux mille ans, des centaines d'espèces de mammifères ont disparu; que le XIX
e siècle à lui seul en a exterminé soixante-dix; que, depuis cinquante ans, quarante se sont éteintes; et qu'aujourd'hui, de par le monde, six cents autres sont en voie de disparition? 

Dominique Lapierre, chapitre Qu'importe, bel éléphant d'Afrique, si mon sang arrose ta terre, dans Mille soleil (Laffont 1997)

 

Animaux et vie

      Et en quoi une vie a-t-elle besoin d'être justifiée? La totalité des animaux, l'écrasante majorité des hommes vivent sans jamais éprouver le moindre besoin de justification. Ils vivent parce qu'ils vivent et voilà tout, c'est comme ça qu'ils raisonnent; ensuite je suppose qu'ils meurent parce qu'ils meurent, et que ceci, à leurs yeux, termine l'analyse.

Michel Houellebecq, Soumission

 

« Qu'est-ce qu'il y avait comme tombes, dans ce cimetière d'animaux! Hein, papa?" (...) 
      ―
Papa, pourquoi est-ce que les bêtes ne vivent pas aussi longtemps que les gens? 
      ―
Mais il y a des animaux qui ont une durée de vie équivalente à la nôtre, dit Louis. Et il y en a même qui vivent beaucoup plus longtemps que nous. Les éléphants vivent très longtemps, et certaines tortues marines sont tellement vieilles qu'on ne sait plus l'âge qu'elles peuvent avoir... Ou peut-être qu'on le sait mais qu'on n'arrive pas à y croire. 
(...) 
      ―
Je parlais des animaux domestiques , papa. (...) Les animaux domestiques ne vivent pas longtemps du tout. Michael Burns m'a dit qu'une année de vie d'un chien correspond à neuf ans de notre vie à nous. 
      ―
Sept, pas neuf, corrigea Louis. (...) C'est vrai qu'un chien de douze ans est un très vieux chien. Tout ça, tu vois, c'est à cause d'un truc qui s'appelle le métabolisme. Le métabolisme, c'est ce qui règle la durée de vie des individus. Oh, ça ne fait pas que ça, bien sûr (...) Mais à ce qu'il me semble la principale fonction du métabolisme des êtres vivants, c'est de jouer un peu, si tu veux, le rôle d'une horloge interne. Les chiens ont un métabolisme relativement rapide; celui des humains est beaucoup plus lent. En moyenne, on vit tous à peu près soixante-douze ans. (...) 
      Et quant aux tortues marines, reprit-il, leur métabolisme est encore plus lent que... 
      ―
Et les chats? Coupa Ellie en jetant un nouveau coup d'œil en direction de Church. - Eh bien, les chats vivent à peu près aussi longtemps que les chiens, dit Louis. Enfin, la plupart d'entre eux.» 
      C'était un mensonge, et il le savait. Les chats ont des vies violentes et bien souvent aussi des morts atroces, mais en général tout cela se produit lorsqu'ils sont loin du regard des humains. 

Stephen King, Simetierre

      

      ― Vous avez déjà tué des animaux ? demanda-t-elle. Je dis que non. 
      ―
Ça vous arrivera. Même Viola, vous le tuerez, vous le ferez piquer le moment venu. Apprenez qu'on ne retient pas celui dont l'heure a sonné. Parce que vous ne pouvez rien lui donner qui remplace la vie. (...) Seulement voilà, en plus d'affection, il faut savoir donner la mort, retenez bien cela. 

Magda Szabó, La porte

 

 

      Sur la nappe en toile cirée, entre les tasses: des chasseurs, des chiens, un cerf
      L'un des deux hommes était monté sur un cheval à robe pommelée. L'animal se tenait debout sur ses pattes arrières et il hennissait. Le cavalier, un brun moustachu habillé à la russe, pantalon bouffant beige rentré dans les bottes et petit chapeau vert de laine brossée, avait un faux air de dompteur de cirque. L'autre chasseur était à pied alors qu'il portait une tenue d'équitation: un blouson marron matelassé, des culottes grises, des jambières et une bombe noire sur la tête. Il avait dû perdre son cheval au cours de cette chasse dramatique. Je l'ai cherché du regard autour de la nappe, ce cheval égaré, mais il n'y était pas. 
      (...) le cavalier à pied, dont la visière noire cachait les traits du visage, portait haut dans le ciel un fouet d'une longueur invraisemblable. 
      (...) J'ai compté douze chiens autour du cerf, le treizième était retenu par le chasseur à pied. Trois autres épagneuls, dont personne sans doute n'était parvenu à calmer la fureur, s'accrochaient de leurs crocs aux flans du cerf, représenté en majesté. Tous les trois mordaient la chair du cerf à pleines dents. Ils plantaient leurs canines coupantes dans la cuisse de leur proie, il bramait, mais il acceptait sa souffrance, son agonie et sa mort, alors que le fouet claquait dans l'air et que le cheval couleur de cauchemar hennissait en se cabrant. 

Anne Bourrel, Gran Madam's

 

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