Le Café Littéraire luxovien /  silence...

                                                                                 

 

      Laissons seuls juges ceux qui se virent un jour séparés des êtres auxquels ils tenaient le plus ici-bas et dont le sort demeurait celé au fond d'un silence mystérieux, plus difficile à supporter que si le visage blême de l'aimé eût reposé sous le couvercle d'un cercueil. 

Ma captivité chez les Sioux, de Fanny Kelly

 

Peu de choses l'émouvaient (une stratégie qu'il avait mise au point pour durer, son pauvre cœur ne pouvait se payer qu'une ou deux émotions par jour, au risque de lâcher) et peu autant que l'étendue des quatre-vingt-huit touches avant qu'il n'y pose les mains. Après, c'était une autre paire de manches, parfois hélas une paire de manches tout court; mais dans cette seconde, ou ces trois minutes, où il lui semblait que le silence retenait son souffle ― et il ne pensait pas au silence comme à une chose abstraite mais une entité épaisse, hors d'âge, le cumul de tous les silences depuis le premier, celui de la nuit étendue partout qui rôdait en ce moment même sur des milliers de places de village, planait sur les champs, se reposait dans les déserts, hantait les montagnes, frémissait au-dessus des mers ― il retrouvait quintessenciée la jouissance du réveil, à cette différence qu'au piano il ne comptait plus sur ses seules forces: il avait beau mobiliser ses plus froides dérision et postmodernité il ne se défendait pas de l'intuition que la musique, comme le silence, était un immense personnage, qu'il pouvait faire ou non le choix de le visiter, lui, l'humble servant (...)

Didier da Silva, Treize mille jours moins un

 

Sergueïtch, en bâillant, jeta dans le poêle une nouvelle provision de charbon à longue flamme puis éteignit le cierge jaune entre deux doigts. Il pensait avoir accompli tout ce qu'il fallait avant de dormir. Ne lui restait plus qu'à remonter la couverture jusqu'à ses oreilles et à sombrer dans le sommeil jusqu'au matin ou jusqu'au premier froid. Cependant le silence lui parut comme incomplet. Or, qu'on le veuille ou non, quand le silence n'est pas complet, on ressent le désir d'agir pour qu'il le soit enfin. Mais comment? Sergueïtch était depuis longtemps accoutumé aux lointaines canonnades, lesquelles étaient devenues de ce fait une part importante du silence. Or voilà que la chute de neige visiteuse autrement plus rare les couvrait dehors de son bruissement. 
       Le silence, c'est vrai, est chose capricieuse, phénomène sonore personnel, chaque individu l'ajuste, l'adapte à sa mesure. Autrefois, le silence pour Sergueïtch était le même que pour les autres. Le bourdonnement d'un avion dans le ciel ou le chant d'un grillon s'introduisant la nuit par le vasistas en faisait facilement partie. Tous les bruits discrets, qui ne suscitent pas d'agacement ni ne font se retourner, deviennent au bout du compte des éléments du silence. Il en était ainsi autrefois du silence de la paix. Il en était devenu ainsi du silence de la guerre, où le fracas des armes avait évincé les bruits de la nature, mais à force de lassitude, était devenu coutumier, s'était comme glissé lui aussi sous les ailes du silence, avait cessé d'attirer l'attention à lui. Et Sergueïtch était à présent saisi d'une étrange inquiétude due à la neige dont la chute lui semblait trop bruyante. 

Andreï Kourkov, Les abeilles grises

 

Madeleine parlait toujours aussi peu, et Édouard, installé dans son fauteuil à la table de la salle à manger, était en lui-même une source permanente de silence, aussi leurs repas se terminaient-ils parfois sans que presque aucune parole n'ait été prononcée, mais ce n'était pas grave, c'était bien. 

Michel Houellebecq, Anéantir

 

La cabane est le lieu du pas de côté. Le havre de vide où l'on n'est pas forcé de réagir à tout. Comment mesurer le confort de ces jours libérés de la mise en demeure de répondre aux questions? Je saisis à présent le caractère agressif d'une conversation. Prétendant s'intéresser à vous, un interlocuteur fracasse la halo du silence, s'immisce sur la rive du temps et vous somme de répondre à ce qu'il vous demande. Tout dialogue est une lutte.

Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie

 

Dans les quartiers nord, première règle: je ne te reçois pas, si t'entres t'endure les règles maison qui consistent à se faire petit et se taire tant qu'on t'a pas intimé l'ordre de l'ouvrir. 
       Qu'est-ce qu'on écoute?
       (...) 
       Ferré? J'ai acquiescé goulûment. Ensuite, on s'est payé ce luxe inexistant en banlieue: le silence. Nous étions seuls, face à face, sans nul besoin de ces paroles qui essaient de tromper le vide. Le silence valait ici un tumulte de notes tout en accords mineurs et le chant de «l'ébouriffé» suffisait à nos petits besoins post-pubères. Ca a duré des heures justes interrompues par:
       T'as vu cette suite d'accords? 

Magyd Cherfi, Ma part de Gaulois

 

À bien y repenser, elle a senti quelque chose de cet ordre dans les paroles de la mère Sirone. Moins de la stupéfaction que du silence. Une sorte de silence opaque. Rien à voir avec le silence qui traduit un vide. Au contraire. Un silence plein, saturé de non-dits. Maïa voudrait redescendre le chemin en courant, prendre la vieille par les épaules et la secouer jusqu'à ce qu'elle crache ce qu'elle sait. Ce que tout le village doit savoir. Sauf que le village se réduit à quatre habitants dépositaires de tant de secrets ancestraux qu'ils en sont devenus muets, muselés par l'épaisseur du temps écoulé, si habitués à se taire à force de côtoyer d'aveugles montagnes qu'ils ajoutent à la roche des sédiments d'histoire. L'histoire d'Hélène, Louise, Anna et les autres. Leur propre histoire. 

Christelle Ravey, Les choses à faire avant

 

Mais le pire, j'insiste, ce fut le silence. J'ai accepté le code en vigueur chez les enfants, accepté le bâillon. Tout le monde sait, depuis l'âge de 4 ans, depuis toujours, que c'est très mal de rapporter. Le rapporteur est un trouillard, un mauvais camarade, qui mérite d'être châtié. Ce qui se passe reste dans la cour. On ne raconte rien aux adultes ― ou peut-être juste le strict nécessaire pour qu'ils n'aient pas l'idée d'intervenir.

Irene Vallejo, L'infini dans un roseau

 

Sa présence me rassurait et la mienne semblait déloger son regard à chaque fois que je le regardais en douce. Puis il s'est détourné tout entier pour se distraire de moi. Il avait pas l'intention de s'en aller, quelque chose le retenait. Le silence ne pesait pas et j'aurais pu jurer que c'était le seul endroit où se sentir bien, si jamais le silence peut être un endroit où se réfugier quand on se sent pas bien avec quelqu'un, ou peut-être trop bien. 

Franck Bouysse, Né d'aucune femme

 

Il régnait une espèce d'énigmatique silence dans la pièce. Un silence comme on en rencontre parfois en pénétrant dans une vaste demeure, et qui naît d'une disproportion entre la faible présence humaine et l'étendue du lieu. Mais la qualité de ce silence était encore différente. C'était un silence éminemment pesant, d'une insistance sournoise. Il me semblait avoir connu quelque chose de semblable un jour, mais il me fallut du temps avant qu'un souvenir précis ne me revienne. Je dévidai le fil de ma mémoire, comme on feuillette les pages d'un vieil album. C'était ce silence qui entourait un malade incurable. Un silence habité par le pressentiment d'une mort inévitable. Où l'atmosphère poussiéreuse en disait long. 
       «Nous sommes tous mortels», dit paisiblement l'homme, les yeux posés sur moi. 

Haruki Murakami, La course au mouton sauvage

 

À présent elle se savait absolument seule, elle savourait cette sensation comme un accomplissement. En dehors de quelques cigales éparpillées, pas trop actives, le silence était complet. Mais il ne l'affolait pas, au contraire, elle le retrouvait comme un élément naturel, un cinquième élément. Rien à voir avec le silence qu'on demande avant de tourner une scène, ce silence convenu où d'un coup tout le monde se tait, ni avec le silence vertigineux du théâtre. Non, ce qu'elle retrouvait là c'était le silence primordial, cosmogonique, le silence qu'à chaque séance de méditation elle avait l'impression d'un peu mieux dompter. 

Serge Joncour, Chien-Loup

 

La première nuit, dans sa chambre de l'hôtel Piqué, Melchor ne dormit pas une seule minute. La nuit suivante non plus, cette fois dans un appartement loué aux abords de Gandesa, sur la route de Bot. C'est là qu'il comprit, pendant qu'il se retournait dans son lit, exaspéré par sa seconde nuit consécutive d'insomnie, que ce qui l'empêchait de dormir était ce qu'il l'avait empêché de dormir chez Carmen Lucas, à El Llano de Molina: le silence, cette absence totale de bruit. 

Javier Cercas, Terra Alta 

 

Le vieil homme conservait des souvenirs de ce jour-là. Ce dont il se souvenait c'était surtout le silence. Le silence de sa maison. Le silence du village. Le silence de sa famille, qui pleurait en silence, comme si l'un de ses membres venait de commettre un crime atroce, un crime qui avait attiré la culpabilité et la honte sur eux à tout jamais.
      C'est l'impression que j'avais, avoue Armengol. Ils pleuraient tous, mais ils pleuraient sans bruit. Tous sauf ma maman, qui avait l'air partie et n'arrêtait pas de murmurer le prénom de mon papa en me caressant la tête...

Javier Cercas, Terra Alta

 

Je me suis penchée pour l'embrasser. Sous mes lèvres sa peau était tiède encore, et souple. À peine sentait-on sur ses joues cette fraîcheur légère de ceux qui sont restés longtemps dehors en hiver: «Maman, ce froid? Ne t'inquiète pas, mon petit: le vent, juste le vent de la nuit...» 
       Non, ce n'est pas l'apaisement et la douceur qui m'ont frappée dans la chambre: c'est le silence. 
       L'atroce respiration ce gargouillis qui obligeait les infirmières à nous chasser de la chambre toutes les heures pour «aspirer», ce râle gras qui crépitait dans l'arrière-gorge comme une friture avait enfin cessé, mais aucun bruit ne l'avait remplacé. On n'entendait rien ou, plutôt, on entendait le rien: pas le moindre frémissement, froissement, mouvement. Maman n'était plus dans son corps, et elle n'était pas ailleurs. 

Françoise Chandernagor, La voyageuse de nuit

 

Avant, par exemple, je ne parlais jamais. Aucun mot ne venait. Je croyais que c'était parce que j'étais stupide, mais non. C'était parce que j'étais vivante. La parole est arrivée pour accompagner cette pénible et longue recherche, la recherche de ce qui a disparu, un peu comme si j'avais développé des pinces, deux grandes pinces de crabe. 

Agnès Desarthe, Ce cœur changeant

 

Il errait, déguisé, en lambeaux, sans parler, fuyant la société des hommes. Ainsi avançait-t-il, enfermé dans le silence, répétant dans sa tête ses rôles, riche de tant de voix désormais inaudibles, dépourvues de réalité. Il cheminait sur les sentiers comme un aveugle, ne voyant rien du monde, ne se laissant jamais distraire par son spectacle, tout à cette voix qui récitait pour elle-même une histoire connue depuis toujours. Mais en l'absence d'acteurs, privé de ses ombres, peu à peu le dalang se mit à oublier. D'abord, ce fut un mot qui lui manqua, puis un autre, puis des phrases entières dont le rythme se rompit faute de musiciens pour en souligner l'accent. Comme l'étranger acclimaté dans un pays lointain perd insensiblement l'habitude de sa langue, lui-même, de jour en jour, perdit l'usage de la sienne à mesure qu'il en apprenait une autre, le silence. 

Marc Petit, Le montreur et ses masques 
(nouvelle parue dans la revue Mazarine 
et reprise dans le recueil: Rue de la mort et autres récits)

 

Il y avait juste le silence ensoleillé de la rive que je longeais, la transparence lumineuse du ciel et le très léger tintement des feuilles qui, saisies par le gel, quittaient les branches et se posaient sur le givre du sol avec une brève sonorité de cristal. Oui, juste la décantation suprême du silence et de la lumière. 

Andreï Makine, L'archipel d'une autre vie

 

Quand on voyage en voiture dans un pays hivernal, on peut avoir la sensation d'avoir franchi le mur du son. Tout est silence, au-dedans comme au-dehors. L'été, le printemps, l'automne ne sont jamais silencieux. L'hiver, lui, est muet. 

Henning Mankell, Les chaussures italiennes

 

      Le silence n'est pas seulement la pudeur, il est la parole même de la mort. Son indice. On ne dit pas l'indicible. 

Serge Doubrovsky, Le livre brisé

 

Bien sûr, les conseils ou le réconfort d'un proche dans les moments difficiles peuvent être un baume. Mais j'ai le sentiment qu'il n'y a rien à dire au cœur des souffrances. J'ai souvent cicatrisé par le silence. 

David Foenkinos, La famille Martin

 

À ce moment-là y a eu un silence. Tu sais que dans ces moments-là, ils paraissent longs les silences. C'est presque comme si tu comptais les secondes, et comme si une seconde ça durait une heure. Ça fout mal à l'aise. 

Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule

 

Lorsque tombe la nuit il y a un moment de silence. Ce moment survient après que les oiseaux se sont tus, et il s'étend jusqu'à ce que les grenouilles commencent à émettre leur chant. Les rainettes aiment minuit, de la même façon que les coqs et la plupart des oiseaux aiment édifier leur territoire sonore dans la lumière qui se lève.

Pascal Quignard 

 

Je vis je meurs je me brûle et me noie 
J'ai chaud extrême en endurant froidure 
La vie m'est et trop molle et trop dure 
J'ai grands ennuis entremêlés de joie
 
      Clara, quand tu récites, marque donc les temps. En poésie, les silences jouent le même rôle qu'en musique. Ils sont une respiration, mais ils sont aussi l'ombre des mots, ou leur rayonnement, c'est selon. Sans parler des silences annonciateurs. Il y a toutes sortes de silences, Clara. Par exemple avant que tu ne te mettes à réciter, tu photographiais le chat blanc sur la tombe de Victor Noir. Suppose que nous nous taisions après que tu auras récité. Sera-ce le même silence? 

Daniel Pennac, Au bonheur des ogres

 

      Quand Dieu inventa le silence, Il créa aussi le temps. En effet Il supposa   à juste titre   que Ses créatures humaines, incapables de supporter le poids du silence, chercheraient à le combler par un nombre imprécis de bruits, pour la plupart peu nécessaires. La dimension temporelle permettrait aux hommes d'appréhender le silence comme une attente: l'attente d'une vêture. Il espérait que, confrontés à l'infini que recèle le silence, les hommes, respectueux, ne chercheraient pas à le combler, mais à le vêtir avec infiniment d'humilité. En tout état de cause, le silence devait rester l'attribut divin, et sa vêture l'apparat.

Christian Garcin, Kathlen Ferrier dans "Vidas"

 

     Un jour elle avait demandé à son amant (secret) comment un astronome pouvait supporter le silence et l'immensité d'un ciel ininterrompu/infini/insondable où il n'y a rien d'humain, ou l'humain paraît dérisoire, et il avait répondu mais chérie! C'est précisément ce qui attire l'astronome: le silence, l'immensité. 

Joyce Carol Oates, Mudwoman

 

      Roger regardait le ciel. Et ce fut soudain le grand silence des étoiles qui le saisit. Il n'y avait plus le moindre frisson de vent. Un silence absolument inépuisable, comme il nous l'expliqua. Les étoiles dans les hautes branches, par-dessus les herbes et au-dessus de la maison c'était le commencement et la fin de toutes choses.

André Dhôtel, La tribu Bécaille

 

        Le silence de la nuit qui semble tout naturel aux gens de la campagne fait toujours l'émerveillement du citadin. Celui qui déserte la ville pour se rendre à la campagne, dans sa propriété ou dans une ferme, est enveloppé, le soir venu, par le silence, comme par l'atmosphère enchantée du pays natal ou d'une terre d'asile. Il a conscience d'être plus proche des vérités naturelles et sent passer sur lui le souffle de l'éternité.

Hermann Hesse, Histoires d'amour (Juin)

 

       À la naissance les bébés ont toujours les yeux bleus, la couleur de l'abysse, de l'insondable, la couleur illimitée des origines. Les bébés sont des êtres venus tout droit de l'origine, ce sont les seuls à pouvoir nous en apprendre sur le sujet. Ce qu'ils pensent du fond de leur solitude sans fin, on ne le saura jamais. Ils nous regardent intensément du fond de leur place originelle, dans leur œil la prunelle bleue prend presque toute la place, dans leur œil il n'y a pas de blanc mais leur pensée, elle, est encore comme blanche. Ils agitent leurs bras et leur pieds, que veulent-ils nous dire? quels objets invisibles attrapent-ils? Si on ne sait pas nommer les choses, alors que sont les choses? (...) Pierre n'a pas grandi comme les autres, il n'a pas parlé. Il est resté muré en lui. Aujourd'hui il est resté tel quel, demeuré dans l'abysse des origines, dans le magma organique du silence qu'il a, terré quelque part au fond de lui. 

Fabienne Jacob, L'Averse

 

      Celui qui a été dans un ghetto, dans un camp ou dans les forêts, connaît physiquement le silence. Durant la guerre on ne débat pas, on n'insiste pas sur les divergences. La guerre est une serre pour l'attention et le mutisme. La faim, la soif, la peur de la mort rendent les mots superflus. À vrai dire, ils sont totalement inutiles. Dans le ghetto et dans le camp, seuls les gens devenus fous parlaient, expliquaient, tentaient de convaincre. Les gens sains d'esprit ne parlaient pas. 

Aharon Appelfeld, Histoire d'une vie

 

      Chloé m'a dit: 
      ―
Vois allez pouvoir reparler, mais pas trop hein? 
      Elle n'avait jamais entendu le son de ma voix, mais elle semblait le connaître et on avait pas eu besoin de lui dire que j'étais bavard. J'allais pouvoir reparler? Le corps n'oublie rien, mais la conscience oublie vite, et il ne m'avait pas fallu huit jours pour perdre jusqu'au souvenir de la parole articulée. Je m'étais fait à mon ardoise, à mes doigts noircis par le feutre, à mon silence, à mon carnet. 

Philippe Lançon, Le lambeau 

 

«Depuis deux semaines, je suis réduit au silence: ordre bienveillant, mais ferme, de la chirurgienne. Il faut protéger les sutures, toujours capricieuses, d'une lèvre qu'elle a refaite. Une anesthésiste facétieuse et amie m'a dit un soir qu'un patient, à force de ne pas respecter la consigne, avait fait exploser la sienne. Bavarder est un péché capital en chirurgie: je crois ici tout ce qu'on me dit, donc je la ferme. Et puis, on se sentirait presque intelligent quand on se tait: le silence imposé est le contraire du bruit imposé (...) Il ne s'agit pas de remplir le vide, mais de s'en abstenir. Le silence s'est installé au cœur des dialogues avec les rares visiteurs et soignants. Je vis avec un carnet et une petite ardoise. Ils parlent, j'écris. Ils parlent assez peu, car écrire c'est lent. À quoi pensent-ils en attendant des réponses qui prennent leur temps (...)? 

Philippe Lançon, Le lambeau

 

Il y a tellement de forces. Tellement de puissances extraordinaires, de beauté, d'idée... Tout cela qui fait qu'il y a le silence et le mutisme, au lieu du bruit et des paroles. Les sons avancent serrés, comme une armée, ils recouvrent le monde selon un plan inconnu. C'est à cause de ces cris ininterrompus qu'il y a le silence. C'est parce qu'il y a ces cris qu'il ne peut pas y avoir de mots, je veux dire de vrais mots. 

JMG Le Clézio, Les géants

 

      Les livres partagent avec les tous petits enfants et les chats le privilège d'être tenus, des heures durant, sur les genoux des adultes. Et de façon extraordinaire, plus encore que les enfants, plus encore que les chats, ils ont le pouvoir de captiver jusqu'au silence le regard de ceux qui les regardent, de pétrifier les membres de leur corps, de subjuguer les traits de leur visage jusqu'à leur donner l'apparence de l'imploration muette, l'apparence d'une bête qui est aux aguets, l'apparence d'une prière incompréhensible et peut-être éperdue.

Pascal Quignard, Le salon du Würtemberg

 

      Tout dans la nature humaine travaille
       en silence. Les choses naissent
       et ne possèdent rien. Elles accomplissent
       leur fonction sans rien réclamer.
       Toutes les choses font leur besogne
       dans l'apaisement. Quand elles ont atteint
       leur plein épanouissement, chacune retourne
       à son origine. Retourner à son origine,
       cela signifie se reposer, remplir sa destinée.
       Le retour est une loi éternelle. Connaître
       cette loi, voilà la sagesse.
              

                                                                     Lao Tseu

 

     Il règne dans les cours et la rue un silence si vaste et sombre que l'on perçoit le murmure des nuages bas qui courent entre les toits en frôlant la cime des cyprès. On entend le robinet de la baignoire qui fuit, et un bruissement ou un léger frottement, presque inaudible, à peine perceptible par le duvet sur la nuque, un chuchotement venu de l'interstice obscur entre l'armoire et la cloison. 

Amos Oz, Une histoire d'amour et de ténèbres

 

Le silence parfois s'emplit de rumeurs, d'attente sans réponse. Mais nos appels, même jaillis de nous, ne tendent-ils pas d'autres pièges? Il en faudrait si peu pour effacer, parmi tous ces noms qui nous hantent, le seul qui nous fait croire encore à notre éternité.

Pierre Gabriel, La vie en cage

 

    Les paroles que nous prononçons n'ont de sens que grâce au silence où elles baignent.

Maurice Maeterlinck, Le trésor des humbles

 

       Ce verbiage incessant, tel du chiendent, étouffe toute réflexion. Des monologues vides de sens, compulsifs, dont le seul but est de faire savoir aux autres qu'on est encore vivant, on a encore quelque chose à signaler. Celui qui parle se demande rarement si ce qu'il dit intéresse quiconque. Sinon il se tairait plus souvent. 

Les flagrants délires d'Hendrick Groen

 

      Ayons une pensée affectueuse pour les silencieux, les discrets: ne sont-ils pas la nuit dans laquelle s'enfoncent nos paroles, le sol constamment fertile, porteur de toutes les impulsions et de tous les efforts créateurs, les seuls habités suffisamment par le silence pour écouter, pleins d'attention et de respect, ne sont-ils pas l'humus sacré, le terreau dans lequel tombent toutes les semences? 

Stefan Zweig, En souvenir d'un Allemand
(dans le recueil "Hommes et destins")

 

      Quelque chose nous appelle, nous interpelle et peut-être nous oblige. Mais est-ce bien la parole? Ce qui nous appelle ne nous requiert peut-être qu'au silence, à son mutisme.

Roger Munier

 

Tourment de vouloir dire alors que tout exige
Tout impose une attente muette devant
Ce qui ne saurait être dit

François-René Daillie, Temps large

   

                  

       C'est la suavitas du silence, la suavitas non pas du tu mais du taisir, la suavitas de l'aboi perdu au loin dans l'horreur. Une cloison dont la matière est la distance dans l'espace. Une souffrance qui n'a plus de cri.

Pascal Quignard, La haine de la musique

 

     Et devrai-je jusqu'à la mort pousser à l'extrême limite du supportable cette polyphonie née dans le silence et la solitude et à quoi, musicien dément, je ne cesse d'ajouter des voix? Ou viendra-t-il un jour où, le paroxysme atteint ou la synthèse rêvée ces voix se tairont l'une après l'autre pour n'en laisser chanter qu'une seule, chant unique, monodie idéale qui retiendrait dans ses intervalles choisis l'harmonie essentielle? A moins qu'il ne me reste rien du tout, que toutes ces voix meurent avant la mienne, que je me retrouve seul pour mourir, seul comme je suis né?

François-René Daillie, Le divertissement  

 

       Le silence qui se fige (...). Le silence n'est pas un état de quiétude, mais une tension, celle d'un tourbillon dans lequel vrillent les sons attirés vers le fond. 

Erri De Luca, Acide, Arc-en-ciel

 

      Silence. Elle a mis les enfants fous au lit. Les crises de nerfs, c'est fatigant, ils ont besoin de se reposer. Je déteste le silence. J'aurais dû apporter une radio. On peut suivre la musique, s'amuser un peu avec elle... Ils me l'auraient volée. Dans le sac ils ne m'ont laissé que mon pyjama. C'est terrible de ne pouvoir écouter que ses pensées, c'est cela la torture du silence.

Valérie Valère, Le pavillon des enfants fous

 

      Il est terrible que le silence puisse être une faute; c'est la plus grande de mes fautes, mais enfin, je l'ai commise. Avant de la commettre envers vous, je l'ai commise envers moi-même. Lorsque le silence s'est établi dans une maison, l'en faire sortir est difficile; plus une chose est importante, plus il semble qu'on veuille la taire. On dirait qu'il s'agit d'une matière congelée, de plus en plus dure et massive: la vie continue sous elle; seulement on ne l'entend pas. Woroïno était plein d'un silence qui paraissait toujours plus grand, et tout silence n'est fait que de paroles qu'on n'a pas dites. C'est peut-être pour cela que je devins un musicien. Il fallait quelqu'un pour exprimer ce silence, lui faire rendre tout ce qu'il contenait de tristesse, pour ainsi dire le faire chanter. Il fallait qu'il ne se servît pas des mots, toujours trop précis pour n'être pas cruels, mais simplement de la musique, car la musique n'est pas indiscrète, et lorsqu'elle se lamente, elle ne dit pas pourquoi.

Marguerite Yourcenar, Alexis ou le vain combat

 

L'homme doit être seul et libre pour laisser naître ce qui est en lui.
Croyez-vous qu'il suffise d'être solitaire pour laisser monter le chant qui vous habite?
Non, il me faut d'abord rejoindre le vide.
Le vide?
Oui, le silence. Pas l'absence de bruit, mais celle de toute pensée. Si vous êtes capable de comprendre cela, vous pouvez imaginer le vertige qui m'étreint lorsque je le retrouve.

Julien Burgonde, Icare et la flûte enchantée

 

       Le désir d'être seul ne m'a pas quitté. Ce qui explique pourquoi l'heure durant laquelle je cours me permet de conserver mon temps de silence, le temps qui m'appartient, à mon sens indispensable pour me maintenir en bonne santé mentale. Quand je cours, je n'ai pas à écouter le premier venu, ni à lui parler. Simplement, je contemple le paysage qui défile, et c'est très bien ainsi. C'est un temps dont je ne peux me passer. 

Haruki Murakami, Autoportrait de l'auteur en coureur de fond

 

      Mes jours et mes nuits n'étaient qu'un long rêve silencieux et sans cesse refoulé, un rêve de terreur, d'angoisse et de crainte. Je me demandais combien de temps je pourrais le supporter.

Richard Wright, Blackboy

 

            C'est pour vous que je dis

       Passants passants tombés pour avoir tant dit
       que la mémoire est morte avant le mot d'amour

       vos silences dans ma voix
       vos silences sont écrits sont signés de mes mots   

       ces mots pour revêtir la mort de lumière

Alex Abouladzé, L'Espace vide

                             

       

 

 

     D'être seul et de se taire, on voit les choses autrement qu'en société; en même temps qu'elles gardent plus de flou elles frappent davantage l'esprit; les pensées en deviennent plus graves, plus singulières et toujours se teintent de mélancolie. Ce que vous voyez, ce que vous percevez, ce dont en société vous vous seriez débarrassé en échangeant un regard, un rire, un jugement, vous occupe plus qu'il ne convient, et par le silence s'approfondit, prend de la signification, devient événement, aventure, émotion.

Thomas Mann, La Mort à Venise

 

       Oiseau-Cham, existe-t-il une écriture informulée de la parole, et des silences, et qui reste vivante, qui bouge en cercle et circule tout le temps, irriguant sans cesse de vie ce qui n'a pas été écrit avant, et qui réinvente le cercle à chaque fois comme le font les spirales qui sont à tout moment dans le futur et dans l'avant, l'une modifiant l'autre, sans cesse, sans perdre une unité difficile à nommer?

Patrick Chamoiseau, Texaco

 

      ... de tous temps, l'homme s'est toujours arrêté pour adorer dans l'émotion de la louange et la légère exaltation devant la promesse renouvelée d'une beauté rare et banale à la fois. Orphée chante pour faire part de cela, qui sans le regard n'aurait pas de réalité; et, sans sa voix, demeurerait muet donc innommé.

Werner Lambersy, Journaux (Eté)

 

      Pourtant, je le sais, les mots sont inutiles. Ils tombent à côté de ce que l'on veut exprimer. Ils trahissent nos pensées, dérapent sous nos idées, nous éloignent de la vie végétale et salée. Ils sont là, barrière vermoulue à laquelle on s'accroche, faute d'un meilleur appui.

Jules Sédor Roy, Ma grand-mère Héloïse

 

       L'éolien part du silence de la communication viscérale, et s'élève jusqu'aux confins de la parole sociale sans jamais les atteindre. C'est un dialogue absolu, parce qu'impossible à faire partager à un tiers, dialogue de silences, non de paroles. Dialogue absolu, formé de paroles lourdes, ne s'adressant qu'à un seul interlocuteur, frère-pareil de celui qui parle. 

Michel Tournier, Les météores

 

      Puis, au bout d'un moment, il en a assez, il détourne son regard, il va s'asseoir plus loin, sur une autre pierre. Mais ça n'a pas d'importance au fond, parce que maintenant Lalla sait que les paroles ne comptent pas réellement. C'est seulement ce qu'on veut dire, tout à fait à l'intérieur, comme un secret, comme une prière, c'est seulement cette parole-là qui compte. Et le Hartani ne parle pas autrement, il sait donner et recevoir cette parole. Il y a tant de choses qui passent par le silence. 

Jean Marie Gustave Le Clézio, Désert

 

      À la nuit tombante, mon oncle Lansana rentrait des champs. Il m'accueillait à sa manière, qui était timide. Il parlait peu. À travailler dans les champs à longueur de journée, on devient facilement silencieux; on remue toutes sortes de pensées, on en fait le tour et interminablement on recommence, car les pensées ne se laissent jamais tout à fait pénétrer; ce mutisme des choses, des raisons profondes des choses, conduit au silence; mais il suffit que ces choses aient été évoquées et leur impénétrabilité reconnue, il en demeure un reflet dans les yeux: le regard de mon oncle Lansana était singulièrement perçant, lorsqu'il se posait; de fait, il se posait peu: il demeurait tout fixé sur ce rêve intérieur poursuivi sans fin dans les champs.

Camara Laye, L'enfant noir

 

      Plutôt ce sentiment qu'on attendait de lui une parole, un geste mais peut-être aussi l'absolu silence et l'immobilité. Comme si le paradis qui tenait pour lui dans cet arpent de terre depuis si longtemps inculte et dans ces quatre murs désertés se trouvait brusquement au bord d'un abîme semblable à celui dont le cauchemar parfois lui en avait donné l'image.

Claude Mettra, Celle qui rêvait sous l'algue

 

    Nos paroles, au bout du compte, ne se résument-elles pas à des faux-fuyants, des conduites d'évitement et de la poudre qu'on lance aux yeux des autres?

Salomé Renoir, La Dame errante

 

      Les gens qui disent rien, souvent ils en savent plus que les autres, alors ils le gardent pour eux. J'appelle ça de la détention d'information, et ça devrait être puni par la loi comme l'avortement autorisé à tort. Parce que, comment voulez-vous qu'il fonctionne l'ascenseur social s'il n'y a pas la transmission! (...) Quand j'entends mon fils parler, j'ai l'impression qu'il s'est pas arrêté au bon étage, notre ascenseur social. Les gens silencieux qui ont de l'instruction devraient commencer à entamer le dialogue, avant qu'on les balance dans l'escalier. Vous, c'est différent, on est dans le secret professionnel. 

Laurent Seksik, La consultation

 

      Seul. Parce qu'il ne dit rien. Ce n'est pas faute de l'avoir provoqué, de lui avoir tendu des pièges et non des moindres, pour le pousser à se déclarer: clamé À bas les flics, à bas les bourgeois, faut vivre ivre! Et le croiriez-vous? Il n'a pas réagi. Pas l'ébauche d'un haussement d'épaules, mutisme profond, pas même un point d'exclamation. Il n'est plus là, ou bien il est d'une patience, d'une intelligence tellement supérieures à la moyenne que c'est une fête de s'adresser à lui, d'ébaucher un monologue à deux, à moins qu'il ne prépare un coup contre moi, le coup de grâce pour que je dégorge tous mes péchés, il faudra du temps, tant il y en a. S'il ne dit rien, chapeau bas. J'admire. J'ai toujours rêvé d'une société où le nombre de mots assignés à chacun dans sa vie serait limité, compteur en main. On rirait bien. Certains deviendraient muets avant même la puberté, d'autres économiseraient les mots, feraient fructifier leurs silences par des placements, des héritages à leurs rejetons bavards, moi je n'ai rien à dire mais eux peut-être, tandis que d'autres parleraient peu mais bien, choisiraient les mots les plus précis, trouveraient moyen de tout dire en un mot comme en cent.

Éric Faye, Je suis le gardien du phare

 

                     dire
                     dire pourtant
                     enfin dire

                    le mot que dit toujours
              tout être qui se tait

                     et se taire              
              impossiblement

                     voilà

                     Alex Abouladzé, L'Espace vide

 

         

                                

                                

 

       Ce ne sont pas les années qui pèsent le plus, mais tout ce qui n'a pas été dit, tout ce que j'ai tu et dissimulé. Je ne savais pas qu'une mémoire remplie de silences et de regards arrêtés pouvait devenir un sac de sable rendant la marche difficile.

Tahar Beb Jelloun, La nuit sacrée

 

       Au fond d'un verre le tremblement des temps
       avait un visage d'homme sans visage
       et sans dire il disait des mots de fou
       des mots de fou de vous de nous des portes
       au large dans la pluie

                                       Alex Abouladzé, L'Espace vide

 

 

       Je ne leur ai jamais rien pleurniché. Je garde tout pour moi... ou alors, des années et des années plus tard, sur le papier, là... parce qu'il faut bien arriver à tout raconter un jour ou l'autre... tout dire... que ça vaut peut-être la peine. Savoir? Tous ces mots qui m'accompagnent, les témoins de ma jeunesse... c'est sans doute une façon un peu ridicule, dérisoire de les faire revivre encore un instant bien fugitif dans un livre... ces quelques pages imprimées en guise de stèles funéraires.

Alphonse Boudard, Mourir d'enfance

 

       Il faudrait cette langue incertaine qui se parle quelquefois dans les rêves, et dont on ne retient au réveil que d'énigmatiques fragments n'ayant plus de sens.

Pierre Loti, Pêcheur d'Islande

 

       Il y avait eu ce matin-là et toute cette journée-là qu'elle avait passée à suivre Chaunes, et dans toute cette matinée et toute cette journée-là Chaunes avait été tel que Wilhelm devait bien savoir qu'il pouvait être par moments, avait-elle raconté, c'est-à-dire proprement odieux, exagérément insupportable, montrant cet insupportable air de hauteur qu'il savait prendre, s'installant dans cet agressif isolement et régnant sous le regard d'autrui avec une suffisance qui outrepassait les limites les plus complaisantes qu'il est possible d'assigner à l'arrogance et au mépris pour qu'ils restent excusables. Dans ces moments-là, que Wilhelm devait bien connaître, Chaunes régnait par le silence, dressait devant autrui bien autre chose que la simple barrière d'un mutisme obstiné: c'était la menace dissimulée par ce silence qui faisait peur, et comme la terrible tension de ce silence paraissait par sa violence même la seule force encore capable de la contenir, il semblait qu'en le rompant, cet insupportable silence, on allait aussitôt la libérer et que rien alors ne pourrait plus l'empêcher de se déchaîner contre vous, en sorte qu'il fallait bien par un réflexe de prudence et par simple souci de sa propre conservation accepter les rigueurs de ce silence au moment même où sa propre violence le rendait le moins acceptable (...)

Jean-Paul Goux, Les jardins de Morgante

 

      La vielle fille, dévorée de jalousie et de curiosité, procédait par intimidation. Pierrette fit comme les gens qui souffrent au delà de leurs forces, elle garda le silence. Ce silence est, pour tous les êtres attaqués, le seul moyen de triompher: il lasse les charges cosaques des envieux, les sauvages escarmouches des ennemis; il donne une victoire écrasante et complète. Quoi de plus complet que le silence? Il est absolu, n'est-ce pas une des manières d'être de l'infini?

Honoré de Balzac, Pierrette 

 

Emprisonnés en nous-mêmes, quand ce n'est pas déchirés ou exilés, nous buvons jusqu'à la lie une solitude sans référence à un au-delà rédempteur ou un en deçà créateur. Nous oscillons entre l'abandon et la réserve, le cri et le silence, la fête et le deuil, sans jamais nous libérer. Notre impossibilité impose à la vie le masque de la mort; notre cri déchire ce masque et monte en longues traînées dans le ciel avant de retomber, déroute et silence. Le mexicain se ferme au monde par les deux chemins de la vie et de la mort.

Octavio Paz, Le labyrinthe de la solitude

 

      Au lendemain du mariage, on découvrit que le beau-père n'avait pas un sou. Outré, le docteur Sartre resta quarante ans sans adresser la parole à sa femme; à table, il s'exprimait par signes, elle finit par l'appeler «mon pensionnaire». Il partageait son lit, pourtant, et, de temps à autre, sans un mot, l'engrossait: elle lui donna deux fils et une fille; ces enfants du silence s'appelaient Jean-Baptiste, Joseph et Hélène. Hélène épousa sur le tard un officier de cavalerie qui devint fou; Joseph fit son service dans les zouaves et se retira de bonne heure chez ses parents. Il n'avait pas de métier: pris entre le mutisme de l'un et les criailleries de l'autre, il devint bègue et passa sa vie à se battre contre les mots. Jean-Baptiste voulu préparer Navale, pour voir la mer.       

Jean Paul Sartre, Les mots

 

      Voilà le véritable pouvoir. La parole silencieuse. Le silence qui dicte les ordres suprêmes. Les armes et les titres font obéir les hommes exerçant sur eux une contrainte. Les livres font obéir les hommes sans s'adresser à eux, sans que les hommes aient conscience qu'un ordre leur a été donné.

Alain Gerber, Le Jade et l'obsidienne

 

      Ils n'eurent pas besoin de parler. Ils se ressemblaient trop. Ils étaient comme le sont parfois deux personnes, qui semblent si bien se connaître ou qui se ressemblent tellement que la faculté, le besoin de communiquer entre eux à l'aide de mots, s'atrophient à force de ne plus être exercés, et que, se comprenant sans avoir recours à l'intermédiaire de l'oreille ou de l'intelligence, elles en arrivent à ne plus comprendre mutuellement les paroles qu'elles prononcent.

William Faulkner, Absalon! Absalon

 

       Je voudrais dire les silences de l'amour, les silences du malheur, les silences de la prière; tout ce qui est transitoire, tout ce qui est déjà fini, qui ne veut rien dire, qui ne sert à rien, et qui est déjà oublié, à moins que tout ne signifie, que tout ne serve, et que rien ne meurt jamais.

Françoise Mallet-Joris, La maison de papier

 

      ... car c'est toujours de l'ordre de l'indicible, douleur si grande qu'elle est réduite au cri, amour muet qu'on ne sait définir, et c'est pour ça justement qu'on se lance dans un livre, car les humains sont ainsi faits qu'ils cherchent toujours à mettre leurs émotions en mots...

Anny Duperey, Les chats de hasard

 

    Plus avancé dans la vie littéraire, il aurait su que, chez les auteurs, le silence et la brusquerie en pareille circonstance trahissent la jalousie que cause une belle oeuvre, de même que leur admiration annonce le plaisir inspiré par une œuvre médiocre qui rassure leur amour-propre.

Honoré de Balzac, Illusions perdues

 

       Elle ne parlait pas; il se taisait, captivé par son silence, comme il l'eut été par ses paroles.

Gustave Flaubert, Madame Bovary

 

    N'en dit pas plus
                     la nostalgie
                     tue ce qu'elle aime
                     une seconde fois
      

Jean-Louis Chauvin, Tout silence est lumière

 

      Lisons cet aveu que fait en passant l'écrivain dans La barque, le soir: «Ai-je jamais dit ce qu'au fond je pensais? Trop difficile. Trop étrange pour pouvoir être fixé par des mots» (Tala eg nokon gong om kva eg kjende i grunnen? Altfor vanskeleg. Altfor rart a kunne plumpast ut med ord).
      Alors? Des symboles, des visions, des éclairs.
      Des silences, surtout. La qualité suprême de cette
œuvre vient précisément de ce qu'elle réussit à rendre audible ce silence où s'élabore et s'exerce notre seule véritable Parole.

Régis Boyer, Revue Plein Chant n°25-26 
sur l'écrivain norvégien Tarjei Vesaas

 

      Ce sera à Clea d'interpréter mon silence selon ses propres nécessités et ses propres désirs, de venir me rejoindre si elle en éprouve le besoin ou non, selon le cas... Tout ne dépend-il pas de l'interprétation que nous donnons du silence qui nous entoure?

Lawrence Durrell, Le Quatuor d'Alexandrie, tome I, Justine

 

      Cependant, Ferdinand Laroche a embouché son clairon. La sonnerie aux Morts, malgré ses notes maladroites, a porté l'émotion à son comble. Les femmes s'essuient les yeux; les hommes reniflent en toussotant; et il n'est pas besoin d'observer longuement la face ruisselante de Quatorze-Dix-Huit pour deviner, mêlées aux gouttes de pluie, de grosses larmes roulant sur sa moustache.
      Et nous restons figés, Françoise et moi, dans un semblable garde-à-vous. Cette minute de silence, dont le symbole s'inscrit si fortement sur toutes ces faces compassées, je souhaiterais qu'elle ne cessât plus. Je me presse contre ma compagne. Son corps est ferme et chaud. Il y a quelque chose d'irréel dans cette cérémonie qui se déroule si loin de nous, dans tous ces gestes convenus, dans cette affliction de commande; de merveilleusement irréel dans l'immobilité qui nous unit et nous retient tous deux hors du monde et du temps, au sein d'un rêve où rien n'arriverait tout à fait comme nous l'avions imaginé...

Pierre Gabriel, L'ormeau

 

      Dans les vallées de la Clidame et de la Tialle on appelait «dernier adieu» un regard.
      Le cercueil était déposé en silence sur le bord de la fosse.
      Le curé communal priait, aspergeait, prononçait la bénédiction en silence.
      En silence les assistants s'avançaient sur le bord de la tombe, y jetaient simplement, longuement, ce regard.
      Ils ne jetaient ni terre, ni fleurs, ni monnaie: seulement ce regard.       
      Bien sûr, dans les vallées adjacentes et voisines, rivales, concurrentes, le prêtre nommait le mort, louait sa vie et chantait. La parenté, les desservants et les amis jetaient sur le cercueil déposé au fond de la fosse le pot d'encens, le crêpe du service, la chandelle d'agonie, les gants et les bâtons de portage, une croix de la Passion. Après qu'ils avaient salué le mort ils quittaient l'enceinte du cimetière; ils retournaient chez le mort, ôtaient du lit la paillasse; s'éloignaient du village; brûlaient la paillasse du mort à un carrefour qui n'appartenait pas au territoire de la commune. Brûler la paillasse du mort à un carrefour c'était lui interdire de rentrer chez lui. Le moyen qu'il retrouvât son lit? C'était l'obliger au Voyage lointain.
      Mais ces craintes n'avaient point cours dans la vallée de la Clidame. Rien de tout cela dans la vallée de la Tialle. Le «regard d'adieu» suffisait à tout. Suffisait au «partir».

Pascal Quignard, Les ombres errantes

 

      Et il l'écoutait, sans plus l'interrompre ou chercher à le faire taire, sans plus tenter de lui intimer l'ordre de se taire, le regardant comme il aurait contemplé son propre reflet comme il se serait regardé en train de prononcer les mots qu'il aurait dû prononcer lui. Puis prenant graduellement cet air buté qu'ont les enfants réprimandés qui savent bien ce qu'il ne faut pas répondre, sur qui la réprimande agit comme un ciment prompt scellant quelque part derrière leurs yeux flous tout ce dont ils sont capables d'entêtement, d'acharnement à ne pas écouter, posés là semble-t-il au centre d'une tourmente qui non seulement ne les atteint plus de l'extérieur mais paraît naître au cœur même de ce bloc inaltérable qu'ils sont devenus, pour les fortifier dans la résistance, chaque seconde un peu plus et les éloignant davantage des péripéties de l'ouragan. 

Pierre Pelot, Elle qui ne sait pas dire je

 

       Du fait de sa profession, Brunetti était devenu un maître dans l'art des silences et il était capable d'en discerner la qualité comme un chef d'orchestre distingue les timbres des diverses cordes. Il y avait les silences absolus, de vraies déclarations de guerre, après lesquels rien ne viendrait en réaction aux questions ou aux menaces. Il y avait les silences attentifs, après lesquels celui qui avait parlé mesurait l'impact de ses propos sur son auditeur. Et il y avait les silences épuisés, qu'il fallait respecter jusqu'à ce que celui qui parlait ait repris contrôle de ses émotions.

Donna Leon, Le cantique des innocents

 

      Souviens-toi: jamais tu n'avais eu l'intention d'écrire quoi que ce soit sur ce village. Il te touchait de trop près. Pour toi, il a toujours été du côté du secret, du repli, non de la parole. Avec ses forêts désertes, ses maisons noires, ses vieux paysans solitaires aux répliques espacées, il constituait pour toi une indispensable réserve de silence obtus. D'une certaine manière, il ne disait rien et n'avait rien à dire, il ne faisait pas sens. Préserver ce silence, cette existence cachée constituait presque la condition pour que la parole, par ailleurs, puisse ne pas sembler complètement injustifiée. 

Pierre Jourde, La première pierre

 

      Il y a le silence du confessionnal pour ceux qui le fréquentent, de la posture de méditation pour ceux qui la pratiquent, et du cercueil pour tous. Gravé dans la pierre à l'entrée d'une vieille église: «Dieu tiendra compte de vos paroles inutiles.»

Marc de Smedt, Éloge du silence

 

      La petite fille trouvait que le temps de l'église était encore plus long que celui de l'école. Mais elle ne détestait pas entrer dans cette grande maison froide. Le bois foncé des bancs, les pierres nues des dalles, dès qu'on poussait la porte, et tout de suite après le silence qui vous tombait dessus et qui vous imposait à son tour le silence. 

Fabienne Jacob, Les séances

 

Les imaginations visuelles de l'oreille tendue portent l'imagination au-delà du silence.

Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos

 

 

 

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