Le Café
Littéraire luxovien / miroirs |
||
Jamais pour un Erich divorcé ou veuf elle ne se serait traînée chez René, pour y passer des heures à des ruminations sereines entre shampooing, teinture, manucure et épilation, et à contempler son reflet dans ces grands miroirs comme il n'y en avait pas dans la Strozzigasse, où seule une glace minuscule était accrochée dans la salle de bains, petite, trop haute, inadaptée à ses exigences. Chez [René] chaque mur était couvert de ces merveilleux miroirs, et il y avait quelques miroirs à trois volets dans lesquels on pouvait se voir sous toutes les faces, et à la fin Gitta apportait encore le miroir à main afin que rien ne lui échappe, chez [René] on prenait d'ailleurs au sérieux tout ce qui était sérieux pour elle, et quand, comme chaque semaine, et souvent avant même qu'une semaine fût écoulée, elle montait au premier étage, émue, impatiente, elle respirait différemment, la fatigue tombait de ses épaules, elle se métamorphosait en un clin d'œil et pénétrait radieuse dans ce temple. Avant même d'aller signaler son arrivée auprès de Mme Yvonne, elle regardait autour d'elle, dans tous les miroirs elle se retrouvait et trouvait son vrai foyer. Avant même de se poster, critique, devant un miroir, elle prenait plaisir à contempler son arrivée dans les miroirs et elle était heureuse de ne plus penser tous ses fardeaux. C'est donc moi, disait une Beatrix à l'autre, celle du miroir, et elle se regardait fixement, saisie (…) Ingeborg
Bachmann, Problèmes, problèmes
Le soir venu, je me dirigeai vers la chambre du Rat pour lui emprunter
d'autres livres, quand mon attention fut attirée au bas de l'escalier
par une grande psyché affreusement sale. Je repris mon torchon et mon
spray pour les vitres, mais j'eus beau frotter, la crasse ne partait
pas. Je ne comprenais pas comment le Rat avait pu laisser cette psyché
dans un tel état. J'allai remplir un seau d'eau chaude, et armé d'une
brosse de nylon, je décapai la graisse qui collait au miroir, avant de
le polir au chiffon sec. Haruki Murakami, La course au mouton sauvage
Les policiers m'ont rendu le médaillon. Je n'ai pas eu besoin de loupe pour reconnaître le portrait. C'était un cadeau de monsieur Degas à ma mère. Il l'avait serti lui-même sous un demi-globe de la taille d'un ongle. «Vous pouvez le monter en bague, ou en broche», avait-il dit, croyant lui faire plaisir. Elle ne l'avait jamais revu après ça. Lui offrir le portrait de sa fille? Quelle idée. Quel manque de goût. Son visage à elle aurait d'un bien plus bel effet. Elle avait traduit ce geste d'affection comme une attaque délibérée. Miroir, mon beau miroir, avait-elle pensé. Degas n'avait-il jamais lu Blanche-Neige? Agnès Desarthe, Ce cœur changeant
De retour dans le hall, elle alla se planter devant le grand miroir
comme pour se mettre dans sa propre peau bizarrement intangible. Jamais
encore elle n'avait connu le luxe d'un si grand nombre de miroirs.
Jamais encore elle n'avait pu se voir en pied et dévêtue. Tout ce dont
elle disposait dans sa chambre de bonne, c'était d'un petit miroir
carré, guère plus grand qu'une des dalles du hall. (...) Un miroir peut-il garder une image? Peut-on s'y regarder et voir quelqu'un d'autre? Peut-on passer de l'autre côté du miroir et être quelqu'un d'autre? Graham Swift, Le dimanche des mères
Elian se rendit au cabinet de toilette contigu. Il alluma et fit face à un homme pâle, transpirant, aux cheveux courts et agglutinés, à la moustache drue accentuant la proéminence de la lèvre supérieure, qui le contemplait dans le miroir. Il lui trouva l'œil un rien injecté, le regard fatigué sous les paupières lourdes, beaucoup de poils gris dans cette moustache en balai. Elian et l'homme dans le miroir sourirent mécaniquement. Pierre Pelot, Ce soir, les souris sont bleues
Chaque visage était déformé, éborgné, tordu, tuméfié, bleui, bosselé, bandé. Pour un jour ou pour toujours, c'était le couloir des gueuses cassées. Les uns finiraient par se ressembler de nouveau; les autres, jamais. Certains des cancéreux allaient mourir, dans un mois, dans un an. Quel que soit l'avenir, dans ce couloir chacun était le miroir de l'autre. Il n'y a que les fous et les vilaines reines pour parler à leur miroir, surtout déformant. Philippe Lançon, Le lambeau
Chaque jour, nous croisons notre reflet dans le miroir et, malgré nos efforts, il est difficile de discerner à l'œil nu ce qui différencie notre visage de celui que nous observions la veille. Encore faut-il tomber sur une vieille photographie pour saisir l'ampleur des changements. Pourtant, le processus de vieillissement est bien à l'œuvre et il n'épargne aucun d'entre nous. Il a creusé des rides sur notre front, il a accentué les marques sous nos yeux, il a posé sur notre visage le masque indélébile du temps. Nous avons changé! Bruno David, À l'aube de la sixième extinction
Sa toilette était achevée. ― Sa physionomie s'était animée et éclaircie pendant le long entretien qu'elle venait d'avoir avec elle-même, et jamais peut-être la main habile de sa camériste n'avait eu un succès plus complet. ― Camille ne put retenir un sourire de satisfaction, et elle donna à sa psyché un de ces longs regards qu'une femme prolonge jusqu'au dernier moment, et qu'elle laisse à son miroir, la tête tournée longtemps encore, en interminable adieu. Nadar, La robe de Déjanire
Quand on y pense se regarder dans un miroir est une chose impossible, être en même temps celui qui regarde et celui qui est regardé, mais qui est soi et qui est l'autre? Fabienne Jacob, Corps
Je m'aperçois que je n'ai encore rien dit de moi. De l'air que j'ai. Je me trouvais le visage de tout le monde et celui de personne. Cela faisait longtemps que j'avais perdu le goût de mon reflet dans les miroirs. Je n'y laissais aucune image. Comme on le veut des fantômes qui se remarquent au blanc que réfléchissent les glaces. Pourtant, j'étais quelqu'un. Autant qu'un autre, je vivais ma vie. Philippe Forest, Crue
La nuit plus encore que le jour l'idée de passer devant un miroir me glaçait le sang. Je ne pouvais m'ôter de l'esprit qu'il contenait mon image alors même que, toutes lumières éteintes, je ne m'y voyais pas. Daniel Pennac, Journal d'un corps
Un jour, j'avais environ seize ans, personne ne se trouvait à la
maison, je me suis planté tout nu en face d'un grand miroir et je me
suis observé sous toutes les coutures. Ensuite, j'ai dressé la liste
de mes faiblesses (du moins, de ce que j'ai considéré comme des
faiblesses). Par exemple (en voici deux, parmi bien d'autres), mes
sourcils étaient trop fournis, la forme de mes ongles détestable, etc.
Si je me souviens bien, ma liste comportait vingt-sept points. Arrivé
à ce total, j'en ai eu assez et j'ai abandonné. Voici ce que j'ai
alors pensé: «Si je découvre autant de parties visibles de
moi-même qui me paraissent pire que chez un individu normal, quand j'en
viendrai à considérer d'autres aspects de moi, par exemple mon
caractère, mes capacités intellectuelles ou physiques, la liste risque
d'être interminable. (...) Haruki Murakami, Autoportrait de l'auteur en coureur de fond
― Je déteste le petit miroir de l'escalier, dit Jinny. Il ne reflète que nos têtes; il nous décapite. Virginia Woolf, Les Vagues
Je
l'ai fait! Je l'ai fait! J'ai fait tomber le drap de mon armoire et je
me suis regardé dans la glace. J'ai décidé que c'était fini. J'ai
fait tomber le drap, j'ai serré les poings, j'ai respiré un bon coup,
j'ai ouvert les yeux et je me suis regardé!
JE ME SUIS
REGARDÉ !
C'était comme si je me voyais pour la première fois. Je suis resté
très longtemps devant le miroir. Ce n'était pas vraiment moi à
l'intérieur. C'était mon corps mais ce n'était pas moi. Ce n'était
pas même un camarade. Je me répétais: Tu es moi? C'est toi, moi? Moi,
c'est toi? C'est nous? Je ne suis pas fou, je sais très bien que je
jouais avec l'impression que ce n'était pas moi, mais un garçon
quelconque abandonné au fond du miroir. Je me demandais depuis combien
de temps il était là. (...) Daniel Pennac, Journal d'un corps
(...) physiquement elle n'avait pas changé du tout, c'était effrayant, elle avait dépassé trente-cinq ans maintenant et elle avait toujours l'allure d'une gamine de dix-neuf. J'avais moi-même changé, physiquement, j'étais conscient que j'avais subi un ou plusieurs coups de vieux, je le savais pour me croiser de temps à autre dans la glace sans réelle satisfaction, sans réel déplaisir non plus, à peu près comme on croise un voisin de palier pas très gênant. Michel Houellebecq, Sérotonine
Devant les miroirs, elle ne se retrouve jamais. Elle a toujours détesté les miroirs. Quand elle est devant des miroirs, elle ne se voit jamais elle-même. Elle ne voit que de grands yeux, une peau lisse, des cheveux attachés sur la nuque, des lèvres pleines et quelques grains de beauté. Qui est-ce? pense-t-elle. Markus Orths, Femme de chambre
«Tu
sais, à notre premier rendez-vous, tu m'avais donné le croquis que tu
avais fait de mon visage (...) De temps en temps, je le ressors, je le
regarde. Il est vraiment très bien dessiné. J'ai l'impression de
regarder mon vrai moi. Haruki
Murakami, Le meurtre du Commandeur
En voyant Étienne s'admirer dans un miroir, je m'avise que je ne me suis jamais vraiment regardé, moi, dans une glace. Jamais un de ces coups d'œil innocemment narcissiques, jamais une de ces saisies coquines qui vous font jouir de votre image. J'ai toujours réduit les miroirs à leurs fonctions. Fonction d'inventaire quand adolescent j'y vérifiais la croissance de les muscles, fonction vestimentaire quand il faut accorder cravate, veste et chemise, fonction de vigilance quand je me rase le matin. Mais la vision d'ensemble ne me retiens pas. Je n'entre pas dans le miroir. (Peur de ne pas en ressortir?). Étienne, lui, se regarde pour de bon; comme tout un chacun il plonge en son image. Moi non. Les éléments de mon corps me constituent sans me caractériser. Bref, je ne me suis jamais vraiment regardé dans une glace. Ce n'est pas vertu, c'est distance plutôt, cette irréductible distance que ce journal cherche à combler. Quelque chose en mon image me demeure étranger. Au point qu'il m'arrive de sursauter quand j'en fais la rencontre inattendue, dans une vitrine de magasin. Daniel Pennac, Journal d'un corps
Verra se vit dans le miroir de l'entrée (...). Le miroir était vieux et en mauvais état, et elle trouva qu'elle avait une certaine ressemblance avec le verre piqueté de taches sombres. Camilla Läckberg, La princesse des glaces
Si l'on n'avait pas appris l'art cruel de faire des miroirs, et que les
femmes dussent passer leur vie au bord des rivières, chacun de nous ne
verrait vieillir que les autres... (...) Octave Mirbeau, L'abbé Jules
Elle finit, dans cet appartement désert, à force de démarches incertaines et indifférentes, par trouver un miroir et par s'y regarder. Il fallait, évidemment, qu'elle se remît du fond de teint, du noir aux cils, du rouge aux lèvres et qu'elle ranimât ainsi, d'une manière factice, la seule vérité qu'elle sentait en elle et qui était son squelette. Françoise Sagan, Des bleus à l'âme
Je
me suis vue dans le miroir. Ce n'était pas glorieux. J'ai ouvert grands
les yeux. Je connais tous les détails de mon visage, parfois je cherche
les liens avec ce que je suis dedans. J'ai approché encore, les cils au
ras du reflet. J'ai cherché mon âme. Mon âme, ou quelque chose qui
devrait être là, quelque part. Claudie Gallay, Une part de ciel
―
En un miroir, obscurément», dit Fred. Un miroir assombri. Une
caméra obscure. Et par miroir, saint Paul n'entendait pas un objet de
verre étamé ―
ça n'existait pas, à son époque ―
mais une surface métallique polie, celle d'un plateau par exemple, dans
laquelle il pouvait contempler son reflet. (...) Pas un télescope ou un
dispositif à lentille, qui ne créent aucune inversion, mais simplement
l'image inverse de son visage aperçue dans un miroir ―
étirée à travers l'infini, comme ils disent. Pas à travers un
miroir, mais réfléchie par un miroir. Et ce reflet qui te
revient: c'est toi, c'est ton visage et pourtant ça ne l'est pas. Ils
n'avaient pas de caméras en ce temps-là, et personne ne pouvait se
voir autrement qu'à l'envers. Philip K. Dick, Substance Mort
Il ne se borne pas toujours au reflet matériel d'un visage, d'une silhouette, d'un milieu; ce reflet accompagne ou évoque souvent les vicissitudes des vies les plus humbles ou terre à terre, des existences les plus remarquables, des hommes d'affaires, honnêtes ou louches, des ménagères et des poètes. Le miroir, rayonnant ou terni, reflète les lumières et les souffrances, le soleil et les ténèbres de la vie humaine; il la déforme, tantôt; tantôt il la volatilise, presque; il est souvent le témoin d'une introspection des humains, il est, parfois, une espèce de rétroviseur, réunissant un passé révolu à un avenir possible ou incertain, horripilant ou convoité. Suzanne Gugenheim, Le rôle du miroir dans la littérature française du XXème siècle
Elle regagne le vestiaire, range sa blouse sur le portemanteau, change de chaussures et se regarde dans la glace. Elle a le teint épuisé des travailleurs au noir. Des mèches grasses lui tombent sur le visage. Enfant, il lui arrivait de se regarder dans un miroir, exactement au fond des yeux et, au bout d'un moment, elle ressentait une sorte de vertige hypnotique qui l'obligeait à se retenir au lavabo pour ne pas perdre l'équilibre. C'était un peu comme une plongée dans la part d'inconnu qui sommeille en nous. Pierre Lemaitre, Robe de mariée
La première chose dont il put se souvenir distinctement fut son visage dans la fontaine; quelqu'un comme lui était enfin venu s'amuser avec lui. Et indéfiniment, tournant autour du bassin, il suivait l'autre petit garçon. «Anthony» dit un jour une des vieilles religieuses qui s'était arrêtée en souriant pour le regarder. Et c'est ainsi que l'enfant de la fontaine devint Anthony, son meilleur et pendant quelque temps son seul ami. Hervey Allen, Anthony Adverse
L'amitié est indispensable à l'homme pour le bon fonctionnement de sa mémoire. Se souvenir de son passé, le porter toujours avec soi, c'est peut-être la condition nécessaire pour conserver, comme on dit, l'intégrité de son moi. Afin que le moi ne rétrécisse pas, afin qu'il garde son volume, il faut arroser les souvenirs comme des fleurs en pot et cet arrosage exige un contact régulier avec des témoins du passé, c'est-à-dire avec des amis. Ils sont notre miroir; notre mémoire; on n'exige rien d'eux, si ce n'est qu'ils astiquent de temps en temps ce miroir pour que l'on puisse s'y regarder. Milan Kundera, L'identité
À la fin de sa vie, ma mère donnait des miettes aux fleurs. Les plantes ont crevé les unes après les autres, pas à cause des miettes mais par défaut d'eau, alors elle a parlé au reflet d'elle qu'elle voyait dans son miroir. Les gens qui vivent seuls finissent un jour ou l'autre par faire des choses comme celles-là. Claudie Gallay, Une part de ciel
Ce n'est pas un simple désir de mythologie, c'est une véritable prescience du rôle psychologique des expériences naturelles qui a déterminé la psychanalyse à marquer du signe de Narcisse l'amour de l'homme pour sa propre image, pour ce visage tel qu'il se reflète dans une eau tranquille. En effet, le visage humain est avant tout l'instrument qui sert à séduire. En se mirant, l'homme prépare, aiguise, fourbit ce visage, ce regard, tous les outils de séduction. Gaston Bachelard, L'eau et les rêves
L'opinion des autres (...) c'est une sorte d'écume aussi vaine que celle qui s'amuse avec les rochers et ce n'est pas cela qui vous use. Ce qui vous use, c'est la vague: et la vague, c'est le reflet de soi-même milles fois affronté abruptement dans quelque glace, et ce reflet est mille fois plus pur, mille fois plus dur que celui qui traîne, trop souvent attendri, dans le regard de ces fameux autres. Françoise Sagan, Des bleus à l'âme
Elle [Sarah] avait la passion des miroirs. Elle savait les dénicher
dans des dépôts hétéroclites des marchands syriens, et les disposait
un peu partout dans la maison. Elle agrémentait ses journées de la
présence de ces miroirs où elle était la seule à surprendre
certaines choses(...) Patrick Chamoiseau, Biblique des derniers gestes
En tourniquant devant la glace de l'armoire à quatorze ans il ne manquait que le regard de l'autre, pour moi-même j'étais déjà apparence. Au cours de rédac en quatrième, Marie-Thérèse se contemplait dans le miroir sombre de la fenêtre ouverte, d'imperceptibles mouvements l'agitaient, elle dressait le menton, penchait la tête, bombait les seins et tirait sur son médaillon en même temps pour les faire jaillir. Toutes les filles qui n'en avaient jamais assez de se voir, n'importe où, dans les vitrines, entre les paires de chaussures, les robes des mannequins, celles qui avaient toujours le miroir dan la poche, avec le peigne. Le coup de peigne, prétexte à se vérifier le visage tout en se caressant mollement les tifs. Toilettes-dames, chacune devant sa glace, à se modifier la bouche, les yeux, gestes obscènes. Moi aussi je m'hypnotisais sur mon reflet. Annie Ernaux, La femme gelée
Entrée en fredonnant l'air de Mozart, elle s'approcha de la psyché,
baisa sur la glace l'image de ses lèvres, s'y contempla. Après un
soupir, elle alla s'étendre sur le lit, ouvrit le livre de Bergson, le
feuilleta tout en dégustant des fondants au chocolat. Après quoi elle
se leva et se dirigea vers la salle de bain attenante à la chambre. Albert Cohen, Belle du Seigneur
Il montait lentement les marches, le cœur battant, l'esprit anxieux,
harcelé surtout par la crainte d'être ridicule; et, soudain, il
aperçut en face de lui un monsieur en grande toilette qui le regardait.
Ils se trouvaient si près l'un de l'autre que Duroy fit un mouvement en
arrière, puis il demeura stupéfait: c'était lui-même, reflété par
une haute glace en pied qui formait sur le palier du premier une longue
perspective de galerie. Un élan de joie le fit tressaillir, tant il se
jugea mieux qu'il n'aurait cru. Guy de Maupassant, Bel Ami
Quelques années plus tard, le Roi se remarie. La nouvelle Reine est
très belle, mais son cœur est dur et cruel. Elle est jalouse de toutes
les jolies femmes du royaume et en particulier de la petite princesse. Grimm, Blanche-Neige et les sept nains
La petite fille avant cette expérience du miroir était un petit chien,
de ceux qui passent devant le miroir sans se voir, indifférents à leur
reflet (...). Fabienne Jacob, Mon âge
Mon reflet dans la glace. Satisfaisant. Mais à vingt-deux ans, derrière le visage réel, déjà la menace d'un autre, imaginaire, terrible, peau fanée, traits durcis. Vieille égale moche égale solitude. Annie Ernaux, La femme gelée
Au moment où elle posa sa broche sur la table, elle eut un spasme
soudain comme si, pendant qu'elle songeait, les griffes glacées en
avaient profité pour se planter en elle. Elle n'était pas encore
vieille. Elle venait tout juste d'attaquer sa cinquante-deuxième
année. Des mois et des mois en étaient encore intacts. Juin, juillet,
août! Chacun restait presque entier et, comme pour en recueillir la
dernière goutte, Clarissa (allant vers la coiffeuse) plongea au cœur
même de l'instant, l'immobilisa là ―
cet instant matinal de juin contre lequel s'arc-boutaient tous les
autres matins, elle regarda la glace, la coiffeuse et tous les flacons
d'un œil neuf, se rassemblant tout entière en un seul point (en
regardant le miroir), et vit le rose et délicat visage de la femme qui
ce soir donnait une réception; le visage de Clarissa Dalloway; elle se
vit elle-même. Virginia Woolf, Mrs Dalloway
Et ce dont je suis sûre c'est que, si j'étais Dieu, de ce chaos bouillonnant que nous appelons progrès, j'inventerais quelque chose (une machine peut-être) qui ornerait les miroirs, ces futurs autels, de toutes les jeunes filles sans grâce qui vivent de quelque chose comme ceci ―ce qui est si peu puisque nous désirons si peu―: ce visage photographié. Il n'y aurait même pas besoin d'un crâne derrière; presque anonyme, il n'y aurait besoin que de la vague supposition de chair et de sang vivants désirés par une autre, ne fût-ce que dans quelqu'obscur royaume d'illusion. William Faulkner, Absalon! Absalon
―
Elle s'appelait Doris, dit-il en me tendant le cliché (...). Patricia Cornwell, Et il ne restera que poussière
Un regard non sans douceur tenait dans sa souriante clarté ce que Danthès inventait peut-être dans une fixité de marbre où étaient saisies les eaux du lac et lui-même, et le lac n'était peut-être qu'un autre regard. Les miroirs s'entre-dévoraient, et dans ces puits le mannequin en habit de cour sombrait sans fin et demeurait pourtant à la surface. Des visages apparaissaient, qui se prêtaient à toutes les volontés, pour peu qu'elles fussent soucieuses d'art, et les événements qui avaient déjà eu lieu se plaisaient à se répéter, pour peu qu'ils eussent été goûtés, ou à se défaire et à se reproduire autrement et ailleurs, s'ils avaient déplu, dans un cadre plus propice, avec ici ou là une touche nouvelle, dans une mouvance constante et créatrice d'elle-même, se pliant ainsi avec courtoisie et compréhension à tout ce qui, dans l'imagination, ne pouvait se contenter d'être une fois pour toutes. Romain Gary, Europa
...il y a même eu beaucoup de gens qui se sont noyés dans un miroir... Ramon Gòmez de la Serna, Gustave l'incongru
Jorge Luis Borges, Les miroirs
Les miroirs sont cruels, ils brillent de joie, ils sont tout luisants de plaisir chaque fois que quelqu'un se perd. Ils ont le regard fixe au loin, le regard sans passion des serpents. Mais c'est pour mieux tromper. La vérité, c'est que les miroirs voient tout, même les plus petites choses. Ils examinent votre peau, vos cheveux, vos poils et vos ongles avec leur loupe, ils perçoivent les plus rapides frissons, les plus infimes douleurs, ils entendent les moindres murmures, ils sentent le plus léger trouble qui traverse l'eau de vos yeux. Les miroirs sont vos yeux mêmes, vos yeux. Quand ils sont là, ils vous prennent par la tresse de votre regard et ils vous font aller de l'autre côté de la barrière de vos pupilles, à l'intérieur des terribles machines à voir. D'où viennent-ils? Qui a conçu les miroirs des cellules? Qui a inventé vos yeux? JMG Le Clézio, Les géants
Belle comme un modèle de Leonardo avait coutume de dire César quand le miroir encadrait son visage de reflets d'or, ma piu bella. Et si l'on pouvait croire César plus connaisseur en éphèbes qu'en madonnas, Julia n'en savait pas moins que cette affirmation était rigoureusement exacte. Elle aimait d'ailleurs se regarder dans ce miroir au cadre doré, car il lui donnait l'impression de se trouver de l'autre côté d'une porte magique qui, au-delà du temps et de l'espace, lui renvoyait l'image de son visage en lui donnant le teint velouté d'une beauté de la Renaissance italienne. Arturo Pérez Reverte, Le tableau du maître flamand
«Allons, Kitty, si tu veux bien m'écouter, au lieu de bavarder sans arrêt, je
vais te dire tout ce que je pense de la Maison du Miroir. D'abord, il y
a la pièce que tu peux voir dans le Miroir... Elle est exactement
pareille à notre salon, mais les choses sont en sens inverse. Je peux
la voir tout entière quand je grimpe sur une chaise... tout entière,
sauf la partie qui est juste derrière la cheminée. Oh ! je meurs
d'envie de la voir ! Je voudrais tant savoir s'ils font du feu en hiver
vois-tu, on n'est jamais fixé à ce sujet, sauf quand notre feu se met
à fumer, car, alors, la fumée monte aussi dans cette pièce-là...;
mais peut-être qu'ils font semblant, pour qu'on s'imagine qu'ils
allument du feu... Tiens, tu vois, les livres ressemblent pas mal à nos
livres, mais les mots sont à l'envers ; je le sais bien parce que j'ai
tenu une fois un de nos livres devant le miroir, et, quand on fait ça,
ils tiennent aussi un livre dans l'autre pièce. Lewis Carroll, À travers le miroir (traduction de Jacques Papy)
Mais la semaine d'après Lorenza a mal aux oreilles et, roulée en boule dans le grand lit, elle regarde la glace biseautée de l'armoire où un rayon de soleil se décompose dans les couleurs de l'arc-en-ciel. Une lumière fraîche de printemps pénètre par la fenêtre entrebâillée (...) et quand un souffle de vent fait bouger le rideau, il y a dans la glace comme une fulgurance de diamants. Rosetta Loy, Un chocolat chez Hanselmann
C'est à ce moment que le récit pourrait rappeler que les vertus des miroirs dont dissertent les anciens livres comprennent aussi la capacité de montrer les choses lointaines et occultes. Dans leurs descriptions du port d'Alexandrie les géographes arabes du Moyen Âge rappellent la colonne qui s'élevait sur l'île du Phare, surmontée par un miroir d'acier où l'on pouvait voir les navires avancer à une distance immense au large de Chypre et de Constantinople et de toutes les terres des Romains. En concentrant les rayons, les miroirs incurvés peuvent capter une image du tout. Italo Calvino, Si une nuit d'hiver un voyageur
Tout comme celui qui se regarde dans un miroir VIIe Dalaï-Lama, Kelzang Gyatso, cité par Matthieu Ricard dans Chemins spirituels, Petite anthologie des plus beaux textes tibétains
―
Et qu'a-t-il de plus vénitien que les autres? Michel Tournier, Les météores
Elle se regarda dans le miroir vénitien, à peine une ombre parmi les ombres, la tache légèrement plus pâle de son visage, un profil qui s'estompait, de grands yeux sombres. Alice qui se penchait de l'autre côté du miroir. Elle se regarda dans le Van Huys, dans le miroir peint qui reflétait un autre miroir, le vénitien, reflet d'un reflet. Elle sentit alors le même vertige s'emparer d'elle et se dit qu'à cette heure de la nuit les miroirs, les tableaux et les échiquiers jouent de vilains tours à l'imagination. Arturo Pérez Reverte, Le tableau du maître flamand
(...) Comme de s'approcher d'un miroir. Emmanuel
Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts
Je lui parle d'un labyrinthe de miroirs à Naples au temps de mon enfance. On y entrait en achetant un billet, le but était d'en sortir, un jeu semblable à celui de l'alpinisme. Il valait mieux avancer les mains en avant pour ne pas se cogner la tête. C'était bien éclairé, mais on était stupéfait de se trouver entouré par soi-même. Je pouvais même me voir de dos sans me reconnaître. Je savais que c'était bien moi, mais aussi un étranger. Étourdi par trop de moi-même, je me tapais la tête contre les vitres. Je montre à Irène les gestes que je faisais, une main sur le front ou sur le nez, après m'être cogné. Erri de Luca, Histoire d'Irène
Spéculer, réfléchir: chaque activité de la pensée me renvoie aux
miroirs. Selon Plotin l'âme est un miroir qui crée les choses
matérielles en réfléchissant les idées de la raison supérieure.
Est-ce pour cela que j'ai besoin de miroirs pour penser? Je ne sais pas
me concentrer sans la présence d'images réfléchies, comme si mon âme
avait besoin d'un modèle à imiter chaque fois qu'elle veut mettre en
acte sa vertu spéculative. (Le mot assume ici toutes les
significations: je suis à la fois un homme qui pense et un homme
d'affaire, doublé d'un collectionneur d'appareils optiques.) Italo Calvino, Si une nuit d'hiver un voyageur
Doigt tendu, il avait ensuite tiré un trait rapide sur la vitre
embuée, non sans voir apparaître et flotter devant lui un œil
féminin. De surprise, il avait failli lâcher un cri. Mais ce n'était
qu'un rêve dans son rêve, et en se reprenant, le voyageur constata que
c'était, réfléchie dans la glace, l'image de la jeune personne assise
de l'autre côté. L'obscurité s'était faite dehors; la lumière avait
été donnée dans le train; et les glaces des fenêtres jouaient
l'effet de miroirs. La buée qui masquait la glace l'avait empêché,
jusque-là, de jouir du phénomène qui s'était révélé avec le trait
qu'il avait tiré. (...) Yasunari Kawabata, Pays de neige
La grande flaque devant le bungalow avait gelé, elle emprisonnait tout un
morceau de ciel et les branches de l'arbre et la balançoire. Claudie Gallay, Une part de ciel
Le paysage profond qui s'étendait en dessous de lui était encore prisonnier des brumes. Au-dessus du lac de Zurich, qu'il voyait d'ordinaire depuis sa petite maison en hauteur comme un miroir ciselé dans lequel chaque nuage du ciel gravait le reflet blanc de son glissement hâtif, se balançait une épaisse écume laiteuse. Stefan Zweig, La contrainte
Maintenant la mémoire est un grand lac de ciel. Je n'y prendrai jamais deux
fois le même mirage. Et pourtant ce sera la même. Et pourtant il échappe au
temps. Et si je meurs il meurt aussi. Nous sommes des miroirs où s'accumulent
des reflets un peu plus durables, un peu moins mouvants que les nuages qui
glissent sur le tain du ciel. Jusqu'au moment où ces miroirs se brisent. François-René Daillie, Le divertissement
Mais il n'eut pas plutôt soulevé la glace à hauteur de son visage que celle-ci s'obscurcit et devint tout à fait mate comme si elle venait de perdre tout son tain. Victor-Flandrin la reposa sur la table. Jusqu'à sa mort il ne devait plus jamais pouvoir contempler son visage et il lui fallut désormais vivre en miroir du seul regard des autres. Sylvie Germain, Le livre des nuits
Pour Toru, le bonheur consistait à diriger ses yeux à de pareilles
distances. Pour lui, il ne pouvait plus complètement se dépouiller de son
Moi qu'à voir ainsi. Seuls les yeux procuraient l'oubli ―
hormis l'image du miroir. Yukio Mishima, L'ange en décomposition
Lorsque Gregor H. se regardait dans un miroir ― et notamment avant de se rendre chez Maria pour prendre le thé avec elle ―, il lui était bien difficile de retrouver le visage qu'il s'était connu et qui lui était familier avant sa traversée de l'Europe par les forêts: car soit il s'observait sans ses lunettes, et alors il lui semblait reconnaître certains traits de celui qu'il avait été, mais trop flous pour pouvoir en juger et pour que sa perception ne reste pas une projection subjective; soit il portait ses lunettes, et alors le visage qui lui apparaissait dans la glace était parfaitement net et précis, mais c'était celui d'un autre homme, même si certaines ressemblances finissaient par le convaincre qu'il s'agissait encore de lui. Alain Fleischer, La traversée de l'Europe par les forêts
Il semble qu'aux origines, le miroir corresponde à la recherche concrète de ce double de nous-mêmes, de cet autre qui serait en quelque sorte l'âme, pour utiliser un vocabulaire qui nous est familier, de cet esprit qui agit en nous et qui se prolonge au-delà de notre condition terrestre; et par conséquent le premier acte du miroir, l'acte fondateur de la glace, ce serait un moyen de concilier le temps terrestre et ce temps céleste qui s'appelle l'éternité. Claude
Mettra, Au delà des portes du rêve
Cet univers du temps musulman remontait à Othello et au-delà ― Cafés où retentissaient tout au long du jour les roulades des oiseaux des cages garnies de miroirs pour leur donner l'illusion de la compagnie. Chants d'amour que les oiseaux dédiaient à des compagnons imaginaires ― et qui n'étaient que des reflets d'eux-mêmes. Déchirantes mélodies qui étaient l'illustration de l'amour humain! Dominique Barbéris, La ville
Les extrémités étaient glacées. Seule, la poitrine conservait un reste de chaleur. Les yeux, toujours démesurément ouverts, étaient dilatés et sans regard. Jocelyn posa sa main sur le cœur. Le cœur ne battait plus. Il approcha un miroir des lèvres blêmes du marquis; la glace demeura brillante; aucun souffle ne la ternit. Ernest Capendu, Marcof-le-Malouin
Hormis la mort et la putréfaction, qu'il savait inéluctables, il ne redoutait rien tant que l'oisiveté. Jour après jour, il noircissait cahier sur cahier, ne se relisait jamais. Il espérait en l'immortalité acquise par les livres. Un livre, disait-il, est le seul moyen pour autrui de saisir un être dans sa vérité immédiate. En cela il est hors du temps, seul tributaire des instants : instant de l'écriture, et par-delà les années, les siècles, son miroir : instant de la lecture. Il disait aussi : L'homme est l'ombre d'un songe, et son œuvre est son ombre. Christian Garcin, Étienne Dolet dans "Vidas"
La racine est l'arbre mystérieux, elle est l'arbre souterrain, l'arbre renversé. Pour elle, la terre la plus sombre ― comme l'étang, sans l'étang ― est aussi un miroir, un étrange miroir opaque qui double toute réalité aérienne par une image sous terre. Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos
Il m'arrive de m'apercevoir ailleurs que dans un morceau d'aluminium, au coin d'une rue, par exemple, ou dans un bar, c'est moi et c'est un étranger. Je suis assis à une table, à une certaine distance, là maintenant je regarde ce type à cette table plus loin: je crois me voir. Je me suis reconnu à un je-ne-sais-quoi, pas une véritable ressemblance physique, mais un détail, un geste, une expression, ma myopie arrange bien les choses, une manière, le même esprit qui passe et nous habite un instant lui et moi. Je vis dans les apparences et les surfaces. C'est juste une image, peut-être fausse, que je me fais de moi-même, moi qui ne me regarde qu'à peine et furtivement dans les miroirs, évite toute photo, et ignore le socratique «Connais-toi toi-même». Jean-Jacques Schuhl, Les apparitions
L'homme ne voit plus maintenant les plats faubourgs mais le jardin aimé qui se dédouble méticuleusement et sa pensée, comme si l'abandon de son corps appuyé au dossier lui permettait d'y circuler en liberté, de développer de lentes hypothèses, lui propose un immense miroir qui coupe en deux l'allée principale. Il accepte cette image de façon intermittente, perdu par moments dans sa rêverie, par moments s'en détachant et, entre l'adhésion et le doute, il se dit ― bien qu'il pressente qu'il redécouvre là un lieu commun de la métaphysique ― que le miroir est le principe de la connaissance, car seule la répétition d'un objet nous permet de le voir et nous donne la certitude de son existence, que la fascination exercée par la symétrie provient de cette répétition qu'elle comporte, et que connaître c'est reconnaître, mais le train pénètre sous un tunnel et la nuit soudaine anéantit ses élucubrations, son corps revient à lui et la théorie à peine ébauchée se dissout. Hector Bianciotti, Le traité des saisons
C'est les miroirs qui ont raison: ils ne reflètent que le présent. Et encore, quand il y a de la lumière. Franz Bartelt, Hôtel du Grand Cerf
|
||
Retour
à la liste
/ Aller à la bibliographie |