Le Café Littéraire luxovien/ 

...maladies & médecine...

 

 

       On ne peut plus dire, ni à soi-même ni aux autres, de nos jours: « Tu mènes une vie déplorable, corrige-toi.» Non! Quand on mène une mauvaise vie, c'est la faute d'une maladie nerveuse ou de quelque chose d'analogue. Alors on va consulter les docteurs; ils vous prescrivent des remèdes que le pharmacien fournit. On devient plus malade, vite au docteur, au pharmacien! Charmante invention en vérité!

Léon Tolstoï, La sonate à Kreutzer

 

       C'est ça le bon côté d'être malade: on se sent aimé (par quelques-uns!...)
       Par contre, vous recevez de nombreuses visites locales: le cardiologue (longues discussions sur Montaigne), le chirurgien (il vous apporte un livre qu'il a écrit sur la médecine du cœur et vous le dédicace affectueusement. Vous en faites autant de votre côté avec votre dernier bouquin Chéri, tu m'écoutes? Alors répète ce que je viens de dire). Votre cher anesthésiste passe vous raconter une phrase drôle tous les matins:
      
― «La morphine a été inventée pour que les médecins dorment tranquilles» (Sacha Guitry).
      
«La grippe, ça dure une semaine si on la soigne, et huit jours si on ne fait rien» (Raymond Devos).
      
― «Une femme met au moins quarante-cinq ans pour arriver à la trentaine» (Oscar wilde).
      
― «Que voulez-vous donc faire, Monsieur, de quatre médecins? N'est-ce pas assez d'un pour tuer une personne?» ((Molière).
       ― «Médecine: s'en moquer quand on se porte bien. Gaieté vaut mieux que médecine» (Voltaire).
       Vous vous apercevrez plus tard que toutes ces petites phrases drolatiques, votre cher anesthésiste les pique dans Le Petit Dictionnaire de l'humour médical (Jacques Frexinos, le Cherche-Midi éditeur) mais, pour l'instant, ça vous met de bonne humeur.

Nicole de Buron, Docteur, puis-je vous voir avant six mois?

 

       Les malades, on les nomme des «patients». Ce terme vient du latin d'où dérive aussi le mot «passion» qui signifie «souffrance». Mais il est difficile de ne pas l'entendre aussi dans le sens moderne qu'a pris cet adjectif. Car c'est d'abord d'une surhumaine «patience» que le malade doit faire preuve dès lors qu'il prend place dans l'univers parallèle de l'hôpital. Livré à la douleur, le malade se voit, du même geste, retiré du temps. Les attentes, les délais, les retards, les changements de programme (l'ambulance qui ne vient pas, l'infirmière qu'on sonne ne vain, la visite du matin qui semble lambiner dans le couloir ou la chambre du voisin, l'examen radiologique repoussé à une date ultérieure) l'exaspèrent jusqu'au moment où il se résout à la perception nouvelle de la durée que lui impose la routine hospitalière.
       La maladie est ainsi une expérience du temps. Paradoxalement, celui-ci s'accélère (avec le rétrécissement redouté de l'espérance de vie) et se ralentit (car l'incertitude même portant sur ce qu'il en reste interdit de le mesurer, de le compter et l'immobilise enfin).

Philippe Forest, Tous les enfants sauf un

 

       Il voudrait un miracle et il n'y a rien que des incertitudes. Le regard à la fois suppliant et inquisiteur d'Anne, si profondément planté dans le sien, ne cesse de le hanter. Tout à l'heure, après avoir compris qu'il n'y avait plus d'espoir, elle a réclamé un calendrier, et il n'a pas su quoi répondre. Mais que répondre? Cette maladie, qui avance masquée, est une énigme, un hiéroglyphe indéchiffrable. Et voici qu'elle réclame des proies fraîches. 

Jérôme Garcin, Le dernier hiver du Cid (sur l'acteur Gérard Philipe)

 

C'est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls mais enchaînés à un être différent, dont des abîmes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il est impossible de nous faire comprendre: notre corps. Quelque brigand que nous rencontrions sur la route, peut-être pourrons nous arriver à le rendre sensible à son intérêt personnel sinon à notre malheur. Mais demander pitié à notre corps, c'est discourir devant une pieuvre, pour qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que le bruit de l'eau, et avec laquelle nous serions épouvantés d'être condamnés à vivre. 

Marcel Proust, Le côté de Guermantes 

 

      Personnellement, je ne vois pas ce passage [de Marcel Proust ci-dessus] comme l'expression d'une thèse philosophique (un dualisme «moraliste» du corps et de l'esprit), mais comme le reflet poétique de l'intuition que la souffrance physique est un fait brut qui n'a aucun sens, qu'on peut expliquer par des causes, mais qu'on ne peut justifier par des raisons. 

Ruwen Ogien, Mes Mille et Une Nuits 

 

      Il est assez étonnant de traiter la maladie comme une sorte de «déviance». Alors que la déviance est, par définition, un écart par rapport à une norme générale et ne concerne qu'un nombre limité de cas, être malade est une condition que tout le monde connaît ou à connue et qui, aujourd'hui, dans des sociétés vieillissantes, tend à devenir massive dans ses formes chroniques.
      Appeler «déviance» ce qui semble être le lot du plus grand nombre est pour le moins paradoxal. Ce qui pourrait devenir «déviant», ce n'est pas d'être malade mais toujours en bonne santé! 

Ruwen Ogien, Mes Mille et Une Nuits 

 

      Pour les grands malades, dans les campagnes de ce temps-là, on n'avait rien. Rien de rien. Ni scanner ni résonance magnétique. Même pas l'eau courante. Pas de chauffage non plus. Quant aux besoins naturels, même chez Micha et Mémé, c'était «au fond du jardin», un jardin sans fosse d'aisance ni chalet de nécessité ― directement sous les étoiles, «au frais». À ce régime-là, les vieux vieillards ne faisaient pas long feu. 
       Du reste, on ne les retenait pas. Dès que le grand-père tombait malade, on tirait sur lui, même dans la journée, les rideaux de son lit. Derrière ces rideaux, c'est à peine si on l'entendait tousser, grommeler: dans la pièce unique, la vie continuait. Si, alerté par une quinte violente, on demandait des nouvelles du vieux, la fermière entrouvrait le rideau: on devinait le malade au creux de son traversin, étouffé sous l'énorme édredon de satin rouge. «Alors, le Pépé, vous allez pas fort, à ce qu'on dirait!» criait la femme. Le Pépé, s'il n'était pas déjà inconscient, émettait un vague couinement; la femme, sans s'appesantir, refermait le rideau: «À c't'âge, quèque vous voulez, ça connaît plus son monde!» À mesure que les vieillards se désintéressaient, on se désintéressait des vieillards. 
       Les jeunes malades eux-mêmes ne s'attardaient guère: puisqu'on ne pouvait pas distinguer un lumbago d'un ostéo-sarcome, ni une «petite fatigue» d'une grande leucémie, tous les valides étaient réputés bien portants. Ils travaillaient. Quand le cancer des os («un tour de reins») les faisait souffrir, ils rajoutaient une ceinture de flanelle; et si le cancer de l'estomac les turlupinait, ils buvaient un peu de lait. Ne se sachant pas condamnés, ils étaient à l'abri de l'inquiétude. Tant mieux, puisqu'il n'y avait pas d'anxiolytiques... Quand ils tombaient malades, ce n'était pas une formule: ils tombaient. On les couchait, ils ne se relevaient plus, l'affaire était bientôt réglée. Le plus souvent, le médecin, appelé à la dernière extrémité, n'avançait un diagnostic qu'après la mort. Souvent aussi, faute d'examens ou d'autopsie, il renonçait à diagnostiquer et tout le monde s'en accommodait: on mourait parce qu'on était mortel. N'était-ce pas une cause suffisante? 

Françoise Chandernagor, La voyageuse de nuit

 

N'avez-vous rien retenu d'Hippocrate? La rate du mélancolique s'engorge de bile noire. Un limon visqueux qui obstrue les voies naturelles et déséquilibre les humeurs. Ses mauvaises vapeurs empoisonnent les entrailles et engluent l'esprit. 
       ―
Il faut évacuer les flux corrompus. 
      
Mais de nouvelles saignées l'affaibliraient davantage. 
       ―
Une purge d'Hellébore? 
       ―
Trop hasardeux. Un bain d'aigremoine conviendrait mieux. Si elle y consentait. 

Yannick Grannec, Les simples

 

La maladie de Natacha prit une tournure tellement sérieuse, qu'heureusement pour elle, comme pour ses parents, toutes les causes qui l'avaient provoquée, sa conduite et sa rupture avec son fiancé, furent reléguées au second plan. Son état était trop grave pour lui permettre même de songer à mesurer la faute qu'elle avait commise : elle ne mangeait rien, ne dormait pas, maigrissait à vue d'œil, toussait constamment, et les médecins laissèrent comprendre à ses parents qu'elle était en danger. On ne pensa plus dès lors qu'à la soulager. Les princes de la science qui la visitaient, séparément ou ensemble, chaque jour, se consultaient, se critiquaient à l'envi, parlaient français, allemand, latin, et lui prescrivaient les remèdes les plus opposés, mais capables de guérir toutes les maladies qu'ils connaissaient. 
       Il ne leur venait pas à la pensée que le mal dont souffrait Natacha n'était pas plus à la portée de leur science que ne peut être un seul des maux qui accablent l'humanité, car chaque être vivant, ayant sa constitution particulière, porte en lui sa maladie propre, nouvelle, inconnue à la médecine, et souvent des plus complexes. Elle ne dérive exclusivement ni des poumons, ni du foie, ni du cœur, ni de la rate, elle n'est mentionnée dans aucun livre de science, c'est simplement la résultante d'une des innombrables combinaisons que provoque l'altération de l'un de ces organes. Les médecins, qui passent leur vie à traiter les malades, qui y consacrent leurs plus belles années et qui sont payés pour cela, ne peuvent admettre cette opinion, car comment alors, je vous le demande, le sorcier pourrait-il cesser d'employer ses sortilèges ? Comment ne se croiraient-ils pas indispensables, lorsqu'ils le sont réellement, mais tout autrement qu'ils ne l'imaginent. Chez les Rostow, par exemple, s'ils étaient utiles, ce n'est pas parce qu'ils faisaient avaler à la malade des substances pour la plupart nuisibles, dont l'effet, quand elles étaient prises à petites doses, était d'ailleurs à peu près nul ; mais leur présence y était nécessaire parce qu'elle satisfaisait les besoins de cœur de ceux qui aimaient et soignaient Natacha. C'est dans cet ordre d'idées que gît la force des médecins, qu'ils soient charlatans, homéopathes ou allopathes ! Ils répondent à l'éternel désir d'obtenir un soulagement, à ce besoin de sympathie que l'homme éprouve toujours lorsqu'il souffre, et qui se trouve déjà en germe chez l'enfant ! Voyez-le, en effet, quand il s'est donné un coup : il court auprès de sa mère ou de sa bonne, pour qu'elle l'embrasse et qu'elle frotte son " bobo ", et, véritablement, il souffrira moins dès qu'on l'aura plaint et caressé ! Pourquoi ? Parce qu'il est convaincu que ceux qui sont plus grands et plus sages que lui ont le moyen de le secourir!
       Les médecins étaient donc d'une utilité relative à Natacha, en lui assurant que son mal passerait dès que les poudres et les pilules rapportées de l'Arbatskaya dans une belle petite boîte, au prix d'un rouble soixante-dix kopecks, auraient été dissoutes dans de l'eau cuite, et qu'elle les aurait régulièrement avalées toutes les deux heures. 

Léon Tolstoï, La guerre et la paix 

 

«Je sens que je manque de B. Koi san, veux-tu descendre et dire qu'on stérilise la seringue ?» 
       Le béribéri régnait à l'état endémique dans la région Kobe-Osaka. Était-ce pour cette raison ? Tout le monde dans la famille, à commencer par les parents et jusqu'à Etsou ko qui était entrée à l'école cette année, attrapait le béribéri chaque année, entre l'été et l'automne ; aussi était-il entré dans les habitudes de se faire injecter de la vitamine B ; maintenant, on n'allait plus chez le médecin pour cela ; on avait en permanence de la bétaxine concentrée pour injections et tous les membres de la famille se faisaient mutuellement des piqûres sans la moindre appréhension. Alors, quand une personne se sentait un peu déprimée, on disait que cela tenait à une insuffisance de vitamine B, ce que quelqu'un avait abrégé en «manque de B». 

Junichiro Tanizaki, Quatre sœurs

 

En naissant, nous acquérons une double nationalité qui relève du royaume des bien-portants comme de celui des malades. Et bien que nous préférerions tous présenter le bon passeport, le jour vient où chacun de nous est contraint, ne serait-ce qu'un court moment, de se reconnaître citoyen de l'autre contrée. 

Susan Sontag, La maladie comme métaphore 

 

      Il devrait exister, nous disons-nous, des romans consacrés à la grippe et des épopées de la typhoïde, des odes à la pneumonie et des poèmes lyriques à la rage de dents. Or il n'en est rien. À de rares exceptions près De Quincey entreprend quelque chose de similaire dans Le Mangeur d'opium et on trouverait bien un tome ou deux sur la maladie disséminés chez Proust la littérature s'évertue à répéter qu'elle a pour objet l'esprit, prétendant que le corps est une paroi de verre transparente à travers laquelle l'âme peut percevoir distinctement et que, mis à part une ou deux passions comme le désir ou la cupidité, le corps est néant, quantité négligeable et inexistante. 

Virginia Woolf, De la maladie

 

      Nos maladies sont comme ces histoires drôles dont nous nous croyons les seuls dépositaires alors que tout le monde les connaît.

Daniel Pennac, Journal d'un corps

 

      Les maladies sont. (...) Elles sont peut-être un état de santé transitoire, intermédiaire, futur. Elles sont peut-être la santé même.

Blaise Cendrars

      

      Il se peut que les maladies, le sommeil et la mort soient des fêtes profondes, mystérieuses et incomprises de la chair.

Maurice Maeterlinck

 

      La maladie est un facteur de dissociation entre ta tête et ton corps parce que a priori tu l'analyses comme quelque chose d'étranger à ta volonté, autrement tu te laisses partir avec la maladie. Pour pouvoir la combattre tu la considères comme un élément étranger, ce n'est pas toi qui l'as créée et engendrée, cela n'a rien à voir avec toi. Il y a donc dissociation entre ta tête et ton corps, ton corps t'a trahi d'une certaine façon, il a trahi ton amour de la vie. 

Éric Reinhardt, La chambre des époux



     
Les textes disent que ce qu'on appelle "maladie" n'a en fin de compte aucune réalité: au sein du déploiement des phénomènes illusoires, ce n'est rien d'autre que la conséquence inéluctable de nos actifs négatifs. 
      La maladie est un maître qui révèle la nature du cercle des existences et montre que les phénomènes, aussi manifestes soient-ils, n'ont guère plus de réalité qu'une illusion. La maladie nous fournit l'occasion de cultiver la patience relativement à notre propre souffrance et la compassion à l'endroit de la souffrance d'autrui. C'est en de pareilles circonstances que notre pratique spirituelle est mise à l'épreuve. Si je meurs, je serai soulagé des douleurs du mal qui me ronge. Je ne me connais pas de tâche inachevée, mais surtout je mesure combien il est rare que la mort vienne en parfaite conclusion de la pratique spirituelle. C'est pourquoi je ne place aucun espoir dans ma guérison. 

Gyalsé Thogmé cité par Matthieu Ricard dans Chemins spirituels Petite anthologie des plus beaux textes tibétains

 

      Lorsque la maladie entre dans un foyer, elle ne s'empare pas seulement d'un corps mais tisse entre les cœurs une sombre toile où s'ensevelit l'espoir. Tel un fil arachnéen s'enroulant autour de nos projets et de notre respiration, la maladie, jour après jour, avalait notre vie.

Muriel Barbery, L'élégance du hérisson

 

      «Tomber malade », vieille notion qui ne tient plus devant les données de la science actuelle. La santé n’est qu’un mot, qu’il n’y aurait aucun inconvénient à rayer de notre vocabulaire. Pour ma part, je ne connais que des gens plus ou moins atteints de maladies plus ou moins nombreuses à évolution plus ou moins rapide. Naturellement, si vous allez leur dire qu’ils se portent bien, ils ne demandent qu’à vous croire. Mais vous les trompez. Votre seule excuse, c’est que vous ayez déjà trop de malades à soigner pour en prendre de nouveaux.

Jules Romain, Knock

 

      La peste est comme un orage d'été. Elle s'abat, elle sévit, elle passe. Elle cessa à Forcalquier comme elle était venue. Elle n'avait atteint que l'espèce humaine. Sans maître et sans gouvernance, les troupeaux erraient en perdition, vite récupérés par d'honnêtes gens que les scrupules n'avaient plus besoin d'étouffer. Il était mort la même proportion de notaires et d'hommes de loi que du reste de la population. Le peu qu'il en restait surchargé de besogne ne suffisait plus au maintien des héritages, des lois et coutumes, des partages, du cadastre lui-même où des êtres véhéments qui criaient plus fort que les autres à l'injustice, ou qui portaient une épée au côté, venaient se tailler la part du lion. 

Pierre Magnan, Chronique d'un château hanté

 

      Mais il y a aussi sous ce moi conscient un noeud de tendances inconscientes, instinctives et sentimentales, le ça. Et au-dessus du moi conscient, il y a le surmoi, une sorte de ciel habité par des idéaux, les principes moraux, la religion. Donc vous voyez: trois niveaux, expliqua-t-il avec des gestes au baron devenu attentif malgré lui, au sous-sol le ça, au rez-de-chaussée le moi, dans les étages le surmoi. 
       «Supposez maintenant qu'une sorte de relation s'établisse entre le sous-sol et les étages sans que le rez-de-chaussée en soit informé. Supposez que le surmoi adresse un ordre au-dessous de lui, mais cet ordre, au lieu de parvenir au moi, court-circuite le moi, et influence directement le ça. Le ça va obéir, mais comme une brute qu'il est. Il va obéir à la lettre, absurdement. Vous aurez alors des affections psychogènes, c'est-à-dire d'origine psychique, mais auxquelles le moi conscient et volontaire n'aura pas de part. Et pas seulement des maladies, des accidents qui sont des actes suicidaires accomplis par le ça en conformité à une décision mal comprise du surmoi. Par exemple sur quelques milliers de personnes qui se font chaque année écraser par des voitures, un bon nombre c'est prouvé se sont précipitées inconsciemment sous une voiture pour répondre à une condamnation prononcée par le surmoi. Ce sont des suicides d'un genre particulier, des suicides voulus, mais inconscients. 

Michel Tournier, Le coq de bruyère (nouvelle dans Le coq de bruyère)

 

Il en vint même à trouver qu'il y avait du vrai dans la théorie psychosomatique selon laquelle les maladies, loin de nous tomber dessus par hasard, exaucent des désirs qui nous travaillent en secret: en termes groddeckiens, qu'affectionnait Maurice, les désirs de notre "ça". Les plus radicaux des psychosomaticiens, lorsque, au nom du bon sens, on les défie de surenchérir, vont jusqu'à soutenir que celui qui se fait renverser par une voiture dans la rue a en fait été poussé par son propre instinct de mort, que l'assassiné s'est offert au couteau de l'assassin et, à ce stade de la controverse, il se trouve généralement quelqu'un pour demander si les victimes d'Auschwitz, ou leur "ça", avaient aussi désiré leur sort.

Emmanuel Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts
- Philip K. Dick 1928-1982

 

      Naturellement! J'aurais dû m'en douter! C'est toujours par là que ça finit. Curable ou incurable? Noir ou blanc? Comme si c'était si simple! Déjà «bien portant» et «malade» sont deux termes qu'un médecin honnête et consciencieux devrait toujours éviter d'employer, car où commence la maladie et où finit la santé? À plus forte raison devrait-on bannir les mots «curable» ou «incurable»! Certes, ces expressions sont usuelles, et il est difficile dans la pratique de ne pas s'en servir. Mais moi on ne m'entendra jamais employer le mot ― incurable. Jamais! Je sais, l'homme le plus intelligent du XIXe siècle, Nietzshe, a dit: «Il ne faut pas vouloir guérir l'inguérissable.» Mais c'est à mon avis la phrase la plus fausse et la plus dangereuse qu'il ait écrite, parmi tous les paradoxes qu'il nous a donnés à résoudre. C'est justement le contraire qui est vrai et je prétends, quant à moi, que c'est précisément l'inguérissable ― comme on l'appelle ― qu'il faut vouloir guérir si l'on devient médecin, et bien plus: j'ajouterai que c'est devant l'inguérissable que se montre le médecin. (...) L'incurabilité est une notion toute relative et jamais absolue. Il n'y a de cas incurable pour la médecine, qui est une science évolutive, que dans le momentané, dans les limites de notre étroite perspective de grenouille. Mais pour l'instant il ne s'agit pas de cela. Dans des centaines de cas, nous sommes aujourd'hui désarmés, nous ne connaissons aucun remède; cependant, il est possible, étant donné la rapidité avec laquelle notre science évolue, que demain, après-demain, nous en trouvions, nous en inventions. Il n'y a donc pour moi, je vous prie de bien vouloir vous le mettre dans la tête (...) aucune maladie inguérissable, par principe je n'abandonne jamais personne, et jamais on ne me fera agir autrement. Le maximum à quoi on pourrait me contraindre, même dans le cas le plus désespéré, serait que je dise d'une maladie qu'elle n'est «pas encore guérissable», c'est-à-dire... que la science n'a pas encore trouvé contre elle de remède.

Stefan Zweig, La pitié dangereuse

      

     Sur un siège muni de lanières de cuir entrecroisées, l'ecclésiastique suffoque, grimaçant à la manière d'un singe et pousse des braiments. Il ressemble a un diable de vieilles enluminures avec des ors au fond. Sa rondelette soubrette, devenue surtout son infirmière, se précipite vers de l'élixir de thériaque car elle le sait pris d'une brutale fièvre tierce. Elle lui sert un breuvage contenant du malvoisie et de l'ambre gris. Elle lui plaque sur le front des onguents qu'elle a fabriqués avec des simples tandis qu'il agite en l'air le gros anneau d'or de sa charge à l'un de ses doigts. 

Jean Teulé, Héloïse, ouille !

 

« Encore un peu de patience, et nous viendrons à bout de cette attaque. 
      Je n'en manque point, fit-il. Je sens que mon heure approche. 
      C'est une erreur, monsieur le comte. 
      Non, la nature nous accorde, pour derrière grâce, le pressentiment de notre fin. 
     
Combien j'ai vu de ces pressentiments se démentir ! » dis-je en souriant. 
      Il me regardait avec une fixité singulière, comme il arrive à tous les malades exprimant un doute sur leur état. C'est un moment difficile pour le médecin, de son attitude dépend la force morale du malade; le regard de celui-ci va jusqu'au fond de sa conscience: s'il y découvre le soupçon de sa fin prochaine, tout est perdu; l'abattement commence, les ressorts de l'âme se détendent, le mal prend le dessus. 
      Je tins bon sous cette inspection, le comte parut se rassurer; il me pressa de nouveau la main, et se laissa doucement aller, plus calme, plus confiant.»

 Hugues-le-Loup, d'Erkmann-Chatrian

 

      Je n’avais pas, je n’ai jamais eu de vocation littéraire, mais j’avais et très fort la vocation médicale... tout enfant... être écrivain me paraissait stupide et fat... je fus écrivain malgré moi, si j’ose dire ! et par la médecine !

Louis-Ferdinand Céline

 

      «Je n'ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde», écrit Céline. Le «malheur excrémentiel» (Denis Roche dans Louve basse) est la matière même du métier de soigner. Lorsqu'il a épuisé toutes les ressources de son art, le docteur a quelque chose d'un prêtre et puis d'un éboueur. Faute de pouvoir guérir, il absout et puis il aseptise, exerçant sur les disparus son devoir d'hygiéniste. Le scandale scatologique de la mort, avec les moyens du bord, il le résout à sa pauvre manière, prononçant sur le cadavre les paroles purificatrices rituelles et lui appliquant ensuite un traitement qui ne diffère pas tellement de celui que l'on réserve aux ordures.

Philippe Forest, Tous les enfants sauf un

 

       Nous disons des médecins qu'ils ont de la chance quand ils obtiennent une issue heureuse; comme si leur art était le seul qui ne puisse se suffire à lui-même, et que ses fondements soient trop fragiles pour ne compter que sur ses propres forces; comme si leur art était le seul à qui la chance était nécessaire pour réaliser son œuvre. 

      Je pense de la médecine tout le bien ou le mal que l'on voudra, nous n'avons ― Dieu merci ― jamais affaire ensemble. Je suis le contraire des autres: je la méprise volontiers d'ordinaire, et quand je suis malade, au lieu de m'amender, je me mets à la haïr et à la craindre, et je réponds à ceux qui insistent pour que je prenne un médicament: «Attendez au moins que j'aie repris assez de forces pour pouvoir résister à l'effet et aux risques de votre breuvage.» 

      Je laisse faire la nature; je présume qu'elle est pourvue de dents et de griffes pour se défendre des assauts qui sont portés contre elle, et pour maintenir cet assemblage dont elle cherche à éviter la dislocation... Et je crains, quand elle est aux prises étroitement et intimement avec la maladie, qu'au lieu de lui porter secours, ce ne soit à son adversaire au contraire qu'on vienne en aide, et qu'on ne la charge encore, elle, de nouveaux soucis. 

Michel Eyquem de Montaigne, Les essais Livre I chapitre 23 Résultats différents d'un même projet (dans la traduction moderne de Guy de Pernon d'après le texte de l'édition de 1595)

 

      Le rôle du médecin, c'était précisément de glaner le plus de petites défaillances et souffrances hétéroclites possible, de les ériger en symptômes, de les grouper en syndromes, et d'élever ainsi dans la vie d'un homme un monument à la douleur et à la mort, classé, dénommé, étiqueté, organisé. Certes cette activité instauratrice n'était en principe qu'une première phase. Il s'agissait de cerner la maladie, de la dresser comme une cible pour mieux l'abattre. Mais la plupart du temps, cette seconde phase destructrice échouait, et l'homme, élevé à la douteuse dignité de malade, restait seul en face de cette idole noire et verte, sa Maladie, qu'il n'avait plus que la ressource ―  faute de pouvoir l'abattre ―  de servir pour tenter de l'apaiser. 

Michel Tournier, Les météores

 

Je n’ai ni goût ni odorat, dit-il [Napoléon] ; ce rhume est insupportable, et l’on me vante la médecine et les médecins, lorsqu’ils ne peuvent pas même me guérir d’un rhume !… Corvisart m’a donné ces pastilles, et elles ne me font aucun bien ! Ils ne savent rien traiter et ne le sauront jamais… Notre corps est une machine à vivre. Il est organisé pour cela, c’est sa nature ; laissez-y la vie à son aise, qu’elle s’y défende elle-même : elle fera plus que si vous la paralysez en l’encombrant de remèdes. Notre corps est comme une montre parfaite, qui doit aller un certain temps : l’horloger n’a pas la faculté de l’ouvrir ; il ne peut la manier qu’à tâtons et les yeux bandés… Notre corps est une machine à vivre, voilà tout ! » Une fois entré dans la voie des définitions qu’il aimait tant, il en émit tout à coup une autre: « Savez-vous ce que c’est que l’art militaire ? C’est le talent, à un moment donné, d’être plus fort que son ennemi ! »

Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix – Tome III

 

Pierre, comme il arrive le plus souvent, ne sentit le poids des privations physiques et de la tension morale qu’il avait éprouvées pendant sa captivité, que lorsqu’elle arriva à son terme. À peine en liberté, il partit pour Orel, et le surlendemain, au moment de se mettre en route pour Kiew, il tomba malade d’une fièvre bilieuse, comme le déclarèrent les médecins ; cette fièvre l’y retint pendant trois mois. Malgré leurs soins, leurs saignées et leurs médicaments de toutes sortes, la santé lui revint.

Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix – Tome III

 

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