Le Café Littéraire luxovien/ ...maladies & médecine... |
On ne peut plus dire, ni à soi-même ni aux autres, de nos jours: « Tu mènes une vie déplorable, corrige-toi.» Non! Quand on mène une mauvaise vie, c'est la faute d'une maladie nerveuse ou de quelque chose d'analogue. Alors on va consulter les docteurs; ils vous prescrivent des remèdes que le pharmacien fournit. On devient plus malade, vite au docteur, au pharmacien! Charmante invention en vérité! Léon Tolstoï, La sonate à Kreutzer
C'est ça le bon côté d'être
malade: on se sent aimé (par quelques-uns!...) Nicole de Buron, Docteur, puis-je vous voir avant six mois?
Les malades, on les nomme des «patients». Ce terme vient du latin
d'où dérive aussi le mot «passion» qui signifie «souffrance». Mais
il est difficile de ne pas l'entendre aussi dans le sens moderne qu'a
pris cet adjectif. Car c'est d'abord d'une surhumaine «patience» que
le malade doit faire preuve dès lors qu'il prend place dans l'univers
parallèle de l'hôpital. Livré à la douleur, le malade se voit, du
même geste, retiré du temps. Les attentes, les délais, les retards,
les changements de programme (l'ambulance qui ne vient pas,
l'infirmière qu'on sonne ne vain, la visite du matin qui semble
lambiner dans le couloir ou la chambre du voisin, l'examen radiologique
repoussé à une date ultérieure) l'exaspèrent jusqu'au moment où il
se résout à la perception nouvelle de la durée que lui impose la
routine hospitalière. Philippe Forest, Tous les enfants sauf un
Il voudrait un miracle et il n'y a rien que des incertitudes. Le regard à la fois suppliant et inquisiteur d'Anne, si profondément planté dans le sien, ne cesse de le hanter. Tout à l'heure, après avoir compris qu'il n'y avait plus d'espoir, elle a réclamé un calendrier, et il n'a pas su quoi répondre. Mais que répondre? Cette maladie, qui avance masquée, est une énigme, un hiéroglyphe indéchiffrable. Et voici qu'elle réclame des proies fraîches. Jérôme Garcin, Le dernier hiver du Cid (sur l'acteur Gérard Philipe)
C'est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls mais enchaînés à un être différent, dont des abîmes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il est impossible de nous faire comprendre: notre corps. Quelque brigand que nous rencontrions sur la route, peut-être pourrons nous arriver à le rendre sensible à son intérêt personnel sinon à notre malheur. Mais demander pitié à notre corps, c'est discourir devant une pieuvre, pour qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que le bruit de l'eau, et avec laquelle nous serions épouvantés d'être condamnés à vivre. Marcel Proust, Le côté de Guermantes
Personnellement, je ne vois pas ce passage [de Marcel Proust ci-dessus] comme l'expression d'une thèse philosophique (un dualisme «moraliste» du corps et de l'esprit), mais comme le reflet poétique de l'intuition que la souffrance physique est un fait brut qui n'a aucun sens, qu'on peut expliquer par des causes, mais qu'on ne peut justifier par des raisons. Ruwen Ogien, Mes Mille et Une Nuits
Il est assez étonnant de traiter la maladie comme une sorte de «déviance».
Alors que la déviance est, par définition, un écart par rapport à
une norme générale et ne concerne qu'un nombre limité de cas, être
malade est une condition que tout le monde connaît ou à connue et qui,
aujourd'hui, dans des sociétés vieillissantes, tend à devenir massive
dans ses formes chroniques. Ruwen Ogien, Mes Mille et Une Nuits
Pour
les grands malades, dans les campagnes de ce temps-là, on n'avait rien.
Rien de rien. Ni scanner ni résonance magnétique. Même pas l'eau
courante. Pas de chauffage non plus. Quant aux besoins naturels, même
chez Micha et Mémé, c'était «au fond du jardin», un jardin sans
fosse d'aisance ni chalet de nécessité ―
directement sous les étoiles, «au frais». À ce régime-là, les
vieux vieillards ne faisaient pas long feu. Françoise Chandernagor, La voyageuse de nuit
―
N'avez-vous rien retenu
d'Hippocrate? La rate du mélancolique s'engorge de bile noire. Un limon
visqueux qui obstrue les voies naturelles et déséquilibre les humeurs.
Ses mauvaises vapeurs empoisonnent les entrailles et engluent
l'esprit. Yannick Grannec, Les simples
La maladie de Natacha prit une tournure tellement sérieuse,
qu'heureusement pour elle, comme pour ses parents, toutes les causes qui
l'avaient provoquée, sa conduite et sa rupture avec son fiancé, furent
reléguées au second plan. Son état était trop grave pour lui
permettre même de songer à mesurer la faute qu'elle avait commise :
elle ne mangeait rien, ne dormait pas, maigrissait à vue d'œil,
toussait constamment, et les médecins laissèrent comprendre à ses
parents qu'elle était en danger. On ne pensa plus dès lors qu'à la
soulager. Les princes de la science qui la visitaient, séparément ou
ensemble, chaque jour, se consultaient, se critiquaient à l'envi,
parlaient français, allemand, latin, et lui prescrivaient les remèdes
les plus opposés, mais capables de guérir toutes les maladies qu'ils
connaissaient. Léon Tolstoï, La guerre et la paix
«Je
sens que je manque de B. Koi san, veux-tu descendre et dire qu'on
stérilise la seringue ?» Junichiro Tanizaki, Quatre sœurs
En naissant, nous acquérons une double nationalité qui relève du royaume des bien-portants comme de celui des malades. Et bien que nous préférerions tous présenter le bon passeport, le jour vient où chacun de nous est contraint, ne serait-ce qu'un court moment, de se reconnaître citoyen de l'autre contrée. Susan Sontag, La maladie comme métaphore
Il devrait exister, nous disons-nous, des romans consacrés à la grippe et des épopées de la typhoïde, des odes à la pneumonie et des poèmes lyriques à la rage de dents. Or il n'en est rien. À de rares exceptions près ― De Quincey entreprend quelque chose de similaire dans Le Mangeur d'opium et on trouverait bien un tome ou deux sur la maladie disséminés chez Proust ― la littérature s'évertue à répéter qu'elle a pour objet l'esprit, prétendant que le corps est une paroi de verre transparente à travers laquelle l'âme peut percevoir distinctement et que, mis à part une ou deux passions comme le désir ou la cupidité, le corps est néant, quantité négligeable et inexistante. Virginia Woolf, De la maladie
Nos maladies sont comme ces histoires drôles dont nous nous croyons les seuls dépositaires alors que tout le monde les connaît. Daniel Pennac, Journal d'un corps
Les maladies sont. (...) Elles sont peut-être un état de santé transitoire, intermédiaire, futur. Elles sont peut-être la santé même. Il se peut que les maladies, le sommeil et la mort soient des fêtes profondes, mystérieuses et incomprises de la chair. Maurice Maeterlinck
La maladie est un facteur de dissociation entre ta tête et ton corps parce que a priori tu l'analyses comme quelque chose d'étranger à ta volonté, autrement tu te laisses partir avec la maladie. Pour pouvoir la combattre tu la considères comme un élément étranger, ce n'est pas toi qui l'as créée et engendrée, cela n'a rien à voir avec toi. Il y a donc dissociation entre ta tête et ton corps, ton corps t'a trahi d'une certaine façon, il a trahi ton amour de la vie. Éric Reinhardt, La chambre des époux
Gyalsé Thogmé cité par Matthieu Ricard dans Chemins spirituels Petite anthologie des plus beaux textes tibétains
Lorsque la maladie entre dans un foyer, elle ne s'empare pas seulement d'un corps mais tisse entre les cœurs une sombre toile où s'ensevelit l'espoir. Tel un fil arachnéen s'enroulant autour de nos projets et de notre respiration, la maladie, jour après jour, avalait notre vie. Muriel Barbery, L'élégance du hérisson
«Tomber malade », vieille notion qui ne tient plus devant les données de la science actuelle. La santé n’est qu’un mot, qu’il n’y aurait aucun inconvénient à rayer de notre vocabulaire. Pour ma part, je ne connais que des gens plus ou moins atteints de maladies plus ou moins nombreuses à évolution plus ou moins rapide. Naturellement, si vous allez leur dire qu’ils se portent bien, ils ne demandent qu’à vous croire. Mais vous les trompez. Votre seule excuse, c’est que vous ayez déjà trop de malades à soigner pour en prendre de nouveaux. Jules Romain, Knock
La peste est comme un orage d'été. Elle s'abat, elle sévit, elle passe. Elle cessa à Forcalquier comme elle était venue. Elle n'avait atteint que l'espèce humaine. Sans maître et sans gouvernance, les troupeaux erraient en perdition, vite récupérés par d'honnêtes gens que les scrupules n'avaient plus besoin d'étouffer. Il était mort la même proportion de notaires et d'hommes de loi que du reste de la population. Le peu qu'il en restait surchargé de besogne ne suffisait plus au maintien des héritages, des lois et coutumes, des partages, du cadastre lui-même où des êtres véhéments qui criaient plus fort que les autres à l'injustice, ou qui portaient une épée au côté, venaient se tailler la part du lion. Pierre Magnan, Chronique d'un château hanté
Mais il y a aussi sous ce moi conscient un noeud de tendances
inconscientes, instinctives et sentimentales, le ça. Et au-dessus
du moi conscient, il y a le surmoi, une sorte de ciel habité par
des idéaux, les principes moraux, la religion. Donc vous voyez: trois
niveaux, expliqua-t-il avec des gestes au baron devenu attentif malgré
lui, au sous-sol le ça, au rez-de-chaussée le moi, dans les étages le
surmoi. Michel Tournier, Le coq de bruyère (nouvelle dans Le coq de bruyère)
Il en vint même à trouver qu'il y avait du vrai dans la théorie psychosomatique selon laquelle les maladies, loin de nous tomber dessus par hasard, exaucent des désirs qui nous travaillent en secret: en termes groddeckiens, qu'affectionnait Maurice, les désirs de notre "ça". Les plus radicaux des psychosomaticiens, lorsque, au nom du bon sens, on les défie de surenchérir, vont jusqu'à soutenir que celui qui se fait renverser par une voiture dans la rue a en fait été poussé par son propre instinct de mort, que l'assassiné s'est offert au couteau de l'assassin ― et, à ce stade de la controverse, il se trouve généralement quelqu'un pour demander si les victimes d'Auschwitz, ou leur "ça", avaient aussi désiré leur sort. Emmanuel
Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts
― Naturellement! J'aurais dû m'en douter! C'est toujours par là que ça finit. Curable ou incurable? Noir ou blanc? Comme si c'était si simple! Déjà «bien portant» et «malade» sont deux termes qu'un médecin honnête et consciencieux devrait toujours éviter d'employer, car où commence la maladie et où finit la santé? À plus forte raison devrait-on bannir les mots «curable» ou «incurable»! Certes, ces expressions sont usuelles, et il est difficile dans la pratique de ne pas s'en servir. Mais moi on ne m'entendra jamais employer le mot ― incurable. Jamais! Je sais, l'homme le plus intelligent du XIXe siècle, Nietzshe, a dit: «Il ne faut pas vouloir guérir l'inguérissable.» Mais c'est à mon avis la phrase la plus fausse et la plus dangereuse qu'il ait écrite, parmi tous les paradoxes qu'il nous a donnés à résoudre. C'est justement le contraire qui est vrai et je prétends, quant à moi, que c'est précisément l'inguérissable ― comme on l'appelle ― qu'il faut vouloir guérir si l'on devient médecin, et bien plus: j'ajouterai que c'est devant l'inguérissable que se montre le médecin. (...) L'incurabilité est une notion toute relative et jamais absolue. Il n'y a de cas incurable pour la médecine, qui est une science évolutive, que dans le momentané, dans les limites de notre étroite perspective de grenouille. Mais pour l'instant il ne s'agit pas de cela. Dans des centaines de cas, nous sommes aujourd'hui désarmés, nous ne connaissons aucun remède; cependant, il est possible, étant donné la rapidité avec laquelle notre science évolue, que demain, après-demain, nous en trouvions, nous en inventions. Il n'y a donc pour moi, je vous prie de bien vouloir vous le mettre dans la tête (...) aucune maladie inguérissable, par principe je n'abandonne jamais personne, et jamais on ne me fera agir autrement. Le maximum à quoi on pourrait me contraindre, même dans le cas le plus désespéré, serait que je dise d'une maladie qu'elle n'est «pas encore guérissable», c'est-à-dire... que la science n'a pas encore trouvé contre elle de remède. Stefan Zweig, La pitié dangereuse
Sur un siège muni de lanières de cuir entrecroisées, l'ecclésiastique suffoque, grimaçant à la manière d'un singe et pousse des braiments. Il ressemble a un diable de vieilles enluminures avec des ors au fond. Sa rondelette soubrette, devenue surtout son infirmière, se précipite vers de l'élixir de thériaque car elle le sait pris d'une brutale fièvre tierce. Elle lui sert un breuvage contenant du malvoisie et de l'ambre gris. Elle lui plaque sur le front des onguents qu'elle a fabriqués avec des simples tandis qu'il agite en l'air le gros anneau d'or de sa charge à l'un de ses doigts. Jean Teulé, Héloïse, ouille !
« Encore un peu de patience, et nous viendrons à bout de cette
attaque. Hugues-le-Loup, d'Erkmann-Chatrian
Je n’avais pas, je n’ai jamais eu de vocation littéraire, mais j’avais et très fort la vocation médicale... tout enfant... être écrivain me paraissait stupide et fat... je fus écrivain malgré moi, si j’ose dire ! et par la médecine !
«Je n'ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde», écrit Céline. Le «malheur excrémentiel» (Denis Roche dans Louve basse) est la matière même du métier de soigner. Lorsqu'il a épuisé toutes les ressources de son art, le docteur a quelque chose d'un prêtre et puis d'un éboueur. Faute de pouvoir guérir, il absout et puis il aseptise, exerçant sur les disparus son devoir d'hygiéniste. Le scandale scatologique de la mort, avec les moyens du bord, il le résout à sa pauvre manière, prononçant sur le cadavre les paroles purificatrices rituelles et lui appliquant ensuite un traitement qui ne diffère pas tellement de celui que l'on réserve aux ordures. Philippe Forest, Tous les enfants sauf un
Nous disons des médecins qu'ils ont de la chance quand ils obtiennent une issue heureuse; comme si leur art était le seul qui ne puisse se suffire à lui-même, et que ses fondements soient trop fragiles pour ne compter que sur ses propres forces; comme si leur art était le seul à qui la chance était nécessaire pour réaliser son œuvre. Je pense de la médecine tout le bien ou le mal que l'on voudra, nous n'avons ― Dieu merci ― jamais affaire ensemble. Je suis le contraire des autres: je la méprise volontiers d'ordinaire, et quand je suis malade, au lieu de m'amender, je me mets à la haïr et à la craindre, et je réponds à ceux qui insistent pour que je prenne un médicament: «Attendez au moins que j'aie repris assez de forces pour pouvoir résister à l'effet et aux risques de votre breuvage.» Je laisse faire la nature; je présume qu'elle est pourvue de dents et de griffes pour se défendre des assauts qui sont portés contre elle, et pour maintenir cet assemblage dont elle cherche à éviter la dislocation... Et je crains, quand elle est aux prises étroitement et intimement avec la maladie, qu'au lieu de lui porter secours, ce ne soit à son adversaire au contraire qu'on vienne en aide, et qu'on ne la charge encore, elle, de nouveaux soucis. Michel Eyquem de Montaigne, Les essais Livre I chapitre 23 Résultats différents d'un même projet (dans la traduction moderne de Guy de Pernon d'après le texte de l'édition de 1595)
Le rôle du médecin, c'était précisément de glaner le plus de petites défaillances et souffrances hétéroclites possible, de les ériger en symptômes, de les grouper en syndromes, et d'élever ainsi dans la vie d'un homme un monument à la douleur et à la mort, classé, dénommé, étiqueté, organisé. Certes cette activité instauratrice n'était en principe qu'une première phase. Il s'agissait de cerner la maladie, de la dresser comme une cible pour mieux l'abattre. Mais la plupart du temps, cette seconde phase destructrice échouait, et l'homme, élevé à la douteuse dignité de malade, restait seul en face de cette idole noire et verte, sa Maladie, qu'il n'avait plus que la ressource ― faute de pouvoir l'abattre ― de servir pour tenter de l'apaiser. Michel Tournier, Les météores Je
n’ai ni goût ni odorat, dit-il [Napoléon] ; ce rhume est
insupportable, et l’on me vante la médecine et les médecins,
lorsqu’ils ne peuvent pas même me guérir d’un rhume !… Corvisart
m’a donné ces pastilles, et elles ne me font aucun bien ! Ils ne savent
rien traiter et ne le sauront jamais… Notre corps est une machine à
vivre. Il est organisé pour cela, c’est sa nature ; laissez-y la vie à
son aise, qu’elle s’y défende elle-même : elle fera plus que si vous
la paralysez en l’encombrant de remèdes. Notre corps est comme une
montre parfaite, qui doit aller un certain temps : l’horloger n’a pas
la faculté de l’ouvrir ; il ne peut la manier qu’à tâtons et les
yeux bandés… Notre corps est une machine à vivre, voilà tout ! » Une
fois entré dans la voie des définitions qu’il aimait tant, il en émit
tout à coup une autre: « Savez-vous ce que c’est que l’art militaire
? C’est le talent, à un moment donné, d’être plus fort que son
ennemi ! » Léon
Tolstoï, La Guerre et la Paix – Tome III Pierre,
comme il arrive le plus souvent, ne sentit le poids des privations
physiques et de la tension morale qu’il avait éprouvées pendant sa
captivité, que lorsqu’elle arriva à son terme. À peine en liberté,
il partit pour Orel, et le surlendemain, au moment de se mettre en route
pour Kiew, il tomba malade d’une fièvre bilieuse, comme le déclarèrent
les médecins ; cette fièvre l’y retint pendant trois mois. Malgré
leurs soins, leurs saignées et leurs médicaments de toutes sortes, la
santé lui revint. Léon
Tolstoï, La Guerre et la Paix – Tome III |
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