Le Café Littéraire luxovien/ La musique 

 

 

Les musiciens sont des despotes et ce qu'ils veulent réduire en esclavage, c'est le temps, le chevaucher comme l'âne bâté qu'il est, le faire avancer, se cabrer, piétiner à leur fantaisie; les plus radicaux l'affament et le fouettent, les plus doux le bercent après l'avoir emmailloté, sanglé, tous ne pensent qu'à se rendre maître de son élasticité, la plus merveilleuse de ses propriétés (l'essentiel de leur travail étant alors dans le dosage des forces, rien n'est plus salement douloureux que la rupture d'un élastique). Parmi ces tyranneaux les plus machiavéliques sont les compositeurs, eux ne se contentent pas d'un petit rodéo, ils jugeraient même un peu grossiers ces corps à corps, ils aiment mieux construire des cages, des pièges pour le temps ― machines diaboliques, serrures inviolables

Didier da Silva, Treize mille jours moins un

 

La musique n'a pas seulement enseigné à l'Européen la sensibilité, mais aussi la faculté de vénérer les sentiments et le moi sensible. Vous connaissez cette situation: sur l'estrade, le violoniste ferme les yeux et, longuement, fait résonner les deux premières notes. À son tour, l'auditeur ferme les yeux et, sentant son âme lui dilater la poitrine, il soupire: «Que c'est beau!» Pourtant, il a entendu deux simples notes, qui en elles-mêmes ne peuvent contenir aucune pensée du compositeur, aucun dessein créatif, donc aucun art ni aucune beauté. Mais ces notes ont touché le cœur de l'auditeur, imposant silence à sa raison ainsi qu'à son jugement esthétique.

Milan Kundera, L'immortalité

 

J'ai écouté Dirge en boucle pendant des mois, parce que mon dévolu (et peut-être davantage) s'est porté sur ce morceau. Et sur ce groupe britannique fondé par Richard Fearless. Je connais chaque seconde de ce chant lancinant qui commence avec des guitares et une voix féminine, puis absorbe doucement la rythmique, se déploie avec l'entrée d'un synthé distordu, monte d'un cran quand une guitare un peu sale fait son apparition, soutenue par une batterie qui passe presque au premier plan. J'ai éprouvé chacune des nappes qui viennent augmenter, intensifier, donner corps à ces quelques notes répétitives (fa, mi, ré, fa, do, ré) qui revêtent une intensité impossible à interrompre. Je mets quiconque au défi de shunter Dirge avant la fin, c'est ce que je me suis toujours dit, ce serait comme suspendre une montée sexuelle, rallumer la lumière au moment du plaisir qui vient. On est partie prenante de la saturation, du tremblé, les notes sont tenues, retenues, grimpent par paliers, emmènent de plus en plus loin, en toute quiétude addictive, le flot se veut psychédélique et punk à la fois, dans l'épaisseur d'une ouate où l'on s'immerge avec l'espoir de ne pas s'en sortir. C'est si bon.

Brigitte Giraud, Vivre vite

 

Souvent elle entendait les sons du piano ou la voix très basse et très douce de l'Allemand qui fredonnait, indiquait une phrase musicale. Ce piano... Comment peut-on aimer la musique? Chaque note semblait jouer sur ses nerfs mis a nu et lui arrachait un gémissement. Elle préférait encore leurs longues conversations dont elle percevait l'écho affaibli en se penchant par la fenêtre, juste au-dessus de celle du bureau qu'ils laissaient ouverte par ces belles nuits d'été. Elle préférait même les silences qui tombaient entre eux ou le rire de Lucile (rire! lorsqu'on a un mari prisonnier!... dévergondée, femelle, âme basse!). Tout valait mieux que la musique, car la musique seule abolit entre deux êtres les différences de langage ou de mœurs et touche en eux quelque chose d'indestructible. 

Irène Némirovsky, Suite française

 

Je n'étais pas musicien. Et encore moins: mélomane. Depuis toujours, j'écoutais beaucoup de musique ― d'où une relative culture qui pouvait faire illusion auprès des plus profanes que moi. Mais la formation me manquait qui est nécessaire pour qui veut vraiment entendre. Ce qui ne réduit pas à rien le plaisir que l'on peut éprouver mais qui, cependant limite assez sérieusement. Et sans doute, passé un certain âge, avec quelques-unes des jouissances qui concernent les sens - la musique ou bien le vin ―, il est trop tard, l'oreille ou le palais devenus trop vieux, pour que le goût puisse encore s'éduquer vraiment. Quant à apprécier la technique d'un pianiste, on est encore plus démuni lorsque l'on n'a pas fait soi-même ses gammes. 

Philippe Forest, Crue

 

La flûte est l'instrument qui se prête au plus grand nombre d'usages. Les Cheyennes en jouent très souvent car ils apprécient sa sonorité, et c'est un accessoire prisé des séducteurs. Il se trouve dans le camp un excellent artisan flûtier qui a la réputation de conférer des pouvoirs à ses instruments, à savoir que toute femme est susceptible de tomber amoureuse de celui qui en jouera. Presque tous les soirs, nous entendons les mélodies d'un prétendant désolé flotter au-dessus du village, parfois romantiques, avec à l'occasion quelque chose de poignant. C'est après tout le printemps, la saison des amours. 

Jim Fergus, La vengeance des mères

 

Un soir, après que les derniers rayons du soleil eurent disparu à l'horizon, un voile nuageux tomba sur le paysage, effaçant les contours. Vers dix heures, le rivage devint laiteux sous la lueur de la pleine lune. Soudain le vent se leva et les roseaux émirent des sons doux et mélodieux, comme un orchestre en train de s'accorder. Puis une sorte de mélopée sauvage s'éleva dans la nuit, tantôt joyeuse, tantôt funèbre et triste. «Cette musique, lui expliqua un compagnon, est produite par les trous que font dans les roseaux les milliers de scarabées qui y vivent. Lorsque le vent s'y engouffre, chaque trou créé une note. On les appelle les luths des dieux.»

Vladimir Fédorovski, Le roman de Tolstoï

 

...et par-dessus tout (car c'était là ce qui pénétrait au plus près du centre de son être) le grand son englobant qui montait de la terre éblouissante, une musique en couches superposées, dense mais profondément fluide, composée d'insectes frottant leurs élytres, de notes d'oiseaux, de brins d'herbe bruissant et frémissant dans la brise. Ce son l'avait immédiatement élevé et ramené en arrière. Il était sorti en pyjama sur la véranda ― nul besoin de robe de chambre, même la plus légère ― et le son était là, tout autour de lui: le paysage entier en vibrait. La terre plate avait été transposée en une autre forme et rendue accessible à un autre sens. Une exubérante psalmodie dont le vrombissement, le palpitement, le sifflement exalté par tant de gorges distendues avaient constitué la basse obstinée, s'apercevait-il, de toutes les musiques qu'il avait jamais connues. C'était le son auquel le mouvement de son être tout entier s'accordait. Debout pieds nus sur les planches rugueuses, il le laissa emplir son oreille. 

David Malouf, L'infinie patience des oiseaux

 

Vous voulez de la musique? 
J'en voulais, mais pas n'importe laquelle. Sur le ghetto-blaser de mon neveu, j'ai mis du Bach: soit Le Clavier bien tempéré, par Sviatoslav Richter; soit les Variations Goldberg, par Glenn Gould ou Wilhelm Kempff; soit L'Art de la fugue, par Zhu Xiao-Mei. La musique de Bach, comme la morphine, me soulageait. Elle faisait plus que me soulager: elle liquéfiait toute tentation de plainte, tout sentiment d'injustice, toute étrangeté du corps. Bach descendait dans la chambre et le lit et ma vie, sur les infirmières et leur chariot. Il nous a tous enveloppé. Dans la lumière sonore chaque geste s'est détaché et la paix, une certaine paix, s'est installée. Un poème de John Donne, lu bien des années avant, prenait sens: «Il n'y aura ni nuage ni soleil, Ni obscurité ni éblouissement
mais une seule lumière. Ni bruit ni silence mais une seule musique. Ni peur ni espoir mais une seule possession. Ni ennemis ni amis mais une seule communion. Ni début ni fin mais une seule éternité.» Le changement du pansement pouvait commencer. 

Philippe Lançon, Le lambeau

 

«Votre Maman aimerait-elle que je lui mette de la musique?» L'infirmière qui me pose la question est nouvelle dans le service, le silence de la chambre rose doit lui peser. Les chambres, ici, sont toutes équipées de radios et lecteurs de CD. Le hall aussi: je viens d'entendre, à plein volume, le «Dies Irae» de La Symphonie fantastique oui, le «Dies Irae». Très belle œuvre au demeurant. Seulement, si le malade connaît un peu la musique, ce choix ne doit pas lui remonter le moral ! 

Françoise Chandernagor, La voyageuse de nuit

 

Elle s'impatientait quand je frappais une note trop fort, trop doucement ou avec hésitation, perdant la mesure. Un véritable musicien ne perd jamais la mesure: un musicien fondamentalement inéducable n'a pas l'ombre d'une notion de ce qu'est une «mesure». 

Joyce Carol Oates, Paysage perdu

 

Les mathématiques et la musique, Isabella le sait, ont en commun les rythmes et les formules, les compositions géométriques et la beauté abstraite, elles se font et se défont dans l'esprit sans passer par le cœur. Le cœur est abject, il tire vers le bas, là où sont les pulsions et les rêves. 

Rosetta Loy, Un chocolat chez Hanselmann

 

Elle n'avait qu'une passion, la musique. Le père aperçut de bonne heure cette aptitude instinctive de l'enfant. Il lui donna aussitôt un maître et Eulalie lut couramment son solfège, lorsqu'elle ne faisait encore qu'épeler l'alphabet. 
Il fallut aller plus loin, il était temps de choisir un instrument. On lui donna une harpe, c'était de mode alors, une harpe de Nadermann. 
Eulalie ne perdit pas une minute. À dix ans, elle jouait sans hésiter les exercices les plus difficiles de Gode-Charles. 
Lorsque Eulalie eut douze ans, sa maîtresse de harpe déclara à M. Crête que ses soins étaient désormais inutiles: Eulalie en savait autant qu'elle. 
On chercha un professeur, un professeur célèbre. On présenta l'enfant à Nadermann lui-même, qui, après l'avoir écoutée, refusa tout émolument. « Il eût payé, dit-il, la gloire de parfaire par ses conseils cette petite merveille.» 
Eulalie poursuivit ses études avec une nouvelle ardeur. 

Nadar, Mademoiselle Crête
dans : Quand j'étais étudiant

 

Aimer Mozart nous semble si bien aller de soi que l'indifférence à son égard semblerait incongruité. Que nous pensions à la Musique, et son nom nous vient d'abord, comme s'il la résumait: dans cette oeuvre dont l'ampleur et la diversité confondent, il n'est de région où les cimes mozartiennes ne pourraient défier tout autre sommet. Par séduction et puissance combinées.
....
Captivé par le bonheur que la musique épand, nous n'avons pas pris garde à la mélancolie qui en est le revers; à la présence d'une nostalgie plus déchirante, soudain, d'être aux couleurs de la clarinette. Et que de tels accents, une simple ligne mélodique peuvent donc nous meurtrir -- d'une heure abolie, d'un visage perdu... Comme l'allégresse y est ombreuse, autant que l'ombre, enjouée.
François Solesmes, présentation de: 
Mozart et autres récits sur la musique, de François Mauriac.

 

...m'efforçant de capter la radio de Londres, je suis tombé par hasard sur un poste qui diffusait un de ses divertimenti. J'en ai eu aussitôt le coeur joyeux. Je l'ai écouté en entier, et le thème familier du menuetto me poursuit encore et m'enchante. J'adore Mozart, sentiment banal peut-être, mais que je n'éprouve envers aucun autre musicien. Par sa musique, c'est mon être entier qui est sollicité, qui entre en résonance avec le monde. Dans ses moments de plénitude, ma vie bat à son rythme, mon sang court comme sa musique, ou plutôt je la sens courir dans mes veines comme un sang subtil et vif.
François-René Daillie, Le Divertissement.

 

après l'entracte, elle est remontée sur scène, elle a attaqué la seconde partie du récital avec un entrain redoublé, nocturnes, préludes, mazurkas, moi baignant en une joie étrange, une jouvence retrouvée, un plaisir physique, si longtemps oublié, aigu, roboratif, la béatitude collective touche à sa fin, depuis une heure et demie la salle bercée, la pianiste va terminer, elle fait une courte pause, subitement embarquée dans le Scherzo en si mineur de Chopin, une déferlante ultra rapide, notes qui rebondissent en cascades, par giclées savamment mesurées et contrôlées, geyser pourtant sauvage dans ses éclaboussures de gammes descendues et remontées avec une ardeur frénétique, gouffre, abysse de sons, me noie, je coule, larmes qui affleurent aux paupières, elle, les poignets pétrissant, les doigts broyant le clavier en furieuses envolées, de crescendo forcené en decrescendo atténué pour remonter en flèche, dardant l'euphorie toujours plus haut, d'un seul coup d'un seul tintamarre dégringole en un roulement de tonnerre, roulis saccadés des épaules, avant-bras vibrants, doigts claquant sec, ultime secousse, chute au trou noir du silence final, avec Debussy, le silence faisait encore partie de la musique, il la continuait inaudible, l'arrêt des flux et des reflux n'arrêtait rien, la mélodie ondulait toujours dans la tête, là, cassé net, coupure totale, c'est alors, sensation obscure, sentiment incompréhensible, cœur battant, les yeux embués, quand est soudain mort le scherzo, je me suis senti revivre, ressuscité, ranimé ... 

Serge Doubrovsky, Laissé pour conte

 

Écoutez-vous de la musique quand vous écrivez? 
Question curieuse, souvent posée aux écrivains. 
Si vous accordez de l'attention à la musique, en écouter ne peut que vous distraire dans votre travail. Car la musique est un art exquis, pas un bruit blanc. 
La manie de diffuser partout de la musique dans les lieux publics doit être relativement récente. Quand a-t-elle débuté et quand cessera-t-elle? Peut-elle cesser? Il y a quelque chose d'insultant à devoir écouter de la musique, et notamment de la musique «sérieuse», comme si ce n'était qu'un bruit de fond, ou la bande originale d'un film; car la musique existe en soi et par soi, et non comme un accompagnement. 
Elle est la consolation suprême parce qu'elle est bien davantage. Elle est le contrepoint spirituel à la cacophonie du monde, aussi essentielle qu'un battement de cœur. 

Joyce Carol Oates, Paysage perdu

 

Déjà en 1930, il [Schönberg] écrivait: «La radio est un ennemi, un ennemi impitoyable qui irrésistiblement avance et contre qui toute résistance est sans espoir»; elle «nous gave de musique [...] sans se demander si on a envie de l'écouter, si on a la possibilité de la percevoir», de sorte que la musique est devenue un simple bruit, un bruit parmi des bruits.

La radio fut le premier petit ruisseau par lequel tout commença. Vinrent ensuite d'autres moyens techniques pour recopier, multiplier, augmenter le son, et le ruisseau devint un immense fleuve. Si, jadis, on écoutait la musique par amour de la musique, aujourd'hui elle hurle partout et toujours, "sans se demander si on a envie de l'écouter", elle hurle dans les haut-parleurs, dans les voitures, dans les restaurants, dans les salles de gymnastique, dans les oreilles bouchées des walkmen, musique réécrite, réinstrumentée, raccourcie, écartelée, des fragments de rock, de jazz, d'opéra, flot où tout s'entremêle sans qu'on sache qui est le compositeur (la musique devenue bruit est anonyme), sans qu'on distingue le début ou la fin (la musique devenue bruit ne connaît pas de forme): l'eau sale de la musique où la musique se meurt. 

Milan Kundera, L'Ignorance

 

L'auditeur en musique n'est pas un interlocuteur. Il est une proie qui s'abandonne au piège.
Pascal Quignard, La haine de la musique

 

 

Il n'avait jamais entendu une telle musique, jamais rêvé qu'une telle musique pût être jouée! Il avait conscience, pendant que cela finissait, de plonger ses regards jusqu'à ce creuset où beauté et tristesse se fondent, au profond des choses, d'en contempler la poignante nature éphémère comme avec un oeil neuf, interne, et de pénétrer, au-delà du voile, dans l'éternité même -- une vision cosmique imprécise qui se dissipa quand cessa la musique, mais lui laissait le souvenir inaltérable d'avoir été, et le désir passionné d'en porter un jour témoignage ...

George Du Maurier, Trilby 

 

Personne ne lui résiste au fond à la musique. On n'a rien à faire avec son cœur, on le donne volontiers. Faut entendre au fond de toutes les musiques l'air sans notes, fait pour nous, l'air de la mort.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit.

 

J'ai toujours entendu à travers ce qu'il composa aux derniers jours de sa vie, par exemple dans l'andante du Concerto pour clarinette, je ne sais quel tendre reproche à Dieu, une plainte d'enfant déçu, ces larmes de la créature quand elle se compare à ce qu'elle devait être dans la pensée du Créateur. Vivre, pour presque tous c'est s'éloigner de ce paradis dont Mozart rassemble les voix, les rires, les chansons, en une musique déchirante et qui nous donne un plaisir parfois si terrible qu'il faut beaucoup de force et de courage pour l'écouter sans larmes.
François Mauriac, Mozart & autres écrits sur la musique.

 

... c'est qu'on a trouvé, même sans le savoir, dans la forme, la couleur de l'objet; le rythme ou le ton d'un passage littéraire ou musical, l'expression d'une vérité personnelle dont on n'avait nullement conscience, que l'on découvre seulement à son contact.

François-René Daillie, Le Divertissement.

 

 

L'homme doit être seul et libre pour laisser naître ce qui est en lui.
Croyez-vous qu'il suffise d'être solitaire pour laisser monter le chant qui vous habite?
Non, il me faut d'abord rejoindre le vide.
Le vide?
Oui, le silence. Pas l'absence de bruit, mais celle de toute pensée. Si vous êtes capable de comprendre cela, vous pouvez imaginer le vertige qui m'étreint lorsque je le retrouve.
Mais pourquoi cette angoisse? Tout ce que vous créez porte la marque de votre esprit. Une signature que nul autre  ne saurait contrefaire et qui permet à ceux qui vous aiment de vous reconnaître en moins d'une mesure. Soyez donc vous-même, sans entraves.
 

Julien Burgonde, Icare et la flûte enchantée.

 

      Les notes produites par un instrument de musique sont constituées d'un ton dominant ou fondamental, correspondant à la note pure, accompagné de tons d'autres longueur d'onde, les harmoniques. Chaque instrument produit un type d'harmoniques distinct: de ce fait, la même note de musique jouée par un violon ou une flûte ne produisent pas le même son. Bien que le ton fondamental soit identique pour les deux, leurs harmoniques sont différentes. 

Alberto Casas González, Voyage dans le cosmos : La matière noire - à la recherche de la plus grande inconnue de l'Univers

 

Car un instrument de musique piano, violon habite un espace complexe: c'est à la fois un objet ordinaire à trois dimensions et un objet extraordinaire, vous ouvrant la porte d'un autre monde; il n'existe comme entité physique que pour que le physique soit transcendé. 

Joyce Carol Oates, Paysage perdu

 

Est-il plus étonnant de créer un bonhomme à partir d'une motte de terre que de transformer une planche de sapin en stradivarius? La musique n'est-elle pas un miracle aussi grand que la pensée ?
Marc Petit, Le Nain géant.

 

       Croyez-moi en faisant sa sainte Cécile, Raphaël à donné la priorité à la musique sur la poésie. Il a raison: la musique s'adresse au cœur, tandis que les écrits ne s'adressent qu'à l'intelligence; elle communique immédiatement ses idées à la manière d'un parfum.

Balzac, Massimilla Doni

 

       ― Aimez-vous la musique, madame ?
       Beaucoup.
      
Moi, elle me ravage. Quand j’écoute une œuvre que j’aime, il me semble d’abord que les premiers sons détachent ma peau de ma chair, la fondent, la dissolvent, la font disparaître et me laissent, comme un écorché vif sous toutes les attaques des instruments. Et
c’est en effet sur mes nerfs que joue l’orchestre, sur mes nerfs à nu, frémissants, qui tressaillent à chaque note. Je l’entends, la musique, non pas seulement avec mes oreilles, mais avec toute la sensibilité de mon corps vibrant des pieds à la tête. Rien ne me procure un
pareil plaisir, ou plutôt un pareil bonheur.
(...)
       « Quand un bourgeois me parle musique, j’ai envie de le tuer. Et quand c’est à l’Opéra, je lui demande  “Êtes-vous capable de me dire si le troisième violon a fait une fausse note à l’ouverture du troisième acte ? – Non. – Alors taisez-vous. Vous n’avez pas d’oreille.” L’homme qui, dans un orchestre, n’entend pas en même
temps l’ensemble, et séparément tous les instruments, n’a pas d’oreille et n’est pas musicien. Voilà ! Bonsoir ! 
      Il pivota sur un talon, et reprit : « Pour un artiste toute la musique est dans un accord. Ah! mon cher, certains accords m’affolent, me font entrer dans toute la chair un flot de bonheur inexprimable. J’ai aujourd’hui l’oreille tellement exercée, tellement faite, tellement mûre, que je finis par aimer même certains accords
faux, comme un amateur dont la maturité de goût arrive à la dépravation. Je commence à être un corrompu qui cherche les extrêmes sensations d’ouïe. Oui, mes amis, certaines fausses notes ! Quelles délices ! Quelles délices perverses et profondes! Comme ça remue, comme ça ébranle les nerfs, comme ça gratte l’oreille, comme ça gratte... ! comme ça gratte... ! »

Guy de Maupassant, Mont-Oriol

 

       Comment vous l'expliquer? La musique me porte à oublier tout, moi-même, ma véritable situation; elle me fait croire à ce que je ne comprends pas, elle me donne un pouvoir que je n'ai pas. Elle me fait l'effet du bâillement ou du rire. Je bâille quand je vois quelqu'un bâiller, je ris en entendant quelqu'un rire.
       La musique me transporte dans l'état d'esprit dans lequel se trouvait celui qui l'a écrite. Je mêle mon âme à la sienne et je le suis d'un sentiment à un autre. Pourquoi en est-il ainsi? Je l'ignore. Mais lui, le compositeur Beethoven, par exemple, pour la Sonate à Kreutzer, savait bien d'où venait cet état qui l'avait poussé à certaines actions et qui, pour lui, avait un sens, une raison d'être, tandis que pour moi il n'en a pas. Voilà pourquoi la musique provoque une excitation sans résultat. Une marche fait marcher, une danse fait danser, la musique sacrée nous conduit à l'autel, tout cela a un résultat... Ici, l'excitation, excitation pure, sans but. C'est de là que viennent les dangers de la musique et ses conséquences parfois épouvantables.

Léon Tostoï, La Sonate à Kreutzer

 

       Comme beaucoup de musiciens, je répugne à écouter de la musique: cela émeut toujours trop, et puis cela émeut en vain, ou cela plonge dans le dépit de ne pouvoir rivaliser avec l'interprète qu'on est en train d'écouter, ou cela emplit de colère devant la nullité.

Pascal Quignard, Le Salon du Würtemberg

 

       Telle qu'on la pratique (et surtout telle qu'on l'enseigne), la musique est en somme une expérience de laboratoire, la théorie figurée de ce que la technique et la mécanique moderne réalisent sur une plus vaste échelle. Les machines les plus compliquées et les symphonies de Beethoven se meuvent d'après les mêmes lois, progressent arithmétiquement, elles sont régies par un besoin de symétrie qui décompose leurs mouvements en une série de mesures minuscules, infimes, et qui se font pendant. La basse chiffrée correspond à tel engrenage qui, infiniment répété, déclenche avec le minimum d'effort (d'usure) le maximum d'esthétique (de force utilisable). Le résultat en est la construction d'un monde paradoxal, artificiel, conventionnel, que la raison peut démonter et remonter à loisir (parallélisme dynamique: un savant physicien viennois ne s'est-il pas donné la peine de tracer toutes les figures géométriques que projette la Ve Symphonie et, tout récemment, un savantasse anglais n'a-t-il pas traduit en vibrations colorées, les vibrations sonores de cette même symphonie? Ce parallélisme s'applique à tous les "arts", donc à toutes les esthétiques. La trigonométrie nous apprend qu'on peut réduire la Vénus de Milo, par exemple, en une série de formules mathématiques et que si le marbre du Louvre venait à être détruit on pourrait, avec un peu de patience, le reconstituer à l'aide de ces mêmes formules et le reproduire, indifféremment, un nombre incalculable de fois, tel qu'il est, formes, lignes, volume, grain de la pierre, usure, poids, émotion, esthétique compris,) le rythme originel n'interviendrait que si une machine, sans aucun nouvel apport d'énergie, se mettait en branle aussitôt que construite et produisait éternellement de la force utilisable (cf. le mouvement perpétuel). C'est ainsi que l'étude serrée d'une partition musicale ne nous fera jamais découvrir cette palpitation initiale qui est le noyau autogénérateur de l'oeuvre et qui dépend, en sa climatérique, de l'état général de l'auteur, de son hérédité, de sa physiologie, de la structure de son cerveau, de la rapidité plus ou moins grande de ses réflexes, de son érotisme, etc. Il n'y a pas de science de l'homme, l'homme étant essentiellement porteur d'un rythme. Le rythme ne peut être figuré.

Blaise Cendrars, Moravagine

 

      C'est ainsi que dès la première heure Strauss reconnut avec franchise qu'il savait bien qu'un musicien de soixante-dix ans ne possédait plus la force première de l'inspiration musicale. Il disait ne plus avoir celle qui lui permettrait de réussir des œuvres symphoniques telles que Till l'Espiègle ou Mort et transfiguration, car c'était justement la musique pure qui nécessitait un maximum de fraîcheur créatrice. Mais la parole l'inspirait toujours. S'il s'agissait d'un texte existant, d'une substance déjà formée, il se sentait toujours capable d'en donner une bonne illustration dramatique, parce que, parlant des situations et des paroles, des thèmes musicaux se développaient spontanément en lui, raison pour laquelle à présent, dans ses dernières années, il s'était exclusivement tourné vers l'opéra. 

Stefan Zweig, le monde d'hier

 

      «Je voudrais qu'on joue cette symphonie devant un public d'éminents connaisseurs; d'abord avec les corrections des quinze derniers jours, ensuite sans elles. Je parie que personne ne saurait distinguer une version de l'autre. Comprenez-moi: il est certainement admirable que le motif joué au second mouvement par un violon sot repris au dernier mouvement par une flûte. Chaque chose est à sa place, tout est travaillé, pensé, éprouvé, rien n'est laissé au hasard; mais cette gigantesque perfection nous dépasse, elle dépasse la capacité de notre mémoire, notre capacité de concentration, de sorte que même l'auditeur le plus fanatiquement attentif ne percevra de cette symphonie que la centième partie de ce qu'elle contient, et encore, le centième le moins important aux yeux de Mahler!

Milan Kundera, L'immortalité

 

Chaque vendredi pendant cette parodie d'hiver, deux vieilles dames très blanches de peau marchaient jusqu'à une église d'Olinda, à la tombée de la nuit. Elles sortaient leurs violons des étuis fatigués dans lesquels elles les avaient transportés et commençaient de jouer, en marchant, de vieilles ritournelles d'Europe. Dans les rues étroites d'Olinda, la ville portugaise [du Brésil], encombrée de cloîtres baroques et de façades peintes, d'autres musiciens sortaient des maisons au passage des deux violonistes. Avec leur guitare, leur harmonica, leur accordéon, ils se joignaient à la sérénade. tous les thèmes qui constituent le carnaval moderne et sont aujourd'hui répercutés, en torrent de décibels, au moyen de saxophones et de trompettes, sont présents dans la seresta du vendredi soir, à Olinda, mais sur un mode adouci, chuchoté, sentimental. Le lamento de cette musique est une des émotions les les plus vives dont je garde le souvenir. Grâce à elle, je comprenais ce que pleuraient les émigrants: c'était tout simplement l'hiver de leur pays natal.

Jean-Christophe Rufin, Un léopard sur le garrot

 

      Ces modestes accords et ces petites mélodies auraient pu paraître, à toute oreille exercée, comme parfaitement intolérables, disharmonieux. Mais c'était tout le contraire. Cette musique-là n'était pas seulement du bruit, elle montrait quelque chose. Elle aidait à camoufler la solitude de l'homme, du moins celle d'Aventino. Derrière ces voix, il y avait des vies, des vraies. On y entendait battre des cœurs. Oui, cette musique-là creusait le ciel, et venait à la rencontre de la terre. Face aux effusions optimistes des révolutionnaires, ces chants des rues donnaient simplement une voix au silence comme le vase donne une forme au vide. 

Gérard de Cortanze, Assam

 

     Vous savez qu'il y a des thèmes musicaux qui semblent résumer toute une vie?... Comme des miroirs où vous verriez votre reflet... Cette composition, par exemple [L'Offrande de JS Bach]: un thème surgit, exposé par des voix différentes. Parfois même à des vitesses différentes, avec renversement des intervalles ou même en mouvement rétrograde... (...) Écoutez. Vous vous rendez compte? Il commence avec une seule voix qui expose son thème, puis une deuxième voix entre en scène, quatre tons plus haut ou quatre tons plus bas que celle qui l'a précédée et qui maintenant énonce un thème secondaire... Chacune des voix fait son entrée à son heure, comme les différentes étapes d'une vie... Et quand toutes les voix ont fait leur entrée, c'en est fini des règles (...) Comme vous voyez, c'est une analogie parfaite de la vieillesse. 

      (...) 

      Jouer à l'envers... C'est amusant! Vous savez que Bach adorait les inversions musicales? Dans certains canons, il renverse le thème, si bien que la mélodie descend chaque fois que le thème original monte... L'effet est peut-être un peu bizarre, mais quand on s'habitue, on finit par le trouver tout à fait naturel. Il y a même un canon dans l'[Offrande] qui s'exécute a l'envers de ce qui est écrit (...). Je crois vous avoir déjà dit que Jean-Sebastien Bach était un fieffé farceur. Son œuvre est remplie de pièges. Comme si, de temps en temps, une note, une modulation ou un silence vous disait: «Je renferme un message; découvrez-le.» 

Arturo Pérez Reverte, Le tableau du maître flamand

 

      Existait-il une musique constituée d'une seule note égarée entre deux plages de silence illimité? N'était-ce pas cela une photo? Une image comme une brèche ou l'imagination engouffrerait drames, joies, expériences vraies ou fabulées? Un puits sans fond, une note hors mesure, sans tempo et sans clé.

Anne Delaflotte Mehdevi, Fugue

 

Vous entendez le deuxième mouvement du concerto pour clarinette, de Mozart

 

Le Café Littéraire / La musique

 

Haut de page   /   Retour à la liste   /   Bibliographie sur ce thème
Accueil  /  Calendrier  /   Expositions  /  Rencontre  Auteurs  /  A propos