Le Café Littéraire
luxovien / Hauts lieux et lieux hauts

     

 

      Au fil des épisodes, l'île est devenue un personnage à part entière de l'histoire. Avec sa forme singulière ― certains parmi vous y voient un coquillage, d'autres une oreille ―, ses pare mystérieux, ses paysages irréels et bien sûr son emplacement qui en fait l'un des lieux les plus isolés du monde, l'île de Rapa Iti porte en elle une puissance symbolique indéniable. Sa géométrie sacrée révélée par Philippe Mastin a fini par me conforter dans l'idée que cette île renferme un secret, un secret important que Marc a sans doute cherché à percer tout au long de sa vie.

Éric Viennot, L'homme qui rêvait dans une langue inconnue

 

À chacun sa carte des lieux, à chacun les liens intimes et singuliers qui font d'une rue, d'un parc ou d'une fenêtre entrouverte une adresse indélébile, un jalon de mémoire. 

Christelle Ravey, Les choses à faire avant

 

Savais-je bien ce qui m'avait conduit dans ce quartier étrange où j'avais élu domicile? À quel appel avais-je inconsciemment répondu lorsque je m'y étais installé? De mon propre aveu, l'endroit où nous nous trouvions avait donné un tour nouveau à ma vie. Je n'étais pas le premier, loin de là, à en faire l'expérience. Le sort était semblable pour tous. Il disait: «sort». Et j'entendais: «sortilège». Comme si tous les habitants du quartier étaient pareillement devenus les victimes d'un même envoûtement. Il n'aurait pas exprimé la chose dans ces termes. Il m'en laissait la responsabilité. Mais en vérité, continuait-il, je n'étais pas loin de dire juste. Nous nous tenions en l'un de ces sites comme il en existe de nombreux sur la planète et qui sont semblables à des trappes donnant sur le vide. La proposition pouvait passer pour idiote, bien entendu. Rien ne paraissait plus banal que le bout de ville dont il entreprenait de me démontrer qu'il constituait comme une sorte de trou noir à l'intérieur duquel la réalité s'effondrait sous nos yeux. Pourtant, le passé y disparaissait. Je l'avais moi-même observé. En quelques mois, tout semblait s'être évanoui. Une réalité nouvelle avait remplacé l'ancienne dont presque plus aucune trace ne restait. Sinon, justement, l'immeuble que nous partagions et qui, subsistant seul parmi les chantiers et les constructions nouvelles, avait l'allure d'une espèce de vestige destiné à connaître prochainement les destin de toutes les choses qui l'avaient entouré. 
(...)

Quelque part, sous nos pieds, devait se situer enfoui comme une sorte d'aimant noir exerçant à l'entour son attraction néfaste. Un champ magnétique. Invisible, comme il se doit. Mais n'en produisant pas moins des effets observables. Il appelait à lui le monde, agissant avec d'autant plus de force sur les êtres, les éléments qui tenaient le moins solidement à ses structures. Je pouvais, affirmait-il, d'autant moins le contredire que j'étais parvenu moi-même aux mêmes conclusions. Je lui avais dit à quel point le quartier où nous logions m'apparaissait comparable à un entonnoir le long des parois duquel la réalité ruisselait, dégoulinant vers le fond, comme si la gravité aspirait progressivement toutes les choses, tous les individus qui passaient à sa portée. 

Philippe Forest, Crue

 

«Liberté: Ronchamp. Architecture totalement libre... Une personnalité respectable était toutefois présente, c'était le paysage, les quatre horizons. Ce sont eux qui ont commandé...» 
       Il [Le Corbusier] contemple les montagnes aux couleurs changeantes, hume l'air et ses brises chargées d'odeur, touche l'écorce des merisiers centenaires, écoute les sons qui montent de la petite commune de Ronchamp. Il ne veut pas faire acte de violence, imposer une oeuvre arbitraire. Plus que tout, il cherche à saisir l'esprit des lieux. 
       Magnifier la colline. S'inscrire dans son histoire douloureuse. La réenchanter. 

(...) 

La journée l'inauguration, Le Corbusier fait une allocution qui commence par ces mots: «En bâtissant cette chapelle, j'ai voulu créer un lieu de silence, de prière, de paix, de joie intérieure. Le sentiment du sacré anima notre effort. Des choses sont sacrées, d'autres ne le sont pas, qu'elles soient religieuses ou non...»

Françoise Ascal, Un automne sur la colline

 

Il faut une petite heure en prenant le sentier qui contourne l'église pour atteindre le site. Rien de bien spectaculaire en vérité: un amas d'éboulis roses et gris, dont l'un, plus haut que les autres, ressemble à une canine de géant. Les légendes ne ferment pas toujours des paysages à couper le souffle: la falaise de la Lorelei n'est qu'un abrupt rhénan, bêtement carré, et qui surplombe une eau depuis des années asservie par l'homme; à Cumes, où Paule et moi, iconoclastes, avions joué aux devinettes, une garrigue poussiéreuse encercle un vague terrier d'où s'élevait jadis la voix des dieux... 
       Autour de La Roche aux Larmes, quand le soleil donne à plein, on respire une odeur d'urine et de sorbier mort. 

Philippe Claudel, Meuse l'oubli

 

Le front de Silistrie tenait toujours. L'état-major russe fut transporté au camp situé en arrière des lignes, sur la rive droite du Danube où l'on établit le poste de commandement, au sommet d'une colline, dans de superbes jardins appartenant à Mustapha Pacha, le gouverneur de la ville assiégée. 
      De ce point élevé, tout semblait à la fois lointain et proche, immense et précis, comme dans un gigantesque tableau reproduisant une scène de bataille où le plus infime détail eût brillé avec une exceptionnelle netteté: le large fleuve, les îles, la ville entière, la forteresse et les redoutes turques et, alentour, le réseau inextricable des tranchées russes. Du haut des terrasses regorgeant de roses en cet extraordinaire début de juin sur le bord du Danube, Tolstoï, muni d'une lunette d'approche, passait des heures à contempler ce spectacle grandiose. 

Vladimir Fédorovski, Le roman de Tolstoï

 

Arrivé la veille au soir en Avignon, Jean-Baptiste Adamsberg avait trouvé un recoin idéal, de l'autre côté du Rhône, pour aller faire tanguer ses pensées. Où qu'il soit, une sorte de maître-instinct lui permettait de repérer en quelques heures les recoins nécessaires à sa survie. Il ne s'en faisait donc jamais, quand il voyageait, sur l'endroit où il allait atterrir. Il savait qu'il trouverait. Ces recoins de survie se ressemblaient un peu tous, quel que soient le relief, le climat, la végétation de l'endroit, que ce fût ici, en Avignon, ou à l'autre bout du monde. Il s'agissait de trouver un lieu assez vide, assez sauvage, assez dissimulé pour que son esprit puisse se distendre sans contrainte, mais assez modeste aussi pour qu'on ne soit pas obligé de regarder ce lieu, de lui dire qu'il est beau. Les paysages à vous couper le souffle sont très gênants pour la pensée. On est obligé de s'occuper d'eux, on n'ose pas s'asseoir dessus sans un minimum d'égards. 

Fred Vargas, L'homme à l'envers 

 

Sur les hauteurs de la côte ligurienne, la colline offrait sur Gênes une vue imprenable mais échappait, par sa position, aux regards indiscrets. Au sommet de ce mont de verdure, la forêt encerclait une clairière à laquelle un unique chemin donnait accès. Ce chemin, dont l'entrée avait été soigneusement dissimulée, n'apparaissait sur aucune carte. 
       Là, à dix lieues du premier village, un temple antique, que tout le monde ici avait oublié, se nichait sous la terre. Son entrée était envahie de lierre, et tout laissait croire que la bâtisse avait été abandonnée depuis des temps immémoriaux. 

Henri Lœvenbruck, Le Loup des Cordeliers

 

On ne dira jamais assez à quel point la lumière contribue au sacré d'un lieu 

Fabienne Jacob, Les séances

 

      Tandis que nous progressions en silence à travers ce paysage désolé, nous perdions parfois conscience de notre cohérence d'individus, et étions envahis par l'illusion que nous nous délitions peu à peu dans la nature environnante. Cet immense vide autour de nous déséquilibrait la conscience ordinaire de l'existence. Comprenez-vous de dont il s'agit? Notre conscience s'enflait comme une baudruche, jusqu'à se confondre avec le paysage, annihilant toute différence entre l'extérieur et nos limites physiques. Voilà ce que je ressentis au cœur de la steppe mongole. Quelle immensité! Plus qu'une plaine, c'était un océan. Le soleil se levait à l'est, traversait lentement le ciel, puis sombrait derrière la ligne de l'horizon à l'ouest. C'était la seule chose que nous voyions changer autour de nous. Et on sentait dans ce mouvement solaire une sorte d'énorme élan d'amour cosmique. 

Haruki Murakami, Chroniques de l'oiseau à ressort

 

      Il y a dans le monde des endroits qui datent de l'origine. Ces espaces sont des instants où le Jadis s'est figé. Tout y conflue avec l'ancienne rage. C'est le visage de Dieu. C'est la trace de la force primordiale plus immense que l'homme, plus vaste que la nature, plus énergique que la vie, aussi saisissante que le système du ciel qui les précède tous les trois. 

Pascal Quignard, Terrasse à Rome

 

Comme tous ceux qui, depuis la plaine de l'Ombrie, voient Assise pour la première fois, je fus saisi, en sortant de la gare, par son apparition dans la clarté d'été, par la vision de cette blanche cité perchée à flanc de colline, suspendue entre terre et ciel, étendant largement ses bras dans un geste d'accueil. Figé sur place, j'eus le brusque pressentiment que mon voyage ne serait pas que touristique, qu'il constituerait un moment décisif de ma vie. Je me surpris à m'exclamer en moi-même : «Ah, c'est là le lieu, mon lieu ! C'est là que mon exil va prendre fin !» 

François Cheng, Assise, une rencontre inattendue  

      Ce fut un choc et d'abord une rencontre avec ce lieu dont un Chinois pétri de la tradition géomancienne chinoise voit immédiatement que c'est un lieu faste. Je savais à l'époque que je ne pourrais pas retourner en Chine et me considérais comme un exilé. Mais là, en sortant de la gare, lorsque Assise m'est apparue à mi-hauteur de la montagne, ouvrant ses bras dans un geste d'accueil, j'ai senti qu'il me serait possible d'habiter cette terre d'Europe. J'ai arpenté tous les endroits où François a vécu, avec mes amis d'abord et seul ensuite. Auprès de François, j'ai compris que les saints sont là pour nous montrer de quoi l'homme est capable dans le bien, alors que tant de criminels nous montrent de quoi l'homme est capable dans le mal. La vraie sainteté, loin d'être une forme de moralisme morose, est indispensable pour nous faire prendre la pleine mesure de notre destin au sein de l'univers.

 François Cheng : François d'Assise a changé ma vie
(entretien Figaro littéraire)

 

      On sait que le continent chinois est le lieu de cohabitation de plusieurs courants de pensée, du taoïsme, du confucianisme et du bouddhisme. Plus tard, plusieurs provinces de l'extrême ouest seront peuplées de musulmans. Originairement, le taoïsme s'est développé du côté de la vallée du Yang-tseu, tandis que le confucianisme a pris naissance dans la plaine du Nord, parcourue par le fleuve Jaune. Le bouddhisme, venu de l'Inde, a laissé ses premiers vestiges dans plusieurs provinces de l'Ouest et du Nord. Il y avait grand intérêt à visiter ces hauts lieux, car, de tout temps, les Chinois ont été persuadés que certains étaient favorables à l'essor de grandes pensées et qu'inversement l'esprit d'une grande pensée imprègne et façonne un lieu. Aujourd'hui, beaucoup de touristes occidentaux peuvent d'ailleurs témoigner du profit qu'ils ont tiré de la visite de Qufu, contrée natale de Confucius, bien préservée depuis plus de deux mille ans, où l'esprit du confusionnisme s'érige en une présence pour ainsi dire palpable. 

François Cheng, L'un vers l'Autre, en voyage avec Victor Segalen

 

Un atlas amoureux est forcément extravagant, illustré de cartes et de planches qui ne respectent pas toujours la bonne échelle, jouant des disproportions, surlignant certains lieux, en estompant d'autres, exaltant certains noms, en minimisant d'autres. C'est un imprécis de géographie passionnelle. Dans le mien, la Sibérie, dans la réalité déjà fort volumineuse, a pris très tôt une dimension particulière. Car c'est un espace imposant non seulement par son étendue physique et son climat extrême, et remarquable par la splendeur de ses paysages, mais aussi par son histoire, par la littérature qui lui est liée, et par les noms des villes, des fleuves, des peuples et des montagnes. 
       (...) 
       Sibérie, la dormeuse- la veilleuse aux innombrables yeux d'eau, d'écorce et de lichen. Mais elle possède un œil central, d'une ampleur incomparable: le lac Baïkal. 
       Œil cyclopéen, ombilical, et céleste. Le bleu soyeux de son iris est d'une telle beauté qu'il en chavire le cœur, étreint la gorge et tous les sens; il laisse le regard épuisé de ravissement, comme l'est le corps après l'amour. Il y a des voluptés si puissantes dans leur douceur, si pénétrantes, qu'elles en sont meurtrissantes. 
       Sa prunelle invisible est énorme, elle s'enfonce à plus de 1600 mètres. Les rayons lumineux qui y plongent sont saisis par l'ivresse des profondeurs et se mettent à chanter, ils émettent des vibrations cristallines infrasonores. L'extase des grands fonds se réfracte dans le bleu pers de la surface qui étincelle, et devant cette merveille, le regard se fait auditif, tactile et gustatif. Le bleu très pur tinte tout bas au creux de l'ouïe, il s'y enroule et il se mêle au sourd bruissement du sang; il s'insinue jusque dans le cœur, alors saisi d'un émoi radieux. Il pénètre la peau, lui donne une sensibilité neuve - l'air alentour est la plus fraîche des caresses, il ruisselle sur le visage, le cou, les mains et jusque dans la bouche, avec un goût de folle candeur. 
       (...) 
       Candeur terrible de l'œil ombilical, lorsqu'on se souvient de son âge: 25 millions d'années. Avec quelles puissances est-il en lien? Celles des origines ou celles de la fin du monde? Et quel fœtus géant nourrit-il dans son globe glacial? 

Sylvie Germain, Le monde sans vous

 

      Les Alpes! La créature de Frankenstein les franchit pour assouvir sa vengeance contre l'homme, le docteur Frankenstein, qui a voulu, en la créant, devenir aussi grand que Dieu. Les Alpes sont ainsi le symbole de cette frontière entre l'humain et le divin car la créature les franchit pour retrouver son créateur. 

Olivier Larizza, On n'est amoureux qu'à bicyclette

 

      Ce qui me reste réellement de cette première journée de voyage n'est pas la cathédrale de Salisbury, ni aucune des autres charmantes curiosités de la ville, mais bien plutôt les amples étendues de campagne anglaise dont la vue splendide m'a été révélée ce matin. Je suis tout à fait disposé à croire que d'autres pays ont à offrir des décors plus visiblement saisissants. J'ai vu d'ailleurs, dans des encyclopédies ou dans le National Geographic Magazine, des photographies à couper le souffle prises dans différents coins du globe: canyons et chutes magnifiques, montagnes à la beauté déchiquetée. Certes, je n'ai jamais eu le privilège de contempler réellement de tels lieux, mais je ne m'en risquerai pas moins à affirmer ceci avec une certaine assurance: le paysage anglais dans son excellence tel que j'ai pu le voir ce matin possède une qualité qui manque inévitablement aux paysages des autres nations, si spectaculaires que soit leur apparence. C'est, je crois, une qualité qui fait du paysage anglais, aux yeux de tout observateur objectif, le plus profondément satisfaisant du monde, et la meilleure définition que l'on puisse donner de cette qualité est sans doute le terme de «grandeur». Car en vérité, lorsque ce matin, debout sur la crête, j'ai regardé le pays qui s'étalait sous mes yeux, j'ai éprouvé distinctement cette impression rare mais impossible à confondre avec une autre: la sensation d'être en présence de la grandeur. (...) 

      Mais qu'est-ce précisément que cette «grandeur»? (...) Ce qui compte, c'est le calme de cette beauté, sa retenue. C'est comme si la terre connaissait sa propre beauté, sa propre grand-peur, et n'éprouvait aucun besoin de les clamer. Par comparaison, les paysages d'autres régions du monde, par exemple l'Afrique ou l'Amérique, tout en étant assurément impressionnants, doivent, j'en suis certain, paraître inférieurs à un observateur objectif, étant voyant au point de frôler l'indécence. 

Kazuo Ishiguro, Les vestiges du jour

 

      Quand nous arrivâmes en haut de la colline, il écarta les jambes, et son bras décrivit un large arc, le verre en avant tel un sceptre. Plus bas, la plaine déroulait ses vignes à perte de vue. Dans le lointain, que la brume rendait grisonnant, les montagnes évoquaient des monstres préhistoriques endormis. Jaime laissa son regard surplomber le paysage. Il hochait la tête chaque fois qu'un site l'interpellait. 
      Un dieu contemplant son univers n'aurait pas été aussi inspiré que lui. 
      ― Regarde, Jonas... N'est-ce pas une vue imprenable?
      Son verre frémit au bout de son bras. 
      Il se retourna lentement vers moi, un vague sourire sur les lèvres. 
      ― C'est le plus beau spectacle du monde. 
      Comme je ne répondais pas, il dodelina de la tête et se remit à contempler les vignes qui s'encordaient jusqu'au pied de l'horizon. 
      ― Souvent, dit-il, quand je viens par ici admirer tout ça, je pense aux hommes qui firent de même, il y a très longtemps, et je me demande ce qu'ils voyaient vraiment. J'essaye d'imaginer ce territoire à travers les âges et me mets à la place de ce nomade berbère, de cet aventurier phénicien, de ce prédicateur chrétien, de ce centurion romain, de ce précurseur vandale, de ce conquérant musulman ― enfin de tous ces hommes que le destin a conduits par ici et qui se sont arrêtés au sommet de cette colline, exactement à l'endroit où je me tiens aujourd'hui... 

Yasmina Khadra, Ce que le jour doit à la nuit

 

      Je me posai une question: aurai-je aimé m'arrêter en ce lieu? Je me surpris à répondre non. Le charme d'un endroit devient insignifiant à la longue s'il n'y a pas d'autres raisons d'y vivre. La beauté des pays des autres ne suffit pas à transplanter un étranger, seulement à le retenir. Elle rend nomade, elle pousse vers d'autres paysages. Ces mots en tête, je vous suivis après dîner sur la crête de la montagne, là où en son point le plus haut, une petite terrasse est creusée dans la pierre. Nous contemplâmes l'île qui descendait à nos pieds sur des centaines de mètres jusqu'à la mer. 

Erri de Luca, Acide, Arc-en-ciel

 

      On peut parfaitement savoir que la terre est un grain à la périphérie de la création, qu'elle tourne autour d'une étoile et non l'inverse, mais il y a des moments, des lieux, où cette notion évidente fait place à une croyance plus ancienne. Tu dis: "On se sent au centre de l'univers". (...) Oui, au centre, je le sentais moi aussi, mais pas de l'univers, au centre, au col d'une autre machine: une clepsydre. Au-dessus de nous la cuvette du ciel, au-dessous de nous celle de la terre: nous étions à l'étranglement de cet instrument, l'avarie soudaine qui en arrête le flux. Autour de nous le monde s'était arrêté. Nous, jeunes gens dépaysés à la périphérie de tout, étions dans un de ces endroits à travers lesquels s'écoule l'infini, tombant de l'abîme des cieux: dans une étroite gorge entre la terre et le ciel, il devient temps et monde. Nous éprouvions le vertige du centre. Tout autour c'était une nuit pleine de silence, l'immense descendait sur nous avec légèreté. 

Erri de Luca, Acide, Arc-en-ciel

 

Qu'elle soit courtisane, érudite ou dévote,
péninsule des bruits, des couleurs, et de l'or,
ville marchande et rose, voguant comme une flotte,
qui cherche à l'horizon la tendresse d'un port,
elle est mille fois morte, mille fois  revécue.
Beyrouth des cent palais, et Béryte des pierres,
où l'on vient de partout ériger ces statues
qui font prier les hommes, et font hurler les guerres.
Ses femmes aux yeux de plages qui s'allument la nuit,
et ses mendiants semblables à d'anciennes pythies.
(...) Beyrouth est en Orient le dernier sanctuaire
où l'homme peut toujours s'habiller de lumière.

Nadia Tueni, extrait de Liban : vingt poèmes pour un amour

Un haut lieu, dit-il, c'est un arpent de géographie fécondé par les larmes de l'Histoire, un morceau de territoire sacralisé par une geste, maudit par une tragédie, un terrain qui, par-delà les siècles, continue d'irradier l'écho des souffrances tues ou des gloires passées. C'est un paysage béni par les larmes et le sang. Tu te tiens devant et, soudain, tu éprouves une présence, un surgissement, la manifestation d'un je-ne-sais-quoi. C'est l'écho de l'Histoire, le rayonnement fossile d'un événement qui sourd du sol, comme une onde. Ici, il y a eu une telle intensité de tragédie en un si court épisode de temps que la géographie ne s'en est pas remise. Les arbres ont repoussé, mais la Terre, elle, continue à souffrir. Quand elle boit trop de sang, elle devient un haut lieu. Alors, il faut la regarder en silence car les fantômes la hantent."
(...)
      Je tentais d'imaginer une typologie des hauts lieux et en identifiais six sortes:
      Les hauts lieux de la tragédie: ils avaient été le décor de batailles. Le murmure de l'Histoire y résonnait comme un écho. Pour moi, ces hauts lieux- là avaient pour nom Confrécourt, dans les labours du Soissonnais, Massada et Stalingrad.
      Les hauts lieux spirituels: c'étaient des endroits barrésiens "où souffle l'esprit, des lieux qui tirent l'âme de sa léthargie", des stèles où la Terre touchait le Ciel, se consacraient comme disaient les mages. Les dieux y rôdaient. Les anciens Grecs érigeaient un temple dans ces décors du mythe. Pour moi, ces endroits-là étaient les hauteurs de Lhassa où la ville se dévoilait comme une coulée d'or au fond de la batée, la Ménez-Hom qui verrouillait la pointe tricuspide de la presqu'île de Crozon, le sommet des Drus où veillait une vierge sujette aux coups de foudre.
      Les hauts lieux géographiques: ceux-là n'avaient pas besoin du secours des Hommes. Leur architecture naturelle, leur beauté formelle parlaient pour eux. Pour moi, ces hauts lieux-là étaient le lac Manasarovar, le miroir du Kailash, les sources du Syr-D'ariane dans les hauteurs des monts Célestes, la falaise du Tchink sur les bords de l'Aral.
      Les hauts lieux du souvenir: c'étaient les tombeaux de nos amis ou de nos héros. On se tenait à l'endroit exact où ils avaient trouvé la mort. Pour moi, ces hauts lieux-là étaient le bas-côté d'une route afghane où expirèrent dans mes bras de bons camarades, l'immeuble d'un quai de Seine où un philosophe juif à la voix exaltée vécut ses derniers jours, les labours de Villeroy où Péguy fut tué d'une balle dans la tête.
      Les hauts lieux de la création: ce n'étaient pas des endroits spectaculaires, mais des jardins, des maisons, des ruines même. Là, à l'ombre des arbres, dans le silence d'un bureau, des artistes avaient composé des œuvres éternelles. Pour moi, ces hauts lieux-là étaient les murs de la bastide de Nicolas de Staël, les salles silencieuses de l'appartement d'Anna Akhmatova à Saint-Pétersbourg ou les cafés de la Huchette où rôdait l'ombre d'Huysmans et de Jean Follain.
      Les hauts lieux héraclitéens: c'étaient des endroits de contraste physique. Des lieux pour le vieux mage éphésien. Il croyait que "toute chose naît de la discorde", et que toute "contrariété était avantageuse". En terme géographiques, il fallait des endroits où les éléments s'épousent, où l'eau rencontre la roche, où la lumière féconde la mer, où le vent siffle dans les arbres. Les parois des Calanques de Cassis appartenaient à ces hauts lieux-là.

Sylvain Tesson, Berezina

 

       Il est des lieux qui tirent l'âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l'émotion religieuse. L'étroite prairie de Lourdes, entre un rocher et son gave rapide; la plage mélancolique d'où les Saintes-Marie nous orientent vers la Sainte-Baume; l'abrupt rocher de la Sainte-Victoire tout baigné d'horreur dantesque, quand on l'aborde par le vallon aux terres sanglantes; l'héroïque Vézelay, en Bourgogne; le Puy de Dôme, les grottes des Eyzies, où l'on révère les premières traces de l'humanité; la lande de Carnac, qui parmi les bruyères et les ajoncs dresse ses pierres inexpliquées; la forêt de Brocéliande pleine de rumeur et de feux-follets, où Merlin par les jours d'orage gémit encore dans sa fontaine; Alise-Sainte-Reine et le mont Auxois, promontoire sous une pluie presque constante, autel où les Gaulois moururent aux pieds de leurs dieux; le mont Saint-Michel, qui surgit comme un miracle des sables mouvants; la noire forêt des Ardennes, tout inquiétude et mystère, d'où le premier génie tira, du milieu des bêtes et des fées, ses fictions les plus aériennes; Domremy enfin, qui porte encore sur sa colline son Bois Chenu, ses trois fontaines, sa chapelle de Bermont, et près de l'église la maison de Jeanne. Ce sont les temples du plein air. Ici nous éprouvons soudain le besoin de briser de chétives entraves pour nous épanouir à plus de lumière. Une émotion nous soulève; notre énergie se déploie toute, et sur deux ailes de prière et de poésie s'élance à de grandes affirmations.

Maurice Barrès, La colline inspirée

 

      Car du château d'Udine, j'avais vu ― en juillet les Alpes de Carnie, vitrées, et, dans le lointain, Monte Nero courroucé: blancs et ronds sur fond bleu de cobalt, des nuages accumulés couronnaient la grisaille vitrée de l'Alpe, diaprée de ses veines effilées, comme de la glace, comme du cristal. «Oh, le joli, oh, le joli castel d'Udine!» Les alpins du huitième chantaient ce vieil air villageois. Et gravement, leur chant se déploya, piété chorale d'une jeunesse.
      Et mes rêves étaient là, de toute part où pouvaient se dresser les bastions de l'Alpe, obnubilés de noires menaces, avec la foudre pour diadème: parce que Thor ne me faisait pas peur; je ne voulais point qu'il me fit peur. Mes rêves accueillaient à merveille les grondements profonds issus de l'ombre des vallées; ils enregistraient avec une jubilation experte les éclatements lointains par delà les vallées: sur leur caboches méchamment encadrées. Des gorges béantes de l'abîme le brouillard s'exhalait, comme des gouffres de Doré fument les vapeurs de l'enfer. 

Carlo Emilio Gadda, Le château d'Udine 

 

      main dans la main au sommet du grand bastion de la forteresse médiévale du Haut-Kœnigsbourg. Ils écoutaient la guide française relater en anglais l'histoire du vieux château, du début du XIIe siècle à nos jours. (...) 
      De la haute tour du château fort dressé sur un promontoire rocheux, une vue magnifique s'ouvrait sur la plaine d'Alsace. Les vignobles ondulaient sur des centaines d'hectares en une calme mer verte où villes et villages flottaient telles des îles accueillantes. Des ombres de nuages voguaient dans le léger vent matinal au-dessus de la fertile vallée. Le colonel se surprit à calculer qu'elle produisait chaque année à elle seule assez de vin blanc pour alimenter la table de tous les Finlandais jusqu'à la fin du XXe siècle, et qu'il en resterait encore des millions de bouteilles pour les beuveries du week-end. 

Arto Paasilinna, Petits suicides entre amis

 

      À propos de lieux, continua Markovic, je ne sais si c'est la même chose pour vous que pour moi. À la guerre, on survit grâce aux accidents du terrain. Ça vous donne un sens très particulier du paysage. Vous ne trouvez pas? Le souvenir de l'endroit où vous êtes passé ne s'efface jamais, même si vous oubliez les autres détails. Je veux parler du pré que l'on observe en attendant d'y voir apparaître l'ennemi, de la forme de la colline que l'on remonte sous le feu, du fond du fossé qui vous protège d'un bombardement... (...) Il y a des lieux, ajouta-t-il, d'où l'on ne revient jamais. 

Arturo Pérez-Reverte, Le peintre de batailles

 

      À vingt ans, tu es tombé.
      Comme tant d'autres, tu t'es effondré sur le chemin qui monte, monte, monte vers le ciel et le Seigneur des chrétiens. Sur le chemin de la colline immémoriale. Celle-là même que les druides fêtèrent, celle-là qui porte en son sein, comme un palimpseste, les traces multiples des «âmes-voyageuses» au cours des siècles, qui un instant firent halte à l'ombre des merisiers, pour louer la lumière, chanter la liberté des quatre horizons, implorer le divin, remercier la Vierge, espérer, reprendre courage.

[...]
      Aujourd'hui, des milliers de touristes s'engouffrent sur le sentier devenu route goudronnée, et des cars emplis de japonais, d'américains, d'allemands accèdent à l'immense parking en toutes saisons.

      Aucun ne vient pour toi, cher Simon.

      Mais pour Elle.
      Elle.
      La blanche, la Rayonnante, la miraculeuse.

      Elle. La Chapelle de Le Corbusier. La Chapelle du toqué. La Chapelle invraisemblable, née de la contemplation d'une coque de crabe renversée.

      Plus blanche encore lorsque le bleu du ciel découpe sa proue, épure ses lignes, accuse ses angles.
      À l'heure où les lointains se nappent de douceur, entre mauve et rose, faisant naître dans l'air un espace liquide et changeant, propice aux illusions, la chapelle s'élance, vigoureuse, triomphante, dirait-on, de l'irréalité du monde.

      Et l'enfer lui-même, recule.

Françoise Ascal, Un automne sur la colline

 

 

      Il s'éloigna du lieu, porté par ses jambes tremblantes dont il avait l'impression que les muscles, au lieu d'exercer leur rôle avec plus ou moins d'efficacité, s'étaient desséchés, transformés en cosses chargées du contenu passif, et négatif, de leur propre poids. Ou bien encore, et plus exactement, il ne s'éloigna pas du lieu: c'était le lieu qui le repoussait, l'éjectait hors de sa nuit, tout comme le lieu l'avait aspiré, avait tout mis en œuvre pour qu'il vienne, fasciné, halluciné, depuis cet instant à la source du mal dans la poitrine de la femme, cette seconde précise à laquelle pour la première fois il avait songé à l'Index, comme on le surnommait, c'est-à-dire George Mique, et jusqu'à ce que le mal brûle à nouveau, flamboie et se consume de toute sa force dans la poitrine de la fille, sous ses doigts de cette façon-là: repoussé maintenant par le lieu, et cette peur paisible dont il n'aurait jamais soupçonné l'existence si calme et tranquille, voire sereine, au creux de son ventre; refoulé, banni par le lieu, sans comprendre encore si cette éviction traduisait une sentence brûlante qui découlait de sa culpabilité (pour n'avoir pas su faire ce qui devait être accompli, n'avoir pas su ni osé, craignant tout à coup la chute dans la damnation et redoutant à présent de n'avoir pas eu la force de traverser cette épreuve), ou s'il agissait de la très normale, et logique, et très ordinaire étape de la partie finale de l'itinéraire: le simple départ du lieu, qui devenait un endroit, une banale fausse clairière ébauchée dans les sapins et les broussailles, traversée par un filet d'eau courante, couverte d'herbes qui conserveraient pour un temps la trace de ce qui s'y était produit mais se redresseraient bien vite, si ce n'était déjà fait et oublié (...) un endroit comme il en existait des centaines et des milliers, des millions d'autres et qui, soudés les uns aux autres, formaient le tout, dans lequel il n'y avait plus rien à faire, qui se contentait de bruire sous le vent aigrelet, dans la nuit planante dégringolée en vagues stagnantes du ciel piqué sur les cimes; rien à faire sinon partir - il partit et se perdit. 

Pierre Pelot, Elle qui ne sait pas dire je

 

Deux journées de voyage éloignent l'homme (...) de son univers quotidien, de tout ce qu'il regardait comme ses devoirs, ses intérêts, ses soucis, ses espérances; elles l'en éloignent infiniment plus qu'il n'a pu l'imaginer dans le fiacre qui le conduisait à la gare. L'espace qui, tournant et fuyant, s'interpose entre lui et son lieu d'origine, développe des forces que l'on croit d'ordinaire réservées à la durée. D'heure en heure, l'espace détermine des transformations intérieures, très semblables à celles que provoque la durée, mais qui, en quelque manière, les surpassent.
     
À l'instar du temps qui amène l'oubli; mais il le fait en dégageant la personne de l'homme de ses contingences, pour la transporter dans un état de liberté initiale; il n'est pas jusqu'au pédant et au philistin dont il ne fasse en un tournemain quelque chose comme un vagabond. Le temps dit-on, c'est le Léthé. Mais l'air du lointain est un breuvage tout pareil, et si son effet est moins radical, il n'est est que plus rapide.
(...)
      Il faisait beau dans cette montagne, sous le signe de l'hiver; il y faisait beau non pas d'une manière douce et agréable, mais de même que le désert sauvage de la Mer du Nord est beau par un vigoureux vent d'ouest. Il n'y avait pas, il est vrai, de fracas de tonnerre; au contraire, un silence de mort régnait, mais qui éveillait des sentiments tout à fait voisions du recueillement.(...) Il
(Hans Castorp) se faisait transporter avec ses patins de bois par le funiculaire jusqu'à Shalzalp et se promenait paisiblement là-haut, exalté à deux mille mètres de hauteur sur les plans inclinés et miroitants d'une neige poudroyante qui, par temps clair, offrait une vue étendue et sublime sur le paysage de ses aventures.

Thomas Mann, La montagne magique

 

 

       Lorsqu'ils débouchent sur la terrasse, après une ultime volée de marches, Bastien ferme les yeux et fait le vide dans son esprit. Se laisser entraîner par les chevaux du vent, lâcher prise. Shambhala... Une vibration de tout son être l'assure qu'il se trouve enfin au seuil de la dernière porte.
      Rose s'est précipitée vers le rebord de la toiture; elle s'extasie, commente la vue merveilleuse que ce belvédère donne sur Lhassa et le cirque de montagnes environnantes. Tom rit, ne cessant de réarmer son appareil pour enregistrer l'orgiaque beauté du site; teinte violine des sommets les plus lointains, gris argenté des cimes proches, outremer du ciel, abyssal, sur lequel se profilent des acrotères de cuivre doré, de noires tourelles, des biches de Cérynie.(...)
      Tom faisait la girouette, bras tendus vers d'invisibles Himalayas:
     
Everest, Anapurna, Nanga-Parbat, Kangchenjunga!
      Rose tournait sur elle-même au fur et à mesure, clouée à l'axe de l'univers, ivre de cette polarité.

Jean-Marie Blas de Roblès, La Montagne de minuit

 

 

      ...c'est une impression générale qu'éprouvent les hommes, quoiqu'ils ne l'observent pas tous, que sur les hautes montagnes, où l'air est pur et subtil, on se sent plus de facilité dans la respiration, plus de légèreté dans le corps, plus de sérénité dans l'esprit; les plaisirs y sont moins ardents, les passions plus modérées. Les méditations y prennent je ne sais quel caractère grand et sublime, proportionné aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle volupté tranquille qui n'a rien d'âcre et de sensuel. Il semble qu'en s'élevant au-dessus du séjour des hommes, on y laisse tous les sentiments bas et terrestres, et qu'à mesure qu'on approche des régions éthérées, l'âme contracte quelque chose de leur inaltérable pureté. On y est grave sans mélancolie, paisible sans indolence, content d'être et de penser: tous les désirs trop vifs s'émoussent, ils perdent cette pointe aiguë qui les rend douloureux; ils ne laissent au fond du cœur qu'une émotion légère et douce; et c'est ainsi qu'un heureux climat fait servir à la félicité de l'homme les passions qui font ailleurs son tourment.

Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse

 

      

      Plût à dieu qu'il en fut ainsi! Qu'il serait doux de pouvoir se délivrer de ses maux en s'élevant à quelques toises au-dessus de la plaine! Malheureusement l'âme de l'homme est indépendants de l'air et des sites, un cœur chargé de sa peine n'est pas moins pesant sur les hauts lieux que dans les vallées. L'Antiquité, qu'il faut toujours citer quand il s'agit de vérité de sentiments, ne pensait pas comme Rousseau sur les montagnes; elle les représente au contraire comme le séjour de la désolation et de la douleur: si l'amant de Julie oublie ses chagrins parmi les rochers du Valais, l'époux d'Eurydice nourrit ses douleurs sur les monts de la Thrace. Malgré le talent du philosophe genevois, je doute que la voix de Saint-Preux retentisse aussi longtemps dans l'avenir que la lyre d'Orphée. Œdipe, ce parfait modèle des calamités royales, cette image accomplie de tous les maux de l'humanité, cherche aussi les sommets déserts:
                                                  
Il va,
       ...........du Cythéron remontant les cieux,
      Sur le mallheur de l'homme interroger les dieux.

François-René de Chateaubriand, Voyage au mont Blanc

 

 

      Dans la tradition fabuleuse, la Montagne est le lien entre la Terre et le Ciel. Son sommet unique touche au monde de l’éternité, et sa base se ramifie en contreforts multiples dans le monde des mortels. Elle est la voie par laquelle l'homme peut s'élever à la divinité, et la divinité se révéler à l'homme. Les patriarches et prophètes de l'Ancien Testament voint le Seigneur face à face sur des lieux élevés. C'est le Sinaï et c'est le Nebo de Moïse, et ce sont, dans le Nouveau Testament, le mont des Oliviers et le Golgotha. J'allais jusqu'à trouver ce vieux symbole de la montagne dans les savantes constructions pyramidales d'Egypte et de Chaldée. Passant chez les Aryens, je rappelais ces obscures légendes des Védas, où le soma, la «liqueur» qui est la «semence d'immortalité», est dit résider, sous sa forme lumineuse et subtile, «dans la montagne». Dans l'Inde, Himalaya est le séjour de Çiva, de son épouse «la Fille de la Montagne», et des «Mères» des mondes ― de même qu'en Grèce le roi des dieux tenait sa cour sur Olympe. Dans la mythologie grecque, justement, je trouvais le symbole complété par l'histoire de la révolte des enfants de la Terre qui, avec leur nature terrestre et des moyens terrestres, essayèrent d'escalader l'Olympe et de pénétrer dans le Ciel avec leurs pieds glaiseux; n'était-ce pas d'ailleurs la même entreprise que poursuivaient les constructeurs de la tour de Babel, qui, sans renoncer à leurs ambitions multiples et personnelles, prétendaient atteindre au royaume de l'Unique impersonnel? En Chine, il était question de «Montagne des Bienheureux», et les anciens sages instruisaient leurs disciples sur le bord des précipices...
   (...) Et ce définit l'échelle de la montagne symbolique par excellence
― celle que je proposais de nommer le Mont Analogue ―, c'est son inaccessibilité par les moyens humains ordinaires. Or, les Sinaï, Nebo et même Olympe sont devenus depuis longtemps ce que les alpinistes appellent des «montagnes à vaches»; et même les plus hautes cimes de l'Himalaya ne sont plus regardées aujourd'hui comme inaccessibles. Tous ces sommets ont donc perdu leur puissance analogique. (...)
      «Pour qu'une montagne puisse jouer le rôle du Mont Analogue, concluais-je, il faut que son sommet soit inaccessible, mais sa base accessible aux êtres humains tels que la nature les a faits. Elle doit être unique et elle doit exister géographiquement. La porte de l'invisible doit être visible.»

Mont Analogue, René Daumal

 

 

     Le lendemain, je quittai Latchén, continuant mon chemin vers le nord.
      La route, jusque là charmante, devint merveilleuse. Les azalées et les rhododendrons portaient encore leur parure printanière. Un torrent chatoyant semblait avoir submergé la vallée, lançant ses ondes pourpres, mauves, jaunes ou d'un blanc éclatant à l'assaut des pentes voisines, et mes porteurs, dont les têtes seules émergeaient des buissons, m'apparaissaient, de loin, comme des nageurs dans une mer de fleurs.
      Quelques kilomètres plus loin, les jardins féeriques s'éclaircissaient graduellement; bientôt il ne demeura plus, à ras de terre, que de rares taches rosées parquant les endroits où une touffe d'azalées s'obstinait à lutter avec l'altitude. Le sentier pénétrait dans la région aux paysages fantastiques qui précède les hauts cols [
Les cols de Korou et de Sépo: altitude, 5000 mètres]. Dans le grand silence de ce désert, des ruisseaux aux eaux claires et glaciales gazouillaient d'une voix cristalline. Parfois, sur le bord d'un lac morne, un oiseau coiffé d'une aigrette d'or regardait, gravement, passer ma caravane. Nous montions toujours, côtoyant des glaciers gigantesques, entrevoyant l'entrée de vallées mystérieuses qu'emplissaient d'énormes nuées et, tout à coup, comme nous émergions des brumes, sans transition, le plateau tibétain m'apparut immense, nu et rayonnant sous le ciel lumineux de l'Asie centrale.

Alexandra David Néel, Mystiques et magiciens du Tibet

 

 

      La personnalité réside dans le pouvoir que possède un être d'exercer une influence sur autrui, et ce pouvoir provient de la stabilité, de l'harmonie et d'une orientation précise de la nature. Lorsqu'un individu réunit en lui ces différentes qualités au plus haut degré de perfection, il est capable de devenir un véritable meneur d'hommes, souverain, penseur ou saint et nous reconnaissons en lui un dépositaire de la puissance divine. Si ces mêmes qualités se retrouvent dans une montagne, nous voyons en elle un dépositaire de la puissance cosmique et nous disons que c'est une montagne sacrée.

Lama Anagarika Givinda, Chemin des nuages blancs

 

 

      Le destin des hommes est sans appel. Celui de leurs œuvres parmi les plus belles parfois trouve un second souffle. Si un musée a soutenu l'âme des vieilles pierres, à Salins, à la saline royale on est allé plus loin. Celle-ci revit d'être inscrite au Patrimoine mondial de l'Unesco. Elle ne se contente pas d'accueillir des touristes, fussent-ils couronnés comme le fut son père. Elle se prête à des écrivains, des chercheurs à l'œuvre. En avance sur son époque avant même sa conception, elle témoigne mais, dans le même temps, elle regarde encore devant elle. En cela, elle participe au mieux de l'esprit franc-comtois. L'utopie respire à son rythme. Le sel s'est fait pierre, et la pierre esprit. 

Pierre Perrin, Les salines d'Arc-et-Senans

 

      Pour l'enfant bordelais d'une famille dévote, Lourdes achevait de donner aux Pyrénées un caractère surnaturel. C'était le lieu où le ciel s'était ouvert devant une petite fille que ma grand-mère avait vue, à qui ma tante avait parlé. L'année de notre première communion était celle de notre premier pèlerinage à la Grotte. Et tel était l'enchantement que j'y goûtais qu'aujourd'hui encore rien de ce qui choque tant de gens à Lourdes ne prévaut contre cette grâce qui, enfant, me bouleversait; et le vieil homme sent sourdre en lui, de nouveau, cette source que les petites mains de Bernadette firent jaillir de la boue, et depuis elle n'a cessé de ruisseler et «de rejaillir en vie éternelle».

François Mauriac, La Paix des cimes

 

 

      Je me trouve en ce moment dans un village perdu appelé Khuri, village qui, jusqu'à ce jour, m'était totalement inconnu. Situé en bordure du désert du Rajasthan, dans le nord de l'Inde, il ne comporte que quelques maisons en briques de terre, posées comme à plat ventre sous le soleil caniculaire.
      Si je suis arrivé jusqu'à ce village désolé, il y a de bonnes raisons.
      (...)J'avais envie de faire une tentative inhabituelle. Aussi imaginai-je de pointer, sans regarder, un endroit au hasard sur la carte de l'Inde. Il ne me resterait plus ensuite qu'à m'y rendre.
      J'étalais donc sur mes genoux la carte tout écornée que je transportais avec moi depuis des années. Puis, fermant les yeux, je fis tournoyer trois ou quatre fois mon index en l'air avant de le laisser retomber sur le papier. Voilà comment, en rouvrant les paupières, je découvris le village de Khuri sous mon doigt, gros comme un tête d'épingle, posé dans un coin du désert, au nord-ouest de l'Inde, près de la frontière pakistanaise.
      (...)
      Arrivé enfin à destination, après ce long périple, je ne pus me défendre d'un certain désarroi. Khuri n'était qu'un minuscule village où il n'y avait vraiment rien à voir. Je m'étonnais même qu'un tel endroit figure sur la carte. Un désert aride et quelques bicoques en briques de terre rouge sous un soleil brûlant constituaient tout le paysage. Le reste était une étendue vide que l'on ne saurait définir autrement que comme le néant.
      Alors que je descendais du car et me mettais en marche, un militaire à vélo surgit sur la grand-route. (...) Il me demanda en anglais, avec un accent à couper au couteau:
     
Qu'êtes vous venu faire à Khuri? Il n'y a rien à voir ici!
      Manifestement il appartenait à l'une de ces patrouilles qui surveillent la zone frontalière, à l'extrémité du désert. (...) Aussi pris-je délibérément un air vague et idiot pour lui répondre:
      ― Je suis venu voir le néant. J'en avais envie depuis longtemps.

Ryu Shi-hwa, Voyage au pays du lac céleste

 

 

      Du banc où il s'était assis, col relevé, mains au fond de ses poches, jambes allongées, il voyait, au bas de la route en pente douce, une étendue plate de sable sec qui, à moins de tempêtes furieuses, n'était jamais envahie par la mer et où, l'été, stationnaient ânes et voitures à chèvres. Que Magnus le connaissait donc bien cet endroit! Un des points de la planète dont l'image, il en était sûr, s'élancerait vers lui à l'heure de sa mort, comme l'image même de tout ce qu'il faut quitter quand la vie nous quitte!

John Cowper Powys, Les sables de la mer

 

 

      Oui : au sommet de ce plateau rocailleux, tournée vers la lueur froide des étoiles et vers le gouffre sidéral obscur qui la séparait d'elle, s'étalait une gigantesque spirale à l'édification de laquelle des mains anonymes avaient (c'était le cas de le dire) apporté leur pierre tour à tour depuis les premiers âges de l'humanité. Il ne subsistait plus un seul cairn vraiment digne de ce nom: ils avaient été démantelés l'un après l'autre lorsque les êtres (humains ou animaux) qu'on avait ensevelis dessous avaient jailli de leur gangue de terre, se frayant un passage à l'aide de leurs griffes ou de leurs ongles. Pourtant, les rocs éboulés avaient gardé la forme de la spirale. 
       Est-ce qu'un pilote survolant la région a jamais aperçu cette spirale? se demanda brièvement Louis en songeant à ces immenses dessins tracés dans les sables du désert par une tribu indienne d'Amérique du Sud dont il avait vu quelque part la photographie. A-t-on jamais vu cette chose depuis le ciel, et dans ce cas, qu'est-ce qu'on a bien pu en penser?

Stephen King, Simetierre

 

      Rapa Nui, île sauvage, île étrange!
      Les grands Moai, ponctuant de leurs silhouettes farouches les rivages noirs ourlés d'écume, n'en gardaient pas les abords. Le dos tourné à l'océan, ils ignoraient l'étranger; c'était l'île qu'ils contemplaient, seule terre de l'univers, nombril du monde. Aujourd'hui ils gisent presque tous sur le sol, mais ils ne sont pas retournés à la poussière, leur chair n'a pas pourri, leurs contours enterrés ou enserrés encore dans la gangue des carrières, ils n'ont pas encore déserté, ils sont présents.
      Leur puissance a quitté l'air où ils se dressaient, s'est répandue à travers le sol. L'île entière vibre de cette puissance, aimant de pierre au milieu de l'océan, attirant les hommes du monde entier. Et chacun s'en va par l'île, croyant qu'il y fait sa volonté, accomplissant peut-être celle des grands Moai.

Pierrette Fleutiaux, L'expédition

 

 

      C'était un curieux spectacle que celui des masses de nuages agglomérées en ce moment au-dessous de la nacelle; elles roulaient les unes sur les autres, et se confondaient dans un éclat magnifique en réfléchissant les rayons du soleil. Le Victoria atteignit une hauteur de quatre mille pieds. Le thermomètre indiquait un certain abaissement de la température. On ne voyait plus la terre. À une cinquantaine de milles dans l'ouest, le mont Rubeho dressait sa tête étincelante; il formait la limite du pays d'Ugogo par 36°20' de longitude. Le vent soufflait avec une vitesse de vingt milles à l'heure, mais les voyageurs ne sentaient rien de cette rapidité; ils n'éprouvaient aucune secousse, n'ayant pas même le sentiment de la locomotion.

Jules Verne, Cinq semaines en ballon

 

 

       Alors tout n'est qu'un rêve que rêve Geoffroy Allen, dans la nuit, à côté de Maou endormie. La ville est un radeau sur le fleuve, où coule la plus ancienne mémoire du monde. C'est cette ville qu'il veut voir, maintenant. Il lui semble que s'il pouvait parvenir jusqu'à elle, quelque chose s'arrêterait dans le mouvement inhumain, dans le glissement du monde vers la mort. Comme si la machination des hommes pouvait renverser son oscillation, et que les restes des civilisations perdues sortiraient de la terre, jailliraient, avec leurs secrets et leurs pouvoirs, accompliraient la lumière éternelle.

J.M.G. Le Clézio, Onitsha

 

 

      Méroé, ça n'avait rien à voir avec le Moyen Âge ni avec les royaumes chrétiens. C'était le site le plus fameux du Soudan, la capitale de ce peuple que les Égyptiens nommaient Kouch et les Grecs, puis les Romains, «Éthiopiens», c'est-à-dire «faces brûlées». Hérodote, qui avoue ne parler que par ouï-dire, estime dans le livre II de son Enquête qu'il faut remonter le Nil pendant seize jours puis marcher pendant quarante pour l'atteindre en partant de l'île d'Éléphantine, en face d'Assouan. il évoque assez confusément les «Tables du Soleil», où chacun pouvait venir se servir de viande bouillie. Les morts, croit-il savoir, on les y momifie, puis on les recouvre de plâtre qu'on peint à leur ressemblance, et enfin on les glisse debout dans «une gaine d'une pierre transparente qu'on tire en abondance du sol»: ainsi toute une armée de cadavres, yeux ouverts comme ceux des vivants, flamboie-t-elle sous les feux du soleil autour de Méroé. Diodore en parle comme d'une île dont «le rivage fait face, du côté de la Libye, à des dunes d'une grande hauteur et, du côté de l'Arabie, à des parois raides et écroulées». On y trouve, assure-t-il, or et argent, fer, cuivre et ébène à profusion. Il dit encore, et Pline après lui, que ses habitants appellent le Nil Aspatous, ce qui veut dire «eau qui vient des ténèbres»(...)

Olivier Rolin, Méroé

 

 

      « Les Micmacs croyaient que cette colline était magique, dit-il. Ils croyaient que toute la forêt qui s'étend au nord-est du marécage était magique. Ils ont bâti cette espèce de tertre pour y ensevelit leurs morts, loin de tout. Les Indiens des autres tribus évitaient cet endroit comme la peste. Les Penobscots racontaient que la forêt était hantée.,par la suite, les trappeurs qui s'étaient aventurés jusqu'ici ont répandu des bruits analogues. J'imagine que certains d'entre eux avaient vu des feux follets dans la Marais du Petit Dieu et qu'ils les avaient pris pour des fantômes.»

Stephen King, Simetierre

 

     Il me semblait que nous venions juste de longer les parages du grand champ de bataille de Platé, et que nous devions nous trouver en face du mont Cithéron, quand je m'aperçus soudain que nous traversions une curieuse configuration de terrain: sorte de trappe où nous tourbillonnions, comme un bouchon ivre. Une fois de plus, nous nous trouvions dans un de ces défilés redoutables où l'envahisseur s'était fait massacrer comme un troupeau de porcs; un de ces lieux qui doivent faire la consolation et la joie de n'importe quel général sur la défensive. Je ne serai pas surpris de découvrir un jour que ce fut là qu'Œdipe rencontra le Sphinx. J'étais profondément troublé, ébranlé jusqu'aux racines. Et par quoi? Par telle ou telle association d'idées, issue de ma connaissance d'un certain passé? C'est peu probable, car le n'ai qu'une connaissance extrêmement superficielle de l'histoire grecque; et encore, très confuse, comme toute connaissance historique dans mon cas. Non, il en est des endroits sacrés comme des lieux qui ont vu le meurtre; c'est dans le sol même que se grave la trace mémorable des faits. La vraie joie de l'historien ou de l'archéologue, face à une découverte, doit résider dans la confirmation, la corroboration, non dans la surprise. Rien de ce qui s'est passé sur cette terre, si profondément enfoui que soit l'événement, n'est caché à l'homme. Il est des lieux dressés comme des sémaphores, où se trouve révélé non seulement l'indice, mais l'événement à condition, bien sûr, qu'on les approche en toute pureté de coeur. Je suis convaincu que l'histoire compte d'admirables stratifications, et que l'ultime déchiffrage sera différé, tant que le don de voir passé et avenir comme un seul et même tout ne nous sera pas rendu.

Henry Miller, Le colosse de Maroussi

 

 

      Le Kilimandjaro est une montagne couverte de neige, haute de 6021 mètres, et que l'on dit être la plus haute montagne d'Afrique. La cime ouest s'appelle le «Masai Ngàje Ngài», la Maison de Dieu. Tout près de la cime ouest il y a une carcasse gelée et desséchée de léopard. Nul n'a expliqué ce que le léopard allait chercher à cette altitude.

Ernest Hemingway, Les neiges du Kilimandjaro

 

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