Le
rapport de Brodeck, de Philippe Claudel (Stock
août 2007)
lecture par Adéla :
Tout ce qui s'est passé, Brodeck, le narre sans citer de dates. Il ne
nomme pas non plus le pays et s'il indique des lieux, vous pouvez
toujours les chercher sur une carte, vous ne les trouverez pas. Cela se
passe près d'une frontière, dans un petit village au fond d'une combe
aux accents germaniques. Un petit village qui avait tout pour être heureux, presque oublié par
la guerre qui pourtant le rattrapa…
Dans la transcription écrite de ses
pensées et souvenirs tels qu'ils surgissent au gré de sa vie présente,
Brodeck évoque la construction d'une ligne défensive contre
l'envahisseur, l'occupation par les vainqueurs, acceptée de gré ou de
force, les manifestations violentes, la purification, les peurs, les
donneurs, les crimes odieux, le voyage en wagon à bestiaux, la vie en
camp de concentration, la mauvaise conscience, le remords et ce qui est
peut-être, l'expiation…Et le fonds peu humain, mais si humain en
somme, qui refait surface en chacun de
nous lorsqu'il est question de survivre avant tout…
Tout cela, Brodeck l'écrit en cachette,
en sorte de remède à ses propres démons, en vrac et sans chronologie.
Mais les fils de son histoire personnelle se tissent à mesure qu'il
écrit parallèlement un "Rapport" dont l'ont chargé, de force,
et pour se
disculper, le maire et ses acolytes, et tous les habitants du village
qui ont laissé faire ce qu'ils appellent
"l'événement". En réalité un crime sur
la personne d'un homme excentrique et énigmatique venu, comme d'un
autre temps ou d'un monde lointain, s'établir à l'auberge. Ils le nomment
l'Anderer, et sa présence,
insidieusement, leur rappelait les souvenirs de leurs méfaits
durant l'occupation, comme s'il était venu, exprès, remuer tout cela,
faire apparaître leur face mauvaise … Alors qu'il vaudrait mieux
"ligoter sa mémoire", et oublier, pour la tranquillité de tous, pour que
la vie continue, comme si tout ce passé n'avait été qu'une illusion.
Philippe Claudel, qui assurément, comme
son personnage imaginaire, sait écrire, nous captive par ce
récit très bien monté, par cette fable riche en images, écrite dans une
langue simple émaillée du dialecte germanique, une fable où Brodeck,
qui prétend n'être "rien", et n'y être pour rien, est un
révélateur de vérités qui se sont passées réellement dans
l'Histoire.
Visites
aux vivants, de Cathie Barreau
(éd. Laurence Teper)
lecture par Marie-Françoise :
"Visites aux vivants", un très petit livre de Cathie
Barreau. Tout simple, mais un régal. J'ai aimé la façon dont
l'auteur, née dans la campagne vendéenne y évoque ses ancêtres
proches, au présent, comme si elle était par moments réellement avec
eux, comme un fantôme discret, réconfortant, qui sait ce qu'il adviendra d'eux,
comme une descendante dont par instants peut-être ils ont effleuré le
possible: "J'existe et je ne suis pas née."
C'est une façon de les garder vivants,
puisque les êtres continuent à vivre dans la pensée des autres
(Sartre nous l'a bien fait savoir avec ses "Mouches"),
même celle d'inconnus qui lisent, liront dans bien des années
peut-être les écrits de cette fille, petite-fille, nièce, et
arrière-petite-fille.
Campagnards vendéens, plus ou moins pauvres ou aisés, plus ou moins
tristes ou gais, plus ou moins instruits, qui ont traversé la misère
et les guerres. Tels sont les siens, bien sûr, sur lesquels elle se
penche. Mais les nôtres surgissent aussitôt au fil des pages et des
petits instantanés qu'elle livre, si tant est qu'une ancienne photo de
famille, couleur sépia, ressemble à une ancienne photo, toujours
couleur sépia, d'une autre famille… Les traits, les vêtements des
personnes, comme les événements de leurs vies, pourtant si différents,
étant si ressemblant, en somme.
Marguerite Yourcenar, l'avait dit dans sa trilogie
"Le labyrinthe du monde", où elle s'était penchée
elle aussi sur les siens, longuement, pour remonter très loin dans la
généalogie et constater que les origines de bien des familles sont
communes, et que finalement nous avons tous les mêmes gênes, la même
Histoire.
A lire "Visites aux vivants", surgit devant mes yeux, et je ne peux
m'empêcher de l'écrire bien
que ce ne soit pas ici le lieu de m'étendre, ma grand-mère de Marienthal, grande et maigre
avec sa longue robe noire, que certaines voisines prenaient aussi pour
une sorcière sans que j'aie su pourquoi. L'ancienne ferme lorraine, grise,
son long couloir, la toute
petite fenêtre de la cuisine, la porte en deux parties (comme celles
des stalles d'écuries) donnant sur l'épais mur du cimetière, mon
grand-père, chauve sous son béret, silencieux, crachant son jus de
chique, les poules entrant parfois dans la cuisine. Mes oncles et mes tantes,
dans cette même maison, où vécut, dans une cache creusée sous le tas
de charbon, l'Alsacien qui faillit y étouffer et devait devenir, après
la guerre, un futur oncle par alliance pour le malheur de ma tante
Félicie. Surgit aussi ma
grand-mère maternelle, lingère, toute petite de taille, qui demanda,
enfant, à entrer à l'orphelinat pour y être élevée, sans que j'aie
su non plus pourquoi.
"Et
c'est peut-être là que se tient le mystère du silence: on ne posait
pas de question de peur de déranger, d'ouvrir une plaie
difficile à guérir", écrit Cathie Barreau au livre de qui je
reviens, lequel, par sa sobriété d'écriture et d'évocation, sa puissance à faire revivre
ainsi en nous les nôtres, est un grand livre. "Quels sont ce
temps et ce lieu où je leur rends visite?"
L'amour
comme on l'apprend à l'école hôtelière, de Jacques Jouet (éd.
POL 2006)
lecture
par Marie-Françoise :
Jacques Jouet semble s'amuser, qui fait partir son roman sur les
chapeaux de roue. Un roman en deux parties. La première, sorte de mise
en bouche, donne le titre à l'ouvrage: L'amour comme on l'apprend à
l'école hôtelière.
Georges Romillat, quelque peu timide, jeune professeur à l'école
hôtelière, entreprend, avec une de ses élèves, Mariette, animée du
même enthousiasme que lui et qu'il épouse, de fonder L'hôtel du
Large dans une ville de province. Leurs convictions sont bien
particulières : restaurant et hôtel doivent être avant tout
"lieux rêvés de l'amour". Ils sont, dans la réalisation de
ce projet, épaulés par Julie, sœur de Georges. Elle les aidera
financièrement, s'occupera des comptes et leur restera, éternelle
célibataire, présente et dévouée. L'histoire, succulente de part la
verve avec laquelle Jacques Jouet nous la narre, pourrait s'arrêter
là, comme un conte de fée. Mais continue.
Survient la guerre d'Algérie. Et l'éloignement de Georges qu'elle
provoque, met un bémol à cet essor. Tandis qu'il s'enlise au service
militaire (comme le lecteur, parfois, dans les détours des pages qui
l'évoquent) dont il reviendra changé moralement, Mariette et Julie
portent à bout de bras la charge de l'hôtel, et celle de Sylvain,
conçu lors d'une permission. Le père, ne suivra pas la lente
gestation de son enfant, n'assistera pas à la naissance, se sentira frustré.
Sylvain, ce premier né, sera pour lui, fils à problèmes. Enfant précoce, prodigue et prodige,
généreux, dépensier, volontiers voleur et mythomane, homosexuel,
marginal, soutenu en cachette par ses mère et tante. Sylvain,
le bien nommé, mènera une vie "faunesque". Il donne le titre à la deuxième
partie du livre, la première
n'ayant été écrite que pour présenter ses géniteurs, confie
l'auteur dans l'épilogue.
Dès l'apparition de Sylvain, ou peu s'en
faut, le roman "part en couilles", au sens propre. Pardonnez
l'expression! Elle est à l'image de la suite. Où nous sont servis, en
veux-tu, en voilà, jusqu'à l'indigestion, les récits des frasques truculentes
du dit Sylvain qui s'en donne à cœur joie. A L'hôtel du Large,
pour commencer, qui est effectivement, pour lui, lieu rêvé de
l'amour... Mais aussi à Paris lors des
événements de Mai 68, qui surviennent au moment de sa préadolescence,
puis lors de ses études dans le bois. Le Bois... Mais on a déjà dit qu'il était très précoce…
Mariette mourra tristement d'un cancer,
la maladie du siècle, avant celle du sida. Sida qui n'épargnera pas
Sylvain à la vie homosexuelle d'autant plus débridée que sa mère
n'est plus là. Comme de juste, pensera le lecteur, ou la lectrice?, qui
aura eu la patience de poursuivre jusque-là sa lecture... Ces pages venant en contrepoids
de l'accumulation outrée des précédentes. Sylvain mourra à son tour.
Sans qu'on larmoie.
Jiji, l'un de ses frères et sœur, serait l'auteur lui-même. Qui prétend (toujours dans
l'épilogue) avoir voulu écrire sur la personne la plus extraordinaire
qu'il ait jamais rencontré : son frère Michel. Dont il fait un
personnage. Inventant de sa famille ce qu'il ne connaît pas, sans
enquêter. Changeant lieux et dates, même métiers, lorsqu'il le
faut.
Mais va savoir, pour ce membre de l'Oulipo
qui met dans son exergue : "Toute ressemblance des personnages
de ce roman avec des personnages existant, ayant existé ou existant
dans le futur et le concret ne sauraient être que le fruit de la
potentialité.", ce qui est vrai ou faux, ce qui, de sa
propre expérience, ou de son invention, entre dans le roman!
Enfin, l'auteur imagine brièvement ce qu'aurait pu être une
troisième partie. Consacrée à Georges après la fermeture de L'hôtel
du Large laminé par l'apparition des
grandes chaînes hôtelières, même s'il fut prospère, et sans que ses
fondateurs aient pu respecter dans leur vie de labeur leurs
belles idées de départ. Elle serait celle d'un Georges tuant le temps en s'amusant avec
l'ordinateur qui abrite ses comptes, des jeux et le courrier
électronique, donnant un ultime cours à la demande d'une chaîne
hôtelière, se sentant "largué" par tous les gadgets des hôtels modernes
et répondant finalement à Marine,
sa fille, en sorte de constat:
- Le bonheur, c'est quand on ne
s'occupe plus du mot, qu'on n'a pas besoin de se rendre compte s'il est
ou non valide.
Georges a-t-il été heureux? Et
Mariette? Et Sylvain?
Bref, un pavé de 442 pages qu'il ne faut pas être trop prude pour
lire, agrémenté de notes de bas de pages sur des personnages réels ou
fictifs, historiques ou non, célèbres ou non, qui à elles seules sont souvent des
histoires. Un roman dans lequel l'auteur a voulu placer les grand thèmes
du siècle passé : les trente glorieuses, la
contraception, la guerre d'Algérie, Mai 68, la perte de conscience
morale, la dissolution des mœurs, l'homosexualité (même celle
d'écrivains), les conflits parents enfants, le cancer, le sida, les
boursicoteurs, les petites entreprises qui coulent, l'arrivée de
l'informatique, etc.
Le
Maître du haut château, de Philip Kindred Dick
lecture
par Adéla :
Imaginons qu'en 1947, les Alliés aient capitulé devant les forces de
l'Axe. Qu'Hitler ait imposé sa tyrannie à l'Est des Etats-Unis. Que
l'Ouest ait été attribué aux Japonais.
Imaginons-nous quelques années plus
tard, alors que la vie a repris son cours. Que s'est répandu l'usage du
Yi King, livre des transformations, célèbre oracle chinois d'aide à
la décision, apporté par les Nippons, dont l'origine se perd dans la
nuit des temps.
Oracle aux réponses nébuleuses qu'il
faut interpréter : "Lequel des deux êtes-vous, Robert ? Celui
que l'oracle appelle l' "homme inférieur", ou cet autre à
qui tous les bons avis sont destinés? C'est le moment de décider. Vous
pouvez partir d'un côté ou de l'autre, mais pas des deux côtés à la
fois. C'est le moment du choix." Les protagonistes du
"Maître du haut château" s'y réfèrent. Mais certains ne
savent plus quelle voie suivre: "Il n'y a pas de réponse, se
disait Mr Nosubuke Tagomi. Aucune compréhension. Même dans l'Oracle.
Pourtant, il faut bien que je vive, jour après jour." dans le
monde angoissant où
la réalité et le temps n'existent plus mais sont éclatés en
illusions subjectives dans lequel les place Philip K. Dick l'auteur de cette
uchronie.
Imaginons encore que dans ce contexte un écrivain de science-fiction,
Abendsen, ait écrit un ouvrage "La sauterelle pèse lourd",
qui présente une autre vérité : celle de la victoire des Alliés en
1945 (Laquelle ne correspond cependant pas non plus tout à fait à
notre vérité historique). Livre très populaire, que nos protagonistes
lisent, bien qu'il soit interdit dans les régions soumises à la loi
allemande.
"Il y a tellement plus là dedans qu'il n'en a
compris. Qu'est-ce qu'Abendsen a voulu dire? Rien à propos de son monde
supposé. Suis-je la seule à savoir? Je le parierais. Personne, à part
moi, n'a vraiment bien saisi le sens de La sauterelle. Les gens se
figurent simplement qu'ils ont compris." se dit Juliana.
Laquelle, d'après son interprétation du Yi King, devine l'auteur (qui
vit retiré dans un haut château, d'où le titre de l'ouvrage de Philip
K. Dick), prêt à être éliminé par un membre de la Gestapo et
n'hésite pas à assassiner pour le sauver.
Non sans lui demander s'il a utilisé
l'Oracle pour savoir tout cela sur cet autre monde au sujet duquel il
écrit. Mais Absenden lui répond (et c'est peut-être la réponse de
Philip K. Dick en ce qui concerne son propre ouvrage): "Vous
devriez lire et accepter son contenu suivant la valeur qu'il paraît
avoir, exactement comme j'accepte ce que je vois… (…) Sans demander
si ce qui est en dessous est authentique (…) Cela ne fait-il pas
partie de la confiance qu'on doit avoir dans la nature des gens et dans
ce qu'on voit d'une façon générale?"
C'est un livre, on l'a compris, sur l'authenticité, sur la vérité
telle qu'elle paraît ou pourrait être: "Que cet objet n'ait
aucune historicité, ni aucune valeur artistique, esthétique, et qu'il
comporte cependant une valeur immatérielle, cela tient du miracle.
Précisément parce que c'est une bricole misérable, minuscule,
paraissant dénuée de valeur; cela, Robert, tient au fait qu'elle
possède le wu. Car, c'est un fait, le wu se trouve dans les
endroits les moins imposants; comme dans l'aphorisme chrétien, dans
"les pierres rejetées par le bâtisseur". On prend conscience
du wu dans des objets de rebut tels qu'un vieux bâton, une boîte
de bière rouillée abandonnée sur le bord d'une route. Cependant, dans
ces cas-là, le wu se trouve à l'intérieur de l'observateur.
C'est une expérience religieuse. Ici l'artisan a mis le wu dans
l'objet, il n'a pas simplement constaté qu'il contenait le wu."
Trois
jardins, de Cathie Barreau
(éd. Laurence Teper 2006)
lecture par Marie :
Cette histoire aurait pu s'étendre sur des pages et des pages, en
longues phrases qui auraient narré par le menu les épisodes de la vie
d'une femme et de ses amours pour Mario, homme sans désir, rencontré
en prison; Rémy avec qui elle vécut un temps et qui revient encore
dans ses rêves, l'apeure; Yves, ami d'enfance qu'elle considère comme
un frère. Ses amours sont complexes : "Sa voix au téléphone,
toujours chaleureuse, était le seul lien qui m'unissait alors à lui.
Amour virtuel. Idéal." Enfin pour Arthur qui surgit…
Mais la narratrice resserre son histoire en phrases courtes et simples,
intimistes, à la première personne. Elle vit repliée sur elle-même.
Même à l'occasion de la réunion de famille qu'impose le décès de sa
mère : "Je sais que souvent cela paraît étrange, que mon
isolement dans la foule est incompréhensible. Je ne m'ennuie pas. Je
suis présente à ma façon. Je n'ai simplement rien à dire. Parce que
ce que je sens, ce que je pense n'a pas encore de mots. Je laisse entrer
en moi maintes sensations. Je suis dans l'indicible. Je ne donne rien
d'autre qu'une impossibilité à parler." Plutôt que de
conter, elle donne des moments de pensée, des sensations, des
souvenirs, des rêves, des peurs, son ressenti dans les jardins, dans la
nature où elle se retranche. Ressenti qu'elle est attentive à exprimer
au plus juste, comme à traduire un livre sur les couleurs d'Amérique
du Sud. Trahir ? Elle est traductrice dans la vie, en connaît les
difficultés. Elle ne quitte pas les sensations.
Elle vit à fleur de peau, au point que celle-ci trahisse son mal être
en suintant le sang. Pourtant en fin de compte, de conte? la narratrice
a pu trouver l'amour qui lui convient, guérir. Et l'auteur, si ce
livre est en partie autobiographique, se confier, écrire.
La
couleur bleue, de Jörg Kastner
(éd. JC Lattès)
Dévalorisant dans l'Antiquité quand il est clair, inquiétant
quand il est sombre, le bleu, souvent associé à la mort et à l'enfer,
n'existait pas au Moyen-Âge. Il ne devint à la mode qu'au XIIème
siècle quand on commença à représenter la Vierge vêtue de bleu.
"Dans l'histoire de la peinture, le bleu revient constamment
pour représenter le divin".
Au XVIIème, en Hollande, dans le
contexte où Jörg Kastner place son
intrigue, lors du règne de Guillaume
d'Orange,
défenseur du protestantisme qui lutte contre une coalition catholique, le
bleu est encore considéré comme la couleur du diable. "Ce n'est pas
seulement qu'il ait été la couleur du divin, et plus tard aussi celle
des rois. On a également associé le bleu au démoniaque, au
diabolique. Vous pouvez le voir sur beaucoup de vieux tableaux. Dans la
superstition, le bleu est un important présage de malheur. Vous
n'avez jamais remarqué que la peste est souvent représentée sous la
forme d'une brume bleue?"
Dans le roman,
historique, fantastique, fictionnel et policier
tout à la fois, des
tableaux peints avec un bleu étrange, rendent fou et poussent au crime...
Outre
Cornélis, le narrateur, peintre et gardien de prison à Amsterdam, qui
cherche à réhabiliter la mémoire de son ami devenu assassin malgré
lui, un des protagonistes est le célèbre artiste néerlandais
de l'époque: Rembrandt, lorsqu'il habite au Rozengracht avec sa
fille Cornélia.
Sur son déclin, après la mort de son fils Titus, se
pourrait-il que le célèbre peintre des clairs-obscurs et des
autoportraits, dont le bleu était absent de la palette, ait utilisé
cette couleur rare venue de l'Inde orientale?
Un thriller que Jörg Kastner mène de main de maître et
que le lecteur dévore, même s'il arrive que de rares bizarreries dans la
traduction française l'arrêtent à certains détours de phrase: "Je m'arrêtais
sans arrêt pour m'adosser un instant au mur d'une maison et
tenter de retrouver mon souffle…" et s'il ne prend pas pour vérité
vraie tout ce que
l'auteur imagine, qui confie dans son épilogue, au sujet de Rembrandt: "J'ai pris la
liberté d'apporter une nouvelle facette à son caractère", et
au sujet de certain détail non vérifiable: "Que ce soit ou non
la vérité, c'est de toute façon une folle histoire pour un romancier".
En effet.
Le
chant de l'être et du paraître, de Cees Nooteboom.
lecture ar
Marie-Françoise :
Voici
un petit livre de 113 pages dans lequel Cees Nooteboom réalise le tour
de force de nous présenter, manière de ne pas y toucher,
les problèmes liés à la création littéraire. Plus particulièrement,
ceux d'un auteur avec ses personnages. Il mêle habilement les
réflexions philosophiques d'un écrivain avec l'un de ses pairs sur la
gestation et l'écriture d'un roman, l'apparition dans l'imaginaire de
cet écrivain de trois personnages: un médecin, son épouse, un colonel
qui tombe amoureux de cette épouse... Personnages qui finissent par prendre réalité
et s'introduisent dans son existence par le biais de leur propre
histoire, laquelle se poursuit parallèlement à ses réflexions, jusqu'à ce
qu'il soit poussé à se rendre, sans
savoir pourquoi, en un lieu où ils sont. Où ils furent. Au point que l'écrivain
finisse par douter lui-même de sa propre existence: "Tu ne
doutes pas de la réalité de tes personnages, mais de la tienne. Si tu
es capable d'inventer quelqu'un, qui te dit que quelqu'un ne t'a pas
inventé, toi?"
On retrouve dans ce Chant de l'être et du paraître, les thèmes
essentiels qui préoccupent Cees Nooteboom : identité et destin, frontière entre
réalité et fiction, relativité du temps et de l'espace: "Même
les traces parmi lesquelles il marchait maintenant et qui éveillaient
en lui ces pensées vagabondes n'avaient pas plus de quelques milliers
d'années, elles s'useraient et disparaîtraient, comme la terre, seul
le temps demeurerait. A moins qu'il ne disparaisse, lui aussi? Mais
alors rien n'aurait jamais existé. Il descendit lentement les marches
du Capitole et, par ce détour, regagna le Forum."
Bref, un petit livre qui nous plonge délicieusement dans les abîmes
vertigineux de l'existence et de la création.
La
mer à boire, de Michel de Saint Pierre
lecture par Adéla :
Personne n'aime la guerre pour elle-même. Sauf exception. Marc, le
personnage principal de ce livre, s'engage dans la marine en devançant
l'appel juste avant la première guerre mondiale, et s'embarque sur un croiseur.
Pourquoi? Le narrateur nous conte les circonstances et les motivations
qui poussent ce jeune homme de bonne famille à le faire. Ce n'est ni à
cause de la peur du chômage qui régnait à l'époque, ni pour y faire
carrière. Il s'engage par réel et bestial goût de se battre, comme
simple matelot, sans spécialité abandonnant ses études de médecine.
L'histoire est bien écrite, même si l'intrigue, romancée, est assez
simple et si l'on n'y trouve pas de pages pathétiques ni de quoi nous
transporter.
Ce livre est pourtant intéressant à
lire aujourd'hui, car, La mer à boire, rend compte de la vie et
du moral des matelots en 1939, dont les navires sont restés en rade de
Toulon et qui passent le temps en attendant d'aller en mer, en attendant
que se déclare, ou pas, tant la situation était indécise, la guerre.
L'auteur, Michel de Saint Pierre, évoque
les relations des marins entre eux, et avec les gradés, leur solitude,
la liberté qu'espèrent trouver les hommes dans ce corps d'arme,
malgré les astreintes et le règlement, leur tempérament
légendairement bagarreur. Et l'on peut s'y fier, puisque lui-même, né
en 1916, et bien qu'ayant un bac philo et préparé une licence de
lettres classiques, avait peu le goût des études et devint, à l'âge
de 18 ans, manœuvre spécialisé aux Ateliers et Chantiers de la Loire
à Saint Nazaire. Ce, pour un an, avant de s'engager dans la marine et
de se retrouver sur le Foch en 1940…
Le livre, hélas pour le lecteur friand
d'Histoire, se termine à la déclaration de guerre. Pas de voyage en
mer donc, pas d'escales lointaines, de manœuvres, de combat militaire,
ni même une allusion au drame de la flotte française dont les navires,
lors des négociations d'armistice, furent pris par surprise dans les
ports anglais, ou neutralisés à Alexandrie, ou, au mouillage à Mers
el-Kébir près d'Oran, refusant l'ultimatum anglais leur enjoignant
soit de se joindre aux forces britanniques soit de se saborder, furent
canonnés sans pouvoir riposter, par l'amiral Somerville, afin que la
flotte française ne tombe pas aux mains du vainqueur…
Dans l'exemplaire de poche, jauni, publié en 1956 de ce livre de 245
pages, écrit par un auteur prolifique qui fut reconnu en son temps,
mais n'est pas passé à la postérité, et n'est plus réédité,
quelques phrases ont été soulignées par un lecteur anonyme. Elles
donnent une idée quant à l'esprit du livre et aux pensées qu'il
véhicule :
p 19 : Marc est un jeune crétin qui
se fait les griffes comme nous faisions les nôtres à vingt ans. Ça ne
gène personne.
p 36 : Satisfaire ses désirs était
pour Marc une affaire de vie - un aspect de l'instinct de conservation.
p 59 : l'étrange solitude des hommes
de vingt ans.
p 96 : …il avait éprouvé que la
liberté n'existait pas et que les êtres se trouvaient soumis à un
ordre féroce, liés les uns aux autres, ficelés de contraintes
bizarres, saugrenues à quoi chaque génération nouvelle apportait un nœud
de plus ; et le tout devenait impossible à dénouer.
p 97 : "Le bonheur, c'est le plus
grand développement de mes facultés" dit Bonaparte.
p 98 : Le second-maître, dans son
imbécillité poignante, incarne assez bien le fonctionnariat, la
magistrature, l'ordre social.
p 143 Cette mesure d'honnêteté
était une mesure de prudence, comme toutes les mesures d'honnêteté.
p 177 : … car les exigences de
l'amiral envers soi-même sont illimitées, donnant l'exacte mesure de
ses exigences envers les autres.
p 196 : Car il était doué pour la
joie, terriblement.
p 203 : … "le pouvoir de
solitude"
Puisque l'être humain est seul, qu'il en fasse l'aveu devant
soi-même et se réalise pleinement dans cet état.
p 243 : Dans un éclair, il eut
conscience d'une sorte de puissance intérieure que la femme porte en
elle, de cette conviction dans l'horreur qui est au-delà d'elle,
au-delà de l'amour même, et qui supplie vainement pour la conservation
de l'espèce. " Arrêtez-vous ! " crie la femme, et parfois en
silence. Après quoi il lui reste encore à soigner.
Le
Livre de ma mère, d' Albert Cohen
Michel Tournier, dans Le
Miroir des idées, au chapitre "Le genre et la
différence":
On doit citer encore l'exemple d'Albert Cohen. Nul doute qu'une partie
de son oeuvre est diminuée par son âpre fidélité à ses racines
méditerranéennes. Mais il est parfois parvenu à intégrer
heureusement sa "différence" à un sentiment d'ampleur
universelle, et cette fusion de deux inspirations contraires donne un
résultat incomparable de force et de saveur. Dans Le Livre de ma
mère, il décrit sa mère avec une insistance parfois cruelle comme
une femme modeste, voire bornée, dont les origines judéo-orientales se
trahissent par cent travers ridicules. Mais elle incarne en même temps
l'abnégation maternelle avec une pureté absolue. Par là, elle
concerne l'humanité tout entière dans ce qu'elle a de plus sensible et
de plus désintéressé. C'est la solution de la différence sublimée.
Un
amour noir, de Joyce Carol Oates
(VLB
éditeur)
lecture par Myriam :
Calla, c'est le nom que lui a légué sa mère mourante, en accouchant.
Un nom, porteur d'une fatalité blanche et funèbre. Que l'enfant,
déclarée sous le nom d'Edith-Margaret revendiquera pour sien.
Mais
Calla, dès le premier jour sera une enfant difficile et rétive. Les
autres ne la trouvaient pas vraiment normale. De plus, physiquement elle
ne ressemblait pas à la famille. Plus tard on la maria pour s'en
débarrasser. Elle accepta l'homme proposé en pensant : "De
celui-là je pourrai m'arranger!" Mais elle ne l'aimait pas, et
restait rétive. Pourtant elle finit par lui céder : "Et alors
je cédai, et mourus. Et mes enfants naquirent." Trois enfants
auxquels elle ne s'intéressera pas.
Son histoire, pourtant, sera belle. Qui
se passe au nord de l'Etat de New York en 1912. Celle d'un amour
adultère et interdit, fort et presque animal avec un étranger, un
sourcier noir : "La première fois que j'ai posé les yeux sur
lui c'était en toute innocence, car comment aurais-je pu savoir que
c'était lui?".
Elle le rejoindra, irrésistiblement :
"Au commencement il n'y avait pas de lune, puis comme un oeil
qui s'ouvre, elle était là presque aveuglante et l'homme qui
était son mari et qui dormait de son sommeil lourd et morne,
transpirant et grinçant des dents, ignorant tout apparemment et sans
aucun soupçon, et Calla se glissait hors des couvertures étouffantes,
n'éprouvant nul besoin de respirer, nul besoin de voir dans
l'obscurité familière, mais comme son cœur battait ! et son pouls
s'affolait à son poignet ! - car elle avait entendu son appel Calla!
Oh, Calla! Calla! et elle ne pouvait se refuser à lui (...) Je
fais ce que je fais, et ce que je fais, c'est ce que j'ai toujours voulu
faire et elle ramasse ses vêtements jetés négligemment, elle se
déplace sans bruit, les pieds nus, impatients, comme une somnambule,
avec une grâce inattendue, ses pieds touchent à peine le
sol...".
A son retour, le mari bien sûr est
furieux : "Il la frappa de nouveau mais elle le saisit par le
poignet, le fusil de chasse les gênait tous les deux, et Freilicht qui
sanglotait et la maudissait, et Calla qui luttait dans un silence
menaçant, elle savait que sa vie était en jeu Je ne veux pas
mourir, pas ainsi, ce n'est pas le moment…" Mais il
l'épargnera, tirera à côté, sans qu'elle ait su, ni personne, si
c'était volontaire ou accidentel.
Beaucoup de rumeurs circuleront sur elle,
et son amant nègre. Vraies et fausses.
Plus tard, les deux amants s'embarqueront
sur la rivière Chautauqua : "Puis à environ un demi mille en
amont de Tintern, la barque est emportée par le rapide comme par la
main d'un géant, et maintenant il faudrait au Noir des efforts plus
énergiques et plus désespérés pour dévier le bateau de sa course,
pourtant il soulève les rames et les range calmement à leur place, et
la femme ne le quitte pas des yeux, elle sourit peut-être, est-ce
qu'ils sourient tous les deux? est-ce qu'ils se parlent? N'entendent-ils
pas les cris poussés du rivage ? N'entendent-ils pas le mugissement
toujours plus fort des chutes non loin d'eux, une cascade de soixante
pieds de l'autre côté du pont et, au-delà, le bouillonnement de
l'écume...."
Calla sera sauvée. Mais on laissera le
corps du noir rouler sur les rochers... Le comportement de Calla,
grièvement blessée, semble ensuite changer. Alors "La vieille Mrs
Freilicht, qui avait désapprouvé son entêtée belle-fille et s'était
indignée de son attitude des années durant, la considérait non
seulement avec indulgence mais aussi avec bienveillance maintenant
qu'elle était brisée et soumise et que même sa beauté était
gâchée par des ruisseaux de larmes, ou bien étaient-ce des
cicatrices, ou des taches, à moins que ce ne fut un véritable repentir
chrétien qui brillait dans ces yeux".
Mais Calla, - autre façon d'être
rebelle ou sachant avoir vécu ce qu'elle avait à vivre ? - se
réfugiera en elle-même, et finira sa vie quasi recluse. Comportement
dont sa petite fille cherchait les raisons. Et qui donna son titre
anglais au livre : I lock my door upon myself, puisque c'est
cette petite fille qui nous narre l'histoire de Calla, grand-mère
étrange dont elle se sentait si peu proche." "Elle a
transformé cette maison en prison, c'est comme si elle était une
religieuse, c'est sûrement pour se punir elle-même", et ma mère
me répondait d'une voix à la fois calme et courroucée : "Tu ne
sais pas - qu'est-ce que tu sais ? Les gens font ce qu'ils ont envie de
faire." "
"dans les familles, il est fréquent
de ne jamais aborder certains sujets, on n'y fait même pas allusion. Il
n'y a pas de mot pour ces sujets-là..." Mais à partir du peu
qu'elle avait entendu, la petite fille devinait "Parce que nous
sommes liées par le sang, irrévocablement"
Elle n'osera pourtant jamais poser à sa
grand-mère la question qui lui brûlait les lèvres : "Est-ce
par amour que tu as sacrifié ta vie ?" Calla vivait ainsi, et
aurait pu répondre : "Je n'ai jamais été malheureuse, je ne
regrette rien car elle aurait pu ne jamais le connaître - son amant
- dont elle ne prononçait jamais le nom mais elle le voyait
distinctement par la fenêtre..."
Un livre d'une grande intensité, où
chaque mot compte, où Joyce Carol Oates, avec son style particulier,
met en relief, en italique, les pensées, les paroles, au sens lourd et
profond, de Calla.
Mont-Oriol,
de Guy de Maupassant (Bibliothèque
électronique du Québec, collection : A tous vents)
lecture par Marie :
Les XVIIIeet
XIXe siècles voient la multiplication des stations
thermales. C'est dans le contexte du lancement de l'une d'elles, au nom
imaginaire de Mont-Oriol, que Guy de Maupassant situe l'action de son
roman. Roman dont le lecteur d'aujoud'hui retient surtout la vision
ironique et cynique, parfois cocasse, des dessous, inavouables, des
affaires.
L'auteur, qui menait une vie mondaine et
tapageuse, est très au courant des façons de s'enrichir. Dans ce
livre, il montre comment, à chaque étape, tous les intervenants plus
ou moins implicitement de mèche, tout en se bernant les uns les autres,
tirent leur profit. Il décrit leurs manœuvres en ce qui concerne la
vente et l'acquisition de la source, le financement des travaux, la
publicité, puis l'exploitation et la fréquentation, de cette ville
d'eaux.
Que ce soit le faux paralytique qui,
moyennant finances (renouvelées sous peine de ne pas guérir ou de
rechuter), accepte de suivre une cure en se plongeant un mois durant
dans l'eau de la source qu'un paysan vient de découvrir après qu'il
eut fait sauter un rocher dans ses vignes. Le paysan rustre, mais avisé
et roué, qui pourra grâce à ce subterfuge la vendre un bon prix. Le
banquier, qui fait mine de n'y voir que du feu, puisque cela l'arrange.
Jusqu'aux sommités de la médecine qu'on attire dans le Massif-Central
où elle est située, en les hébergeant gratis dans des chalets neufs
et confortables. Chalets qui leurs seront ensuite revendus à prix
relativement modique lorsque leur clientèle les aura suivis. Clientèle
argentée, il va sans dire, seule à l'époque à pouvoir se payer des
soins coûteux, parfois artificiels, dans les établissements médicaux
et les hôtels. Ceci les fixe dans l'endroit, en fait la réputation. La
nouvelle ville d'eaux concurrençant puis prenant le pas sur l'ancienne
à quelques kilomètres.
L'aspect sentimental n'est pas exclu de
ces manœuvres, puisqu'on pourra disposer des terrains attenant à la
source afin d'y implanter les structures destinées aux curistes, pourvu
que l'on séduise, cyniquement, celle des deux filles du paysan dont le
lot constituera la dot.
Si ce livre (où l'on pense parfois au Docteur
Knock) est une critique d'une humanité égoïste, bornée et
hypocrite, le mépris de Maupassant s'efface devant une compréhension
mélancolique de ces personnages mondains et s'ouvre à leurs drames
intérieurs. Nous touche celui de Christiane, l'épouse du banquier
juif, Andermatt. Celle-ci va aux eaux pour
guérir sa stérilité. Son mari occupé par les affaires la confie à
un ami. Elle se retrouvera enceinte. Grâce aux eaux ? Qu'en adviendra-t-il ?
Dans ce roman, Guy de Maupassant donne le
plus beau rôle aux femmes. L'on trouve de belles pages sur l'amour
naissant, mais aussi sur l'amour malheureux d'êtres épris d'idéal et
d'autres prisonniers de leurs sens, et en définitive sur
l'impossibilité pour deux êtres de se fondre :
"Elle devina l'effort impuissant, incessant depuis les premiers
jours du monde, l'effort infatigable des hommes pour déchirer la gaine
où se débat leur âme à tout jamais emprisonnée, à tout jamais
solitaire, effort des bras, des lèvres, des yeux, des bouches, de la
chair, frémissante et nue, effort de l'amour qui s'épuise en baisers,
pour arriver seulement à donner la vie à quelque autre abandonné!"
Mot compte
double, de Françoise Guérin
(éd. Quadrature 2007)
lecture par Marie-Françoise :
Mésentente, rancœur accumulée, vengeance, désillusion, amertume et
nostalgie, nourrissent ces nouvelles jusqu'à l'écoeurement.
Le lecteur y découvre les confidences de personnages comme on en
croise tous les jours : psychanalyste ; adolescente jalouse ; enfant
handicapé ; vieillard mourant à l'hôpital, qui mêle et confond rêve
du passé et présent ; homme faible aimant sa mégère (malgré elle et
pourquoi ?) de femme acariâtre ; autiste ; fillette violée, meurtrie
jusqu'au sang dans son intimité ; femme dans le coma, mais consciente ;
alcoolique qui voudrait s'en sortir, mais ne le peut pas seul ; homme en
désir d'enfant ; enfant heureuse mais qui grandit ; fils ignoré par sa
mère ; fille trop gavée par la sienne ; collectionneur psychopathe ;
père révolutionnaire devenu grand-père gâteau ; et même une
certaine Marthe, gouvernante de curés…
Et tous, ou presque, à part les enfants,
sont cyniques, et sous des dehors insoupçonnables, sont criminels, en
intention ou en actes, sans qu'ils le disent toujours ouvertement.
Le lecteur le devine à certaines
allusions, à certains mots qui semblent anodins, à la chute de ces
nouvelles habilement menées. Ou plutôt de ces moments de vie, au cours
desquels les narrateurs pensent, comme à haute voix.
Ils ne se sentent pas coupables,
n'éprouvent pas de remords. Le lecteur ne les condamne pas, peut les
comprendre. Parfois même les excuser tant ils lui ressemblent dans ce
qu'il a vécu, dans la partie la plus obscure de son âme, dans ce qui
ne s'exprime pas avec des mots, dans ce qui ne lui est pas toujours
conscient. A lui qui ne va pas jusqu'au crime. Qui s'est caparaçonné.
Comme Marthe clame de le faire selon son propre évangile : "Le
secret de l'existence humaine c'est d'apprendre à supporter le manque,
afin d'y puiser la sagesse en abondance..."
Le lecteur lit ces nouvelles, une à
une, comme autant de bouchées qui lui restent en travers de la
gorge, même si elles ne manquent pas d'humour et d'ironie. Le livre est
noir et dur à avaler comme le Tiramisu et les nourritures riches
et grasses de la dernière nouvelle. Lorsque la fille obèse et difforme,
pour se venger, force sa mère (cholérique, devenue dépendante à la suite
d'un grave accident,) à les ingurgiter jusqu'à ce que mort s'en suive.
Un crime
qui ne se voit pas.
Un
millier de grues, de
Yasunari Kawabata
Cees Nooteboom, dans Rituels
:
Le
livre de Kawabata gisait à demi ouvert sur son oreiller, réseau
meurtrier de mots arachnéens où des hommes étaient prisonniers, et
où des bols à thé décidaient de leur sort; ces bols retenaient dans
leurs flancs l'esprit de leurs anciens propriétaires: ils détruisaient
ou, comme dans ce récit, étaient détruits.
Un
thé au Sahara, de Paul Bowles (Ed.
Gallimard 1952)
lecture par Marie :
Port et son épouse Kid ne s'entendent
plus très bien. Depuis la mort du père de Port ils n'ont aucun
problème financier et voyagent. Avant, Port écrivait… Ils ont choisi
de parcourir le Sahara, là où "La guerre avait non seulement
interrompu, mais complètement détruit un tourisme qui d'ailleurs
n'avait jamais été développé…". Un moyen, espère chacun
de son côté, de renouer, de retrouver leur intimité perdue. Mais
aucun n'est prêt à faire le premier pas.
Lui, aime se promener le soir sous le ciel étoilé. Il aime les
imprévus des rencontres nocturnes: "Et soudain, il lui vint à
l'esprit qu'une promenade à travers la campagne était une sorte de
symbole du passage à travers la vie. On n'avait pas le temps de
savourer les détails. On disait : demain… en sachant bien, au fond de
soi, que chaque journée était unique et définitive, qu'elle ne
reviendrait jamais."
Elle, est superstitieuse et sujette à des crises d'hystérie: "Elle
se battait contre sa propre existence. Tout ce qu'elle pouvait espérer,
c'était de manger et dormir en courbant le dos devant les présages."
Elle est incapable de prendre une réelle décision: "Quel
bonheur de n'être plus responsable, de n'avoir rien à décider de ce
qui allait arriver!" En même temps elle se comporte de
manière à empoisonner leur existence: "L'habitude,
pensa-t-elle, chaque fois que je pourrai être heureuse, je me retiens
au lieu de me laisser aller."
Mais ils sont trois à voyager. Tunner, un ami qui recherche les faveurs
de Kid, les accompagne. Elle finit par céder un soir d'ivresse et s'en
sentira coupable. C'est pour cela qu'elle soignera Port avec dévouement
lorsqu'il sera atteint de typhoïde. Car le Sahara, c'est les hôtels et
la nourriture précaires, le soleil brûlant, les dunes, le vent, la
poussière de sable qui s'insinue partout, les mouches, les nuits
glaciales sous le ciel étoilé. Mais devant son cadavre, elle fuira:
"La maladie réduit l'homme à son état fondamental : un
cloaque ou persistent les processus chimiques. L'hégémonie sans
signification de l'involontaire. C'était l'ultime tabou étendu là
près d'elle, sans défense, et terrifiant au-delà de tout
raisonnement. Elle refoula une nausée soudaine."
Seule dans le désert, ivre d'une liberté qu'elle ne pourra garder,
emportée par une caravane, séquestrée par un amant arabe qui lui fera
connaître la jouissance - et désormais elle ne vivra que dans
l'attente de cette jouissance -, elle finira par se sauver. Lorsque
Tunner la retrouvera enfin, elle fuiera à nouveau, refusant son aide,
toute aide, ayant perdu la raison.
Dans ce livre oppressant les personnages se retrouvent souvent buvant le
thé ou le café. Et si l'anecdote des trois sœurs qui économisent sou
par sou afin de réaliser leur désir d'aller boire le thé dans le
Sahara, et qui, épuisées, s'y endorment à jamais au soleil tout en
haut d'une dune, donne le titre français au roman, celui, original,
américain : The sheltering sky, c'est la dernière vision de
Port : "Il ouvrit les yeux, les ferma, ne vit que le ciel mince
étendu au-dessus de lui pour le protéger. La déchirure se ferait
lentement, le ciel reculerait, et il verrait, au-delà, cette chose,
dont il n'avait jamais douté, s'approcher à la vitesse de millions de
vents. Son cri ne faisait pas partie de lui-même, il était à côté
de lui dans le désert. Il se prolongerait sans fin. (…) Va plus loin,
crève la fine toile du ciel protecteur, repose-toi." Kid,
elle, ne parviendra jamais à trouver le repos.
Trois
jours chez ma mère, de François Weyergans (Ed.
Grasset et Fasquelle 2005)
lecture par Adéla :
Le narrateur auteur est pris par son travail d'écriture et ses nombreuses
liaisons, il remet sans cesse sa visite à sa mère très âgée qui souhaiterait
le recevoir pour une quinzaine de jours au moins: "Mais,
Maman, ça fait des années que je suis convaincu que mon roman sera
terminé la semaine prochaine et que j'aurai tout le temps de venir chez
toi pendant qu'on l'imprime. ( …) Le jour où j'ai trouvé le titre du
roman, Trois jours chez ma mère, elle fut contente pour moi. Un titre
pensait-elle, ça allait m'aider. (…) Trois jours, c'était la durée
trop courte dont ma mère ne voulait pas entendre parler, et la mère,
qui serait celle du personnage que j'allais inventer, devenait
inexorablement pour tous ceux à qui je demandais leur avis sur ce
titre, la mienne…"
S'en suit un livre sur ses relations avec
les
femmes rencontrées, ses proches et sa mère, qu'enfant il comparait à
un boa constrictor: "Mais je ne
comptais pas me laisser dévorer si facilement. Il fallait pour tenir
tête à ma mère que je devienne un serpent à mon tour."
Un livre qui s'écrit lentement, laborieusement,
- peut-être
à la façon de François Weyergans? -
le narrateur,
François Weyergraf, s'attachant à nous dépeindre sa difficulté à se mettre
au travail : "Je viens de regarder à "projet"
dans mes dictionnaires. Voici le premier exemple donné par le Petit
Robert: "Faire des projets au lieu d'agir. "Littré cite
Molière: "Et le chemin est long du projet à la chose."
Un roman apparemment touffu et décousu, comme la vie que mène
ce
narrateur qui se sent coupable de différer toujours un séjour chez sa mère: "Heureux temps où j'allais voir les tableaux de
Jérôme Bosch à Vienne, à Madrid, à Lisbonne, à Rotterdam et où
les enfers et les jugements derniers restaient dans les musées au lieu
d'envahir mon cerveau!".
Un livre où l'auteur introduit à foison et presque à chaque page de
nombreuses références culturelles en écho aux souvenirs du
passé, de voyages, et de ceux d'autres personnages, les doubles que le narrateur
auteur invente :
François Weyerstein, François Graffenberg.
Un livre que le lecteur est parfois tenté de reposer. Qu'il ne comprend
et n'apprécie qu'en faisant l'effort d'aller jusqu'au bout: "En
plus des autres mauvais tour qu'ils vous jouent, vos parents, dès
qu'ils vous font naître, vous obligent tous, un jour ou l'autre et sauf
mort prématurée de votre part, à suivre leur enterrement."
Un livre qui se mérite en somme, dans lequel l'émotion flirte avec
l'humour.
Une
mère, le cri retenu, de Pierre Perrin (Le
cherche midi éditeur, 2001 )
lecture de Marie-Françoise Godey :
Le cri retenu, c'est celui de l'enfant, de chaque enfant difficile,
égoïste, insolent, entêté, parce qu'il se croit indésirable.
"Du plus loin que je me souvienne, j'attendais d'être aimé. Nul
élan de ma mère, sinon pour me repousser."
Le cri retenu, c'est celui de la mère, de chaque mère qui met ses
propres désirs en retrait pour élever son ou ses enfants. D'anciennes
lettres attestent qu'elle a été sensible, aimante. Sa nostalgie, elle
la cache sous une carapace de mépris envers le père, de dureté,
d'intransigeance envers le fils: "Elle m'intimait l'ordre
d'exceller." Elle se réfugie du matin au soir dans ses
occupations, acharnée à "tenir la maison, le jardin, la
basse-cour, l'éducation de son fils". Ce travail sans répit ne
laisse pas à ces êtres fiers ou trop pudiques, peu enclins à se
confier, à s'épancher, le loisir de communiquer.
De bonheur partagé, il est peu question dans ce récit
autobiographique. Quelques moments de connivence avec le père, un chien
recueilli, l'une ou l'autre après-midi passée à jouer près de la
mère plutôt qu'avec des camarades, et ce, dans le mutisme. Pas de quoi
faire, pour l'auteur, de son enfance, un paradis. Car les parents, on
l'a compris, ne s'entendent plus: "Impuissant, j'ai assisté toute
mon enfance à leurs déchirements."
Le cri retenu, c'est celui que l'auteur voudrait qu'enfin sa mère
entende à travers ces pages où il se livre, où il la livre, sans
fard. Déplorant de lui avoir manqué, essayant après bien des années
de la comprendre, de s'approcher par bribes de son secret emporté dans
la tombe. Ces pages, il les écrit comme une confession: "L'admiration qu'elle méritait ne montait pas vers
elle.", "je t'ai martyrisée sans y penser, sans réaliser que ton cancer
m'était dû." De nature peu portée au rire, il le fait avec
sérieux, sans une pointe d'humour, sans même de dérision, avec
seulement le mince espoir qu'il en reste un peu de l'âme de sa mère.
C'est
avec regret qu'il lui crie : "C'est trop tard, irrémédiablement,
voilà que je t'aime."
Mon
papa… est en prison ! d'Yves
Couturier (Ed.
manuscrit.com 2003)
lecture
par Marie-Françoise :
"...pour la petite fille que j'étais quand mon papa a senti
pour la première fois les menottes à ses poignets, cela fait mille
cinq cents jours à grandir à l'ombre de ce grand mur, mille cinq cents
jours à avaler à la petite cuillère toute la détresse d'une mère
qui doit faire comme si… devant tous ceux qui disent que..."
Et Yves Couturier, de narrer le vécu des
proches d'un prisonnier durant le temps de sa détention, à travers le
regard innocent de sa petite fille de huit ans qui raconte, s'interroge,
doit se construire dans son absence et avec ce fardeau.
"Normal que mon papa fasse sa
punition pour toutes ses bêtises, mais pas normal qu'on nous punisse de
lui. Faudrait inventer autre chose pour qu'une petite fille comme moi et
sa maman n'aient pas tout ce chagrin aussi longtemps. Ça pèse trop
lourd."
Un livre proposé en littérature pour la
jeunesse, qui respire la fraîcheur de l'enfance, l'humour involontaire
de son langage. Bien construit, bien écrit, bien documenté par
l'auteur qui l'a rédigé après avoir mené des ateliers d'écriture en
milieu carcéral.
Sparkenbroke,
de Charles Morgan (Ed.
France Loisirs 2006)
lecture par Marie :
Dans la dernière partie du livre intitulée La terre lointaine, le
héros Piers Tenniel - Lord Sparkenbroke, poète et écrivain, "À
une question sur Tristan et Iseult qu'il vient de terminer (…)
a répondu, montrant une valise que son domestique ne lâchait pas : Le
voilà ; si je pouvais vous le résumer en une simple phrase, je
n'aurais pas jugé nécessaire de faire traîner à ce pauvre Bissett
mille pages de manuscrit à travers l'Europe".
Il en est de même du roman de Charles
Morgan, presque aussi volumineux, qui connut à sa sortie en 1937 un
succès considérable. Il nous transporte d'Angleterre à Lucques en
Italie. On l'a vu comme une variation moderne de Tristan et Iseult.
Il est bien plus que cela.
On y retrouve et suit les rencontres et éloignements successifs de
trois personnages principaux auxquels on s'attache très vite, parfois
s'identifie:
George, fils de pasteur, mature et sage.
Il a la tête sur les épaules, reste en toutes circonstances maître de
lui. Sait discerner les traits de caractère des autres, leurs failles.
Après la fougue superbe de la jeunesse qui s'attend à vivre des choses
grandes, exceptionnelles, il est devenu médecin.
Piers, poète, qui vit en imagination. Il
ne réussit à se fixer ni en amour ni en lieu. Passe pour mener une vie
dissolue. Séjourne tantôt dans son château de Sparkenbroke ou sa chaumière du bois
Derry dans le Dorset, tantôt dans son palais de Lucques. Sujet à des
crises d'angine de poitrine, il est sans cesse à la recherche de
l'extase que procurent l'Art, l'Amour, la Mort, afin de saisir
pleinement "cette vie en dehors de la matière" dont
nous participions avant la naissance. Régulièrement il vient se
ressourcer au lieu de son illumination première : le caveau de famille
des Sparkenbroke, dans lequel il fut enfermé enfant.
La belle et jeune Mary, dont s'éprennent
les deux hommes. Mary qui trouve en chacun d'eux une réponse à une
attente d'elle-même. Mary que l'amour illumine. Et qui, dramatiquement,
oscille sans pouvoir choisir : "Elle comprit que cette lutte
continuerait en elle toute sa vie : le conflit entre la sécurité
connue et le péril désiré, entre la terre et l'air, la nature et
l'aspiration, la chose raisonnée et la même imaginée." Mary
qui prie pour " implorer le pardon des péchés qu'elle brûlait
de commettre". Elle se projette dans le futur, au conditionnel,
et en même temps dans le passé par un dédoublement de sa personne.
"Elle se sentirait impitoyablement heureuse."
Dans ce roman, bien des pages atteignent au sublime. S'y exprime
l'inexprimable. "Voilà pourquoi un artiste écrit (…) il
écrit pour permettre aux muets de s'exprimer." fait dire
Charles Morgan à Piers Sparkenbroke, dont de nombreux poèmes ont été
laissés volontairement en anglais afin que le lecteur les savoure dans le texte original, en regard de
leur traduction mise en note.
Charles Morgan réussit le tour de force
d'y présenter sa conception de l'art et de la littérature en les
mettant à l'épreuve même de ses personnages, de la trame de son
roman, sans que cela semble artificiel au lecteur, ni lui pèse. C'est
aussi le sujet, en filigrane,
du livre. Tout y est abordé en effet : l'écriture en nombre de lignes,
de mots, de pages ; les problèmes que pose, justement, la traduction ;
le lien entre les différentes parties d'un récit ; comment naît
l'inspiration et la révélation de ce qu'il faut écrire ; le déclic
qui fait avancer le travail - comme Nicodème sculptant La Sainte
Face de Lucques, aidé par les anges, dit la légende que Piers
tente de mettre en poème ; ainsi que la pérennité de l'œuvre qui
continuera à vivre si son auteur ne s'est pas contenté de suivre la
mode ou d'ironiser sur ses contemporains.
Sparkenbroke,
de Charles Morgan est assurément un de ces livres qui survivent, un de
ces livres qui dépassent le temps. Et qui plus
est, sa fin appelle à revenir aux toutes premières pages, au
commencement, à se laisser entraîner à nouveau dans la beauté du
récit et du style, à le savourer une seconde fois, plus lentement,
pour en tirer tout son enseignement. La Mort ici est une résurrection.
Les éditions France Loisirs viennent par
bonheur de rééditer ce chef-d'oeuvre qui était devenu introuvable. A notre
époque où plus aucun écrivain ne veut, -ou ne peut?- écrire
de la sorte, on ne peut qu'encourager les lecteurs à s'y
plonger. Ils ne seront pas déçus.
Les
Rois aveugles, de Joseph Kessel et Irène Iswolsky
(Plon)
lecture par Adéla :
C'est le récit de l'assassinat de Raspoutine, moine illettré d'origine paysanne, aventurier et magicien, parvenu
dès 1905, à
force d'intrigues, à gagner la confiance de la tsarine Alexandra
Feodorovna et de Nicolas II, tsar faible que son épouse dominait.
Raspoutine (Grigori Effimitch) usait de son influence pour faire écarter de la cour ceux qui lui
étaient hostiles et imposait ceux qui achetaient sa protection. Il
tenait ainsi le pouvoir de la Russie au gré de sa fantaisie.
Le récit se
déroule sur deux mois: novembre et décembre 1916. On le suit à
travers l'aventure amoureuse d'un jeune officier, Georges Doline, personnage
imaginaire qui fera partie du complot mené par
Youssoupoff et le grand duc Dimitri (parents du tsar), et un député de
droite, Pourichkevitch.
Doline s'est épris de Lisa, jeune femme, timide et un peu sauvage au regard d'icône qui ne sait rien
de la politique. Leur
amour est immédiat et réciproque. Malheureusement, Lisa, pour
solliciter la libération de son frère, arbitrairement et injustement emprisonné,
rencontrera Raspoutine. Elle tombera aussitôt sous l'influence
envoûtante de cet
être débauché aux longs cheveux noirs et graisseux...
Les auteurs, Irène Iswolsky et Joseph Kessel,
s'attachent alors à nous
dépeindre le comportement de celui qui passait pour thaumaturge, et
comment, par la puissance de son regard
hypnotique, il prenait autant d'empire sur les personnes, des plus hauts
dirigeants aux plus bas placés sur l'échelle sociale, de la tsarine aux mendiants.
L'histoire parue en France dès 1929, est
ancienne et révolue. Mais elle met toujours le doigt sur l'ascendant qu'exercent
certains chefs, et les gourous des sectes, sur des êtres plus fragiles qui perdent à leur contact
leur libre arbitre et tout jugement et les suivent, de plein gré,
aveuglément.
Le
Prince, de Nicolas Machiavel (Ed.
Librio)
lecture par Adéla :
Ce n'est pas perdre son temps que de lire, à notre époque
d'incertitude, ce petit opuscule de 26 courts chapitres, que Machiavel
écrivit pratiquement entre juillet et décembre 1513.
Engagé politiquement dans les guerres d'Italie de la Renaissance, tour
à tour associé puis éloigné du pouvoir d'Etat, l'auteur est tombé
en disgrâce. Aussi est-ce en connaissance de cause, qu'il rédige,
maints exemples de son temps à l'appui, ses réflexions sur le pouvoir,
les différentes manières de l'obtenir et de s'y maintenir, de le
perdre.
Mettant la vérité au-dessus de la
morale et l'idéal, il en tire des règles, toutes de bon sens, en
politique. Il ne dit pas autre chose sinon qu'en matière de politique
il n'y a pas de bien ou de mal en soi : l'un et l'autre ne prenant sens
que dans des situations particulières, qu'en fonction du temps où
s'inscrit l'action. Il voit la politique comme un jeu de passions et
d'intérêts animant des forces opposées. Qu'en toute cité on trouve
ces deux "humeurs" différentes, deux passions
collectives: celle du peuple, qui "ne veut être ni commandé
ni opprimé par les grands", et celle des grands, qui "désirent
commander et opprimer le peuple".
Offert à Laurent le Magnifique, fils de Pierre de Médicis, pour
l'exhorter -après un long esclavage de l'Italie sous la domination
"Barbare" et le pays en proie à des complots de toutes sortes-
à imiter les grands hommes qui ont été les libérateurs de leur pays,
à devenir un Prince nouveau. Le mérite de Laurent le Magnifique et la
Fortune, "qui est femme et qu'il est nécessaire de battre et de
maltraiter, pour la tenir sous sa dépendance", le préparant
à la gloire, dit-il dans sa dédicace. Et, lorsqu'il sera au faîte de
son élévation, à jeter son œil sur lui, Machiavel, qui souffre
"les longues et cruelles persécutions
de sa mauvaise destinée"…
Bref, une vision des mécanismes du pouvoir qui garde de nos jours toute
sa force, une lecture utile à tous, tant aux gouvernants qui apprennent
à faire usage de la ruse et de la dissimulation, qu'aux gouvernés qui
découvrent la logique du pouvoir.
Le
passeur d'éternité, de Roland Fuentès (Ed.
L'instant même, Les 400 coups, 2006)
lecture par Marie-Françoise :
Le passeur d'éternité, histoire de 103 pages, donné comme roman sans
qu'on y trouve d'intrigue amoureuse, hors celle de la passion de
Maladite, ami du narrateur trafiquant d'art, pour les chefs-d'œuvre,
est mené dans une écriture rapide et précise, aux relents du passé
qu'il évoque : le marché de l'art durant la grande peste de 1720.
Le récit est prétexte
à mettre plaisamment le doigt sur les éternels problèmes liés à
l'art :
- L'art, qui transcende la vie:
" L'art est plus encore que ma
propre vie. Il y a gros à parier que si cette splendide sculpture ne
s'était trouvée à mon chevet, je n'aurais, en dépit de tous vos
efforts, pas si bien ressuscité. "
- La reconnaissance de la valeur d'une
œuvre :
"Ce n'est qu'un morceau d'arbre
mort auquel mon mari, par désœuvrement a voulu donner forme. Si vous
l'aviez demandé, nous vous aurions cédé l'objet volontiers; vous vous
seriez dispensé d'un vol et d'un départ si ingrat."
"Comment le créateur d'une telle
merveille pouvait-il en faire si peu de cas? Comment ce métayer, ce
rustre, pouvait-il mépriser le bijou enfanté de sa main? Était-il
possible que la valeur d'une œuvre dépasse d'aussi loin celle de son
auteur?"
- La propriété d'une œuvre, matérielle
ou intellectuelle :
"C'est ainsi que pour deux louis
- et même davantage - j'héritais de l'histoire qu'à mon tour je m'en
vais vous conter."
- La vérité :
"J'aime les images qui déforment le
monde. Parce qu'en le déformant elles donnent un reflet plus juste."
"Une histoire est une somme de
mensonges. La seule vérité dans celle de Maladite, c'est sa passion.
Le présent cahier contient ce qui reste de lui : les cendres d'un être
que la passion a dévoré entièrement."
On avance dans le récit à pas rapides,
désireux d'en connaître l'issue. De savoir quel mal a touché Maladite
pour qu'il soit devenu si étranger à tout.
Et l'on se demande qui est en fin de
compte, dans cette histoire, le passeur d'éternité que nous
annonce le titre? La vieille femme qui vendit l'histoire de Maladite ?
Le narrateur de l'époque qui se la remémore et nous la raconte à son
tour, par écrit, et déformée sans doute ? L'artiste, peintre,
sculpteur, écrivain ou autre, qui crée l'œuvre ? Ou l'œuvre elle-même,
objet d'admiration né de "l'art, cette magie qui nous gouverne"
et qui nous transporte comme hors du temps en une sorte d'extase
contemplative? A moins que ce ne soit tout simplement le marchand ?
Nul doute que ce récit de Roland
Fuentès, - qui disait dans un précédent recueil: "Il faut
être fou pour ignorer le pouvoir des histoires" - est un petit bijou qui
ne manquera pas de tenir le lecteur un moment sous son charme.
Azazel,
d' Isaac Asimov (Ed.
France Loisirs 1990)
lecture par Adéla :
Bien
connu des lecteurs de science-fiction pour sa série des Robots et son cycle
de Fondation, Isaac Asimov, par
ailleurs docteur en biochimie et co-auteur d'un manuel de médecine,
réunit dans ce recueil-ci une série de nouvelles qui mettent en scène un petit démon au nom biblique d'Azazel.
Georges, l'ami, tapeur et parasite, du narrateur, fait appel à ce
diablotin de deux centimètres de haut afin que, grâce à ses pouvoirs, il modifie
les qualités comportementales, physiques, affectives ou intellectuelles
de l'un ou l'autre de ses amis qu'il souhaite aider. Par bonté d'âme,
mais tout en espérant, de leur mieux être, bénéficier de quelque
retombée financière...
Mais, "infligées" sans discernement et à l'excès, sans
demi-mesure ni retour en arrière possible, ces "qualités"
sont vite vécues par leur récipiendaire comme des travers produisant
l'effet inverse de celui escompté, transformant leur vie en véritable
enfer.
Le style de ces dix-huit nouvelles fantastiques qui sont surtout des
satires humoristiques que l'auteur prit plaisir à écrire, diffère
donc de celui des ouvrages précédemment cités, aussi le lecteur les
lit-il comme autant de moment récréatifs, cocasses et savoureux.
Le
diable en personne, de Gérard Georges.
lecture par Éléonore
:
Gros papier et gros caractères, au sens propre et figuré, pour ce
roman paru aux éditons Lucien Souny en 1994. L'histoire se passe en
Auvergne, dans la région du Livradois, dans un village qui se
dépeuple, où certaines maisons n'ont pas encore l'électricité. Dans
les années 70 - 80 tout de même. Bien mené, le roman comportant des
exergues empruntés aux Fleurs du mal de Charles Baudelaire, se lit
très vite, mais se termine… à la diable. On s'attendait à une fin
heureuse après une épreuve de "passage", comme dans tous les
contes, puisque l'un des personnages, grossier, rustre, sentant le bouc,
un peu sorcier et marginal, fait peur aux enfants et aux femmes. Le
Diable d'Espinasse, comme l'appellent les villageois, est un de ces
êtres troubles comme on en trouve partout en somme, qui porte en lui,
en concentré, et la laisse dominer une sensualité sauvage, est
malfaisant. Mais, à bien y regarder, le mal gîte, tapis, en chacun de
nous. Le mal? ou cet instinct primaire de la bête que nous étions
avant que l'esprit ne domine les sens. Aussi chez les autres
protagonistes du roman, il arrive que ce fond refasse surface à un
moment ou à un autre, attire, et l'histoire ne se termine pas vraiment
par le triomphe du bien sur le mal ou vice versa. Et si le
"méchant" est pour finir éliminé comme il se doit, ce n'est
pas pour autant que le mal disparaît puisqu'il a fait progéniture et
puisque de toute façon il fait partie intégrante, avec son contraire,
de la nature humaine, de la nature tout court, de la matière même. Le
monde entier se révélant équilibré de forces antagonistes et
nécessaires. Que d'aucuns, dans leur sagesse ancestrale appellaient
bien et mal, Dieu et Démon...
Ulysse
vagabond, d'Alain Jean-André
(Éditions
en forêt /Verlag im Wald)
lecture
par Adéla :
La poésie permet au poète de suggérer sous le couvert d'images et
d'évocations voilées, –
que seuls
ses
intimes, et encore, peuvent sans doute déchiffrer
–,
son état de manque, sa détresse, son amertume, sa révolte, sa quête
ou sa résignation. C'est un moyen de ne livrer qu'un reflet de
lui-même.
Le titre Ulysse vagabond, choisi
par Alain Jean-André pour ce recueil, résume bien les textes qu'il
contient, si tant est que, comme le dit Roger Dadoun dans Au-delà des portes du
rêve (écrit conjointement avec Claude Mettra), "…toute
Odyssée, toute navigation, est explication d'un mystère, est
entreprise du savoir ; c'est une situation infantile typique. Et en
même temps, c'est une lutte pour le pouvoir, pour le pouvoir sexuel,
puisque c'est lui qui est détenu par le père castrateur."
Et, si se cache sous les mots du poète,
son mal être ou son drame tout personnel, on y retrouve de texte en
texte, les thèmes universels du désir de la femme et de sa lune noire,
de la virginité, de l'origine et de l'enfance, de la maison et de la
solitude, du seuil barré, de la route, des ravages du temps, du père,
de l'impossible fuite, de l'élan qui subsiste…
Aussi, à jamais insatisfait, le poète
continue-t-il de migrer, de chercher et d'écrire, dédiant ce recueil
à une femme (sa Pénélope?), le terminant par le poème de La lettre:
"…Dans cet hiver sans nom,/ je cherche uniquement le printemps
de doigts blancs/ et des pétales de soleil..."
Un livre en fin de compte aux accents
doucement pathétiques, qui regroupe à coté d'une majorité de poèmes
anciens quelques uns plus récents, tous écrits dans une forme moderne
et sobre, la plupart bourrés de connotations secrètes ou
symboliques.
À déchiffrer donc, pas à pas, ces
errances vers "le lointain Cathay de l'être" d'Alain
Jean-André.
Une
enfance lingère, de Guy Goffette
(Ed.
Gallimard 2006)
lecture
par Marie-Françoise :
Qu'il est exquis de se plonger dans L'enfance lingère de Guy
Goffette ! C'est une récréation, une gourmandise, toute d'anecdotes
légères contées d'un ton rieur dans une prose musicale, avec
par ci par là, l'une ou l'autre note plus nostalgique, poète oblige.
Il y est question de bas, de soie, de
dentelle et dessous féminins, sur lesquels s'ouvrent, avec sa
sensualité naissante, ses yeux innocents d'enfant qui découvre que
"l'enfer est un paradis", bien avant les blessures
crues du
précoce Simon Sylvestre de: Un été autour du cou.
"Le cul dans la soie.
L'association de ces deux mots, déjà si choquante à mon oreille, ne
laissait pas d'intriguer le petit amoureux des mots que j'étais. Il y
avait aussi là-dedans quelque chose d'incongru, entre honte et
volupté, qui me mettait mal à l'aise".
Lui ?
Tout au long du livre on
remarque, parfois dans la même phrase, le dédoublement du narrateur
(et pour une large part de l'auteur Guy Goffette sans doute) en celui
qui parle à la première personne, le "je" qu'il est
toujours, et Simon, l'enfant qu'il était, et qu'il regarde... Jeu
subtil d'écriture qui marque la réappropriation du temps de l'enfance et la distanciation
de l'adulte par rapport à cette enfance, et peut-être aussi par
rapport à son personnage, Simon, qu'il n'est probablement pas tout à
fait.
"Sans personne pour me garder,
maman emportait entre le panier de linge sale, le bac à laver, le
battoir, la brosse et le bleu de méthylène, un petit Simon aux anges
sur la brouette de bois qui cahotait en grinçant sur la route."
A suivre, donc, au fil de ses
découvertes lingères...
Le
ventilateur, Régine Detambel (Ed.
Gallimard 1995)
lecture par Adéla :
L'exergue
emprunté à Colette: "Je détaillais la montagne avec un goût
étriqué, menu, parfois subtil, de myope et de femme…" donne
bien le ton de ce livre dans lequel la narratrice s'attache à décrire
une suite de visions parcellaires qui peu à peu nous renseignent sur la
mésentente d'un couple, sans qu'il ne se passe rien de bien
particulier, à part la lente conduite d'une femme à l'hôpital.
Puisque l'accident lui-même (le ventilateur qui tombe, blessant la
femme) a eu lieu juste avant.
S'enchaînent donc les détails et les
flashs souvenirs qui affleurent à la conscience de cette femme qui ne
voit pas plus loin, ni autre chose que son époux (la montagne), qu'elle
goûte physiquement, mais dont elle connaît la rugosité, de même que
les faiblesses, et surtout l'égoïsme.
Détails à fleur de peau de cette femme
blessée. En apparence par la chute du ventilateur qui s'est pris dans
ses cheveux, sa jupe, sa main (ventilateur choisi évidemment par lui
sans tenir compte de ses observations à elle). Mais femme qui saignait
déjà depuis longtemps et de façon latente à cause du manque
d'attention qu'il a pour elle, de l'étiolement de son amour. Il se
révèle flagrant devant la presque indifférence et le peu
d'empressement qu'il met à la secourir dans l'état d'urgence où elle
se trouve après l'accident.
D'où déclic et dégoût de lui, rejet.
Et description lente et précise, en phrases sobres, des faits et des
étapes successives de la lente dissolution du couple qui s'en suit,
mêlées à ces visions de leur intimité passée qui imprègne encore
son corps à elle tout entier, toutes de sensations, sans qu'aucun
sentiment n'y soit analysé, exprimé. Sans aucun dialogue. Ils ne se
touchent plus. Le prétexte en est la blessure et le bras en écharpe.
Mais c'est leur amour qui est en charpie et s'envole au rythme monotone
et inéluctable des pales destructrices de ce ventilateur.
Mon
nom est Rouge, d'Orhan Pamuk
par Marie-Françoise :
Dans les Ateliers de peinture du Sultan de l'Empire ottoman, au XVIe
siècle, certains des miniaturistes enfreignent les règles
traditionnelles pour illustrer les textes. Ils ne se contentent plus de
reproduire à l'identique les œuvres anciennes comme cela se faisait
depuis des générations. Ils les modifient. Cette liberté qui n'est
pas du goût de tous est considérée comme impie, pousse au crime.
"J'avais l'impression qu'il allait brandir celui-ci (le
lourd encrier de bronze mongol) au-dessus de ma tête pour me tuer.
Parce que je faisais s'éloigner la peinture du point de vue de Dieu,
parce que je trahissais la tradition et toutes les œuvres nées des
rêves des maîtres de Hérat."
Le roman d'Orhan Pamuk (né en 1952 à
Istanbul), Mon nom est Rouge, est construit comme les miniatures
persanes anciennes. Celles-ci étaient réalisées par touches
successives et par plusieurs intervenants (peintres, enlumineurs,
doreurs, calligraphes) sous la direction du Grand Maître de l'Atelier.
Les confidences des différents protagonistes se succèdent; l'Arbre, le
Chien, le Cheval, la Mort, l'Argent, le Diable prennent aussi la parole.
L'alternance de leurs dires, d'un chapitre à l'autre, comme
s'entrecroisent les différents brins d'une tresse, dessine un récit,
dans un livre sans narrateur, qui donne d'abord la voix au récent
cadavre. L'assassin seul a double voix, puisqu'on ignore qui c'est.
Chaque intervenant s'adresse directement au lecteur: "Vous
voudrez donc bien faire comme si vous tourniez les pages de votre récit
en sens inverse, et, moi, je vais vous raconter ce qui s'est passé
avant même que je l'aie remise, cette lettre.".
Le premier événement est un assassinat.
Les autres foisonnent, réunis dans une trame policière à allure de
conte oriental, qui tient le lecteur en haleine, doublée d'une intrigue
amoureuse. Ils ont pour origine plusieurs rivalités:
Celle des amoureux de Shékuré, mère de
deux enfants -Shevket et Orhan-, non moins rivaux, qui se chamaillent
tout le temps. Depuis quatre ans son mari n'est pas revenu des combats.
On ne sait pas s'il est mort ou vivant, ou s'il l'a abandonnée. Elle
vit pour l'instant chez son père qui a été chargé par le Sultan de
réaliser secrètement un livre selon les méthodes nouvelles.
Celle des peintres et maîtres
d'ateliers, plus ou moins concurrents, plus ou moins liés d'amour ou
d'amitié, aux mœurs particulières.
Celle des différentes façons
d'appréhender le monde, de le représenter. Soit de manière
traditionnelle, orientale, en reproduisant les images, jusqu'à les
connaître par cœur, en restant anonyme, en évitant toute note
personnelle qui pourrait distinguer le peintre, ce que d'aucuns
appellent le "style" (un défaut), les peintres devant
uniquement reproduire une beauté qui existe hors d'eux, hors du temps.
Soit en osant la mode occidentale, à l'européenne, qui place l'homme
au centre du tableau (comme dans les portraits), et ordonne les
différents sujets selon les règles de la perspective vénitienne.
"On enfile une venelle et, si c'est un tableau d'Europe, on
croit qu'on va sortir du cadre ; si c'est à la façon de Hérat, nous
nous plaçons sous le regard de Dieu; si c'est à la manière chinoise,
nous ne sortons jamais du dessin, car les tableaux chinois s'étendent,
se poursuivent jusqu'à l'infini."
Ce livre est à la fois une réflexion
sur l'art et un historique de la peinture persane. Orhan Pamuk lui rend
hommage, évoquant les techniques, décrivant, ou plutôt lisant,
nombre des plus belles miniatures anciennes. Elles furent réalisées
par les plus grands Maîtres et miniaturistes qui y consacraient leur
vie jusqu'à la cécité, laquelle était pour eux le comble de leur
art, un don de Dieu. Elles enrichissaient la Salle du Trésor
jalousement gardée.
Ce livre pose aussi la question de la
peinture (qu'on peut étendre à l'art en général, écriture comprise…)
Celle de sa conservation et de sa dégradation dans le temps. Est-elle
un moyen de rendre le peintre immortel ? Et celle de ses rapports avec
le sujet et le spectateur : "(…) et que donc mon bonheur ne
pourra jamais être mis en peinture. (…) Les gens aspirent au bonheur
dans la vie, plutôt qu'à des sourires béats sur de belles images. Les
peintres ne l'ignorent pas, et savent que c'est là leur limite. Qu'ils
ne font que mettre à la place du bonheur dans la vie celui de la
contemplation."
Bref, ce roman de plus de sept cents pages, suscite chez le lecteur le désir de contempler
lui-même ces miniatures. Mais il ne peut s'empêcher de penser à
l'évolution actuelle des arts, aux les motivations pécuniaires des
artistes, aux déroutantes et choquantes œuvres modernes et
contemporaines. Elles aussi suscitent bien des polémiques, connaissent
bien des détracteurs.
Saturne
ou l'herbe des âmes, de Claude Mettra
(Ed.
Seghers 1981)
lecture par Éléonore.
Publié dans la collection "Histoires d'un mythe", chez
Seghers, ce livre évoque celui de Saturne, fils de Gaïa et d'Ouranos,
son père, qu'il tue en le châtrant. Saturne, frère et époux de
Rhéa. Saturne qui dévore ses enfants, à l'exception de Zeus.
Dans son essai, Claude Mettra explore et
met en lumière, à partir de récits et légendes cosmogoniques,
la part d'ombre, la quête du vide d'avant naissance de ce dieu
silencieux et solitaire, pourvoyeur de rêves, symbole de la
mélancolie, Saturne terrorisé par son passé et son futur.
Il y est question d'arrière-pays, de
clair-obscur, de nuit et de ténèbres, de l'ailleurs. D'escalier, de
brume et de fumée. De monstres et de glaise. De révolte. De Satan, de
sorcières et d'anges. De la déploration de la Vierge. Du Christ. De
séparation et de fusion. De parfum et d'angoisse. D'humide et de feu.
D'insomnie. De création, d'art et d'enfer : "Toute œuvre à la
mesure de l'ambition et de l'orgueil qui la portent, figure notre enfer
à venir."
De l'impossibilité à l'espèce humaine, dont la place privilégiée
est source de disgrâce, de communiquer vraiment avec le monde vivant.
De nature inanimée, végétale, animale. De Chaman et de Carnaval. De
la capacité d'oubli. De maison et de forêt. D'île rêveuse. De
silence et de jardin. De rédemption enfin, une fois arrachées "les trois racines malfaisantes
que sont le remords, le regret et le ressentiment".
Un mythe qui nous vient de la sagesse des
anciens, "qui faisaient des
dieux des messagers pour exposer la parole singulière", la
question que se pose tout humain, à laquelle les connaissances
apportées aujourd'hui par la science ne répondent toujours pas :
l'énigme de l'Être.
Un livre donc, qui traite d'universel et
de sacré, où le lecteur se sent intimement concerné par les sujets
abordés: rêves et mélancolie, dépression, rapports au père et à la
mère, à la nature... dont nous avons plus ou moins tous l'expérience
mais que n'auteur nous fait voir sous une autre lumière, venue de sa
réflexion attentive, et qu'il nous fait partager, en hermétique complicité,
grâce au merveilleux talent de conteur qui l'habite.
Bref, un livre à travers lequel l'auteur
nous touche : "Car nous sommes faits pour être touchés, et
davantage pour être bouleversés par ceux que la vie met sur notre
chemin."
Verlaine
d'ardoise et de pluie, de Guy Goffette (folio
Gallimard 1996)
lecture par Marie :
Une biographie de Paul Verlaine, sans en être vraiment une. Plutôt une
évocation de la vie et des tourments du célèbre poète né à Metz,
à travers les méandres de la prose poétique de Guy Goffette, qui nous
tient sous son charme, de texte en texte, dans un temps qui reste pour
le poète, éternellement présent. On y découvre ou redécouvre, le
poids écrasant du secret de l'enfance, la fée verte, les lieux bas, le
vagabondage, ceux que la Vie exile, l'énergumène de Charleville,
Élisa, Mathilde, Stéphanie, Lucien, la tante Louise, Eugénie, l'abbé
Dewez… et la colère aussi. " Le sang est le
chemin le plus sûr des fantômes ivrognes. Il court la nuit sans qu'on
l'entende et fait chavirer les rêves. Il court avec la pluie dans les
grands bois pleins de loups noirs. Il monte dans l'absinthe qui est
verte comme les pâturages perdus et comme l'enfance qui se brise contre
les murs des villes ; il pleure et cogne et cogne aux tempes du gisant
qui frissonne. "
La
nostalgie de l'ange, d' Alice Sebold
(Ed.
France Loisirs)
lecture
par Adéla :
Je
pensais, me promenant, calme et sereine, dans la forêt d'automne,
humide de la lente décomposition des feuilles, à ce livre étrange, La
Nostalgie de l'ange, à cette présence dans l'absence de la jeune
adolescente de 14 ans, Susie, assassinée sans que son corps soit
retrouvé. Aux manières différentes qu'ont de vivre sa disparition,
les personnes de son entourage, mère, père, sœur,
frère, grand-mère, petit ami, amis, amies, voisins. Acceptant
lucidement, fuyant, ou tentant de démasquer celui qu'ils soupçonnent.
À
leur façon de la sentir à leur côté, de continuer à la faire vivre.
À
sa manière à elle de les hanter. On pense aux
Mouches de Sartre, à des scènes du film de Marcel Carné: Les Enfants du paradis.
Dans le livre, c'est Susie, qui, depuis son
paradis, raconte, comprend et explique leurs attitudes, leurs
comportements, avec de nombreux retours en arrière. Il y a, là-dedans,
du voyeurisme, du sentimentalisme, du suspense aussi, puisque le tueur
en série court toujours. Bref, tous les ingrédients propres à
satisfaire des lectrices qui s'ennuient. Et il est vrai que, malgré un
début déroutant, dû au parti pris fantastique qu'a choisi l'auteur
pour conter cette histoire, on finit par l'accepter et qu'on ne lâche
plus le livre, suivant la lente évolution de chacun, Susie et assassin
compris, jusqu'à ce qu'enfin le lent travail de deuil soit achevé,
qu'ils réussissent à parler d'elle au naturel. "On ne remarque pas le départ des morts quand ils
choisissent de vous quitter vraiment. On n'est pas censé le faire. Tout
au plus sent-on leurs ondulations décroître, comme un murmure ou une
vague de murmures."
En cours de lecture, me demandant comment il se
faisait que l'auteur utilise ce procédé d'outre tombe, et en sache
tant sur les relations à la mort, j'ai lu la note sur le rabat de
couverture, qui indique qu'Alice Sebold, femme de 40 ans, a été
violée à 18 ans, a survécu à peine, mettant des années à surmonter
cette épreuve. D'une certaine manière elle exorcise sa propre
histoire.
Anthony
Adverse, d' Hervey Allen (Ed.
Phébus 1999)
lecture par Marie :
Il serait dommage d'avoir lu ce roman fleuve de 1000 pages, paru en 1933
en Amérique et réédité chez Phébus en 1999, sans ensuite souhaiter
faire partager à d'autres ce long bonheur de lecture, sans leur donner
envie de lire ce roman prenant dont la fin vous laisse, sans qu'on sache
vraiment dire pourquoi, en pleurs incoercibles. Un roman où le héros
va toujours de l'avant, poussé par sa force vitale, même si le livre
est teinté d'une ombre mélancolique qui le rend très humain et met le
doigt sur notre condition de " bâtards de la vie ".
Le livre premier qui narre les circonstances de
la conception d'Anthony en Auvergne, à lui seul déjà, pourrait être
un roman. C'est sa vie d'avant la vie en somme, à travers l'amour de
ses parents, Denis Moore, le bel officier Irlandais, et la jeune Maria,
mariée pour son malheur à Don Luis, bien plus âgé qu'elle, qui le
laissera tragiquement orphelin.
Les suivants, il y en aura huit, nous narreront
les vies successives de cet enfant sans nom à la naissance. Vie de
nourrisson et de petit enfant au couvent de Livourne en Italie, où il
fut déposé par Don Luis, où les sœurs le prénommeront Anthony, et
où il émerge lentement au monde extérieur, mêlant rêves et
réalité. Puis préadolescence et adolescence en apprentissage chez un
maître marchand international richissime qui lui donnera le nom
d'Adverse et en fera son héritier. Pourquoi ? Anthony ne le saura
jamais, nous si.
Vie de jeune homme ensuite, puis d'homme très
impliqué et actif dans le monde et son époque, celle de la Révolution
et de l'Empire, décrite en de très longues pages, durant laquelle il
fera le mal autant que le bien. Négociateur à La Havane, négrier en
Afrique sur la Côte des Graines, commerçant international, ami de
banquiers, pionnier en Amérique, paysan au Mexique, ermite et même
prisonnier, etc. Passant de l'Ancien Monde au Nouveau, voyageant par
mer, par terre, en carrosse ou à cheval et à pied. Vie aussi de
retrait, parfois.
Frappé sans cesse par un destin contraire et
cruel qui le poursuit et lui fait croiser plusieurs fois Don Luis, seul
ennemi qu'il aura jamais sans savoir pourquoi, de même qu'il
recroisera étrangement d'autres personnes, à des années et des
pays de distance, tel le frère François, sans savoir que le destin les
avait déjà mis en présence, il cherche son identité et ne se
laissera jamais aller au désespoir, refera plusieurs fois sa vie,
tirant un trait sur le passé.
Vie riche et pleine de rebondissements au cours
de laquelle il connaîtra des amitiés, vivra plusieurs amours. Où,
jusqu'au bout, il gardera la statuette de la Madone. Son seul viatique
en somme, qui appartenait à sa mère et fut déposée avec lui et le
manteau de celle-ci dans un sac par le trou du mur du couvent. Madone
qui fut sa toute première vision d'enfant solitaire et sa seule réelle
possession. Il n'a jamais su d'où elle lui venait, mais il pouvait lui
confier sa grande peur et la solitude de son cœur.
To paraphrase Hervey Allen's own words on the subject:
"Anthony was the biography of a man
struggling to remain a complete human being in the midst of a dying
commercial civilization" and a rising one of international
capitalism, industrialization and competitive nationalism. That, of
course,... will never do these days to say aloud! In order to make the
book 'go' it had to be advertised and stressed as a 'romantic' novel."
N.B. La traduction française a fait
l'objet de nombreuses et importantes
coupures. Le lecteur intéressé pourra consulter
le texte original, disponible en entier
sur internet.
Le chat, de
Georges Simenon
lecture par Adéla :
Elle 63 ans, lui
65, lorsque, veufs tous les deux, ils se remarient. Elle est issue de la
riche bourgeoisie et propriétaire des immeubles de sa rue. Lui, modeste
retraité vit de sa pension. Ils sont gauches et intimidés l'un
vis-à-vis de l'autre. Elle n'aime pas son contact physique, ni son chat
Joseph. Ils font vite lit à part. Il retrouvera le chat
empoisonné. Par elle ? Il se vengera sur son perroquet, qu'elle fera
empailler. Elle refusera désormais de lui adresser la parole, lui
imposera le mutisme. Ils ne se parleront plus que par billets. Feront
également courses à part, buffet fermé à clef à part, cuisine à
part... Il craint qu'elle l'empoisonne comme le chat. Ils ne feront plus
que se croiser, feignant l'ignorance. Mais seront attentifs au
moindre geste de l'autre, se surveilleront étroitement. Vivront de
mesquineries, feront tout pour s'exaspérer mutuellement. Mais ne
pourront supporter de vivre séparés.
Il tentera de fuir et vivre ailleurs, pour finir par revenir chez elle, la voyant
s'approcher esseulée, sans
qu'elle modifie pour autant, à son retour, son comportement vis-à-vis de lui.
"Ni l'un ni l'autre n'avait le
droit de désarmer. C'était devenu leur vie. Il leur était aussi
naturel, aussi nécessaire, de s'envoyer des billets venimeux, qu'à
d'autres d'échanger des politesses ou des baisers."
Voilà les effets, poussés à l'extrême, d'un désaccord, comme il en surgit dans tout couple qui boude
quelques minutes, quelques heures, voire quelques jours en ne se parlant
plus. Le chat n'en fut que le déclencheur, d'autres raisons
préexistaient, anciennes et psychologiques que l'auteur tente de mettre
à jour.
Le roman de ce
couple qui se hait mais perdure malgré tout de façon maladive pour
échapper à la solitude de la vieillesse, fut écrit par
Georges Simenon (qui n'a pas produit que les romans policiers dans
lesquels enquête l'inspecteur Maigret) à Épalinges en octobre 1966,
après le remariage de sa mère. En octobre 1964, il écrivait au docteur qui soignait son épouse
Denise: "L'agressivité de
Denise a reparu. Les médecins lui interdisent de conduire. Elle reste
la plupart du temps à la clinique. Elle n'a plus le droit de venir ici
le dimanche. Ils poursuivent le traitement de psychothérapie. Elle
surmène les secrétaires, avec des cassettes, qui exigent des heures de
déchiffrage. Elle téléphone tout le temps, pendant des heures. Et
puis, pendant des jours, elle refuse de me voir."
Fenton Bresler dans sa biographie, L'énigme Simenon constate :
"Il est pratiquement impossible pour qui que ce soit - Denise et
Simenon compris - de savoir ce qui s'est réellement passé dans leur
tête, dans ces déchirantes années soixante, alors que leur mariage
saignait lentement, à mort." Ceci explique-t-il l'atmosphère
de son roman Le Chat ?
Le
Chaos, d'Ivar Ekeland
(Ed. de Poche Le Pommier, 2006)
lecture par Julie :
Je
repensais, cet après-midi de fin d'été, en voyant les vaguelettes
animer la surface d'un étang, en entendant le bruissement des feuilles
sous le vent, en regardant se déplacer les araignées d'eau, voler une
libellule, à cette théorie du battement d'aile d'un papillon qui peut
provoquer un cyclone à des milliers de kilomètres de là... au livre
d'Ivar Ekeland sur "Le Chaos".
Ce
n'est pas un roman, ni une théorie sur le désordre général, voire
"le bordel ambiant". C'est un ouvrage par l'intermédiaire
duquel l'auteur, philosophe
et mathématicien, professeur de mathématiques et d'économie à
l'Université de Colombie Britannique à Vancouver,
sensibilise le lecteur, dans un langage clair et accessible au non
mathématicien, à la récente théorie du chaos, née de la
confrontation de l'ordinateur et du mathématicien.
Ivar
Ekeland pose et répond aux questions : Le hasard existe-t-il ? Peut-on
prévoir à long terme ce qui va se produire dans les systèmes
instables comme les mouvements des planètes, les variations
météorologiques et les cycles économiques ? Il explique, maints
exemples pratiques à l'appui, que les situations "chaotiques" viennent de la
nécessité d'arrondir, parce que nos données sont forcément
imprécises : "Une marge ténue sépare le zéro mathématique
du presque rien, l'exactitude absolue de la meilleure approximation.",
que nos possibilités de calcul sont insuffisantes... : "Le
nombre pi, par exemple, qui mesure le rapport de la circonférence d'un
cercle à son rayon, a une infinité de décimales dont plusieurs
milliards sont actuellement connues.", même "l'ordinateur,
pour des raisons de place de mémoire et pour limiter la complexité des
opérations, ne garde pas toutes les décimales avec lesquelles il
travaille." Et les "petits écarts initiaux conduisent
rapidement à de grandes déviations". Ainsi "Quelle
que soit la précision retenue pour les calculs, la trajectoire
calculée s'en écartera au bout d'un temps plus ou moins long mais s'en
écartera forcément." Même si étrangement "il
existe une trajectoire "juste" qui coïncide avec la
trajectoire calculée à la précision retenue" et que ces deux
trajectoires coïncident pour l'ordinateur.
Evar Ekeland conclut: "Entre le modèle mathématique et la
réalité physique qu'il est censé représenter, un espace
intermédiaire a été découvert, qui est celui du calcul. Plus jamais
on ne dira: telle équation représente tel phénomène. Il faudra
ajouter: le système est chaotique, son temps caractéristique est tant,
sachez qu'au-delà de cette durée, certains calculs ne représentent
plus rien…". Mais "la puissance de
calcul désormais accessible aux hommes change leur univers. Elle
transforme leur environnement, elle transforme leurs sociétés, elle
les transforme eux-mêmes, elle transforme leur science. La théorie du
chaos est un début, non une fin."
Bref,
un petit livre fascinant et très clair, que le lecteur un tant soit peu curieux lit
d'une seule traite et qu'il referme non sans ressentir un léger vertige.
La
demeure inaccoutumée, de Daniel Leroux
(Ed. L'Atelier du Grand Tétras 1996)
lecture par Adéla :
Le récit, comme un conte, semble sorti d'un autre temps, d'un autre
lieu. Ce dépaysement est dû en grande partie à la langue employée
par le narrateur. A laquelle il est nécessaire, dans un premier temps,
de s'accoutumer, pour ensuite se laisser porter par des phrases
agréablement contournées, au passé, simple souvent, subjonctif
parfois, au vocabulaire très riche, peu usité, - on y croise des
termes qui requièrent l'usage du dictionnaire : dolisme, s'emberlicoquaient,
cynégétique, s'ébaudissant, incis, encangué, enseuillement,
démonisme, l'étiolé de son être…-, mais de construction
équilibrée et musicale, qui fait aussi son charme, comme il en est de
celles que l'on entend ou lit dans certains rêves qui, au réveil, si
on les note, s'avèrent ne rien dire...
Sauf qu'ici, dans son discours, le narrateur
dénonce les mirages et les dols des Temps Nouveaux, - l'on devine vite
qu'il s'agit de notre monde moderne -, à travers les figures de
personnages typés et leurs rapports de force les uns par rapport aux
autres :
L'Amiral, Maître de l'Ile, détenteur du
pouvoir ; Hosteulig, le scientifique à son service, qui procède à
l'instillation douce d'un nouveau mode de vie ; le Prévôt, dont la
fonction est policière, chargé de réprimer " les anciens démons
" ; Elerman le Mutant, mu par les besoins et satisfactions
dispensées par le pouvoir social ; Gwyd le berger, l'ancêtre,
incroyable rescapé d'un autre âge ; Eric l'Autarcien, dont les écrits
ont tourné la tête à une certaine jeunesse qui commence à maugréer
contre la société de l'Amiral ; Hosko, le Grand Conseiller, devenu
félon ;… enfin la femme Ismunda, qui échappe au temps et ses
incertitudes, est indifférente aux prestiges de l'action et dont la force est d'avoir gardé en elle
les pouvoirs intacts de la pure perception du Vivant…
Car il s'agit dans ce livre de mettre le doigt
sur le tragique d'une situation politique qui oscille entre désir de
faire accéder au bonheur et à la liberté par l'intermédiaire du
progrès, et nostalgie de l'ancienne symbiose perdue avec la nature, le
vivant, l'esprit du lieu : "Seulement voilà, vous avez souillé la source et vous
ne croyez plus à l'étoile."
On ne s'étonne pas que l'auteur, Daniel
Leroux, ait choisi un tel sujet pour son œuvre, La demeure
inaccoutumée, publiée comme une bouteille jetée à la mer,
n'étant qu'un des volets d'un manuscrit plus vaste, lorsque l'on sait
qu'il vit dans un petit village du Jura, est professeur de collège,
fondateur et animateur d'une revue : La
Racontotte de Su Lou Mont, cahier d'écologie rurale pour que vivent
nature et traditions, éditeur, écrivain donc, et également édile
de son village et engagé politiquement.
Blanc,
d' Anne
Luthaud (Ed.
Verticales octobre 2006)
lecture par Marie-Françoise Godey :
Dans
son premier roman, Garder, Anne Luthaud explorait les frontières
de la folie. Un des chapitres se déroulait en Thaïlande et évoquait
la joute amoureuse des cerfs-volants mâles combattant les cerfs-volants
femelles sur la place Sanam Luang de Bangkok. Par jeu.
Dans Blanc, c'est essentiellement de jeu qu'il s'agit, puisque
l'auteur nous entraîne dans l'univers particulier du Jeu de rôles. Par
ce biais, deux amants s'affrontent pour éviter l'ennui : "Avec
Will, dans la pièce blanche, on est bien. On ne sort plus, on a peur
des chiens. Quand on a envie de prendre l'air, on joue des parties sans
suite."
Le livre est composé de deux très longs chapitres de volume égal,
intitulés "elle dit", et "il dit",
selon qu'Ire, ou Will, –
noms que se sont donné les joueurs –,
mène le jeu. Suivis d'un troisième et dernier très court, "la
scène blanche", après le jeu. Voix tour à tour féminine et
masculine. On repense à la construction de Garder.
Ces deux êtres, qui se retranchent du monde
extérieur dans lequel ils ne savent pas vivre, semblent être, eux
aussi à la limite de la normalité : "C'est trop difficile dehors, comment on fait pour
tenir, (…) comment faire, c'est comment les autres, comment leur
parler (…)" Comme le sont probablement certains joueurs de
jeux de rôles trop fragiles. On pense à l'ancien fou de Garder,
à Pierre, isolé dans son
phare et aux histoires qu'il recueillait.
Des histoires, il y en a également dans Blanc.
Celles des personnages dont les joueurs endossent le rôle, Ire (pour
Elvire ? ou synonyme de colère ?), et Will.
Pour le temps de leurs parties, ils vivent dans d'autres lieux, d'autres
époques, mettent leur âme à nu libérant leur personnalité
véritable… Ainsi, par personnages interposés, qui sont loin d'être
choisis au hasard, et dont ils racontent, expliquent et imaginent les
actions : Ariane, Laure (celle de Pétrarque), Thésée, Théo et
Raphaël, des chiens aussi…, ils peuvent s'affronter jusqu'à la
violence et la mort. En paroles. –
On retrouve le langage dépouillé que l'on avait précédemment
apprécié chez Anne Luthaud. –
Une lutte au cours de laquelle ils emploient des armes permises ou
enlevées et doivent se conformer aux règles qu'ils se sont donnés:
"On
avait décidé de personnages, de situations, de lieux - de cela je me
souviens." –
que parfois
ils transgressent –.
Et il arrive qu'on perde. « On meurt d’amour dans les
histoires, ça doit être ça, on ne peut plus faire face, on est hors
jeu. »
C'est une manière - pour eux sans conséquence
? - de se déchirer, afin de savoir lequel domine l'autre : "J'ai oublié de quoi il
s'agissait. D'un jeu sans doute. Entre lui et moi. Le jeu du pouvoir."
et d'oublier l'ennui de la vie en face à face et en vase clos. On pense
à Belle du Seigneur d'Albert Cohen. Car un amour, si grand
soit-il, et exclusif, peut-il se suffire à lui-même ?