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Café Littéraire /Entretien avec Brigitte Giraud |
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Vous dites, quelque part : "Ecrire c'est une grande fugue". La fugue est un peu sérieuse, pour commencer la "chambre des parents" c'est l'histoire d'un parricide, Nico, l'histoire d'un enfant "humilié" qui va finir par faire un attentat raciste, en ayant grandi. Des sujets graves, pourquoi une telle gravité? On me renvoie souvent que le ton de mes romans est grave, d'une grande violence. Est-ce qu’un prochain livre, dégagé de tout ça, sera d'un optimisme plus grand ? Cela me sidère. Je n'ai jamais eu l'impression d'écrire des choses ni vraiment graves ni vraiment douloureuses. Douloureuses certes, mais pas plus que la douleur de vivre qui est égale au bonheur de vivre. La douleur n'est pas uniquement douloureuse ; c'est aussi une façon d'être pleinement en vie, d'être dans une lucidité très grande par rapport à un destin qui est là, qui accompagne les hommes, avec lequel il faut se débrouiller de la façon la plus vivante. La douleur va avec l'expérience de la vie la plus intense. Pour moi l'expérience de l'écriture est vraiment très précieuse, indispensable, au moins à double titre : c'est une possibilité de faire un détour, d'emprunter une voie parallèle et de se cogner à un réel, pas seulement pour le plaisir de s'y cogner pour y adhérer mais pour se bagarrer avec, pour le transformer, pour lui faire accoucher de quelque chose. L'idée de la bagarre est quelque chose qui m'habite, depuis toujours, présente dans l'écriture. Se battre avec les mots, les phrases, avec le rythme, trouver le mot juste. L'écriture est le seul espace de liberté totale qui vous est donné face à un quotidien. L’idée de contournement, idée de la transformation du réel, de la distorsion m’intéressent. L’idée de distordre la réalité et d'en faire sortir quelque chose. Ce qu'il en sort pour moi, c'est de l'énergie. Un livre, même s'il révèle quelque chose de douloureux au niveau du thème qui est traité, c'est quelque chose qui surgit, qui est plus fort, c'est une des seules expériences humaines qui n'est pas dans la soumission, qui est dans la maîtrise de ce que vous pouvez accomplir. J'ai
l'impression que la vie, le
quotidien, l'enfance, toutes les formes de vie qui sont les nôtres dans une
seule vie - c’est à dire être enfant, être mère, travailler, être
amante…-, toutes ces choses-là se déroulent de façon concomitante. Dans
une même journée, vous changez combien de fois de casquette ? C'est
absolument magnifique et terrifiant, mais il y a
plein de choses que vous ne maîtrisez
pas. La vie est une espèce de brouillon répété, par contre il n’y
a qu'une chose dont vous avez la responsabilité totale et sur laquelle vous
avez une prise d'un bout à l'autre, c'est l'écriture. C'est la seule création
- création je n'aime pas ce mot -
c'est la seule construction qui devrait ne pas vous échapper, et évidemment,
cela vous échappe totalement parce qu’entre le livre que vous avez envie d'écrire,
et puis ce qu'il va devenir, c'est à des années lumière, bien sûr, et vous
êtes toujours très étonnée de voir ce qui arrive, c'est toujours très
surprenant… C'est une boucle sur soi-même, une immersion, on est ici
aujourd’hui autour du thème de la nuit. L’écriture est vraiment une expérience
qui ressemble à une descente, comme un plongeur sous-marin, c'est à dire
quelqu'un qui s'immerge dans quelque chose de noir, de nocturne. Le plongeur
ne sait pas ce qu’il va remonter à la surface, parfois rien,
parfois le petit bout de quelque chose, qui va permettre d'aller très
loin… Les thèmes dont vous parliez,
le premier livre… l'idée d'un homme qui a tué son père… On
fait connaissance avec cet homme dans « La chambre des parents »
au moment où il sort de prison après douze ans. Ce n'est pas tant l'idée de
tuer son père qui m'intéressait – quoique - mais c'était l'idée du
retour possible après, le premier mot « je reviendrai ». Est-ce
qu'un retour est possible après douze ans d'enfermement ? Mes livres sont
souvent des huis-clos, y compris le dernier « Marée noire », un
huis-clos qui pose la question : Qu'est ce que c'est de vivre ensemble
dans une situation qu'on n'a pas forcément choisie, qu'est ce que c'est de
vivre sans ? Vivre avec et vivre sans, quand l’autre est définitivement
absent. Ce qui frappe dans vos livres, c'est "je" qui raconte, qui racontera très bien les personnages –c'est vivant mais c'est toujours le regard d'une personne, on a l'impression dans "Marée noire" qu'il y a un mur, le mur, c'est souvent le silence, les non-dits, en conclusion, ces trois livres n'est- ce pas une manière de prêcher pour la parole entre les gens ? On est en manque de dialogue dans vos livres ! Que faites-vous de la parole ? C'est
intéressant ce que vous dites, vous utilisez le mot dialogue. J'ai pris
conscience, il n'y a pas très longtemps que la seule chose que je ne savais
pas faire, c'était écrire un dialogue. Je suis en train de réfléchir à un
livre qui ne serait qu'un dialogue, mais dont on entendrait qu'une voix.
En même temps un monologue c'est aussi un dialogue, une adresse à. Un livre,
il est adressé à. Dans Marée noire,
c'est une femme qui parle à l'homme qu'elle aime, attendant qu'enfin il la
regarde, fasse aussi son bout de chemin. Un livre c'est un chemin, qui va
vers, qui appelle. Marée noire est
un livre sur l'attente, le temps de l'attente, il ne se passe rien. C’est
quinze jours de vacances, cinq personnes dans une maison, et il ne se passe
rien, absolument rien du point de vue de l'action, si ce n'est comment occuper
un temps ensemble…C'est un livre de la fatigue, de l'épuisement, des bras
qui tombent... A un moment pourtant, lui, dont on ne sait le nom, est pris d’une grosse colère. Cela aurait pu être l'occasion de faire voler en éclats le silence entre les deux personnages et on est surpris du manque de réaction de Linda . Parce
que c'est paralysant, ce n'est pas
un livre qui parle d'une femme qui est soumise,
c'est quelqu'un qui pense que pour obtenir, il ne faut pas réclamer, alors
qu'un livre est peut-être une façon de réclamer.
Tout cela est compliqué, c'est une femme qui est pleine d'orgueil,
elle ne demande pas explicitement, elle ne va pas à l'affrontement verbal ou
physique parce que cet affrontement-là voudrait dire qu'il signifie sa
demande. C'est une des hypothèses possibles et il me semble que la relation
amoureuse est quelque chose de tellement compliqué, magnifiquement compliqué,
il n'y a pas une attitude globale, une signification globale, il y a toute une
variété d'attitudes. C'est quelqu'un
qui se cherche et en même temps elle cherche comment apprivoiser l'autre.
Par quel biais commencer pour faire qu'une histoire avec l'autre soit
possible. Le commencement est quelque chose d'assez fascinant, comment les
choses commencent et quand elles ne commencent pas bien, c'est une espèce de
long tâtonnement, de réajustement permanent. L'écriture d'un livre est un
long tâtonnement aussi. Peut-on
parler d'écriture féminine ? Le
mot féminin apparaît comme quelque chose de péjoratif, équivalent à la
trop grande transparence des sentiments, à une certaine idée de la poésie,
une poésie un peu molle. J'ai l'impression que c'est tout le contraire de ce
qui me constitue. Je suis plus du côté de la tension, de la bagarre -
phrases courtes, ponctuées -. Dans la vie réelle, on passe son temps à être
dans une espèce de complaisance, une langue de bois, à arrondir sans arrêt
tous les angles. L'écriture est
l'occasion pour moi d'être debout et d'être au combat, on vient d'une génération
de grands combats politiques. Dire quelque chose sur le monde, même si ce
monde est plus intérieur… Je crois que, mes livres - et je le souhaite -
font un lien entre la vie individuelle et intime des personnages et la
dimension plus sociale et collective, dans la douleur, encore une fois.
Pendant l'écriture de Marée noire,
le Prestige a fait naufrage, souillant les côtes atlantiques et cela
est tombé à pic pour le livre - si j’ose dire -. C'était tellement ce
qu'il fallait pour ce livre. Le
personnage masculin de Marée noire
est un homme dont la femme est morte. Il tente de vivre avec une autre femme
mais ne parvient pas à accepter l'idée de la souffrance, l'idée de pleurer. Il
n’accepte sa souffrance que parce qu’elle peut faire écho à une
souffrance plus collective, celle des marins qui voient
leur rivage souillé. Sa souffrance peut alors se confondre, se diluer
dans la souffrance des pêcheurs, des hommes qui sont virils. Si même les pêcheurs
pleurent, alors on peut s’autoriser à pleurer. Parce qu’on apprend aux
hommes qu’ils ne doivent pas pleurer. J'en
reviens au féminin-masculin. Quand j'étais petite, j'avais très envie d'être
un garçon, être une semaine dans la peau d'un homme, cela me fascine
totalement. L’écriture de la Chambre
des parents, propose une exploration de ce que c'est qu’être un homme.
Tous mes livres interrogent la fragilité des hommes. C'est ce qui me touche
beaucoup … Cette
« Marée noire » est-elle un livre où vous
avez inversé les personnages ? C'est un livre qui dit l'après, ce que je n'ai pas pu écrire dans A présent, le récit qui parle de la mort de mon compagnon. Je dis cet après avec le masque -à peine un masque- des personnages. Le livre pose la question : qu'est ce que c'est de vivre avec l'absence, qu'est ce que c'est pour l'autre aussi, pour celui qui arrive après quelqu'un qui est mort, c'est à dire celui qui va occuper la place du mort. Quand un père meurt, pour l’enfant, personne ne peut remplacer son père ; la question ne se pose pas. Quand un enfant meurt, personne ne peut le remplacer non plus. Mais quand c’est un conjoint, un compagnon qui disparaît, c’est différent parce qu’il est possible de vivre plusieurs amours dans une même vie. On part du principe que cette place est la même, occupée par des personnes différentes. Arriver après quelqu’un qui est mort, qu’on n’a pas choisi de quitter et qui n’a pas choisi de vous quitter, ça veut dire qu'il y encore de l'amour qui existe. Cet amour on en fait quoi, il va vivre, il devient quoi ? Il ne s'envole pas comme l'éther quand on vide le flacon. Voilà, j'avais envie de me poser ces questions-là : pour la personne qui arrive après, comment égaler celui ou celle qui n’est plus là ? Ce n’est pas possible. Dans Marée noire, il y a une phrase : « Je ne pourrais jamais l’égaler (…) tout simplement parce qu’elle était morte. » Que
dire d’ A
présent ? A
présent est le texte
que j'ai écrit un peu plus d'un an après la mort accidentelle de mon
compagnon, -un accident de moto-. C'était le jour où j'étais à Paris pour
faire le service de presse de Nico. En rentrant à Lyon, c'était trop tard, il était en train de
mourir, puis déjà mort. L'écriture est arrivée, un an après. C’était
assez compliqué parce que j'avais
à la fois horreur de ce que j'étais en train de faire -écrire un texte qui
parlait de ce qui s'était passé- et dans l’impossibilité de ne pas le
faire. Le texte court sur huit jours dans un rapport
au temps où il se passe l'inverse du rien, en même temps que du rien,
entre le moment où j'apprends la mort et le moment où le corps disparaît,
la mise en terre. J'étais partie sur un projet d’écriture au long cours
mais je me suis rendu compte très vite que la chose essentielle était
impossible à écrire, c'est à dire parler de cette douleur-là.
C’est quelque chose que je n'ai pas su faire et je suis toujours dans
le deuil de ce texte que je n'ai pas été capable d’écrire. Philippe
Forest fait une œuvre extraordinaire autour de la mort
de sa petite-fille. Elle avait quatre ans quand un cancer l’a emportée.
Avec trois livres pour l’instant, il fait une œuvre d'écrivain autour de
ce thème de la mort. Je pensais partir sur quelque chose de plus long mais je
me suis rendu compte que le texte s'arrêtait là où ça commence vraiment.
L’écriture s’arrête après les obsèques, alors que pendant une semaine
j’ai vécu accompagnée de mes proches –des amis, de la famille- qui me témoignaient
leur amour. Je n'ai jamais eu autour de moi autant de gens aussi
aimants et disponibles, c'était insupportable et magnifique. C'est
quelque chose qui se produit rarement dans une vie. Au moment où ces gens
s'en vont, le texte s'arrête. Il s’arrête là où ça commence, où
l'absence commence, où la solitude commence où la douleur commence réellement,
où la vie sans commence. Tout cela pour revenir à votre question, j'étais restée non pas à la surface des choses, peu importe finalement, j'ai tenu plein de carnets, j'ai plein de choses sur des carnets, de ce qui se passe après, c'est à dire le vendredi soir qui arrive, les sorties d'école, tout le monde est plein de projets, les Renault-Espace devant l’école, les super-couples qui vont partir en week-end et vous vous êtes plantée là à la sortie de l'école et ça ne se voit pas. Personne ne sait cela sauf vous. J'ai plein de notes de ces moment-là. Il y a des choses qui sont revenues dans Marée noire, en inversé. Ce qui est très compliqué c'est la façon dont vous engagez vos proches dans ce genre d'aventure autobiographique. Je ne suis pas allée au-delà de ces sept jours parce que je n'aurais pas été capable d'assumer la lecture de certains proches, notamment celle de mon fils. C'est un livre qui parle de la vie, qui dit que c'est pas la peine de faire la gueule quand l'autre n’a pas pris le pain parce que ce qui est intéressant c'est quand l'autre est là au moment où il est là, vous n’êtes pas conscient qu'il est là, vous êtes tellement heureux qu'il soit là, vous passez votre temps à chercher des petits grains de sable, vous flirtez avec le danger. C'est drôlement rassurant, c'est un luxe extraordinaire. C'est un livre qui parle aussi de cela, le prix d'être en vie et de se rendre compte à quel point on n'avait pas le temps d'attendre encore pour être bien parce qu'on était bien. Mais comme on est d'une exigence folle vis à vis de soi mais aussi des autres - des exigences intellectuelles tellement grandes, c'est à dire vouloir vivre quelque chose qui frôle la perfection, ne s'autoriser aucune, très peu d'erreurs, professionnellement amoureusement etc. ,- c'est très grisant finalement de faire une scène parce que vous avez pris un P.V., parce que c'est la vie, faire des scènes s'engueuler c'est la vie. C'est magnifique de s'engueuler, de se bagarrer parce que les bagarres débouchent parfois sur quelque chose de tellement positif. Et puis il y a cette chose extrêmement étrange, de l'ordre de la sidération, c'est à dire se rendre compte que la mort de l'autre ne vous tue pas complètement, cela je le dis à un moment dans Marée noire. Ça sert à quoi d'aimer si ça n’empêche pas l'autre de mourir, c'est complètement obscène. Quand j'ai découvert ça, que vous puissiez demeurer en vie après cela, je trouve que c'est scandaleux, la première chose quand vous apprenez la nouvelle, la réponse à çà, qui vous traverse l'esprit, c'est pas vrai c'est pas possible la vie n'est pas possible or c'est possible. C'est un livre qui parle de ce dédoublement, cette schizophrénie qui s'installe en vous tout à coup, vous quittez votre corps, vous vous quittez vous-même en même temps que l'autre vous a quittée, vous quittez votre personne, votre histoire, vos trente huit ans et vous vous voyez vous dédoubler, vous vous voyez agir comme derrière une vitre, vous êtes en permanence dans l'aller retour entre les deux, avec une extra-lucidité assez étonnante, vous savez que vous êtes vivante. Je me disais en même temps : tu es écrivain, ton compagnon est mort tu vas faire un livre, tu vas parler de la mort. Ca me faisait horreur et en même temps je ne pouvais pas ne pas le faire. Tout le temps de l'écriture, je ne savais pas encore que ce serait un livre. J'avais cela en tête et je savais qu’aucune concession n’était possible, je n’avais plus rien à perdre, il n’était pas utile de tricher, et en même temps j'avais l'impression au moment où j'écrivais ça, que tout cela on ne l'avait pas dit. Je n'avais pas lu de livre qui parle vraiment de cette sidération. J’avais envie de publier pour dire aussi, à ceux qui étaient proches, pour le dire à moi-même et peut être plus largement, qu'à aucun moment je n'avais été d'accord avec ce qui s'était passé. Ce livre est arrivé comme une réappropriation d'une histoire qui était la mienne et que je n'avais pas choisi de vivre. Je n'étais pas d'accord avec la mort, je n'étais pas d'accord avec la façon dont cela s'était fait avec rien dans tout ça, l'hôpital, les vêtements dans un sac poubelle, les choses qui paraissent complètement dingues à la fin du 20ème siècle, avec l'idée du curé qui délire dans une espèce de truc absolument incroyable. Ce livre était pour moi l'occasion de distordre le réel justement, de rectifier les choses, de donner ma version à moi. Maintenant que je suis capable d'entendre cette histoire, je suis capable de la dire avec mes mots et de donner ma version à moi. Dire pourquoi je m’en suis tenue à des détails, pourquoi je voulais du Iggy Pop à l’église et non pas du Bach, pourquoi je voulais cette concession et pas une autre, ce cercueil et pas un autre. Les détails étaient mes points de résistance. Puis l’écriture est devenu mon point de résistance. Je ne savais pas s’il fallait publier ce texte, j’attendais que mon éditeur m’aide sur ce point. J’avais confiance et nous avons décidé que ce texte pouvait devenir un livre. Je ne le regrette pas.
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