Le Café littéraire luxovien /marché, supermarché... |
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Vieillard, qu'as-tu fait? avais-je envie de demander à tonton Louis en
découvrant le spectacle de son Libre Service. Paul Guth, Le naïf amoureux
Je me souviens de mes journées dans la ville. Le soir, je déambulais entre les étals du supermarché. D'un geste morne, je saisissais le produit et le jetais dans la caddie: nous sommes devenus des chasseurs-cueilleurs d'un monde dénaturé. Sylvain Tesson, dans les forêts de Sibérie
Le supermarché est le lieu de promenade idéal. Avec un soin scrupuleux, nous dressons l'inventaire des possibles, pizzas, tacos, burgers, puis nous arpentons toutes les rangées avant de mettre dans le chariot deux galons d'eau minérale et un dernier galon de thé au miel qui a fait ses preuves. Ensuite nous poursuivons la promenade vers la rangée de cartes postales, vêtements, jardinage, bricolage, parapharmacie, tout est bon pour rester au frais. (...) Après un dernier tour vers les croquettes pour chiens et pour chats, nous revenons au point de départ, la pizzeria, notre panier vide à par l'eau, le thé, et deux bouteilles de bière que nous abandonnerons à la caisse, la mort dans l'âme, car la caissière exige un papier d'identité pour prouver qu'on a plus de 18 ans. Bernard Chambaz, Dernières nouvelles du martin-pêcheur
Le Leclerc avait bien grandi. Il bénéficiait maintenant d'un rayon
textile, d'une poissonnerie remise à neuf et, surtout, d'un coin
hi-fi-électroménager digne des plus beaux hypers. En tout dix mille
mètres carrés de surfaces commerciales. Le magasin n'avait même pas
fermé pendant les travaux, qui avaient été réalisés derrière des
cloisons en contreplaqué tandis que les consommateurs continuaient à
faire leurs courses. Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux
Sur le parking de la supérette, Carl voit le goudron sale et le marquage effacé de la chaussée. Il voit la feuille de salade au fond d'un chariot. Il traîne au rayon bricolage. Il traîne devant les déodorants. Il voit les rasoirs jetables roses. Il voit les rasoirs jetables bleus. Il voit vingt-cinq références de papier toilette. Il voit le ciel de néons. Il voit les femmes pousser des montagnes de nourriture. Il voit des becs ouverts. Des milliers de becs ouverts. Il achète trois bouteilles de cognac, des lames de rasoir et deux paquets d'Oreo. Le chauffeur de taxi l'attend en écoutant la radio. Le journal du matin annonce des inondations dans le sud de la France. Carl éteint son Sonotone et se retient de biberonner au goulot. Il n'a pas besoin de parler; il laisse des pourboires ridiculement élevés pour des courses dérisoires. Yannick Grannec, Le bal mécanique
Dans les années 1950 et 60, ma grand-mère, ma mère (c'était alors une tâche quasi exclusivement dévolue aux femmes) allaient s'approvisionner plusieurs fois par semaine au marché et à la petite épicerie du coin; je me souviens petit enfant avoir détesté ces attentes et discussions interminables devant les étals du marché. Puis, au milieu des années 60, sont apparues les premières grandes surfaces. Nous avons alors connu une frénésie de découverte et d'achat. Aller au supermarché acheter de la nourriture était un rite hebdomadaire de sortie en famille. On partait en début de soirée au supermarché et on était fou de joie. À cette époque, je me souviens avoir goûté de tout: du requin, de la tortue, du kangourou, de l'autruche... avec la meilleure des bonnes consciences que procurait l'enfance et, pour les adultes, l'ignorance des conséquences de leurs actes de consommateurs. Le monde arrivait dans les supermarchés. Et c'est ainsi que l'on a oublié les relations à la saison, à la région: qu'est-ce qui pousse là où j'habite et qu'est-ce qui pousse au printemps, en été, en hiver? À partir des année 1970, tout étant tout le temps disponible, les générations se sont déconnectées de ces questions. Bruno David, À l'aube de la sixième extinction
Éléonore mit les sacs dans le coffre de sa voiture et en rabattit le hayon. Elle s'en voulait de n'avoir pas fait preuve de plus de modération dans ses achats. Comme presque toutes ses voisines, elle allait chaque semaine à Helena pour faire ses provisions à l'hypermarché, et l'épicerie du village ne lui servait qu'à réparer des oublis éventuels. Mais à chacune de ses visites chez les Iverson, elle se sentait tellement coupable qu'elle finissait par acheter des choses dont elle n'avait nul besoin. Elle était intimement persuadée que les Iverson, les deux vieillards bougons qui exploitaient ce magasin depuis des temps immémoriaux, savait ce que leurs trop rares clients éprouvaient, et qu'ils faisaient exprès d'arborer des mines de six pieds de long dès que quelqu'un se risquait à y pénétrer. Elle les voyait très bien danser une petite gigue en poussant des youpis sitôt qu'ils se retrouvaient seuls. Nicholas Evans, Le cercle des loups
... mais il savait qu'il se faisait tard ― il devait préparer le repas du soir et n'avait pas encore fait les courses. À cent mètres de là, il entendait le bourdonnement des moteurs qui alimentaient les énormes chambres froides su supermarché (c'était pour cette raison qu'ils avaient choisi ce quartier ― pour que Garp puisse aller à pied faire ses courses quand Helen prenait la voiture pour se rendre au travail. De plus, il y avait à proximité un parc où il pouvait aller courir). Il y avait des ventilateurs sur le mur du fond du supermarché et Garp les entendait aspirer l'air stagnant et chasser de vagues odeurs de nourriture sur tout le quartier. Garp aimait ça. Il avait une âme de cuisinier. John Irving, Le monde selon Garp
L'hypermarché au bout de la route est toujours ouvert: toute la journée, ses portes automatiques coulissent dans un sens ou dans un autre, accueillent et relâchent tout un flot humain. Ses espaces éclairés au néon sont si impersonnels et si éternels qu'il en émane du bien-être autant que de l'aliénation. À l'intérieur, vous pouvez oublier que vous n'êtes pas seul ou que vous l'êtes. Rachel Cusk, Contrecoup
Aller au Mammouth, c'était encore plus fort que d'aller en ville.
Plutôt que de passer de boutique en boutique, au Mammouth, dans ce
ventre fabuleux et sans cesse renouvelé, on rentrait au cœur même des
choses. Le samedi, le petit déjeuner s'avalait vite, et à la ferme ça
ne chômait pas de toute le matinée. En cette grande occasion,
Alexandre se chargeait de tout, le temps que les autres se fassent
beaux, il sortait la GS de la grange pour la faire tourner, il poussait
les régimes pour produire le bruit velouté et profond des 68 chevaux.
(...) Serge Joncour, Nature humaine
Les gens entraient et sortaient du magasin en un flux permanent; les
portes étaient bloquées en position ouverte. Pierre Pelot, Le bonheur des sardines
Avant d'avoir jamais mis les pieds sans un grand magasin, j'étais un consommateur imaginaire. J'utilisais le savon Lava. Je me rasais avec des Gillette bleues. Je vivais à l'heure Boliva. Je tonifiais mes cheveux avec du Vitalis. J'avalais des laxatifs et des pilules contre l'acidité ― Feenamint, et le dentifrice du Dr Lyon. Bob
Dylan, Chroniques Volume I
Shampooing, colorations pour cheveux, coton-tiges, savons, gels douche,
après-shampooings, quand on est avec son caddie dans les allées de
l'hypermarché, on déambule dans un monde flottant, on n'est pas si
mal, presque en apesanteur, un cosmonaute parmi les liquides vaisselle,
éponges, lessives, barils, maquettes de toutes sortes, c'est immense et
presque vide, la salle des pas perdus de l'éternité, le temps des
hommes n'entre pas ici, celui des horloges qui empêche qu'on vive tout
en même temps, ici dans l'hyperbole c'est tout en un, ça tournoie
comme au cinéma, un moment métaphysique dans les allées vides
d'humains et pleines de produits, des murs d'eaux minérales, de boîtes
de thon et de biscottes, sans gluten, riches en fibres, on pousse un
caddie énorme, le sac à main rivé au crochet, il n'y a pas de taille
intermédiaire, il est si grand ce caddie, maintenant que l'enfant a
quitté la maison, dans la lumière particulière des supermarchés,
blanche et criarde, malgré tout on n'est pas si mal on flotte parmi les
produits, les marques, 20% de réduction en bons d'achat, modèle
familial, deux en un, ça tournoie, on ne sait plus ce qu'on est venu
acheter, ne pas oublier le café, l'allée petit déjeuner on l'a
dépassée, il va falloir revenir, la retrouver, ici c'est les
serviettes hygiéniques, (...), tiens voilà le mur des protèges-slip,
qu'est-ce qu'ils vont encore inventer comme besoin nouveau, se protéger
de quoi? (...) Fabienne Jacob, Mon âge
Il y a vingt ans, je me suis retrouvée à faire des courses dans un supermarché à Kosice, en Slovaquie. Il venait d'ouvrir et c'était le premier dans la ville après la chute du régime communiste. Je ne sais si son nom ― Prior ― venait de là. À l'entrée, un employé du magasin mettait d'autorité un panier dans les mains des gens, déconcertés. Au centre, juchée sur une plate-forme à quatre mètres de haut pour le moins, une femme surveillait les faits et gestes des clients déambulant entre les rayons. Tout dans le comportement de ces derniers signifiait leur inaccoutumance au libre-service. Ils s'arrêtaient longuement devant les produits, sans les toucher, ou en hésitant, de façon précautionneuse, revenaient sur leurs pas, indécis, dans un flottement imperceptible de corps aventurés sur un territoire inconnu. Ils étaient en train de faire l'apprentissage du supermarché et de ses règles que la direction de Prior exhibait sans subtilité avec son panier obligatoire et sa matonne haut perchée. J'écris troublée par ce spectacle d'une entrée collective, saisie à la source, dans le monde de la consommation. Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour
Au supermarché, par exemple, dans la queue qui s'étire à la caisse: devant moi, il y a une femme de petite taille, dans les quarante-cinq ans, bien en chair, très séduisante car quelque chose dans son maintien, sa physionomie, suggère qu'elle est revenue de tout, que plus rien ne peut la choquer, et que même les expériences les plus bizarres n'éveilleront en elle qu'une curiosité amusée. Derrière moi, un jeune soldat mélancolique, d'une vingtaine d'années, dévore la femme avertie. Je me pousse un peu pour ne pas le gêner et m'en vais leur préparer une chambre avec une épaisse moquette, je ferme les yeux et m'adosse à la porte, à l'intérieur, le spectacle bat son plein, avec tous les détails, y compris le comique ― notre jeune amoureux transi ― et le pathétique ― la compassion et la générosité de sa partenaire. La caissière est obligée d'élever la voix: «Suivant, s'il vous plaît!» Elle n'a pas exactement l'accent russe, peut-être vient-elle de l'une des républiques asiatiques? Et me voilà à Samarkand, dans la splendeur de Boukhara: des chameaux d'Asie, des mosquées de pierre rose, des salles de prière circulaires, aux dômes sensuels, jonchées de moelleux tapis, m'accompagnent dans la rue avec mes paquets. Amos Oz, Une histoire d'amour et de ténèbres
Lundi matin, neuf heures trente. Christine Jeanney, Une heure dans un supermarché
Un hypermarché Casino, une station service Shell demeuraient les seuls
centres d'énergie perceptibles, les seules propositions sociales
susceptibles de provoquer le désir, le bonheur, la joie. Ces lieux de
vie, Jed les connaissait déjà: l'hypermarché Casino il en avait été
un client régulier, pendant des années, avant de switcher vers le
Franprix du boulevard de l'Hôpital. Quant à la station service Shell
il la connaissait bien, elle aussi: il avait apprécié, bien des
dimanches, de pouvoir s'y ravitailler en Pringles et en bouteilles d'Hépar,
mais c'était inutile ce soir, un cocktail avait été prévu bien
évidemment, on avait fait appel à un traiteur. Michel Houellebecq, La carte et le territoire
1)
les supermarchés sont liés à la subsistance, affaire des femmes, et
celles-ci en ont été longtemps les utilisatrices principales. Or ce
qui relève du champ d'activité plus ou moins spécifique des femmes
est traditionnellement invisible, non pris en compte, comme d'ailleurs
le travail domestique qu'elles effectuent. Ce qui n'a pas de valeur dans
la vie n'en a pas pour la littérature. Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour
J'ai observé, de loin et pendant de très courtes mais fréquentes périodes, la manière dont Sophie fait ses courses par exemple. Au Monoprix du coin de la rue. On ne se rend jamais vraiment compte à quel point on prend des habitudes dans les plus petites choses de la vie. Ainsi Sophie prend-elle toujours à peu près les mêmes produits, fait-elle à peu près toujours le même circuit, avec à peu près les mêmes gestes. Par exemple, après être passée à la caisse, elle pose toujours ses sacs plastique sur le comptoir près des Caddie, le temps de faire la queue à «l'espace boulangerie». Pierre Lemaitre, Robe de marié
L'hypermarché contient environ 50000 références alimentaires. Considérant que je dois en utiliser 100, il en reste 49900 que j'ignore. Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour
Les hypermarchés ne sont pas réductibles à leur usage domestique, à la "corvée des courses". Ils suscitent des pensées, fixent des souvenirs des sensations et des émotions. On pourrait certainement écrire des récits de vie au travers des grandes surfaces commerciales fréquentées. Elles font partie du paysage d'enfance de tous ceux qui ont moins de cinquante ans. (...) l'hypermarché est pour tout le monde un espace familier dont la pratique est incorporée à l'existence, mais dont on ne mesure pas l'importance sur notre relation aux autres, notre façon de " faire société" avec nos contemporains au XXIe siècle. Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour
Il y a des gens, souvent pas très jeunes, qui parlent seuls devant les rayons, dialoguent tout haut avec la marchandise. Exprimant leur avis ou leur mécontentement à propos d'un produit, en se sachant à portée d'oreille des clients à côté. C'est mieux d'être entendu. Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour
Il prit l'habitude de faire ses courses au Carrefour de Limoges, où il était à peu près sûr de ne rencontrer personne du village. Il y allait généralement le mardi matin, dès l'ouverture, ayant remarqué que c'était à ce moment que l'affluence y était la plus faible. Il avait quelquefois l'hypermarché pour lui tout seul ― ça qui lui paraissait être une assez bonne approximation du bonheur. Michel Houellebecq, La carte et le territoire
J'allais à Voracieux en métro, en bus, j'allais au bout de la ligne, c'était loin; j'avais tout mon temps. Je regardais défiler le paysage urbain, les tours et les barres, les pavillons anciens, les grands arbres laissés là par hasard, les petits arbres plantés en ligne, les hangars clos qui sont la forme moderne de l'usine, et les centres commerciaux entourés d'un parking si grand que les gens à pied de l'autre côté on les distingue à peine. Alexis Jenni, L'art français de la guerre
Il y avait un centre commercial en face du terminus. Quatre hampes de drapeaux se dressaient devant les portes crasseuses en verre fumé. Les fanions s'entortillaient autour des hampes et s'en décrochaient parfois, lourds de pluie. Devant l'arrêt de bus que nous avions choisi, un sac plastique avec des bouteilles cassées surnageait dans une flaque de bière. Chaque fois qu'une rafale de vent soufflait dans notre direction, l'odeur âcre nous montait au nez. Des peupliers étaient plantés le long de la ligne aérienne, et l'on apercevait entre ceux-ci une zone industrielle plate, avec des entreprises et des entrepôts, colosses épars que rien ne séparait dans la brume grise. Mon regard ne cessait de se poser sur les contours réguliers des peupliers et de leurs feuillages jaunes. Ils me faisaient l'impression de flammes se détachant sur le mur noir de la pluie. Jens Christian Grøndahl, Bruits du cœur
― Quand j'étais jeune, je me disais que quand je serais grande j'irais toute seule au restaurant des grands magasins pour y manger tout ce que je voudrais. Mais c'est triste, n'est-ce-pas? Ce n'est pas drôle de venir manger toute seule dans un endroit pareil. Ce n'est pas particulièrement bon, Et c'est vaste, il y a du monde, c'est bruyant, l'air est irrespirable. Et pourtant, il m'arrive de temps en temps d'avoir envie d'y venir. Haruki Murakami, La ballade de l'impossible
Je n'avais plus rien à manger, ni très envie d'aller au Géant Casino,
le début de soirée était une mauvaise heure pour faire les courses dans
ce quartier populeux, mais j'avais faim et plus encore j'avais envie
d'acheter à manger, de la blanquette de veau, du colin au cerfeuil, de la
moussaka berbère; les plats pour micro-onde, fiables dans leur
insipidité, mais à l'emballage coloré et joyeux, représentaient quand
même un vrai progrès par rapport aux désolantes tribulations des héros
de Huysmans; aucune malveillance ne pouvait s'y lire, et l'impression de
participer à une expérience collective décevante, mais égalitaire,
pouvait ouvrir le chemin d'une résignation partielle. Michel Houellebecq, Soumission
J'ai aperçu Inge Weiss au supermarché, penchée sur un présentoir frigorifique. Je ne savais pas quoi lui dire si elle me voyait, aussi ai-je pris mon temps au rayon vins avant de choisir un beaujolais. Quand j'ai tourné au coin, elle était au rayon épices. Elle avait oublié ses lunettes, m'a-t-elle dit comme si nous nous étions déjà salués. «Du cumin», à-t-elle ajouté en poussant un petit bruit soucieux qui ressemblait à un «m» prolongé. Un peu affecté, ai-je pensé en me baissant pour inspecter le rayon. Puis j'ai trouvé ce qu'elle cherchait. (...) Elle portait des chaussures à talons hauts avec des boucles brillantes, assez distinguées. Du reste, elle ne ressemblait pas à quelqu'un qui descend au supermarché du coin pour faire ses emplettes du week-end. «Le cumin», ai-je dit. Et je lui ai souri quand elle a pris le flacon d'épices en le tenant à deux mains. Elle a tapoté l'étiquette, si bien que son alliance à émis un petit son claquant. Jens Christian Grøndahl, Bruits du cœur
En tant que couple nous pratiquions surtout l'achat. L'achat fonde le
couple; le sexe également, mais le sexe ne nous inscrit que
personnellement, alors que l'achat nous inscrit comme unité sociale,
acteurs économiques compétents qui meublent leur temps, occupent de
meubles ce temps que ne rempli pas le travail ni le sexe. Entre nous, nous
parlions d'achats et nous les faisions; entre amis nous parlions de nos
achats, ceux que nous avions faits, ceux que nous souhaitions faire.
Maisons, vêtements, voitures, équipements et abonnements, musique,
voyages, gadget. Cela occupe. On peut, entre soi, décrire indéfiniment
l'objet du désir. Celui-ci s'achète car il est un objet. Le langage le
dit, et cela rassure que le langage le dise; et cela procure un désespoir
infini que l'on ne peut même pas dire. Alexis Jenni, L'art français de la guerre
Monsieur Palomar fait la queue dans une charcuterie de Paris. Ce sont les fêtes, mais, ici, la cohue est habituelle même en des époques moins particulières, parce que c'est un des magasins gastronomiques de la capitale: il a miraculeusement survécu dans un quartier où l'aplanissement causé par le commerce de masse, les impôts, les bas revenus des consommateurs, et maintenant la crise, ont démantelé l'une après l'autre les vieilles boutiques pour les remplacer par des supermarchés anonymes. Italo
Calvino, Palomar
Sur les étagères, Fred et Abel avaient laissé en reliques quelques boîtes grises en carton souple de charentaises, des marcels dans leur pochette plastifiée, une antique trancheuse à jambon, une balance semi-automatique avec son grand cadran triangulaire central, quelques conserves de pichards à la sauce tomate, périmées elles aussi, comme la boîte de Banania, les sachets de Treets unicolores, les malabars et le prix des choses. Anne Delaflotte Mehdevi, Le portefeuille rouge
Et entre les deux portes, la pancarte qui disait: ÉPICERIE
CAFÉ. Et sur les vitres des portes, quelques autocollants
publicitaires fanés. Pierre Pelot, Elle qui ne sait pas dire je
...il a refusé de déchoir en épluchant les légumes ou en passant le balais. (...) Il n'a abdiqué que sur deux points: la descente des poubelles et le marché. Pour la poubelle, il rouspète encore, mais le marché, il adore y aller. Il revient chargé comme un âne, les doigts sciés par le poids des cabas. Il a pris de tout, en trop, après avoir tâté dans l'énervement des vendeurs, très longuement, les melons; enfoncé son doigt dans les poires, soupesé les pommes, pincé les extrémités des concombres, goûté un kilo d'olives pour en acheter cent grammes, demandé son ticket pour vérifier le montant et s'être arrêté au milieu de la cohue, pour refaire, mentalement, l'addition. Il passe la porte, content. Personne ne l'a escroqué. Il a réalisé de superbes achats à un prix défiant toute concurrence. Chochana Boukhobza, Le troisième jour
Le long du trottoir, un encombrement de vaisselle, de tissus, de chaussures, de cageots de fruits mûrs sur lesquels les mouches tourbillonnaient. Des poules vivantes battaient de l'aile dans des cages, des plateaux poussés par des garçons squelettiques aux muscles noueux se faufilaient entre deux autobus. J'ai arrêté une voiture qui a accepté d'affronter la circulation du marché. C'était l'heure où les marchands bradent leurs denrées pour s'en débarrasser et où tous les pauvres de la ville affluent pour se ravitailler. Chochana Boukhobza, Le troisième jour
Tout récemment encore, comme un dimanche, en compagnie de Marcel Noll, je m'étais rendu au "marché aux puces" de Saint-Ouen (j'y suis souvent, en quête de ces objets qu'on ne trouve nulle part ailleurs, démodés, fragmentés, inutilisables, presque incompréhensibles, pervers enfin au sens où je l'entends et où je l'aime... André Breton, Nadja
Il y avait un cordonnier que l'on pouvait voir à l'œuvre sur sa machine,
l'odeur de cuir chauffé se répandant alentour. Son voisin était un
droguiste à l'enseigne poétique "Marchand de couleurs". Un
coup d'œil à son étal suffisait à se rendre compte qu'il tenait sa
promesse: on y trouvait un enchevêtrement incroyable d'objets du
quotidien et la diversité. Des cintres, des pinces à linge multicolores,
des éponges, des torchons de cuisine en vichy, des tabliers verts, jaunes
ou bleus, toute une collection de bassines et de seaux en pratique rouge,
jaune ou beige... Tout cela débordait joyeusement sur le trottoir. Un
maraîcher alpaguait les clients en criant le prix des fruits et légumes
de sa voix de stentor. Plus loin, le présentoir métallique d'un
revendeur de presse, dont les journaux annonçaient des scandales en gros
titres, gênait le passage en plein milieu du trottoir. On entendait les
jets de vapeur provenant du teinturier d'à côté, diffusant dans la rue
son odeur caractéristique. En face, la devanture du charcutier était
magnifique avec ses énormes saucisses de Morteau, ses gougères au
fromage encore fumantes, ses saucissons corses suspendus par une ficelle
à des crochets de fer, et mille autres mets plus alléchants les uns que
les autres. Laurent Gounelle, Les dieux voyagent toujours incognito
Cet immeuble, c'est Days, le premier et (d'aucuns le pensent encore) le
plus beau gigastore du monde. James Lovegrove, Days
Ils choisirent le Supermarché des Gens Heureux à la périphérie de
Baltimore. Philip K.Dick, Ubik
― Il faut toujours regarder les parages,
commença Virginia en désignant le magasin et le va-et-vient des clients
faisant leurs emplettes. Vous voulez jouer au bon petit flic? Parfait.
Vous descendez de votre belle voiture de police. Sans jeter un coup d'œil
alentour. Et paf! Vous arrivez au beau milieu d'un braquage. La seconde
suivante... Patricia Cornwell, La ville des frelons
Nous approchâmes de Los Angeles à la nuit tombée. Dominique Forma, Hollywood Zéro
Les premiers temps, elle s'était contentée d'aller fouiller dans les conteneurs du supermarché en bas de chez elle pour récupérer les aliments ayant dépassé la date de péremption. Mais elle était loin d'être la seule à avoir eu cette idée. Chaque soir, une foule toujours plus nombreuse de SDF, de travailleurs précaires, d'étudiants et de retraités désargentés se pressaient autour des caisses métalliques, si bien que la direction du magasin avait fini par asperger les aliments de détergent pour éviter toute récupération. La fille de papier, Guillaume Musso
La masse anonyme, compacte, n'avait plus de vie, ni de passé, ni de
parole. Elle coulait le long des rainures, elle ouvrait les portes, elle
montait le long des rampes et des escaliers roulants. Elle achetait,
mangeait, buvait, fumait, comme cela, selon les ordres d'Hyperpolis; les
appels violents des affiches, les éclats des tubes de néon, et aussi les
voix douces qui disaient tout près de l'oreille, JMG Le Clézio, Les géants
Parmi les enfants clients il y a ceux qui disposent des moyens de leurs
parents et ceux qui n'en disposent pas; ceux qui achètent et ceux qui se
débrouillent. Dans les deux cas de figure, l'argent étant rarement le
produit d'un travail personnel, le jeune acquéreur accède à la
propriété sans contre-partie. C'est cela, l'enfant client: un enfant
qui, sur quantité de terrains de consommation [identiques à ceux de ses
parents ou de ses professeurs] (habillement, nourriture, téléphonie,
musique, électronique, locomotion, loisirs...) accède sans coup férir
à la propriété privée. Ce faisant il joue le même rôle économique
que les adultes qui ont à charge son éducation et son instruction. Il
constitue comme eux une part énorme du marché, il fait comme eux
circuler les devises (le fait que ce ne soit pas les siennes n'entre pas
en ligne de compte), ses désirs autant que ceux de ses parents doivent
être sollicités et renouvelés en permanence pour que la machine
continue de tourner. De ce point de vue, il est un personnage
considérable: client à part entière. Comme les grands. Daniel Pennac, Chagrin d'école
Nous traversons une zone commerciale saturée de grandes surfaces, de
magasins et de parkings submergés d'automobiles. D'immenses enseignes au
néon tentent de supplanter les panneaux de réclame tandis qu'une marée
humaine déferle sur les concessionnaires et les boutiques. Un
embouteillage bouche une bretelle, étendant la file de voitures sur des
centaines de mètres. Yasmina Khadra, Ce que le jour doit à la nuit
En entrant chez Smith, j'éprouve un vif soulagement et sens tout mon
corps se détendre. Il y a un frisson d'excitation irrépressible qui me
saisit dès que je pénètre dans n'importe quelle boutique. Cela tient à
la fois à l'attente, à l'animation, à l'atmosphère accueillante et
aussi au fait que tout est merveilleusement neuf. Sophie Kinsella, Confessions d'une accro du shopping
Même les petites caissières à l'épicerie la prendraient de haut après ça et la regarderaient remplir son chèque en tambourinant sur le comptoir du bout de leurs ongles peints, fixant d'un œil inquisiteur le porridge et les petits pois surgelés d'une famille à la dérive; et elles échangeraient des regards avec l'aide de caisse: c'est elle. Comme ils admiraient leurs propres vies bien réglées. Jusqu'au jour où l'espoir sous toutes ses formes n'était plus en rayon, y compris les marques discount minables, et où le cœur n'avait plus qu'une seule instruction: tire-toi. Barbara Kingsolver, Dans la lumière
Le deuxième jour de travail, ils nous ont donné une avance de 250
francs. On est arrivés le mardi 21, alors tout de suite, quand on a eu
ça, on s'est retrouvés par petits groupes et puis on est descendus en
ville à Montbéliard. Il y avait un gars avec nous qui était déjà venu
en France, qui avait travaillé à Simca. Il nous parlait des
supermarchés, il voulait nous amener dans un supermarché. Il nous
racontait comment c'était: "les gens, ils rentrent et le patron il
n'a pas peur qu'ils le volent, il a confiance..." il nous parlait de
ça et on était tout étonnés! On est descendus à pied de Fort-Lachaux,
on était une douzaine. Jean-Paul
Goux, Mémoires de l'Enclave
Malgré les joies répétées et pures que lui procurait la
télévision, il estimait juste de sortir. Du reste, il devait faire ses
courses. Sans repères précis l'homme se disperse, on ne peut plus rien
en tirer. Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires
Plus tard, il avait aimé faire les courses; avec la monnaie du pain, il avait le droit d'acheter un Carambar. Il allait ensuite chercher le lait à la ferme; il balançait à bout de bras la gamelle d'aluminium contenant le lait encore tiède, et il avait un peu peur, la nuit tombée, en longeant le chemin creux bordé de ronces. Aujourd'hui chaque déplacement au supermarché était pour lui un calvaire. Pourtant les produits changeaient, de nouvelles lignes de surgelés pour célibataire apparaissaient sans cesse. Récemment, au rayon boucherie de son Monoprix, il avait ― pour la première fois ― vu du steak d'autruche. Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires
La nourriture, ici du moins, était quelque chose qu'on pouvait
raisonnablement acheter. Elle bourra son chariot de sachets de macaronis
au fromage à deux dollars, et chercha dans les céréales celles qui
contenaient le moins d'ingrédients de l'envergure de la guimauve. Au bout
de l'allée, elle aperçut Cub qui se tenait près du café (...).
Dellarobia se dirigea vers son mari, se jurant d'essayer d'être gentille,
mais évidemment il s'était emparé de la boîte de Folgers. «Repose-moi
ça, Cub, dit-elle. Prends la marque du magasin. Barbara Kingsolver, Dans la lumière
Un jour, en faisant ses courses au Monoprix du boulevard Saint-Denis, elle s'est aperçue qu'elle avait sans le vouloir subtilisé des chaussettes pour enfants, oubliées dans la poussette. Elle était à quelques mètres de chez elle et elle aurait pu retourner au magasin pour les rendre, mais elle y a renoncé. Elle ne l'a pas raconté à Paul. Cela n'avait aucun intérêt, et pourtant elle ne pouvait s'empêcher d'y penser. Régulièrement après cet épisode, elle se rendait au Monoprix et cachait dans la poussette de son fils un shampooing, une crème ou un rouge à lèvres qu'elle ne mettrait jamais. Elle savait très bien que, si on l'arrêtait, il lui suffirait de jouer le rôle de la mère débordée et qu'on croirait sans doute à sa bonne foi. Ces vols ridicules la mettaient en transes. Elle riait toute seule dans la rue, avec l'impression de se jouer du monde entier. Leïla Slimani, Chanson douce
Par hasard, elle avait trouvé son île d'exil, sa terre d'oubli. (...) Un
aussi vilain qu'immense hypermarché serait son royaume pour deux heures
chaque jour de la semaine. Dominique Forma, Amor
Je craignais d'arriver en retard, mais le Magasin est plus en retard que moi. Avec ses stores de fer baissés sur ses immenses vitrines, il fait l'effet d'un paquebot en quarantaine. De ses chaudières souterraines monte une vapeur qui s'effiloche dans le brouillard matinal. Par-ci, par-là, de petites trouées lumineuses m'indiquent pourtant que le cœur bat. Il y a de la vie, là-dedans. J'y pénètre donc et suis aussitôt inondé de lumière. Chaque fois, c'est le même choc. Autant il fait sombre dehors, et sinistre, autant ça brille à l'intérieur. Toute cette lumière qui tombe en cascade silencieuse des hauteurs du Magasin, qui rebondit sur les miroirs, les cuivres, les vitres, les faux cristaux, qui se coule dans les allées, qui vous saupoudre l'âme ― toute cette lumière n'éclaire pas: elle invente un monde. Daniel Pennac, Au bonheur des ogres
J'aime bien arriver tôt au centre commercial. Glisser le sésame dans la
serrure de la petite porte latérale qui se trouve au fond du parking.
C'est mon point d'entrée, cette insignifiante porte d'acier targuée de
bas en haut. Accompagnée du seul claquement de mes pas qui rebondissent
sur les rideaux métalliques des boutiques, je remonte la grande allée
centrale en direction de mon domaine. (...) Jean-Paul Didierlaurent, Le liseur du 6h27
Il aimait que je vienne le trouver au supermarché. (...) Chaque fois que j'arrivais au supermarché, je ressentais un petit pincement au cœur. Les portes automatiques s'ouvraient devant moi et je le voyais, à la caisse, affairé à répartir les achats des clients dans des sacs selon leur poids et leur nature plus ou moins périssable. Il portait le tablier vert des employés sur lequel était accroché un pin's avec son prénom écrit dessus, Saul. J'entendais les clients lui dire: «Merci beaucoup, Saul. Passez une bonne journée.» Il était toujours jovial, d'humeur égale. Joël Dicker, Le Livre des Baltimore
Le samedi est toujours la plus grosse journée de la semaine avec le mercredi, mais lorsque ce même jour coïncide avec le dernier jour des soldes, alors ça sent la journée noire à plein nez, ce genre de journée où même les cent mille mètres carrés du centre commercial semblent peiner à contenir tout le monde. Jean-Paul Didierlaurent, Le liseur du 6h27
Juchée sur l'un des tabourets qui faisaient face à la table de
maquillage, Giang frissonna. La climatisation était poussée au maximum.
Quand on venait de dehors, le centre commercial était un havre de
fraîcheur particulièrement bienvenu et c'est pourquoi de nombreuses
personnes y passaient la journée. Mais lorsqu'on y travaillait toute la
journée, c'était une autre histoire. Giang était frileuse et supportait
de plus en plus mal cette obligation qu'elle avait de porter un tee-shirt
noir, près du corps, un pantalon blanc, et rien d'autre. Elle aurait bien
supporté un pull sur ses épaules, mais le patron l'interdisait. Thomas Bronnec, La fille du Hanh Hua
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