Le Café Littéraire / Elle court, elle court la rumeur...                

                                                                                                   

 

...et tandis qu'il dormait, la rumeur s'enflait, grondait, s'étalait sur le fief des Murmures, la rumeur dépassait le grand calvaire, elle courait sur l'horizon, rebondissait de famille en famille, de bourgade en bourgade, empruntait la grand route, coupait à travers champs, une bouche touchait vingt oreilles qui devenaient autant de langues, et chacun se hâtait de répéter, de raconter, d'inventer ce miracle à sa façon. 

Carole Martinez, Du domaine des Murmures

 

 Dans chaque ruelle de Shanghaï règne une ambiance propice aux commérages. Dans les ruelles à résidences luxueuses du quartier ouest, l'atmosphère légère, assez allègre, est aussi limpide qu'un ciel d'automne dégagé et presque sans nuages ; dans les ruelles modernes, moins riches, l'atmosphère un peu trouble et mouvante rappelle le vent qui souffle tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre ; encore un échelon au-dessous, dans les ruelles à l'ancienne mode à portes d'entrée monumentales, l'atmosphère cancanière n'est plus portée par le vent mais elle annonce le retour d'un temps humide, qui laissera partout des traces visibles. Dans les vieilles courées de cabanes, les rumeurs se diffusent comme un brouillard tenace, non pas celui qui se dissipe pour faire place au soleil, mais un brouillard épais, annonciateur de pluie, qui s'étend et empêche de distinguer quelqu'un à cinq pas. Cette atmosphère s'infiltre partout sans exception, quelles que soient les ruelles. Ces rumeurs sont l'esprit même des ruelles. (...) 
       Les rumeurs, toujours grossières, ont un fond de vulgarité et se complaisent dans l'ignoble. Elles sont de l'eau usée et polluée, de l'eau d'égout. Elles n'ont pour elles ni la raison, ni le bon droit, aussi ne peuvent-elles être que chuchotées discrètement. Sans aucun sens des responsabilités, elles ne se soucient pas des conséquences, suivent leur bon plaisir, comme une eau qui déborde. En général, elles ne supportent pas l'analyse, d'ailleurs personne n'aurait l'idée de les passer au crible. Elles sont un peu comme des ordures du langage, bien qu'on puisse parfois découvrir en elles un fond de vérité. 
       (...) 
       Elles ont une ténacité sans vergogne, font beaucoup de bruit, cultivent le sensationnel, laissent surgir démons et esprits malfaisants ; elles s'agitent au moindre vent et sont emportées par lui, sans qu'on puisse savoir d'où elles sont nées ni où elles finiront. C'est pourtant dans les rumeurs, et en elles seules, qu'il faut chercher le cœur de la ville. (...) 
       Elles attaquent par surprise, harcèlent par derrière, mais quand vous vous retournez, plus personne. C'est toujours dans les endroits secrets que les rumeurs fourmillent, car l'atmosphère de ces lieux écartés favorisent leur prolifération. Aussi les rumeurs prospèrent-elles dans les ruelles de Shanghai qui peuvent aisément dissimuler les secrets. 
       La nuit, quand les lampes sont éteintes dans toutes les maisons, si une lueur filtre à travers une porte, c'est une rumeur ; une paire de mules brodées au pied d'un lit dans le clair de lune, c'est aussi une rumeur ; quand une servante portant un nécessaire de coiffure dit qu'elle va se coiffer, elle va en réalité répandre des rumeurs ; rumeurs encore dans le cliquetis des tuiles de mah-jong que mélangent les jeunes femmes. Même les après-midi d'hiver, quand ils sautillent dans la cour déserte, les moineaux se racontent des rumeurs en langue d'oiseaux. Il y a quelque chose de confidentiel dans ces rumeurs, comme un chagrin secret difficile à exprimer. 
       ... ce n'est pas un chagrin à grand spectacle, un chagrin déchirant et pathétique, mais des drames minuscules, des commérages embrouillés, de tout petits riens. 
       (...) 
       .. et pourtant il s'agit bien d'un véritable chagrin. Aussi ces rumeurs portent-elles finalement une part de douleur, et même si cela paraît incongru, elles vous pénètrent jusqu'au cœur. 

Wang Anyi, Le chant des regrets éternels

 

Les rumeurs en temps de guerre, en voilà un thème! Des pronostics qui ont la vivacité des rêves, nourris de terreur, de solitude et d'espoir dans d'improbables replis de l'esprit humain, qui mijotent et qui bouillonnent, et puis coulent en mots des lèvres d'un bavard impénitent dans un pub ou un baraquement, et volent de bouche en bouche, jusqu'à ce que, en un rien de temps, un jour, une semaine, la vérité sorte au grand jour: «Nous sommes affectés au camp Y, non, au camp Z, pour être plus près quand les Japs attaqueront. ― Ils vont attaquer la semaine prochaine, c'est pourquoi le 9è régiment de fusiliers de l'Empire britannique monte là-haut. ― On nous envoie en Birmanie, c'est l'adjudant qui l'a dit au sergent Benton. ― Ce camp est trop insalubre, il va être fermé, et on va nous envoyer dans les montagnes. ― Ils nous ont caché une épidémie de choléra. Garde cette information pour toi ou on aura une émeute! ― Ils mettent des calmants dans le rata pour nous faire tenir tranquilles...»
      L'ennui et les rumeurs.

Doris Lessing, Un enfant de l'amour

 

Les rumeurs ont toujours une odeur lourde. C'est parfois l'odeur du coumarou qui vient des chambres latérales, et c'est parfois comme l'odeur des boules de camphre ou encore l'odeur du billot à viande. Ces rumeurs ne fleurent pas le tabac pour la pipe ni le cigare, ni même la poudre insecticide. Elles n'ont pas une froide odeur d'homme, mais une odeur de femme, douce et enjôleuse. C'est en fait un mélange d'odeurs, celles des fards qui sourdent des chambres des femmes mêlées à celles des cuisines, des odeurs de transpiration et de friture. Toutes les rumeurs semblent cachées dans les nuages et le brouillard; indistinctes, comme des vitres qui seraient embuées par l'haleine ou bien couvertes de poussière. Impossible de dénombrer ni de rendre compte des rumeurs, qui sont aussi nombreuses que les ruelles de la ville et dont la nature même est de se propager et de se diffuser subtilement. 

Wang Anyi, Le chant des regrets éternels

 

Mon épouse qui rentre d’une séance de gymnastique dans un centre social m’apprend qu’au lycée principal de la ville on aurait mis en garde les élèves contre le risque de présence d’aiguilles infestées par le virus du VIH sur un siège d’une salle de cinéma… Dans l’autre lycée où je travaille, une collègue a punaisé la semaine précédente dans la salle des professeurs une note indiquant le même danger en disant : « vous lirez, c’est grave, un ami médecin me l’a confirmé. » Argument d’autorité qui en impose.

         En fait, il s’agit d’une rumeur qui vient d’atteindre une petite ville de Haute-Saône. Elle circule depuis l’été sur le Web. On repère sa trace à Dallas, Denver, Atlanta ; puis elle est passée par Montréal où elle a vite été traduite en français. En février dernier, elle touche la ville d’Issy-les-Moulineaux. On pourra même croire que l’institut Pasteur confirme. Des journaux de France Inter précisent alors que c’est une rumeur. Le journal Le monde du 23 mai dernier en montre le cheminement. Les internautes avertis étaient déjà au courant par un site qui repère les fausses nouvelles du web. Mais la rumeur a la vie dure : elle est passée d’Internet au bouche à oreille et se répand...

A.G. 

Les faits relatés ont eu lieu à Luxeuil-les-Bains.
Les sources :  
-
Journaux de France Inter du 23 ou 24 février 2001  
-  Le Monde Interactif du 23 mai 2001   
-  
Le site Internet : HoaxBuster.com

 

Propos de Jean-Noël Kapferer, auteur de "Rumeurs, le plus vieux média du monde"Editions du Seuil, 1987 du 26 février 2001:

Comment analysez-vous la rumeur qui vient de toucher Issy-les-Moulineaux ? Ce qui me frappe le plus est qu'il s'agit d'une version moderne d'une rumeur très ancienne. Historiquement, les premières traces remontent à 1912. A l'époque, on disait qu'on était piqué dans les fiacres et dans les bus. Les rumeurs à propos de piqûres faîtes par des gens, des serpents, des araignées... c'est un grand thème de la rumeur en Europe, un peu comme la disparition d'enfant. La piqûre est un thème constant de la rumeur. C'est un exemple typique, replacé dans un contexte moderne. Celui du Sida et de la peur de la maladie.

Plus généralement, comment analysez-vous les rumeurs sur Internet? L'avantage d'Internet, qui est lié à l'informatique, est le fait de pouvoir toucher un grand nombre de personnes très rapidement, ne serait-ce que par le biais de son carnet d'adresses mails, avec un même message. Du coup, on ne se contente plus d'échanger les rumeurs avec des personnes que l'on connaît, mais avec un nombre plus grand de correspondants. En plus, l'effet de source est important. On retrouve l'essentiel de la rumeur sans erreur. L'internet est un outil remarquable pour cela. (…) Avec Internet, il y a une discontinuité fantastique dans le fonctionnement des rumeurs.

 

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