Le  Café  Littéraire /Au cœur du rouge

 

      Dans les espaces infinis, la lumière ne fait donc rien. 
      Elle attend l’œil, elle attend l’âme.

                                     Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu.

 

      Un est aux nombres engendrés comme le rouge est aux couleurs, ou Adam aux générations humaines. Adam était le premier, et le mot «Adam» signifie «rouge». 

Étienne de Senancour, Obermann (T.II) 

 

      Quelle chance d'être le rouge! Je suis le feu, je suis la force. On me remarque et l'on m'admire, et l'on ne me résiste pas. Car je dois être franc: pour moi, le raffinement ne se cache pas dans la faiblesse, dans la pusillanimité mais réside dans la fermeté et la nette résolution. Je m'expose donc aux regards. Je n'ai crainte ni des couleurs ni des ombres, encore moins de la foule, ou de la solitude. Je jouis de prendre une surface offerte à mon ardent triomphe: je la remplis, je m'y répands; les coeurs s'emballent, le désir augmente, les yeux s'écarquillent et tous les regards étincellent! Regardez-moi, c'est bon de vivre! Voyez comme c'est bon de voir! Vivre,c'est voir, on peut me voir en tout lieu, croyez-moi : la vie commence, la vie s'achève toujours avec moi. 

Orhan Pamuk, Mon nom est Rouge 

 

      Le rouge est en Occident la première couleur que l'homme a maîtrisée, aussi bien en peinture qu'en teinture. C'est probablement pourquoi elle est longtemps restée la couleur «par excellence», la plus chargée du point de vue matériel, social, artistique, onirique et symbolique. 

      Admiré des Grecs et des Romains, le rouge est dans l'Antiquité symbole de puissance, de richesse et de majesté. Au Moyen-Âge, il prend une forte dimension religieuse, évoquant aussi bien le sang du Christ que les flammes de l'enfer. Mais il est aussi, dans le monde profane, la couleur de l'amour, de la gloire et de la beauté, comme celle de l'orgueil, de la violence et de la luxure. Au XVIe siècle, les morales protestantes partent en guerre contre le rouge dans lequel elles voient une couleur indécente et immorale, liée aux vanités du monde et à la «théâtralité papiste». Dès lors, partout en Europe, dans la culture matérielle comme dans la vie quotidienne, le rouge est en recul. Ce déclin traverse toute l'époque moderne et contemporaine et va toujours en s'accentuant. Toutefois, à partir de la Révolution française, le rouge prend une dimension idéologique et politique. C'est la couleur des forces progressistes ou subversives, puis des partis de gauche, rôle qu'il a conservé jusqu'à aujourd'hui. 

Michel Pastoureau, Rouge, histoire d'une couleur 

 

      Rouge, une hirondelle étourdie, ayant oublié que s'en vient l'hiver. Frissonnante, gelée dans son nid, elle n'est pas partie: la voici les ailes rouges de froid, immobile sous la neige. 
Elle demeure seule à regarder les flocons tomber et s'allumer bientôt au-dessus des rues froides les guirlandes de lumières de Noël. 
Elle est seule à connaître ces joies d'enfant là, heureuse quoique son cœur soit faible, de plus en plus léger, sans froissements d'ailes ni cris plaintifs. 
      Rouge aussi bien de colère ou de désir? Rouge de s'être envolée trop vite? Son souffle frêle chauffé à blanc? Rouge son vol en épée, en épi, qui sabre le ciel bleu?
                                                *** 
(...)
      Le chapitre quatre-vingt six du Livre des morts de l'ancienne Egypte renferme la formule qui permet au défunt de se transformer en hirondelle pour sortir de sa tombe dans la journée et y retourner quand le jour s'achève. 
      Selon la légende, c'est elle aussi qui a retiré les unes après les autres, avec son bec, les épines de la couronne qui ensanglantait le front du Christ. Elle fut cet oiseau charitable qui se tacha de sang : et c'est pourquoi son cou est rouge, comme celui du rouge-gorge dont on dit qu'il partage avec elle cette légende. 

Jean-Michel Maulpoix, L'Hirondelle rouge (extraits)

 

 

      L’heure des vêpres avait sonné,
et le puissant soleil des moissons donnait à plein dans les ROUGES et les jaunes
de  la composition de verre. 
      De vibrants fuseaux de couleur s’élançaient à travers la nef
pour s’étendre, en majesté, au pied du maître-autel.
      On eut dit une épée de lumière fendant le poitrail vide de l’église.            

                                                                         Olivier Bleys,Pastel.

 

      Les premières couleurs qui me firent grande impression sont le vert clair et vif, le blanc, le ROUGE carmin, le noir et le jaune ocre. Ces souvenirs remontent à ma troisième année. Ces couleurs appartenaient à divers objets que je ne revois pas aussi clairement que les couleurs elles-mêmes.

                                                                                                                          Wassily Kandinsky.

 

Francis Picabia, Maternité, Musée Pompidou     

« Le ROUGE, mon  enfant. Sens-tu comme il brûle ?  Son trait est pareil à la langue des dragons ! Le bleu porte une haleine froide qui soutient l’esprit, au lieu que le ROUGE porte une haleine chaude qui allume le corps. C’est pourquoi l’encre bleue sert aux écritures, et le vin rouge attise nos entrailles ! »

Olivier Bleys, Pastel.  

 

 

      Une légende australienne rappelle qu’un animal totémique, un certain euro, portait le feu dans son corps. Un homme le tua. «Il examina soigneusement le corps  pour voir comment l’animal faisait du feu, d’où il venait; il arracha l’organe génital mâle qui était très long, le fendit en deux et s’aperçut qu’il contenait un feu très ROUGE.»

Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu.

 

      Vous objecterez encore que Novalis est le poète «de la petite fleur bleue», le poète du myosotis lancé en gage du souvenir impérissable, au bord du précipice, dans l’ombre même de la mort. Mais allez au fond de l’inconscient; retrouvez, avec le poète, le rêve primitif et vous verrez clairement la vérité: elle est ROUGE la petite fleur bleue!

Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu.

 

      ROUGE... comme l'excès, la jouissance, le sans limite, la liberté, l'extrême provocation, le trop plein, la folie d'un champ de coquelicots... la cristallisation dans l'amour fou.

Sonia Rykiel, Préface du dictionnaire du CNRS sur le rouge

 

      Je ne parle pas du rouge de l'orgueil mais de ce rouge des incendies, du lambeau d'andrinople qui flotte derrière les camions, du fanal, de la lanterne des bordels, de la colère qui enflamme un visage, des rixes et des abattoirs, des barricades et des rues louches, le rouge qui coiffe Marianne, rouge des crêtes de coqs et de l'andrinople, rouge des lèvres peintes, rouge du cri de la Marseillaise de Rude et somme toute, rouge du vin et du sang.

Jean Cocteau, Le foyer des artistes

      Finalement, «l'homme rouge» n'a pas été capable d'accéder à ce royaume de la liberté dont il rêvait dans sa cuisine. On s'est partagé la Russie sans lui, et il est resté les mains vides. Humilié et dépouillé. Agressif et dangereux.

Svetlana Alexievitch, La fin de l'homme rouge ou le temps du désenchantement

      Cette ville qui avait été blanche, blonde, parfois bleue, selon les ciels et les saisons, devint rouge devant ses yeux épuisés et brûlants. Comme si le soleil demeurait immobile à la lisière de la mer. La brume était rouge, les bateaux étaient rouges, rouges les grandes tours debout sur les collines et les tristes rochers.

René Frégni, Sous la ville rouge

 

      Un soir du commencement de l'été, le soleil oblique illuminait d'un rouge éclat ma fenêtre qui donnait au couchant. Dans la chambre, il commençait à faire sombre. Alors l'idée me vint de suspendre l'image de Béatrice ou de Demian à la croisée et de voir le soleil couchant briller à travers. Les lignes du visage se fondirent, mais les yeux bordés d'un cerne rougeâtre, le front lumineux et la bouche d'un rouge ardent, se détachèrent sur la feuille avec un sauvage éclat. Pendant longtemps, je demeurai assis devant l'image, même après qu'elle se fut éteinte. Et, peu à peu, j'eus l'intuition que ce n'était là ni Béatrice, ni Demian, mais moi-même. L'image ne me ressemblait pas, ne devait pas me ressembler je le sentais mais elle exprimait ma vie même, ma vie intérieure ; elle représentait ma destinée ou mon démon. Ainsi serait mon ami si jamais j'en retrouvais un; ainsi serait mon amante si jamais j'en avais une. Ainsi seraient ma vie et ma mort aussi. En elle, je retrouvais le son, le rythme même de ma destinée.

Hermann Hesse, Demian

      ― Qu'est-ce qu'elle a ? Je ne lui ai rien fait, s'étonne le jeune homme en prenant à témoin les autres qui viennent de se lever.
      Esmeralda chuchote à l'oreille de Kim.
     
Ne t'inquiète pas, elle a juste ses trucs avec un sacré retard.
      ― Ses quoi ?
      ― Comme dit l'expression: «Les Anglais ont débarqué».
      ― Je n'vois pas.
      Orlando arrive à la rescousse:
     
Elle a ses coquelicots, elle a ses ragnagnas, elle a ses parents de Montrouge, elle a sa semaine ketchup, elle a ses ours, elle a ses Mickeys.

Bernard Werber, Le miroir de Cassandre

 

 

 

 

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