Le Café Littéraire luxovien/ 

la  montagne

       Tout à coup, sur leur droite, la paroi rocheuse plongea à pic, découvrant une vallée découpée en dents de scie, aux flancs tapissés de pins et de sapins et dont le fond semblait s'enfoncer sans fin dans le roc. Les pins descendaient jusqu'à des falaises grises qui tombaient à la verticale sur plusieurs centaines de mètres avant de rejoindre des pentes plus douces. Du haut de l'une de ces falaises dévalait une cascade dans laquelle la lumière de ce début d'après-midi étincelait comme un banc de poissons rouges pris dans les mailles d'un filet bleu. Wendy trouvait ces montagnes belles mais implacables. Un sombre pressentiment lui serrait la gorge. Plus a l'ouest, dans la Sierra Nevada, une équipe d'alpinistes, les Donner, s'était trouvée prise dans la neige et avait dû recourir au cannibalisme pour survivre. Oui, c'était des montagnes redoutables qui devaient punir sans pitié la moindre défaillance. 

Stephen King, Shining

 

      En chemin je m'étais arrêté dans une librairie pour acheter un plan général de l'île et un livre intitulé Montagnes de Hokkaïdo, que je parcourus dans un café en sirotant une ginger ale. (...) «Les montagnes vivent, écrivait l'auteur dans sa préface. Elles se métamorphosent au gré de la saison, de l'heure, du point de vue, et même des états d'âme de l'observateur. Il est par conséquent tout à fait fondamental de savoir que nous n'en percevons jamais qu'une partie, qu'un tout petit fragment.» 

Haruki Murakami, La course au mouton sauvage

 

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la montagne n’a pas bonne presse. Elle sépare, tue, gèle, ensevelit, assomme, confine. Dans les textes anciens qui nous sont parvenus, même ceux qui l’habitent la craignent et la détestent : la claustrophobie alpine est un caractère constant de la Suisse primitive. Les glaciers et leurs crevasses ne sont en aucun cas sublimes, mais tombeaux cryologiques pour naturalistes imprudents à redingotes et perruques, que le retrait des séracs nous livre deux siècles plus tard, parfaitement conservés par le froid, comme les mammouths de Sibérie. Même encore pour Michelet, ces glaciers ne sont " qu’une éternité de mort qui joue tristement à la vie " et, près d’un siècle avant lui , Keralio écrivait : " Moi qui n’ai pas eu le bonheur de naître aux environs d’une montagne de glace, je ne peux m’imaginer qu’elles soient vraiment nécessaires. " Non seulement la montagne est meurtrière, mais beaucoup la jugent inutile, et certains philosophes, comme une erreur du Créateur. Sommets des Alpes, des Pyrénées, des Dolomites, disparaissez ! Bandes d’incapables.
Avec le romantisme et l’incroyable vogue touristique de la Suisse, le refrain change du tout au tout : la montagne devient Éden alpestre et remplace l’Arcadie des Anciens. On lui prête des vertus. Les poètes n’en ont alors que pour les cimes – qu’ils se gardent bien de gravir, mais célèbrent comme jumeaux géologiques de l’élévation morale la plus niaise. Tout leur glossaire du " sublime " y passe : les adjectifs à la queue leu leu. Les pics ne sont plus sourcilleux ; les précipices restent affreux. On ne se débarrasse pas de la montagne avec quelques quatrains complaisants. À cette nature qui reste énorme et inhospitalière, un seul remède : les cols, cent fois plus intéressants, complices des hommes, et qui font échec aux massifs dont ils réduisent à rien les projets séparateurs.


Nicolas Bouvier, Le silence des cols,
dans : Histoires d’une image aux Éditions Zoé.
Illustration : Passage du Grand Saint-Bernard par l’armée Française.

 

... on apercevait la pente défrichée de la montagne ;
une barrière de nuages arrêtait la vue à la naissance de cette pente,
et au-dessus de cette barrière s’élevaient de noires ramifications de rochers imitant des gueules de Chimères, des corps de Sphinx,
des têtes d’Anubis, diverses formes des monstres et des dieux de l’Egypte.

F.R. de Chateaubriand, Voyage au mont Blanc.

 

La montagne m’apparaît comme une ennemie,
les pierres crachées de ses parois risquent de nous entraîner
vers le glacier. La verdure n’existe plus.
Au loin, des pierres et nous venons des pierres.
..Kermin, village de dix ou douze maisons mal entretenues, sales,
dépouillées, tache le sol jaune de la vallée. Aucun arbre fruitier, aucune vraie culture,quelques âcres de froment, de blé, pour trop peu de farine. Que mangent-ils l’hiver?...
Sans doute se rendent-ils à Sost, à Raminij, plus bas dans la vallée.

Jean-Claude Legros, Shimshall, par delà les montagnes.

 

Et, avec curiosité, Hans Castorp aspira une longue bouffée de cet air étranger, pour l’éprouver. Il était frais, et c’était tout. Il manquait de parfum, de teneur, d’humidité, il pénétrait facilement et ne disait rien à l’âme.
-- Oui, c’est un air réputé.
Notre sanatorium est situé plus haut encore que le village, vois-tu.

Thomas Mann, La montagne magique.

 

Mais les montagnes sont le séjour de la rêverie? J’en doute, je doute qu’on puisse rêver lorsque la promenade est une fatigue, lorsque l’attention que vous êtes obligé de donner à vos pas occupe entièrement votre esprit. L’amateur de solitude qui bayerait aux chimères en gravissant le Montenvers pourrait bien tomber dans quelque puits...

F.R. de Chateaubriand, Voyage au mont Blanc.

 

Mais lui se dirigeait sans crainte vers ces montagnes inconnues, car il ne cherchait ni l’or ni la gloire. Il voulait s’éprouver dans la plus dure des solitudes.

Roger Frison-Roche, La vallée sans hommes.

 

... il se sentait uni à ceux d’en haut par une solidarité trop stricte et trop intime pour témoigner le moindre intérêt à la vie des gens qui considéraient cette vallée comme un terrain de sport.

Thomas Mann, La montagne magique.

 

Il n’y a qu’une
circonstance où il soit vrai
que les montagnes inspirent
l’oubli des troubles de la terre:
c’est lorsqu’on se retire loin du monde
pour se consacrer à la religion.
... mais ce n’est point alors la tranquillité des lieux
qui passe dans l’âme de ces solitaires, c’est au contraire
leur âme qui répand sa sérénité dans la région des nuages.

F.R. de Chateaubriand, Voyage au mont Blanc.

 

À cet endroit, la muraille semble, par un effet de perspective, se retourner
sur elle-même, se ployer, s’effiler, et, prenant son élan sur ses larges bases bien étagées jusqu’aux vallées glaciaires, elle se redresse d’un jet jusqu’au ciel qu’elle troue d’un seul coup, semblant vouloir atteindre les au-delà mystérieux; le grimpeur se trouve bien petit, minuscule, tout écrasé qu’il est par les dimensions inhumaines de la montagne.

Roger Frison-Roche, Premier de cordée.

 

--Le Parc de la Vanoise, c’est de la montagne, de la vraie montagne,
avec des fleurs, des animaux, des glaciers, une montagne libre. La grande nature, celle que je retrouve dans les Rocheuses canadienne, la solitude... Mais je trouve qu’il y a trop de visiteurs.
-- Comment expliquez-vous cet attrait?
-- Les gens ont besoin de retourner aux sources.

Roger Frison-Roche

 

Dans la tradition fabuleuse, la Montagne est le lien entre la Terre et le Ciel.
Son sommet unique touche au monde de l’éternité, et sa base se ramifie en contreforts multiples dans le monde des mortels. 
... En Chine, il était question de "Montagne des Bienheureux", et les anciens sages instruisaient leurs disciples sur le bord des précipices...

La montagne symbolique, René Daumal.

 

--Voyez-vous, le vertige, les pieds gelés, les risques, ça a certainement été créé pour vous donner du goût à la vie. C’est seulement lorsqu’on est mutilé ou appauvri physiquement qu’on se rend compte de la valeur de l’existence.
--Somme toute, en suivant ton raisonnement, la vie ne vaut d’être vécue que du jour où on risque de la perdre?

Roger Frison-Roche

 

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