Le Café Littéraire luxovien /les îles
                                                                                                  

     

 

     Une île, ce fut la forte impression que j'eus au début de mon séjour, est comme un bonsaï. Non parce qu'elle est modelée par l'homme. Plutôt parce qu'elle déborde d'une vitalité qui ne cesse d'exploser. Comme un bonsaï, oui, une miniature dans laquelle tout semble s'accumuler. Aussi bien les arbres, que les chemins, que les animaux. Quelque chose de très dense s'y concentre. 

Kaho Nashiki, Les mensonges de la mer

 

 

      J'ai découvert un jour dans les carnets de Gidéon une liste de maladies que la science médicale n'a pas encore reconnues, et où figurait le mot Islomanie, désignant une affection de l'esprit qui, pour être rare, n'en était pas moins bien connue. Il y a des gens, disait Gidéon en guise d'explication, sur qui les îles exercent un attrait irrésistible. Le seul fait de se savoir dans une île, dans un petit univers entouré par la mer, les remplit d'une ivresse indescriptible. Ces "islomanes", ajoutait-il très sérieusement, sont les descendants directs des Atlantes, et c'est vers l'Atlantide disparue que leur existence insulaire tend tous leurs désirs secrets.

Lawrence Durrell, Vénus et la mer

 

      L'islomanie est peut-être une maladie inguérissable. Est-il besoin de préciser qu'elle est le contraire des voyages? Qu'elle impose l'immobilité, c'est-à-dire, en un sens, la condition essentielle de la paix intérieure.


Michel Déon, Mes arches de Noé

      On ne tombe pas dans une île au hasard des routes, on y va.

Henri Bazin, Les Bienheureux de la Désolation

 

      Je vois bien ce qui pousse à quitter les continents pour vivre dans les îles: elles sont pauvres, on y vit donc sans besoins, elles sont riches en beauté, on y vit donc dans l'illusion. De loin, elles paraissent magiques, et les agences de voyages popularisent cette magie, mais envoient des intouchables que les insulaires traitent avec un dédain tempéré par la cupidité, ignorent par paresse ou flattent pour masquer une réalité décevante. L'exotisme est une pacotille comme les autres. On vous promet des cocotiers inclinés sur une plage de sable blanc, et ce sable est infecté d'aoûtats dont l'infection sous-cutanée est odieuse, des rochers nus où la peau des citadins se consume au soleil. Personne ne vous promet des êtres humains différents, la seule véritable richesse des îles. Des années suffisent à peine à la découverte d'un type d'homme secret: visage fermé des pêcheurs de Sein, silence écrasé des vignerons de Madère, folie des hommes de Leros, ou dégénérescence vertigineuse des derniers Blancs des Caraïbes. Une humanité en réduction s'y révèle sans masques, avec ses défauts criants (la mesquinerie, le particularisme borné, le mensonge), ses qualités sourdes et triomphales (le courage, la générosité, la solidarité), comme si la morale et sa sœur, la dissimulation, n'avaient cours que sur les continents. La découverte de ces visages nus est un choc. Il n'y a donc pas de paradis? Allons donc, qui a jamais cru qu'il y en avait sinon dans l'aveuglement? Mais il y a, mieux que des paradis, une sorte de griserie à se retrouver comme Noé dans une arche pendant que le reste du monde se noie.

Michel Déon, Mes arches de Noé (1978)

 

      À celui qui aborde l'île, gare aux poncifs! Ce ne sont pas seulement l'éloignement et l'ennui qui poussent à écrire. Certes, l'écrivain insulaire veut s'évader et agrandir son île aux dimensions de l'univers, mais en cela, il ne diffère pas de celui qui est en prison ou qui, reclus dans une chambre d'hôtel, cultive l'exotisme. Non, ce qui frappe chez lui, c'est une sorte de nostalgie première, de rupture: le sentiment diffus d'être né en exil.

Jacques Meunier, On dirait des îles

 

      Je n'avais pas l'expérience des îles qui posent et résolvent les problèmes à leur façon. Ce qu'on apporte dans une île est sujet à métamorphose.

Nicolas Bouvier

 

      À l'inverse, un jour que nous venions d'atteindre le col de Pennant, j'ai vu au couchant une brèche s'ouvrir dans un amoncellement de nuages et les rayons du soleil se précipiter en étroits rubans dans les profondeurs vertigineuses de la vallée s'étendant à nos pieds. Là où peu avant il n'y avait qu'un désert sans fond s'illuminait à présent, entouré d'ombres noires, un petit hameau au milieu de quelques champs, vergers et prairies, brillant d'un vert étincelant comme l'île des Bienheureux(...)

W.G. Sebald, Austerlitz

 

      Bien avant que les hommes ne la découvrent, l'île Maurice vivait dans les limbes de l'océan Indien. Ce n'était qu'un minuscule morceau du monde perdu aux confins de l'ailleurs. Une tête d'épingle sur la mappemonde. Une miette microlithique qui avait échappé aux triangulations du géographe. Poussés par des vents violents, pris dans les courants d'altitude, à moitié sonnés par la manque l'oxygène, quelques pigeons écervelés découvrirent l'endroit sans l'avoir voulu. Comme il n'y avait ni chats, ni rats, ni rapaces pour les accueillir, comme les serpents gobeurs d'œufs ne faisaient pas partie de la ménagerie locale, ils crurent être tombés au paradis. Ils s'adonnèrent à la nonchalance et au bonheur païen. Leur pique-nique enchanté dura plusieurs siècles.

Jacques Meunier, On dirait des îles

 

      J'en vins à m'imaginer traversant la lagune grise pour aller sur l'île du cimetière, Murano ou encore plus loin San Erasmo ou l'Isola de Sainte -Catherine. M'assoupissant, je vis, tandis que le brouillard se levait, la lagune émeraude apparaître sous la lumière de mai, les îles vertes surgir comme des têtes de choux au-dessous des eaux tranquilles. Je vis l'île de La Grazia, le bâtiment rond de son hôpital panoptique, et, saluant de la main comme s'ils se trouvaient à bord d'un grand navire en partance, des milliers d'aliénés postés aux fenêtres. Saint François était étendu au milieu du balancement des roseaux et sainte Catherine marchait sur les marécages en tenant à la main un modèle réduit de la roue sur laquelle on l'avait suppliciée. Fichée sur un bâton, la roue sifflait en tournant dans le vent. Le crépuscule montait violet de la lagune et quand je m'éveillai il faisait déjà nuit.

W.G. Sebald, Vertiges

 

      Idéale pour qui et pour quoi? Îles et utopie ont toujours fait bon ménage. Chacun trouve dans l'île ce qu'il a envie d'y trouver et cherche à y construire son propre «îdéal» [...] ...elle ne peut prétendre à l'universalité. C'est un objet à la fois simplissime une terre entourée d'eau― mais infiniment complexe. L'île idéale n'existe donc pas.

Louis Brigand, Besoin d'îles

 

      Une grande île est toujours trop petite pour moi. C'est l'idée même de l'île qui m'est insupportable. Être entouré d'eau. Je suis un individu continental. (...) Je n'aime que la terre ferme. Je n'aime pas l'eau, salée ou douce. Je n'aime pas les îles. Je n'aime pas votre île, qui n'a même pas l'excuse d'être une grande île. On pourrait la faire disparaître des cartes, qui s'en plaindrait? 

Philippe Claudel, L'archipel du chien

 

Et, de là, le regard tombe dans la mer qui vient battre les récifs, se prend aux crêtes des vagues qui déferlent inlassablement, comme enivrées d'une liberté gagnée à travers les milliers de kilomètres du plus vaste océan du monde, ébrouant leur puissance autour du minuscule îlot, mordant ses rives, prêtes à l'en faire qu'une bouchée quand les temps seront venus, mais reculant encore, le gardant pour jouet à leurs ébats monstrueux, sachant qu'il n'y a plus d'autre terre émergée jusqu'aux confins de la banquise.

Pierrette Fleutiaux, L'expédition

 

      Il faut bien qu'il y ait mainte île verte
      Dans l'océan vaste et profond du malheur
      Ou bien le marin, blême d'épuisement
      Ne pourrait jamais continuer ainsi à naviguer
      Le jour et la nuit, la nuit et le jour..
.
et de voir
      Les flots bleus de la Méditerranée, où il reposait,
      Bercé par les volutes cristallines de ses courants

Shelley, Euganean Hills
(cité par Janet Frame dans Un été à Willowglen)

 

      Il y a donc un feu, une eau, un air et une terre terrestres, mais aussi une terre, une eau, un feu, un air aériens ou célestes. Il y a un combat de la terre et du ciel, dont l'enjeu est l'emprisonnement ou la libération de tous les éléments. L'île est la frontière ou le lieu de ce combat. C'est pourquoi il est si important de savoir de quel côté elle basculera, si elle est capable de déverser dans le ciel son feu, sa terre et ses eaux, et de devenir elle-même solaire. Le héros du roman, c'est l'île autant que Robinson, autant que Vendredi. L'île change de figure au cours d'une série de dédoublements, non moins que Robinson change lui-même de forme au cours d'une série de métamorphoses. La série subjective de Robinson est inséparable des états de l'île.

Gilles Deleuze, Postface à 
Vendredi ou les limbes du Pacifique de Miche Tournier

 

     Le premier jour, je transitais entre deux sociétés humaines également imaginaires: l'équipage disparu et les habitants de l'île, car je la croyais peuplée. J'étais encore tout chaud de mes contacts avec mes compagnons de bord. Je poursuivais imaginairement le dialogue interrompu par la catastrophe. et puis l'île s'est révélée déserte. J'avançais dans un paysage sans âme qui vive. Derrière-moi, le groupe de mes malheureux compagnons s'enfonçait dans la nuit. Leurs voix s'étaient tues depuis longtemps, quand la mienne commençait seulement à se fatiguer de son soliloque. Dès lors je suis avec une horrible fascination le processus de déshumanisation dont je sens en moi l'inexorable travail.

Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique

 

      Ralph se laissait absorber par le mouvement de flux et de reflux jusqu'à ce que son cerveau fût engourdi par cette puissance étrangère. Progressivement, la notion d'infini révélée par ces espaces marins s'imposait à son esprit. Là se trouvait la frontière, l'obstacle. Sur l'autre côté de l'île, baigné de mirages à cette heure du jour, protégé par le bouclier du lagon aux eaux calmes, on pouvait rêver de sauvetage; mais ici, face à la force brutale de l'Océan, à l'étendue d'un tel mur, on était bloqué, impuissant, condamné, on était...

William Golding, Sa Majesté-Des-Mouches

      

      L'île évoque le refuge. La recherche de l'île déserte, ou de l'île inconnue,  ou de l'île riche en surprises est un des thèmes fondamentaux de la littérature, des rêves, des désirs.

Dictionnaire des symboles

 

      L'île est à la fois une terre promise au rêve, et une terre promise au drame.

Edmond Jouve, Le thème de l'insularité
dans l'oeuvre de Pierre Benoît: L'île laboratoire

 

 

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