Le Café Littéraire luxovien / Les Petites fugues 2019 | |||||||
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Lecture - rencontre avec Anne Bourrel
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Lundi
soir, à six heures tapantes à la cloche de l'abbaye
Saint-Pierre-et-Paul de Luxeuil, Anne Bourrel ouvrait le bal des
dix-huitièmes Petites fugues. En habituée des lectures-performances, elle lisait durant 25 minutes de larges passages de son roman, Le dernier invité, dans le silence attentif d'un public de tous âges, dont elle louait la grande qualité d'écoute.
Puis
se prêtait à répondre à de nombreuses questions. La
première, sur les pages
blanches volantes qu'elle avait fait glisser à terre une fois chaque
extrait lu. «En rappel de la page blanche qui se déchire et du fait
de tourner la page, qui constituent les mailles de ce roman et
rappellent aussi l'exergue emprunté à Julio Cortazar : "En
un certain village d’Écosse, on vend des livres avec une page blanche
glissée au milieu des autres. Si un lecteur débouche sur cette page
quand sonnent trois heures, il meurt."» L'on
apprit que, si ses œuvres sont des fictions, elle y met de son expérience
personnelle, parfois difficile, que ses
sources d'inspirations sont : «...mon
imagination, des petites choses que je vis, des grandes choses que j'ai
vécues, que les autres ont vécues, on me raconte beaucoup d'histoires
et je les utilise.» Personnages
sur lesquels, elle dit: «Les
personnages m'apparaissent littéralement. Parfois ils me collent au
basques. Dans Gran Madam's, il y a un personnage secondaire mais
qui joue un grand rôle, qui s'appelle Ali Talib, c'est comme si j'étais
tombée amoureuse de lui » « Je voulais absolument le faire
réapparaître. Il est réapparu dans L'invention de la neige.
C'est le sauveur des femmes. Talib en arabe, c'est celui qui apprend.
J'aimais bien cette idée de celui qui apprend en même temps qu'il
enseigne... » Nombre
sont étrangers ou descendants d'immigrés: Espagnols, Roumains,
Italiens, Africains, et autres métis... Pourquoi? « Pour plusieurs raisons. Ma famille est de souche très languedocienne. Mais un ancêtre lointain et orphelin serait venu de l'Est, son histoire se transmet de génération en génération. – Ça me fait penser que je ne l'ai pas encore racontée à mon fils... – Je suis attirée par les ailleurs. Ça me plaît cet ancêtre mythologique, mythique, le fait d'aller chercher... Et cela correspond tellement à la problématique contemporaine que même s'il n'y avait pas eu cette histoire, je ne vois pas comment faire l'économie de cette question-là.»
L'exergue de L'Invention de la neige, elle l'a emprunté à son grand-père qui, les yeux dans les yeux, sérieusement, lui a déclaré comme une sorte de legs : «La vie, c'est le bordel, personne n'y comprend rien.» Grand-père décédé en 2012 à l'âge de 95 ans, qui s'interrogeait sur le camp de Bram qui, dans l'Aude en 1939, accueillait les réfugiés espagnols. Pour lui, elle fit des recherches à l'origine de ce roman paru seulement en 2016. Trop tard pour qu'il eut les réponses à ses questions, déplore-t-elle.
Sur
les histoires de famille qui sont matière de ses romans elle répond: « On
ne sait jamais ce qui se passe dans les familles. Ce microcosme m'intéresse.
Et d'ailleurs mon prochain livre n'échappe pas à l'histoire de
famille. Ça parle d'une jeune africaine qui revient en France, son ex-mère
adoptive, la retrouve... L'idée m'en est venue à la narration
d'un fait réel, celui d'une femme qui avait adopté une enfant en
Afrique et l'avait rendue au bout de six mois… Cela m'avait mise en
rage.» Encore une histoire de femme! «Eh oui, depuis le temps qu'on nous ignore, faut y aller, quoi!». Dans ses romans, Anne défend la cause des femmes trop longtemps brimées, trop souvent viol(ent)ées, pas écoutées et contraintes au silence.
Quant
à sa manière d'écrire, elle confie: «Je
voudrais écrire comme on danse, avec le corps ―
elle
adore le flamenco ―
«Je
veux être sur une crête entre oralité et écriture.»
«Je
veux tordre un peu la phrase.» Elle
prend en effet une une grande liberté d'écriture. Son style est celui d'aujourd'hui,
fait de phrases courtes, économes. Qui ne connaissent plus le passé
simple: «Effectivement, le passé simple est un temps que je me
refuse à utiliser dans mes textes. Il est très naturel en espagnol, en
anglais mais en français, il est tombé en désuétude sans doute parce
qu'il ne sonne pas. Musicalement parlant. Et pour mille autres raisons
sans doute... » Ni les marques habituelles du dialogue. Que le
lecteur devine. Ainsi elle indique souvent et ce, en bout de phrase: «elle
dit», ou: «il pense », et non «dit-elle», «pense-t-il»,
ou retranscrit à un endroit de Gran Madam's un dialogue à la façon
d'un livret de théâtre… Elle invente des verbes introuvables dans le
dictionnaire pour la rédaction de celui du Dernier invité,
lorsque les invités sont en pleine confusion une fois établie la
disparition de La Petite, pas réapparue à l'heure de son mariage. Elle
n'aime pas l'écriture convenue, trop plate. Elle ajoute : «Mon auteur à moi, celle sur qui j'ai beaucoup travaillé lors de mes études universitaires, c'est Marguerite Duras. Elle est forte pour tordre la langue. » «J'aime aussi les auteurs du XIX e siècle, les inventeurs du roman, et des tas d'autres... »
Comment
a-t-elle écrit la scène d'une rare violence, insoutenable, du
Dernier invité?: «Je dois vous dire que je ne m'en souviens
pas. Je sais que je vais devoir y accéder. Tout ce que j'ai écrit
avant, prépare à ce tableau. Et quand je l'écris enfin, c'est un peu
comme une transe, et une fois que c'est écrit, j'oublie ce moment et
j'oublie un peu ce que j'ai écrit. Il y a tout un cheminement qui m'y
amène et je les écrit vite ces scènes violentes. Il y a un moment
déjà que l'on est préparé à cet événement. Tout ce qu'on a fait
avant, ce qu'on a pensé nous a amené à ce moment-là. C'est pour cela
que je mets des signes avertisseurs tout au long du roman.»
La lecture qu'Anne Bourrel avait donnée en début de rencontre s'achevait sur le passage où La Petite en fin de course et haletante se sent toute emmêlée de fil rouge : «Le fil rouge est un thème que je développe, c'est aussi la course de La Petite. » Un
thème ou un symbole? Ce roman est émaillé de symboles: le fil rouge,
la page blanche, la tache qui reste après maints lavages sur la robe…
« Écrire avec des symboles ça veut dire jouer avec les
mots et un écrivain joue avec les mots. » C'est grâce à ce jeu qu'elle inclue des moments de respiration: «J'aime aussi mettre un peu d'air dans le roman.» Ces jeux avec les mots, et les moments où le personnage de Bégonia parle du Chien dans Gran Madam's en sont des exemples. Mais, au lecteur outré que Bégonia donne des coups de pieds à son chien, elle répond: «En fait ceux qui vivent dans la rue et qu'on appelle les planque-à-chien, ont une vie extrêmement violente, ils vivent des choses qu'on a même pas idée, ils ont en eux une violence, et ils sont... Cette violence on la voit dans là manière dont ils parlent à leur chien, les planque-à-chien ils sont pas sympas avec leur chien. Et Bégonia, prostituée à la Jonquera, c'est pareil, elle mène une vie horrible, c'est le prolongement de sa violence. »
Elle
confie par ailleurs: « Le
premier livre que j'ai écrit m'est venu d'une phrase "On arrive à
Montpellier par la mer". J'en ai soudain vu toute la forme...» «Le dernier invité est venu d'une nouvelle que j'avais écrite il y a longtemps. Mon éditeur à qui je l'ai faite lire, m'a dit qu'il y avait matière à roman et donné le feu vert. Aussitôt j'en ai vu tous les personnages, les strates et les trois niveaux, il fallait que je ne mélange pas, mais c'était trop confus dans ma tête et au bout d'un moment je me suis mise à coller les papiers, élaborer mon plan... Un livre, au départ dans la tête de quelqu'un, c'est ça:
Photo1
:
Anne Buisson Photo2: Bernadette Larrière Grâce à cela il me fut assez facile de me repérer dans les textes que j'avais déjà composés mais pas ordonnés, grâce à cela j'ai pu structurer le livre.» «J'ai procédé ainsi pour Le dernier invité, mais chaque roman à son propre processus d'écriture.» « J'ai mis une année pour écrire Le dernier invité. Mais quatre ou cinq ans pour Le Roman de Laïd, écrit à un moment où je travaillais et pour l'écriture duquel j'ai effectué de nombreuses recherches dans lesquelles je me suis un peu égarée. À présent, je me donne des dates buttoir, mais j'aime bien prendre mon temps... »
« Pourquoi
j'écris? Parce que j'aime les livres, les histoires. En lisant, en écrivant,
on vit plus intensément, on voit plus de choses, on oublie moins. En
fait, je voulais écrire parce que je ne voulais pas oublier, voilà!» « Mais la thérapie, moi je m'en moque, toutes les thérapies de toutes sortes, ça me fait doucement rigoler. Je les traite de façon ironique dans un passage du Dernier invité.»
Et puis il y eut des questions sur les titres. Celui du Dernier invité lui a été imposé par son éditeur. Elle aurait voulu que ce soit: En état de fiancée. Celui, génial, de L'Invention de la neige, n'est pas non plus le premier auquel elle avait pensé. Quant à Gran Madam's, il avait été publié chez un éditeur indélicat sous le titre de Station service, avant de paraître à "La Manufacture de livres" sous son titre actuel. Lorsqu'on
lui demande ce qu'elle pense de l'auto-édition, elle affirme que s'auto-éditer
s'est se tirer une balle dans le pied. Elle laisse aux professionnels,
qu'elle n'est pas, leur travail: d'éditeur, de correcteur, de
concepteur de maquette et de couverture, etc. de diffuseur également.
Toutes choses qui l'empêcheraient d'avoir le temps d'écrire, de
rencontrer ses lecteurs comme ce soir... Elle
est satisfaite de son appartenance à La Manufacture des livres parce
que «Émotionnellement, écrire, c'est super dur. On est seul pour
écrire. Et il est super de travailler en équipe avec un éditeur.»
Elle ajoute: «Entre auteurs on est très liés à La Manufacture des
livres, on se connaît, on se lit, on s'écrit, on se téléphone, etc...
alors que chez Gallimard, vous êtes noyés.» Bref, Anne Bourrel d'apparence calme et douce et qui ne semble pas une personne exubérante ni excessivement démonstrative, se révèle au fil de ses propos ― teintés d'un très léger accent du Sud ―, femme de cœur, sans mièvrerie, et aussi de caractère, femme qui se veut avant tout, libre. Ce qu'on pressent à la lecture de ses romans, qualifiés de noirs, qui ne sont pas exempts de scènes d'une froide violence et qui montrent la réalité telle qu'elle est, sans fards.
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