J'ai
partagé la vie d'Albert Cohen pendant trente quatre ans. Durant la plus
grande partie de ce temps, nous avons vécu repliés sur nous-mêmes,
presque en marge, ne sortant que rarement, ne voyant que des amis intimes.
A partir de ce jour de 1952 ou Albert Cohen repris la plume pour écrire Le
Livre de ma mère, la trame de notre vie quotidienne, en dehors des
longues périodes de maladie, ce fut l'oeuvre.
...
Ces pages sur lesquelles le texte avait "proliféré", Albert
Cohen me les redictait. (...) En même temps qu'il dictait, Albert Cohen
guettait mes réactions. S'il s'apercevait, par une expression de mon
visage, par une larme que je ne pouvais retenir —
ou parfois, surtout
lorsqu'il s'agissait des Valeureux, par un rire, un fou rire même —
que
j'aimais particulièrement tel ou tel passage, que je "vibrais"
en quelque sorte, il en était heureux. Eternel inquiet, perpétuel
insatisfait —
comme doit l'être, j'imagine, tout créateur —
il me
demandait alors, avec une sorte d'incrédulité ravie, si j'aimais vraiment
ce passage. Sur ma réponse affirmative, il reprenait avec entrain, en
remettait.
Albert
Cohen, par Bella Cohen,
(éd. La Pléïade de "Belle du Seigneur").
Dans
Claudine à Paris éclôt un personnage qui se promène désormais dans
toute l'oeuvre, si j'ose dire, de M. Willy. Henry Maugis est peut-être
la seule confidence que M. Willy nous ait faite sur lui-même, et si je
dis "nous", c'est que mon ignorance d'un homme aussi
exceptionnel exige que je me range parmi la foule. D'avoir travaillé
pour lui, près de lui, m'a donné de le redouter, non de le connaître
mieux. Ce Maugis, "tout allumé de vice paternel", amateur de
femmes, d'alcools étrangers et de jeux de mots, musicographe,
hellénisant, lettré, bretteur, sensible, dénué de scrupules, qui
gouaille en cachant une larme, bombe un ventre de bouvreuil, nomme
"mon bébé" les petites femmes en chemise, préfère le
déshabillé au nu et la chaussette au bas de soie, ce Maugis-là n'est
pas de moi.
Je crois que M. Willy céda, en créant "le gros Maugis", à
l'une de ses mégalomanies, l'obsession de se peindre, l'amour de se
contempler. Elle ne le quitta plus guère et pris des formes multiples,
où le public ne vit qu'un sens débridé de la publicité. Je garde
là-dessus mon opinion, propre à excuser, dans une certaine mesure, des
écarts singuliers, et la donne pour ce qu'elle vaut. Je crois que s'il
n'eut été frappé d'un empêchement d'écrire, M. Willy n'aurait pas
dépassé, pour faire connaître son nom et ses romans, les bornes de
l'opportunité commerciale. Stérile, il devait tôt ou tard s'égarer.
La manie de se mirer s'exaspéra chez lui.
Colette,
Mes apprentissages.
« Tu sais,
Bébé, on la vendra bien mieux, ta nouvelle, si mon nom apparaît. Le
patron du magazine y tient. Il offre une rallonge de cinq cents dollars si
je signe avec toi.» Je n'ai pas réfléchi, j'avais confiance ―
je crois que je l'aimais, si incongru que le mot aimer me paraisse
aujourd'hui pour dire notre relation si peu affectueuse ―
et je voulais moi aussi de l'argent, mais sans esprit de revanche, sans
connaître le ressentiment singulier qui le rongeait au souvenir d'avoir
été ce gosse pauvre et déclassé parmi les riches, le fils d'un bon à
rien même pas foutu de vendre des savons, viré comme un chien par de
vulgaires lessiviers. (C'est peut-être aussi ce qui nous rapprochait et
nous donnait tant envie de plaire, de conquérir: chacun dans son genre,
nos pères nous avaient fait tellement honte. (…)
Mes premières nouvelles allaient paraître
dans les journaux sous nos deux noms (…), jusqu'au jour où, sans crier
gare ―
mais ça devait bien arriver ―,
on oublia mon prénom au bas du texte. (…)
« Deux mille
dollars, Bébé, je ne pouvais pas refuser. J'avais du mal à la placer,
cette histoire, tu sais. Ces voyous du Chicago Sunday étaient les seuls
qui en voulaient…à cette condition, oui, que je m'en attribue la
paternité. On ne leur donnera plus rien, d'accord?» La paternité,
disent-ils (…). Écrire est une affaire d'hommes. De droit divin,
écrire revient aux hommes. (…)
Je sais tourner les phrases. J'ai eu un mari écrivain, rappelez-vous.
Mais j'ai appris seule, sans son aide ―
oh ! surtout pas grâce à lui. Je savais avant lui. Écrire, je savais
avant que lui-même n'ait posé le premier stylo sur le premier feuillet
du premier carnet.
Écrire, je savais et j'ai alimenté tous
ses chefs-d'œuvre, non pas comme une muse, non pas comme une matière,
mais comme nègre involontaire d'un écrivain qui semblait estimer que le
contrat de mariage incluait le plagiat de la femme par l'époux. Les
shrinks en blouse blanche ont une théorie : j'en veux à Scott parce
qu'il s'est servi de moi pour toutes ses héroïnes, qu'il m'a pris pour
matériau et m'a volé ma vie. Mais c'est faux, car cette vie était à
nous deux, ce matériel nous le partagions. La vérité est qu'il s'est
servi de mes propres mots, qu'il a pillé mon journal et mes lettres,
qu'il a signé de son nom les articles et les nouvelles que seule
j'écrivais. La vérité, c'est qu'il a volé mon art et persuadée que je
n'en avais aucun. Que voulez-vous que je ressente? Piégée, abusée,
dépossédée corps et âme, c'est ainsi que je me vis. Cela ne s'appelle
pas être.
Gilles
Leroy,"Alabama Song",
roman inspiré par la vie de Zelda Sayre Fitzgerald
Quelques
années à peine après leur arrivée, elle traitait toute seule avec les
éditeurs. En partie parce que son mari était bien trop occupé à
disserter sur les papillons au musée ou à faire cours à Wellesley; mais
c'était aussi et surtout, par choix. (À partir de la liste des activités
que Nabokov disait fièrement ne jamais avoir eu à pratiquer —
taper à
la machine, conduire, parler allemand, retrouver un objet perdu, répondre
au téléphone, replier une carte routière, fermer un parapluie, donner
l'heure à un philistin —
il est facile de déduire ce à quoi Madame
passait le plus clair de son temps.) Nombre de ses lettres commencent par
ces mots: "Vladimir est obligé de s'interrompre et m'a demandé de
terminer cette lettre moi-même." Elle fit tout son possible pour que
son mari puisse ne pas être au monde, qu'il puisse n'exister que pour son
art, et lui épargner ainsi le destin qu'il réserve à nombre de ses
personnages, esclaves de leurs diverses passions. Il pouvait consacrer son
génie à son travail et non à sa vie —
ce que Madame Nabokov dut
maintes fois expliquer aux membres de la famille, dont les lettres
adressées à son mari recevaient des réponses signées de sa main à
elle. Une pratique qui acheva de jeter le doute sur qui écrivait quoi au
sein du couple, doute qui ne fit qu'augmenter au fil des ans.
Monsieur
le grand écrivain et Madame, par Stacy Schiff
("magazine littéraire" dossier consacré à Véra Nabokov)
Il y
a dans l'oeuvre d'un mari trop du sang de sa femme et de ses enfants, trop
de journées —
non vécues, offertes en holocauste par la famille à
l'oeuvre —, pour qu'on ne puisse leur interdire d'y assister! (sur Adèle
Hugo).
Françoise
Xénakis, Zut, on a encore oublié...
Mon
corps fut pour Michelet un lieu saint. La matrice, comme il disait, était
à ses yeux "sanctuaire de la grâce". Cet homme qui évoquait
volontiers Dieu dans ses textes mais poursuivait le clergé de sa haine —
les jésuites notamment —
avait recours à un vocabulaire religieux lorsqu'il écrivait sur mon
ventre, mon sexe et à travers moi, sur la Femme. ( chapitre sur
Athénaïs Mialaret, épouse de Jules Michelet)
.....................
Tiens,
tiens, les veuves d'écrivains susciteraient-elles de l'agressivité? Cette
Dame Michelet a-t-elle exploité l'oeuvre ou veillé à sa sauvegarde?
.....................
Non, je n'aimais pas du tout assumer cette position de garde-malade
associée à celle de garde-chiourme. Lorsque Louis, en période de
rechute, recevait à Bournemouth un ami venu de Londres, je devais
chronométrer les quinze minutes d'entretien, tel était le maximum
autorisé par le médecin.
Bien entendu, ses amis interprétèrent ce cordon sanitaire comme un
système d'exclusion. Plus essentiellement, ils supportèrent mal que
Louis partageât désormais avec moi l'intimité de l'écriture. (
chapitre sur Fanny Van de Grift, épouse de Robert Louis Stevenson)
.....................
N'était-il
pas risqué, lorsqu'on était femme d'écrivain, de se piquer d'écrire?
Parfois l'envie m'en venait mais, par chance, j'avais mon métier, et il
me passionnait.
...
J'étais amoureuse —
d'un homme, pas d'une vieille femme —,
j'aimais le corps à corps érotique et je voyais cet être se dégrader
bizarrement. En même temps que s'amenuisait sa capacité de création.
... lorsque le
quotidien fut de plus en plus rythmé par la douleur et par l'obsession de
la défécation (j'en venais à envier Fanny Stevenson, veiller sur un
emphysémateux devait certes être angoissant mais au moins était-ce du
côté de l'aérien, en dépit des crachats sanguinolents, et non pas de
la matière, des matières et de leurs odeurs), lorsqu'on est ainsi
englué, qu'advient-il des grandes passions ? (
chapitre sur Marguerite Moréno, épouse de Marcel Schwob).
...........................
Henri Bachelin proteste
avec vigueur lorsque je lui transmets un cahier où il constate ces
mutilations —
ainsi les désigne-t-il. Il se répand à mon sujet dans le petit milieu
parisien: Il est très difficile de collaborer avec moi, je prends un
malin plaisir à censurer, je n'ai aucune sensibilité littéraire, etc.
Ma réputation de veuve abusive doit être déjà bien établie.
Le projet d'Henri est une édition des Œuvres complètes dans
laquelle serait inclus le Journal. Complètes, oui, mais sans ces
turpitudes. D'autant que certaines personnes seraient méchamment
compromises. (chapitre sur Marie Morneau, la femme de Jules Renard)
.......................
Mais pourquoi me demanderez-vous, n'étais-je pas à son chevet ce
soir-là? Nous partagions le plaisir, non le sommeil. Le mien a toujours
été très fragile. Il était exclu de parvenir à dormir avec Jack, il
fumait sans arrêt, lisait et prenait des notes fort avant dans la nuit.
Chacun sa chambre, et son rythme. Sur le Snark également, nous
occupions des cabines séparées. (chapitre
sur
Charmian Kittredge, la femme de Jack London)
.......................
Ce
serait quoi le profil de la compagne d'écrivain idéale?
Claude
Pujade-Renaud, Chers disparus.
Ma
mère, après son grand deuil, n'avait pu retrouver le repos. Elle l'avait
cherché partout où elle ne pouvait le trouver, dans la musique, la
peinture, de nouvelles affections... Ce n'étaient pas là les remèdes
qui auraient pu calmer les emportements maladifs de ce coeur agité. Elle
manquait d'un certain ressort moral qui l'aurait aidée à changer en bien
ses souffrances. Après qu'elle eut refusé de suivre son mari, elle avait
fait fausse route, s'écartant de plus en plus du vrai chemin. De plus en
plus, elle rapportait tout à elle-même, à ce qu'elle éprouvait,
préoccupée de l'attitude qu'on prenait envers elle.
...
Hantée par cette crainte, elle exigea la révision de toutes les notes
que son mari prenait au jour le jour. Elle voulait que tout ce qui
pourrait plus tard donner d'elle une impression mauvaise y fut biffé.
Elle se mit à se justifier à l'occasion de tout, et auprès de tout
venant -- auprès de ceux-là même qui n'avaient pas songé à lui
reprocher quoi que ce fut, ni à la juger en quoi que ce soit --
insistant, expliquant pourquoi elle n'avait pas suivi son mari, prouvant
que c'était lui qui faisait fausse route, et croyant ainsi justifier ses
tentatives en vue de le diriger dans ses actes.
...
Ma mère avait refusé de continuer à aider son mari dans ses travaux
d'écriture. D'autres, naturellement, l'avaient remplacée. Elle s'avisa
tout à coup qu'on la mettait de côté: on n'avait plus besoin d'elle,
son mari cherchait de l'aide ailleurs, alors qu'autrefois tout était dans
ses mains à elle. Qu'y faire? Elle ne pouvait retrouver l'intérêt de
jadis pour des travaux qui lui étaient devenus totalement étrangers et
auxquels elle n'aurait plus su prendre part. Mais elle souffrait, elle
était froissée d'assister, muette, sans y avoir la moindre part, au
travail intense qui se poursuivait à côté d'elle. Elle n'y tint plus et
se répandit en blâmes sur l'objet même de ces travaux. Et ce fut pour
elle encore pire. On continua le travail, mais en se cachant.
Tatiana
Tolstoï, Sur mon père.