Le Café Littéraire luxovien / villes...
 

 

 

      Les villes s'apprivoisent, ou plutôt elles nous apprivoisent; elles nous apprennent à bien nous tenir, elles nous font perdre, petit à petit, notre gangue d'étranger; elles nous arrachent notre écorce de plouc, nous fondent en elles, nous modèlent à leur image ― très vite, nous abandonnons notre démarche, nous ne regardons plus en l'air, nous n'hésitons plus en entrant dans une station de métro, nous avons le rythme adéquat, nous avançons à la bonne cadence, et qu'on soit marocain, pakistanais, anglais, allemand, français, andalou, catalan ou philippin, finalement Barcelone, Londres, Paris nous dressent comme des chiens. Nous nous surprenons un jour à attendre au passage piéton que le feu soit au vert; nous apprenons la langue, les mots de la ville, ses parfums, sa clameur (...) 

Mathias Énard, Rue des Voleurs 

 

Barcelone était belle et sauvage, j'aimais l'élégance, le rythme, les sons de la ville, la diversité des quartiers, de Gràcia au Poble Sec, depuis le port jusqu'à la montagne, l'étrange unité qu'il y avait dans les différences et les recoins, les surprises qu'offrait la ville - à deux pas de chez moi, par exemple, caché par des murailles, derrière une porte en pierre voûtée, se cachait l'hospice de la Sainte-Croix et son jardin magnifique, planté d'orangers et les merveilleux escaliers de pierre de la bibliothèque de Catalogne ― dès qu'il y avait un rayon de soleil, je m'asseyais là pour lire, sur un banc, dans le parfum des fleurs d'oranger; les jolies étudiantes de l'école d'arts appliqués sortaient pour fumer une clope, s'asseyaient sur les marches, et c'était beau de les regarder un moment; à quelques pas de là, sous les porches de l'ancien cloître, un groupe de clochards se tapaient des bières et des litrons de rouge, ils avaient l'air eux aussi de trouver l'endroit à leur goût, tout comme les drogués de la rue des Voleurs, les vendeurs de shit, les détrousseurs de touristes, tout le monde appréciait ce lieu ― certes pour des raisons différentes. L'hospice médiéval continuait, au fond, de remplir son office: il hébergeait de pauvres choses, des livres, des artistes, des ivrognes et des voleurs. 

Mathias Énard, Rue des Voleurs

 

       Parlons de la ville. 
       Pas de la nôtre, celle où on est nés, mais d'autres, de différentes villes. 
       Il y a vraiment toutes sortes de villes en ce monde. Chacune a son côté absurde, et c'est ce qui m'attire. C'est ainsi que j'ai traversé tant de villes durant toutes ces années. 
       Quand je descends l'escalier d'une gare où je débarque au hasard, je trouve un petit rond-point, un plan du quartier, une rue commerçante. Ça, c'est partout pareil. Même les chiens ont la même tête. Après un petit tour de reconnaissance dans la ville, j'entre dans une agence touristique où l'on me propose une pension pas chère. Évidemment, comme dans ces petites villes on a tendance à exclure l'étranger, on ne me fait pas tout de suite confiance, mais tu sais comme je peux être sociable, si ça me chante, et devenir copain d'à peu près n'importe qui au bout d'un quart d'heure. J'ai donc le gîte assuré, et toutes sortes d'informations sur la ville. 

Haruki Murakami, La course au mouton sauvage

 

Voile à peine trois mois que je suis à Feil, et pourtant le lieu m'est déjà familier. Néanmoins, dans sa trompeuse modestie, la ville dissimule bien des failles. Elle paraît avoir vocation au secret si tant est que l'alchimie puisse se nicher dans d'incohérents méandres, des trottoirs trop hauts pour être simples, ou bien des maisons reproduites à l'identique tout au long d'une rue. 

Philippe Claudel, Meuse l'oubli

 

(Elle ira dans des villes remplies de lumières multicolores, plus lumineuses ― oui ― à minuit qu'à midi... Elle ira... Des villes dont les rues sont comme des rivières, des fleuves, roulant et cascadant le flot plat, ininterrompu, des voitures par milliers, sans cesse ni trêve, jamais à sec, que là-haut flambe ou non le ciel... et des trottoirs pour berges, grouillants de gens, d'hommes, de femmes, de toutes sortes de gens qui vont, qui viennent, qui se bousculent, qui ne se connaissent pas entre eux et qui n'en éprouvent aucun regret, ils s'en fichent, ils vont et ils viennent sans que cela dérange leurs voisins. Elle ira dans des villes et des rues aux façades quadrillées d'innombrables fenêtres, de devantures de magasins comme des bouches grandes ouvertes. Elle sera parmi les gens qui vont et viennent, vont quelque part et viennent de quelque part, elle sera l'une d'entre eux, anonyme (...) Elle sera parmi eux et en dehors d'eux, selon son bon plaisir, comme elle en aura envie et comme cela se fait dans les villes remplies de lumières multicolores, de rues, de voitures, de maisons, de bruits. 

Pierre Pelot, Elle qui ne sait pas dire je

 

Or l'une des raisons de l'amour qu'ils portaient à Paris ― en dehors de l'amour pour l'amour, de l'amour envers la littérature, de l'amour à l'égard des petites et vieilles choses, des métiers petits et anciens ― tenait au fait que l'on pouvait encore marcher, encore flâner, encore aller sans soucis et s'arrêter pour contempler. Ainsi, ce n'est qu'à Paris qu'ils pouvaient se promener la main dans la main, ce n'est qu'à Paris que leurs pas prenaient une lenteur délectable. En somme, ils s'y sentaient affranchis, libres. Et c'était, assurément, un fait mental, un fait littéraire: mais, dans ces espaces, dans les rythmes de l'architecture et de la vie qui s'y déroulait, il y avait quelque chose qui acquiesçait à l'idée, et peut-être aux lieux communs, que l'on avait de Paris avant même de le connaître. 

Leonardo Sciascia, Candido

 

       Dès que le jour revint, (...) il fit une nouvelle promenade en ville. Il estimait en effet qu'il était indispensable si l'on veut bien découvrir la véritable physionomie d'une cité de la voir s'endormir et se réveiller. Les visages du matin ne sont pas les mêmes que ceux du soir et ce n'est pas quand les villes sont écrasées par le bruit de la circulation ou par le mouvement des foules qu'elles vivent le plus intensément: à ces heures, dites «de pointe», elles cessent d'avoir leur personnalité propre et ressemblent à toutes les autres villes. Pour un Deliot, l'âme d'une ville était un peu comme celle des humains: à elle aussi il lui faut des moments de calme et d'ombre pour se retrouver véritablement. 

Guy Des Cars, La révoltée

 

      ― Il y a quelque temps, je descendais la rue de Rennes en direction du boulevard, en comptant le nombre de fois où j'avais le temps de lever les yeux vers Saint-Germain sans être bousculé par un piéton trop pressé, ou renversé par une voiture. Je suis arrivé à un total de sept coups d'œil, qui m'ont valu un bleu au bras gauche, parce qu'un jeune impatient m'adonné un coup de coude. Une huitième occasion m'a été accordée quand je me suis planté, tête en l'air, juste devant l'entrée de l'église. Mais je ne pouvais voir que la façade, dans une perspective de contre-plongée très déformante. (...) L'église Saint-Germain a disparu, et toutes les églises de toutes les villes ont disparu, comme la lune quand elle s'éclipse. En envahissant les rues, les voitures ont réduit les trottoirs, où s'entassent les passants. S'ils veulent se regarder, ils voient les voitures en toile de fond; s'ils veulent regarder la maison d'en face, ils voient les voitures en premier plan; il n'existe pas un seul angle d'où l'on ne voie les voitures, au fond, devant, sur les côtés. Leur vacarme est omniprésent, tel un acide, dévore tout moment de contemplation. À cause des voitures, l'ancienne beauté des villes est devenue invisible. Je ne suis pas comme ces stupides moralisateurs qui s'indignent devant dix mille morts annuels sur les routes. Au moins, ça fait baisser le nombre des automobilistes. Mais je m'insurge contre le fait que les voitures ont éclipsé les cathédrales.

Milan Kundera, L'immortalité

 

 Il n'est pas dans tout l'Orient de grande cité qui puisse donner une idée de Sanaa. Ni le Caire, au bord du désert que surveille le Sphinx. Ni Damas, reine de Syrie, molle et subtile, noyée dans son verger géant. Ni Jérusalem, bloc compact de voûtes, d'arceaux, de ruelles, d'exaltation, de haine et d'amour. 
       Sanaa, au milieu de la coupe prodigieuse de pierre et de lave que ferment les djebels yéménites, se dresse isolée du monde et près du ciel. Flanquée de donjons ronds et pesants, cernée par d'épaisses enceintes crénelées, elle est vaste, solide, bâtie en force et tranquillité. Elle semble issue du sol même, toute posée dans sa force, sa fierté et sa sobre noblesse. Ainsi que le haut plateau qui la soutient, Sanaa porte le sceau de la fable et de la vie en même temps. 
       Les maisons forment des alignements sévères. Elles sont hautes de cinq et six étages et faites de pierres si bien ajustées qu'elles tiennent sans ciment ni mortier depuis des siècles. Des bandes de chaux vive éclairent les murs gris et séparent les rangées de fenêtres aux verres multicolores. Chacune d'elle a l'air d'un palais et d'une forteresse. Et les ornements de bois ouvragé, sculpté, dentelé avec une habileté et une patience infinies, donnent une grâce étrange à cette vigueur minérale. Au fond des vastes et mystérieux jardins que l'on devine derrière les enceintes aveugles, le bruit rythmé, gémissant, des poulies d'eau qui ne cesse ni la nuit ni le jour forme le souffle et la voix de cette ville et de son éternité. 

Joseph Kessel, Fortune carrée

 

Qu'elle soit courtisane, érudite ou dévote,
péninsule des bruits, des couleurs, et de l'or,
ville marchande et rose, voguant comme une flotte,
qui cherche à l'horizon la tendresse d'un port,
elle est mille fois morte, mille fois  revécue.
Beyrouth des cent palais, et Béryte des pierres,
où l'on vient de partout ériger ces statues
qui font prier les hommes, et font hurler les guerres.
Ses femmes aux yeux de plages qui s'allument la nuit,
et ses mendiants semblables à d'anciennes pythies.
(...) Beyrouth est en Orient le dernier sanctuaire
où l'homme peut toujours s'habiller de lumière.

Nadia Tueni, extrait de Liban : vingt poèmes pour un amour

 

La Jérusalem que mes parents convoitaient se trouvait loin de chez nous: à Rehavia, noyée dans la verdure et les son du piano, dans trois ou quatre cafés aux lustres dorés, rue Yafo ou Ben Yehouda, dans les salons du YMCA, à l'hôtel King David, où des Juifs et des Arabes épris de culture retrouvaient des Anglais éclairés et aimables, où des dames rêveuses au cou gracile glissaient dans leur robe de bal aux bras de messieurs en habits sombres, où des Anglais à l'esprit large s'attablaient en compagnie de Juifs cultivés et d'Arabes instruits, où l'on donnait des récitals, des réceptions, des soirées de lecture, des thés dansants et des causeries artistiques raffinées. Et il est probable que cette Jérusalem-là, avec ses cristaux et ses thés dansants, n'existait que dans les rêves des bibliothécaires, des professeurs, des employés ou des relieurs de Kerem Avraham. Quoi qu'il en soit, elle ne se trouvait pas chez nous. Kerem Avraham, notre quartier, appartenait à Tchekhov. 

Amos Oz, Une histoire d'amour et de ténèbres 

 

Telaviv : la mer. La lumière. Le ciel bleu, les dunes, les échafaudages, le théâtre Ohel-Shem, les kiosques sur les boulevards, une ville hébraïque blanche, aux lignes dépouillées, poussant parmi les vergers et les dunes. Ce n'était pas simplement un endroit où il suffisait, pour s'y rendre, d'acheter un billet de car, c'était un autre continent. 

Amos Oz, Une histoire d'amour et de ténèbres

 

Ah, quelle ville! Disait tante Lina à ma fille. Quelle ville magnifique et pleine de trésors! Imma, ici on a parlé toutes les langues, ici on a construit un tas de choses et on en a détruit tout autant, ici les gens, aussi bavards soient-ils, ne se fient à aucun bavardage, et ici il y a le Vésuve, qui rappelle chaque jour que l'entreprise la plus ambitieuse des hommes les plus puissants, l'œuvre la plus extraordinaire qui soit, peut être balayée en quelques secondes par le feu, par un tremblement de terre, par la cendre ou la mer. 
      (...) 
      Elle expliquait: Tous, oui tous, siècle après siècle, ont chanté le port, la mer, les bateaux, les châteaux, le Vésuve haut et noir avec ses flammes dédaigneuses, la ville en amphithéâtre, les jardins, les vergers et les palais. Mais ensuite, siècle après siècle, ils se plaignaient aussi tous de l'inefficacité, de la corruption, de la misère physique et morale. Aucune institution, derrière sa façade, son nom pompeux et ses nombreux travailleurs, ne fonctionnait vraiment. Il n'y avait aucun ordre repérable, juste une foule chaotique et incontrôlable dans les rues débordantes de vendeurs en tout genre, de gens qui parlaient très forts, de gamins, de mendiants. Ah, aucune ville n'est aussi bruyante, assourdissante que Naples!

Elena Ferrante, L'amie prodigieuse (livre IV L'enfant perdue)

 

      Elle est belle la nuit, notre ville [Naples]. Elle est pleine de danger, mais aussi de liberté. Les sans-sommeil, les artistes, les assassins, les joueurs y déambulent, les bistrots, les snacks, les cafés sont ouverts. On se salue, on se connaît, entre ceux qui vivent la nuit. Les gens se pardonnent leurs vices. La lumière du jour accuse, l'obscurité de la nuit donne l'absolution. Les transformés sortent, des hommes habillés en femme parce que la nature les y pousse, et personne ne les embête. On ne demande compte de rien, la nuit. Les éclopés, les aveugles, les boiteux sortent, eux qui le jour sont rejetés. La nuit, la ville est une poche retournée. Même les chiens sortent, ceux qui n'ont pas de maison. Ils attendent la nuit pour chercher les restes, tant de chiens survivent sans personne. La nuit, la ville est un pays civilisé. 

Erri De Luca, Le jour avant le bonheur

 

C'est une ville qui doit être traversée par l'automobile. Une ville qui doit sa naissance à l'automobile. Production de masse! Ponts autoroutiers, bretelles d'accès, voies ferrées, bâtiments rasés et terrains vagues où les adventices atteignent la taille de petits arbres, panneaux publicitaires, maisons ― des blocs, des kilomètres carrés de maisons ― à perte de vue. (...) 
      Que je ferme les yeux, et Detroit apparaît. Comme si la ville n'était jamais sortie de ma vie. 

Joyce Carol Oates, Paysage perdu

 

      Ne sachant pas très bien quoi faire de lui-même, il grimpa dans la lanterne d'un théâtre de construction bizarre qui s'élevait au milieu de cette ville étrange et singulière, petite pièce octogonale tout en fenêtres, ce qui lui permettait de voir la ville entière et tous ses édifices. Jude parcourut du regard toutes les vues l'une après l'autre, d'un air méditatif, triste, et pourtant résolu. Ces bâtiments, leurs associations et leurs privilèges n'étaient pas pour lui. Du toit de la grande bibliothèque dans laquelle il n'avait presque jamais eu le temps d'entrer, ses yeux s'arrêtèrent sur les nombreux clochers, les collèges, pignons, rues, chapelles, jardins et cours qui composaient l'ensemble de ce panorama unique. Il vit que sa destinée n'était pas là, mais parmi les travailleurs manuels, dans ces faubourgs misérables où il vivait, qui n'étaient pas reconnus comme partie de la cité par ses visiteurs ou panégyristes, mais qui abritaient des citoyens sans lesquels les savants ne pourraient pas travailler, ni les penseurs vivre. 

Thomas Hardy, Jude l'obscur

 

       C'était un quartier triste, fait de gros blocs et de grandes barres d'immeubles au milieu de terrains en friche troués de parkings. (...) C'était un mauvais quartier. Juste après le Mass Night-Club, les zones déshéritées des yourtes du Nord s'étendaient sur des districts entiers. Et en frontière de l'océan immobile des yourtes échouées en ville, il y avait l'énorme complexe d'habitations collectives du douzième district. Des milliers d'appartements dans une quinzaine de barres d'immeubles hauts de dix étages et quelquefois longs de plusieurs centaines de mètres. Sur les plans ou les photos aériennes, chacun cherchait à trouver un sens à cette architecture urbaine. Certains disaient que vue d'un Soyouz, la disposition des immeubles était un message en cyrillique aux cosmonautes. D'autres y voyaient l'insolence cachée d'une écriture mongole interdite. Chacun y cherchait un symbole et pourtant ce n'était rien qu'un de ces grands projets soviétiques sans âme et sans raison, un de ces empilements de vies déshumanisées qui fracassait les nouveaux venus de sa rigueur, puis écrasait jour après jour leur existence par sa laideur. Mais qui avait certainement fait rayonner du bonheur d'un rêve socialiste les nouveaux prolétaires inventés par ceux qui voulaient pouvoir les exploiter plus docilement dans un confort minimum. (...) Les immeubles surplombaient des no man's land d'éternels chantiers inachevés, de parkings en terre défoncés d'ornières, ou de grandes dalles de béton fissuré, plantées de portiques pour enfants en acier rouillé sous leur peinture écaillée. Une large barre en arc de cercle de plusieurs milliers d'appartements défendait l'entrée de cette cité, et l'intérieur ressemblait à une forteresse isolée et abandonnée où des habitants résignés survivaient. 

Ian Manook, Yeruldelgger

 

      Une ville où les gens ne travaillent plus est comme une ville après la guerre. Elle n'est plus régie par les sorties d'usines, de bureaux, d'école. Les gens qui avaient des enfants sont partis. Ceux qui restent n'en ont pas. Au lieu d'avoir des enfants, ils ont du temps. Ils ne sont plus jamais pressés de rentrer chez eux. On ne sait pas comment on le voit mais on le voit. Ils cherchent des excuses pour ne pas rentrer. Dans les rues le vent soulève les derniers papiers gras qui traînent encore. Quand il n'y en aura plus, ce sera la fin. Les derniers magasins à rester ouverts sont des solderies. À l'intérieur il n'y a que des bacs où l'on vend des articles bradés, en vrac, des tissus mous, des tissus qui ne tiennent pas, des vêtements sans coupe, des acryliques, rien, aucun vêtement sur cintre, seulement des lettres en grosses capitales orange. "Prix cassés." Parfois il nous faut deviner ce qui est écrit, certaines lettres peuvent manquer. Les cafés, pareil. Ils sont fermés ou alors vides. Les rares clients à continuer de les fréquenter sont des poivrons, des tocards, des gens avec de mauvaises dents, des jambes maigres, des pupilles brûlantes qui leur mangent la moitié du visage. La vie ne les brûle plus que là-dedans, dans le globule de leurs yeux brûlants. Des gens qui ont l'après-midi devant eux, ils peuvent passer des après-midi entiers au café à faire quoi, renâcler la même pensée rance, ils savent plus très bien s'ils la ruminent par la bile ou le cerveau, leurs organes fonctionnent sur la réserve. Les clients des cafés sont comme leurs organes, entamés. Ils peuvent rester là des journées entières, personne ne leur dit rien. La ville est sans rythme, elle est régie par un temps égal et mou. Un temps mort. 

Fabienne Jacob, Corps

 

      Le long du somptueux boulevard qui descend des hauts de Montrouge vers le fleuve cuirassé, étincelant comme un poisson d'argent sous les tours et les flèches du Palais de Justice, les marronniers d'Inde alignés sur les bords des trottoirs mêlaient leurs cimes en une voûte d'un vert vif, sous laquelle montait de part et d'autre le double flot des hommes et des véhicules. On distinguait à peine les façades des maisons, où les vitres des fenêtres scintillaient au soleil parmi les géraniums verts, dans le gazouillis des canaris encagés. Cette vivacité insolite ne se manifestait pas seulement chez les créatures vivantes, mais dans les choses les moins animées également. Les tramways, éclatants vaisseaux peints aux couleurs de fête, passaient, rapides et tintinnabulants et bourdonnant sous les fils électriques. Je ne sais quel air de nouveauté, de luxe, fleurissait Dans les objets les plus pauvres et les plus communs, exposés dans les vitrines des magasins. Des éclats de verre et de chrome filaient le long de la chaussée au passage des fiacres, des automobiles et des bicyclettes. Des reflets de miroir papillonnaient sur les murs. Devant les grands magasins d'habillement à bon marché, les habits exposés sur des mannequins acéphales dansaient au vent avec une joie nonchalante. 
      Les passants, même vieux et chenus, avançaient comme mus par des mécanismes, avec une élasticité de gymnastes, s'attroupaient sur les trottoirs, encerclaient les vendeurs de produits miraculeux autant qu'inutiles, se pressaient autour des kiosques à journaux fleuris de feuilles multicolores, petits temples éphémères voués au culte de l'internationalisme, essaimaient avec l'ardeur d'écoliers en récréation à travers les rues luisantes de soleil et d'asphalte. Les pigeons à la poitrine bombée, tombés des avants-toits hivernaux, se promenaient avec solennité sur les places, parmi les hommes, s'envolant parfois brièvement pour éviter un danger illusoire. 

La maison hantée, Alberto Savinio

 

      La vraie forme de la ville est dans cette montée et cette descente de toits, de tuiles vieilles et nouvelles, canaux et mouettes, cheminées minces ou trapues, pergolas de joncs et appentis en Éternit ondulé, rampes, balustrades, pilastres qui soutiennent des vases, réservoirs d'eau en tôle, mansardes, lucarnes de verre, et sur toutes ces choses s'élève la mature des antennes de télévision, droites ou tordues, émaillées ou rouillées, selon les modèles de générations successives, différemment ramifiées, cornues et cachées, mais toutes aussi maigres que des squelettes et aussi inquiétantes que des totems. Séparés par des golfes de vide irréguliers et découpés, des terrasses prolétaires se font face, avec des cordes pour étendre le linge et des tomates plantées dans des bassines en zinc; et des terrasses résidentielles avec des espaliers de plantes grimpantes sur des treillis en bois, des meubles de jardin en fonte, vernis de blanc, des bâches roulées; des clochers avec leurs clochetons sonnant à toute volée; des frontons de bâtiments publics, de face et de profil; d'autres terrasses et super-terrasses, des surélévations impunément abusives; les échafaudages de tubes métalliques de constructions en cours ou à moitié terminées; de grandes fenêtres avec tentures et de petites fenêtres de cabinets; des murs couleur ocre et couleur terre de Sienne; des murs couleur moisissure, dans les lézardes desquels des touffes vertes déversent un feuillage tombant; des cages d'ascenseurs; des tours aux fenêtres géminées et trilobées; des flèches d'églises avec des vierges; des statues de chevaux et de quadriges; des palais déchus en taudis, des taudis restructurés en garçonnières; et des coupoles qui s'arrondissent sur le ciel dans toutes les directions et à toutes les distances, comme pour confirmer l'essence féminine, junonienne de la ville: coupoles blanches ou rosées ou violettes suivant l'heure et la lumière, veinées de nervures, culminant en lanternes surmontées d'autres plus petites coupoles. 

Italo Calvino, Palomar 
(chapitre: La ville [Rome])

 

      Ayant grandi lentement au fil des siècles, rayonné à partir d'un cercle intérieur, elle [Vienne] était assez peuplée, avec deux millions d'habitants, pour assurer tout le luxe et la diversité d'une grande ville, mais sans être surdimensionnée au point de se couper de la nature comme Londres ou New York. Les dernières maisons de la ville se reflétaient dans le cours du Danube ou donnaient sur la vaste plaine ou se perdaient dans des jardins et des champs ou grimpaient dans de douces collines sur les derniers contreforts des Alpes, que la forêt tapissait de vert; on sentait à peine où commençait la ville, et tout fusionnait sans résistance ni contradiction. À l'intérieur, on sentait que la ville avait grandi comme un arbre qui accroît ses anneaux; et au lieu d'être enserré dans d'anciennes fortifications, le cœur de la ville, son noyau le plus précieux, l'était dans l'anneau de la Ringstrasse avec ses majestueuses maisons. 

Stefan Zweig, Le monde d'hier

 

      Dans l'inventaire régulièrement mis à jour de ses détestations, dénigrements, lassitudes et dégoûts, considérable était la part qu'il accordait à la Ville, à ce qu'elle était à ses yeux devenue sous l'effet d'une méthodique application des incessantes transformations imposées par les prodigieux progrès de la marchandise des avant l'époque où nous avions commencé à comprendre où nous vivions et où nous habitions ― jusqu'au jour où, de la ville que nous avions aimée, il ne resterait même plus ce qu'on peut encore trouver sur le site d'une vieille usine désaffectée, une petite portion de la cheminée de brique ou un porche de pierre hautement décoratifs et riches de mémoire (...). Et puisqu'il ne trouvait plus jamais rien qu'il puisse encore aimer dans sa ville, il disait qu'il n'avait plus l'envie et qu'il avait cessé de s'y promener. Il continuait pourtant de compléter l'inventaire de ses relevés de désastres. Les aménagements méthodiquement exécutés n'affectaient pas seulement l'allure de la ville mais ses usages possibles, la manière d'y vivre et donc ses habitants eux-mêmes, l'allure de ceux qui y vivent, puisqu'on ne se tient pas dans une nef d'abbaye comme on le fait dans une allée de supermarché. Il parlait du mobilier urbain encombrant les trottoirs, du marquage au sol et des panneaux à chaque coin de rue fléchant les directions et les services proches (...)

Jean-Paul Goux, L'ombre s'allonge

 

      La lumière du matin inondait Moscou d'un éclat féerique. Étendue aux pieds de la Poklonnaïa avec ses jardins, ses églises, sa rivière, ses coupoles brillantes comme des lingots d'or, aux rayons du soleil, ces constructions fantastiques d'une architecture étrange, la ville semblait vivre de sa vie habituelle ! Napoléon éprouvait, en la contemplant, cette curiosité inquiète et pleine de convoitise que provoque chez un conquérant l'aspect de mœurs inconnues et étrangères. Il constatait dans cette grande cité une exubérance de vie, dont il distinguait, du haut de la montagne, les indices infaillibles, et il entendait pour ainsi dire la respiration haletante de ce grand corps étendu devant lui. Chaque cœur russe, en contemplant Moscou, se dit que c'est une mère, tandis que tout étranger, sans même se rendre compte de son rôle maternel, reste frappé de son caractère essentiellement féminin. Napoléon le comprit. «Cette ville asiatique, avec ses innombrables églises, Moscou la sainte, la voilà donc enfin, cette ville fameuse ! Il était temps !» dit-il en descendant de cheval, et, faisant déployer devant lui le plan de Moscou, il manda l'interprète Lelorgne d'Ideville. «Une ville occupée par l'ennemi ressemble à une ville qui a perdu son honneur» pensait-il. 

Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix - Tome III

 

Il y a longtemps que je ne suis pas retourné à la ville. Et j'éprouve soudain une impérieuse envie de rencontrer des visages nouveaux, de côtoyer les milliers d'inconnus qui s'y pressent, de me mêler jusqu'au vertige à ce vacarme, à ces lumières, à cet élan profond qui donne à la grande cité cette vie scintillante et secrète qui me subjugue chaque fois.
      J'aime la foule, le bruit et l'odeur de la foule, le coude à coude des trottoirs, la bousculade des magasins où l'on s'étouffe, le chrome éclatant des cafés, les affiches, les camelots, l'immense nef des cinémas, les vitrines de Noël.
      J'aime les pavés luisants, les hautes façades grises, la caravane grondante des voitures dans le tunnel des rues. 

Pierre Gabriel, L'ormeau

 

      On aimait cette ville pour les soirs de printemps. Le soir, les gens marchaient de long en large sur le mail, les familles; certaines personnes fumaient. La fumée s'envolait dans l'air calme, à peine visible; et les gens regardaient le fleuve. À cette heure-là, la lumière se concentre sur l'eau, mais la ville, en hauteur, s'assombrit parce que l'ombre des bâtiments s'allonge, couvre le coin des rues. Des enfants jouent à la marelle. Il y a de vieilles églises dont les pièces d'orfèvrerie brillent dans la pénombre parce que les portes sont ouvertes. Des gens allument des radios. Il y a une sorte de relâchement très doux, comme si rien ne comptait vraiment; et, dans ce relâchement, cessant de se contraindre, l'esprit retourne à l'essentiel, à ce qui le préoccupe vraiment, à son butin secret, les souvenirs heureux, l'amour.

Dominique Barbéris, La ville

 

      «... Il lui avait semblé, accoudé près de Chaunes à la fenêtre de la pièce haute de la tour, que maintenant qu'ils demeuraient dans la maison de Morgante, au milieu des jardins de Morgante, c'était la ville qui leur fût inaccessible et interdite, comme si l'enceinte impénétrable c'eût été celle de la ville qu'ils regardaient sous eux et sur laquelle passait, à cette heure du jour finissant, une rumeur basse, comme les dernières vagues exténuées d'une lointaine expiration, avec à heure fixe, toujours, cette courte sonnerie de cloches qu'ils avaient entendue au soir de leur première promenade dans les jardins, eux, Maren et Chaunes, et dont Chaunes lui avait désigné du doigt la source: les deux clochers à jour, surmontés d'un bulbe polygonal, qui flanquaient l'édifice au fronton bleu pâle et au toit de tuiles jaunes et rousses et dont il pût apprendre un soir, à Chaunes, que c'était l'église de Saint-Athanase.» «Pendant des jours, environ ce temps-là, avait raconté Wilhelm, depuis la fenêtre haute de la tour, ils avaient Chaunes et lui regardé la ville à l'heure où l'obscurité montait et, quartier par quartier, maison par maison, la recouvrait peu à peu tout entière, et c'était seulement après que les dômes, qui avaient un moment paru flotter sur cette obscure étendue, avaient à leur tour sombré, s'étaient fondus dans la masse indistincte de la ville noire, c'était alors seulement qu'ils pouvaient quitter la fenêtre. 

Jean-Paul Goux, Les jardins de Morgante

 

      Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n'est pas d'objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu'une fenêtre éclairée d'une chandelle. Ce qu'on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
      Par delà les vagues des toits, j'aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j'ai refait l'histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.

Charles Baudelaire, Spleen de Paris (extrait de Les fenêtres)     

 

 

      Dans la banlieue de Vancouver
brûlent des papiers journaux.

      Certains sont là sans dire un mot
au bord du monde
mais le feu passe sous la langue
des goûts de vagues et d'autres villes
à moins que ce ne soit le nom des temps

      Dans la banlieue de Bilbao
brûlent des papiers journaux.

La nuit est un décor en plein soleil de
bronze   où sonne le songe de partir
de savoir ce qui bouge sur la rive
des fleuves toujours
sur le point d'en finir.

      Dans la banlieue de Tchernikov
brûlent des papiers journaux.
      Et cette nuit est noire piquetée de néons
plus lointains que des étoiles.

      Ils ont des visages où couler
l'acier trempé d'un monde musical.

      Dans la banlieue de Han Kéou
brûlent des papiers journaux.

Leur silence de veilleurs a un pouvoir d'arpège.

  ― Salut... Je faisais un détour
      par ce côté de la grande Ourse.
      Je vais vous raconter l'histoire du feu.

      On brûle des papiers journaux
dans la banlieue de Burundi.

      Ils ont le pain et le vin lourds de tous les temps
à portée de main les couteaux.
      Le feu   le feu parle du feu
et d'un point du futur en chemin.

      Dans la banlieue de Mendoza
brûlent des papiers journaux.

      Ils disent dans l'histoire les oiseaux-galaxie
autour d'un trou dans tout l'espace
ils savent aussi serrer le poing
sur la réalité de la banlieue.

      N'approchez pas plus que d'un FAUVE.

Alex Abouladzé, L'espace vide (extrait)

 

      J'aimais ces ruelles des villes étrangères, ce marché impur de toutes les passions, cet entassement clandestin de toutes les séductions pour les matelots qui, excédés de leurs nuits solitaires sur les mers lointaines et périlleuses, entrent ici pour une nuit, satisfaire dans une heure la sensualité multiple de leurs rêves. Il faut qu'elles se cachent quelque part dans un bas-fond de la grande ville, ces petites ruelles, parce qu'elles disent avec tant d'effronterie et d'insistance ce que les maisons claires aux vitres étincelantes, où habitent les gens du monde, cachent sous mille masques. (...) Ces rues sont les mêmes à Hambourg qu'à Colombo et à la Havane; elles sont les mêmes partout, comme le sont aussi les grandes avenues du luxe, car les sommets ou les bas-fonds de la vie ont partout la même forme; ces rues inciviles, émouvantes par ce qu'elles révèlent et attirantes par ce qu'elles cachent, sont les derniers restes fantastiques d'un monde aux sens déréglés, où les instincts se déchaînent encore brutalement et sans frein, une forêt sombre de passions, un hallier plein de bêtes sauvages. Le rêve peut s'y donner carrière. 

Stefan Zweig: La ruelle au clair de lune
(dans le recueil de nouvelles: Amok)

 

      C'était une ville étrange qui, tel un être préhistorique, paraissait avoir surgi brusquement dans la vallée par une nuit d'hiver pour escalader péniblement le flanc de la montagne. Tout dans cette ville était ancien et de pierre, depuis les rues et les fontaines jusqu'aux toits des grandes maisons séculaires, couverts de plaques de pierre grise, semblables à de gigantesques écailles. On avait de la peine à croire que sous cette puissante carapace subsistait et se reproduisait la chair tendre de la vie.
(...)
      C'était une ville penchée, peut-être la plus penchée au monde, qui avait bravé toutes les lois de l'architecture et de l'urbanisme. Le faîte d'une maison y effleurait parfois les fondations d'une autre et c'était sûrement le seul lieu au monde où, si l'on glissait sur le côté d'une rue, on risquait se de retrouver sur un toit. Et cela, les ivrognes, surtout, en faisaient parfois l'expérience.
      Oui, c'était une ville fort étrange. En marchant dans la rue, on pouvait par endroits, en étendant un peu le bras, accrocher son chapeau à la pointe d'un minaret. Bien des choses y étaient bizarres et beaucoup d'autres semblaient appartenir au royaume des songes.
      Préservant péniblement la vie humaine dans ses membres et sous sa cuirasse de pierre, elle ne lui en causait pas moins, à cette vie, bien des peines, des écorchures et des plaies, et c'était naturel, puisque c'était une ville de pierre et que son contact était rude et froid.
      Il n'était pas facile d'être un enfant dans cette ville.

Ismaïl Kadaré, Chronique de la ville de pierre

 

      Il sortit dans la rue. Vous savez comment sont les rues du faubourg à cinq heures du soir, au tout début de l'été. Il n'y a pas un chat et l'on dirait que le soleil pèse un poids et l'ombre un autre poids. Le soleil est très chaud et l'ombre très froide, surtout dans les couloirs. On a l'impression que les maisons s'enfoncent dans la terre et que les arbres rapetissent dans les jardins. Le trottoir chauffe les jambes et le mâchefer scintille comme un étang au fond de la rue fermée par un mur. Quand le tramway passe dans l'avenue Jean-Jaurès, à l'autre bout de la rue, il y a du mica orange sur les vitres et il va plus lentement que d'habitude, les oiseaux couvrant le bruit de ses roues.
      Théo prit le chemin le plus long. Il passa de la rue Paul-Bert dans la rue Paul-Lépine, puis tourna à droite dans la rue Port-Arthur. Il traversa le désert brûlant de la place du marché, suivit la rue du Nord jusqu'au faubourg et arriva enfin dans la rue des Prés. Il traînait les pieds, son doigts ne quittait pas le long du mur, qui sentait bon. Il demeura quelque temps assis sur le perron de la maison.

Alain Gerber, Le faubourg des coups de trique

 

 

     Camille s'était imaginé une ville à saison unique, froide et venteuse d'un bout à l'autre de l'année. Il est rare qu'un lieu vous donne aussi spontanément raison. Ce pays semblait ne vouloir fâcher personne.
      Glasgow lui sembla receler quelque chose d'antique, d'indifférent au monde, un monde à soi seul. Une ville repliée sous sa douleur. Tandis que le taxi les conduisait de l'aéroport à Jocelyn Square où se trouvait le Palais de justice, Camille s'abandonna au décor étrange et incroyablement exotique de cette ville grise et rose qui semblait entretenir ses parcs dans l'ultime espoir qu'un jour l'été y vienne en visite.

Pierre Lemaitre, Travail soigné

 

      La ville, habitée par ces souvenirs qui me restent, ne plonge pas seulement dans le passé de notre Histoire, étayée par les grands noms qui marquent chaque station de la chronique, mais se déploie aussi en arrière et en avant du temps présent en quelque sorte ― dans le dédale de ses croyances et de ses races contemporaines; les centaines de petites sphères enfantées par la religion ou le savoir qui s'agglutinent mollement comme des cellules pour former cette grosse méduse déployée qu'est l'Alexandrie d'aujourd'hui. Ainsi unies, fortuitement, de par la volonté de la ville, isolées sur un promontoire schisteux dominant la mer, sans autre rempart que le miroir lunaire de Mareotis, le lac salé, et, au-delà, l'infinitude d'un désert déchiqueté (maintenant doucement caressé par les souffles du printemps, plissé en dunes de satin, informe et magnifique comme un champ de nuages), les communautés se perpétuent et communiquent ― les Turcs avec les Juifs, les Arabes, les Coptes et les Syriens avec les Arméniens, les Italiens et les Grecs. La brise incessante des transactions commerciales ondule de l'une à l'autre comme un frisson qui parcourt un champ de blé; les cérémonies, les mariages et les pactes les unissent et les divisent. Même les noms des arrêts de trams ― antiques véhicules bringuebalant dans leur rails ensablés ― évoquent les noms oubliés de leurs ancêtres, et les noms des premiers capitaines qui débarquèrent sur cette côte, d'Alexandre à Amr, les pères de cette anarchie de la chair et de la fièvre, de l'amour vénal et du mysticisme. Quelle autre ville au monde peut offrir un tel amalgame?

Lawrence Durrell, Le Quatuor d'Alexandrie, Tome II Balthazar

 

 

      L'homme aime tant l'homme que, quand il fuit la ville, c'est encore pour chercher la foule, c'est-à-dire pour refaire la ville à la campagne.

Charles Baudelaire, Journaux intimes

 

 

      Toutes les cités des pays de sable, bâties en plâtras léger, ont un aspect sauvage, délabré et croulant.
     Et, tout près, des tombeaux et des tombeaux, toute une autre ville, celle des morts attenante à celle des vivants.
      Les dunes allongées et basses de Sidi-Mesnour qui dominent la ville vers le sud-est semblaient maintenant autant de coulées de métal incandescent, de foyer embrasés, d'un rouge violacé d'une invraisemblable intensité de couleur.
      Sur les petits dômes ronds, sur les pans de murs en ruines, sur les tombeaux blancs, sur les couronnes échevelées des grands dattiers, des lueurs d'incendie rampaient, magnifiant la ville grise en un flamboiement d'apothéose.
      Le dédale marin des dunes géantes de l'autre route déserte qui mène à Touggourt, d'où nous venons par Taïbett-Guéblia, se dessinait, irisé, noyé en des reflets d'une teinte de chamois argenté, sur la pourpre sombre du couchant.
      Jamais aucune contrée de la terre, je n'avais vu le soir se parer d'aussi magiques splendeurs!
      À El Oued, pas de forêt de dattiers obscurs enserrant la ville, comme dans les oasis des régions pierreuses ou salées...
      La ville grise perdue dans le désert gris, participant tout entière de ses flamboiements et de ses pâleurs, comme lui et en lui, rose et dorée aux matins enchantés, blanche et aveuglante aux midis enflammés, pourpre et violette aux soirs irradiés... et grise, grise comme le sable dont elle est née, sous les ciels blafards de l'hiver!    

Isabelle Eberhardt, Au pays des sables

 

 

      Cette ville lui allait comme un gant. Elle l'avait senti en posant son sac à dos sur les carreaux de la Grande Rue. Arrivée par l'autoroute en provenance d'Allemagne elle avait convaincu un chauffeur-livreur de faire un crochet par le boulevard. Elle avait dévalé la rue de Vesoul et s'était laissée glisser par la rue Battant. Elle avait été saisie par la beauté de la Boucle et par son col de fourrure verte. Les collines mamelues, le phallus des cheminées, la courbure des ruelles, le jeu subtil de l'ombre et des lumières, l'omniprésence de l'eau, tout avait conspiré à son envie de rester dans une ville dont elle ignorait l'existence une heure plus tôt. La ruelle pavée par laquelle elle était arrivée était truffée de vieux Arabes débonnaires, d'artistes flâneurs et de petites épiceries pas chères. Elle confia son sac à une quincaillière et franchit ce pont Battant dont on disait qu'il était la ligne de partage des eaux et des humeurs.

Mario Absentès, Castor Paradisio

 

 

Vesontio-la-Noire
Ville-lyre
quelle musique joues-tu cette nuit ?
Tes rues ont la froideur du rêve
et je ne vois que le masque des fontaines
qui murmurent les phrases d'eau
d'un sanscrit que j'ignore

Vesontio Vesontio
tes eaux noires coulent sous mes pieds
Chronos est le maître à présent
Musique perdue
               la chute
Plus de voix, de violons, de choeurs et de gaies chansons
Je n'entends que le bruissement des arbres malades
qui baissent leur voix de feuilles frémissantes quand je passe

Alain Jean-André, La porte noire (extrait)

 

 

      La ville s'étendait, grisâtre, hérissée de froides cheminées qui tenaient tête aux bourrasques de vent. Il n'y avait plus de chauffage. Les fils téléphoniques avaient été coupés, les conversations remplacées par de longs soliloques. L'électricité aussi faisait défaut. Les seules installations à fonctionner encore étaient les égouts.
      Les murs étaient couverts de graffitis. On pouvait encore en déchiffrer sur les barricades, le bunker, dans le dos des cadavres, sur le flanc des tanks. Au milieu du grondement des combats, on entendait parfois des bribes de chants: Rouges sont le levant et le couchant... L'avant-garde va de l'avant!... La rue Royale, où les combats se poursuivaient, avait été bloquée et l'évacuation de la ville interrompue. Voitures, camionnettes, limousines remplies de fugitifs avaient dû faire demi-tour pour réintégrer le ventre dérangé de la ville, endolori par cette occlusion.

Ismail Kadaré, Novembre d'une capitale

 


      La ville n'était faite que de pierres, immeubles de béton, plaques de marbre, rues de macadam. Il n'y avait que de gros blocs dressés les uns à côté des autres, sur quoi les gens s'écrasaient. Des montagnes de pierre dure, hermétiques, verticales, debout au-dessus des plaines d'asphalte. On pouvait courir jusqu'à ce que les pieds saignent, mais on ne trouvait pas de cachette, pas d'oubli. 

JMG Le Clézio, Les géants

 

 

      À l'époque où je fis sa connaissance, la ville de Paris ne s'était pas encore complètement unifiée comme elle l'est aujourd'hui grâce au métro et à l'automobile; c'étaient encore les majestueux omnibus tirés par de lourds chevaux fumants qui dominaient la circulation. Il est vrai qu'on ne pouvait guère découvrir Paris plus commodément que du haut de "l'impériale", le premier étage de ces larges carrosses, ou des fiacres découverts, qui n'allaient pas non plus à une allure trop fébrile. Mais à l'époque, le trajet de Montmartre à Montparnasse représentait malgré tout un petit voyage et vu la frugalité des petits bourgeois parisiens, je jugeais tout à fait digne de foi la légende voulant qu'il existât encore des Parisiens de la rive droite qui n'étaient jamais allés sur la rive gauche, des enfants qui jouaient uniquement au jardin du Luxembourg et n'avaient jamais vu le jardin des Tuileries ou le parc Monceau. Le vrai bourgeois ou le vrai concierge restait volontiers "chez soi", dans son quartier; ils 'aménageait son petit Paris à l'intérieur du grand Paris et c'est pourquoi chacun de ces arrondissements avait encore son caractère nettement distinct et même provincial.

 Stefan Zweig, Le monde d'hier

 

      J'ai rêvé pour le nouvel an chinois d'une grande parade sur les Champs Élysées; j'ai rêvé que la Tour Eiffel scintillait rouge comme il se doit; j'ai rêvé que du haut d'une estrade dressée place jadis nommée de la Révolution, à l'endroit même où deux siècles plue tôt la sinistre «veuve» accueillait le roi de France, une voix s'élevait ― la mienne, peut-être ― et rappelait aux milliers de gens assemblés que depuis cent ans, le nombre des écrivains fusillés, emprisonnés, contraints à l'exil ou condamnés aux travaux forcés est incalculable, dans des proportions que l'on ne peut comparer avec aucune des dynasties impériales de toute l'histoire de la Chine.
      Puis dans l'assourdissant silence qui s'ensuivait, plusieurs milliers de ballons rouges et ronds comme des têtes se détachaient de la foule et s'envolaient au-dessus de la parade du nouvel an, plus haut que la Tour illuminée, et moi qui les suivait des yeux, moi dont le nom en mon propre pays ne se peut plus prononcer, j'associais mentalement à chaque ballon le nom d'un ami, d'un frère ou d'un confrère dont le sang avait rougi le clair dallage de Tienanmen ou la page blanche d'un livre mort-né.

Jacques-François Piquet, Que fait-on du monde? Élégie pour quarante villes

 

 

      Quelque part, pendant ces dix jours passés à Paris (et en Bretagne) j'ai reçu une sorte d'illumination qui, semble-t-il, m'a une fois de plus transformé, orienté dans une direction que je vais sans doute suivre, cette fois encore, pendant sept ans ou plus: bref, ç'a a été un satori: mot japonais désignant une «illumination soudaine», un «éblouissement de l'oeil». ― Appelez ça comme vous voudrez, mais il s'est bel et bien passé quelque chose; et lors de mes premières rêveries, le voyage terminé, une fois rentré chez moi, alors que j'essaie de mettre de l'ordre dans la confuse multitude des événements de ces dix jours, il me semble que le satori a été provoqué par un chauffeur de taxi nommé Raymond Baillet; d'autres fois, je crois que ce pourrait bien être cette peur paranoïaque éprouvée dans le brouillard des rues du Finistère à trois heures du matin; d'autres fois, je me dis que c'est M. Casteljoux et sa secrétaire, jeune femme d'une éblouissante beauté (une Bretonne aux cheveux bleu-noir, aux yeux verts, aux dents bien séparées sur le devant, tout à fait à leur place au milieu des lèvres savoureuses, avec son pull blanc en laine tricotée, ses bracelets en or et son parfum), ou le garçon de café qui m'a dit: «Paris est pourri», ou le Requiem de Mozart joué dans la vielle église de Saint-Germain-des-Près par des violonistes exultants, dont les coudes s'agitaient en cadence, joyeusement, parce qu'un grand nombre de gens distingués étaient venus s'entasser sur les bancs et les chaises apportés spécialement pour la circonstance (et dehors, il y a du brouillard); ou alors, au nom du ciel, ça pourrait être quoi? Les arbres des allées rectilignes du jardin des Tuileries? Les oscillations vrombissantes de ce pont qui enjambait la Seine pleine des échos de ce jour de fête, et que j'ai traversé en me cramponnant à mon chapeau, sachant bien que ce n'était pas le pont (le pont de fortune du quai des Tuileries) mais moi, en personne, qui vacillais, sois l'effet du cognac, de l'énervement, de l'insomnie, de ce voyage de douze heures en jet depuis la Floride, terrassé par l'anxiété, les bars, l'angoisse de l'aéroport.

Jack Kerouac, Satori à Paris

 

 

      Il y a tant d'années que, chaque matin, je me promène à l'infini dans Strasbourg... Les quartiers de la Cathédrale, de la Krutenau, de la République surtout (entre l'Opéra et la Gallia), on dirait que j'en connais chaque maison & chaque jardin, chaque quai, les canards & les cygnes, tous les magnolias, les librairies & les étudiants, ...chaque jour a son imprévu, son détail piquant, son propos de café, son bon mot, son rébus...
      L'air du temps nourrit ma flânerie de mille et un petits riens. L'autre dimanche à l'Écomusée, on a vu des vendeurs de cerfs-volants, des essayeurs de cercueils, des amuseurs d'illüsions ou des tricoteurs de bulles de savon!... En somme, je suis amateur d'arcs-en-ciel & promeneur permanent?... Ma ville, en été surtout, quelle féerie!... quel château-de-lüeurs, quelle oasis d'utopies, quel fatras de rêveries, quel marquisat d'écriture & d'opéras, dans les souvenirs fabüleux des plus grands musiciens & mystiques d'Occident & celui des premiers imprimeurs de l'humanité!
      J'y croise aussi, chaque jour quasi, le Désespoir lui-même sous la forme cabossée des clochards & des SDF, ... ah les pauvres âmes blessées qui, ça et là, se traînent dans l'invisible sang noir de leur malheur! Au Moyen Age, des milliers de religieux s'occupaient de ces âmes-là, leur lavant le corps & le cœur, parfümant leurs pieds pourris d'une patience angélique ― mais, de nos jours, que fait-on pour ces HOMMES-là?...
      Cinq éboueurs, chargés d'un kilo de clés, sont entrés dans le café, ils ont travaillé toute la nuit, vont boire un baron de bière & jouer à Toto-loto, quel cheval gagnera-t-il?... Déjà le Jour s'élance vers la Montagne bleue, il a ― le jeune homme Jour ― des lunettes noires comme la mort & son sourire éclatant quelque chose d'américain?... Que l'été nous apporte, ô vous tous, des buissons d'apaisement!...

Jean-Paul Klée, Rêveries d'un promeneur strasbourgeois

 

 

      Car les cités mayas sont souvent conçues comme nos villes satellites: le centre principal est entouré, à plus ou moins grande distance, de centres secondaires. Tout autour de ces points que caractérise la présence de temples et de palais, les cases du peuple et les huttes des paysans  s'égaillent fort loin dans la nature; car chaque habitation comprend un espace vert, planté d'arbres répandant une ombre bienfaisante.
      Ainsi, on a affaire à de véritables cités vertes: comment concevoir une formule plus actuelle de l'urbanisme? C'est réellement le «centre pour piétons», avec son paysagisme et son aménagement libre, où alternent les esplanades et les profonds cenotes, les cultures et les palmiers, et même à Tikal, les réservoirs que les Mayas ont inclus dans un plan d'une profonde diversité. On est loin des bourgades sordides des grandes civilisations de l'Orient! Ici, la propreté, la fraîcheur, l'espace prédisent les directives de l'urbanisme moderne le mieux compris. Et pour se faire une image complète de ce décor, il faudrait encore se représenter les palais et les pyramides avec leur polychromie et la teinte de la pierre: les uns, d'un blanc ivoire, presque rosé, comme à Uxmal, d'autres orangés, comme à Labna, d'autres encore gris avec des lichens noirs, comme à Chichen Itza, et enfin de la roche verte de Copan.

Henri Stierlin, Maya (éd. D.Vincent L'Équerre, col. Architecture universelle)

 

 

     Ma ville est verte et jaune, verte comme les arbres et jaune comme le grès; ou plutôt blonde, comme la chevelure d'un enfant. Elle est belle. Elle se targue d'un privilège exceptionnel: le «progrès» a épargné son architecture. On y trouve ni grand ni petit Beaubourg; aucune pyramide n'émerge de ses places; aucun gratte-ciel digne de ce nom ne démange son ciel. Et l'on n'y trouve d'arche nulle part, car le malheureux architecte qui prétendit construire une bibliothèque en forme d'arche de Noé sur une des places les plus intimes et prestigieuses de la cité fut durement fustigé par les élus. Moyennant quoi, il installa en contrebas une «médiathèque» qui ne ressemble à rien de particulier... Comme on n'y embastille plus, la ville n'a point de Bastille. Et donc pas d'Opéra Bastille; ce qui lui vaut de faire une double économie: celle de la laideur et celle de l'argent gâché! Si l'on n'y attend le TGV, en revanche on n'y construit point de TGB: car la Très grande Bibliothèque coûte et coûtera fort cher... d'ailleurs personne jamais ne l'a réclamée, ni à Paris ni chez nous. Et si elle ne servait qu'à glorifier les Princes qui nous gouvernent?
      Notre ville n'a ni prince consort: et les maires y ont une longévité exceptionnelle: deux seulement en quarante-cinq ans, et le second toujours présent! Le slogan «sortez les sortants» n'est pas pour nous. Notre ville n'est pas «modern style 1960», c'est-à-dire parfaitement laide. Elle est belle, j'insiste: très belle. Elle ne ressemble même pas à une ville américaine. C'est une ville européenne. Et surtout, elle marche!
      Entrez dans la nef de sa cathédrale, et Saint Patrick, à New York, devient du coup ridicule: affaire de record! Pour l'art gothique, l'Europe est gagnante! Levez les yeux, et cet immense vaisseau vous saisit: comment ont-ils pu élever une nef de 42 mètres de hauteur? Cette nef a six cents ans, et six mille mètres carrés de vitraux, du Moyen Âge à Chagall et Villon. Une lanterne de Dieu. Les ZUP de nos banlieues n'ont que trente ans et sont déjà délabrées. Il est vrai que le progrès va de plus en plus vite, et que personne, hélas, ne songe à l'arrêter ni ne le peut!
      Parcourez ensuite les six grands cloîtres historiques; les trois immenses greniers médiévaux; les cinq églises gothiques, sans compter Saint-Pierre-aux-Nonnains, une basilique romaine considérée comme la plus vieille église de France; puis les jardins... Impossible de les dénombrer: il y en a partout. La ville entière est un jardin. Elle se nomme d'ailleurs elle-même la «ville jardin». Un centre dense, médiéval, orné de monuments comme ceux de Sienne ou de Florence, et des quartiers neufs dans des jardins. Avec de l'eau partout, un peu comme à Bruges, et pas tout à fait comme à Venise! À deux cents mètres du centre, c'est la nature. Et l'autoroute y pénètre sans avoir traversé la moindre banlieue: autre record, unique en Europe.
      De l'eau, des arbres et des pierres jaunes. Des monuments impressionnants, tous restaurés; des maisons toutes ravalées, réhabilitées. Une rivière de diamants dans un écrin de verdure. Une gare légendaire, presque aussi célèbre que celle de Perpignan, immortalisée pas Dali; et des habitants amoureux de leur ville, pas trop nombreux, juste ce qu'il faut, qui flânent dans les rues piétonnes... ou courent après leur voiture, ou dans leur voiture. Car hélas, il y a des voitures, comme partout ailleurs. Mais rassurez-vous, on y veille... Il y a aussi un technopôle, pour le futur, et un actipôle où l'on s'active. Car la ville est une métropole régionale.
      Les habitants ne sont pas tous docteurs en médecine, malgré de nombreuses facultés fort dynamiques. On ne les appelle pas des médecins, mais des Messins; car la ville, malgré son orthographe, se prononce comme «messe». Vous l'avez deviné: c'est Metz. Une ville qui bat un autre record: celui des belles villes dont personne ne sait qu'elles le sont.

Jean-Marie Pelt, Au fond de mon jardin (Fayard 1992)

 

 

Le soir qui s'installe sur Metz adoucit les formes et les visages
et la lumière chaude des lampadaires
tiédit le bitume cendreux des boulevards
À cette heure de pointe et de pénombre
la ville montre ses joues pourpres
L'air froid recule devant un léger vent du sud
presque un parfum
qui vient d'on ne sait où

Sur le ciel d'Occident pâturent de petits nuages roses
L'épaule du Saint-Quentin s'engourdit dans la banlieue morose
où tremblent les premières ampoules du soir
Des pigeons s'envolent de l'Esplanade
Le jet d'eau est un feu d'artifice aux gouttelettes incandescentes
Les grimaces des fontaines et des façades
quittent les angles et les linteaux
Elles renaissent dans le rire de joyeux drilles
qui s'éloignent Place Saint-Jacques
Le marchand de frites qui s'affaire sur ses paliers d'huile
les regarde avec un curieux sourire
À cette heure indécise, entre chien et loup
le monde vacille
imperceptiblement

Alain Jean-André, Un soir à Metz (extrait)

 

 

      Il n'y a pas de ville qui se fasse mieux aimer que Metz. Un Messin français à qui l'on rappelle sa cathédrale, l'Esplanade, les rues étroites aux noms familiers, la Moselle au pied des remparts et les villages disséminés sur les collines, s'attendrit. Et pourtant ces gens de Metz sont de vieux civilisés, modérés, nuancés, jaloux de cacher leur puissance d'enthousiasme. Un passant ne s'explique pas cette émotion en faveur d'une ville de guerre, où il n'a vu qu'une belle cathédrale et des vestiges du dix-huitième siècle, auprès d'une rivière agréable. Mais il faut comprendre que Metz ne vise pas à plaire aux sens; elle séduit d'une manière plus profonde: c'est une ville pour l'âme, pour la vieille âme française, militaire et rurale.

Maurice Barrès, Colette Baudoche (histoire d'une jeune fille de Metz) 

 

 

     Pendant la période entre les deux guerres mondiales, l'avion commença à contribuer dans une large mesure à l'archéologie, non seulement en relevant des contours de cités, de murailles et de routes anciennes dont le tracé n'était pas perceptible du sol, mais aussi en montrant parfois sous les eaux claires des mers Méditerranée et Egée des villes presque complètes, des cités et des ports, soit submergés par la crue des eaux, soit effondrés dans la mer. (...) Dans les mers Méditerranée et Egée, des repérages aériens fortuits ont produit des photos détaillées de villas romaines sous la mer, appartenant à l'ancienne cité thermale de Baïes, ainsi que des grands ports phéniciens de Tyr et de Sidon, et même des parties de la Carthage originale, dont les vestiges terrestres ont été si complètement anéantis par les Romains. Alors que les ruines submergées étaient à portée de main depuis des milliers d'années et qu'elles furent sans doute fréquentées sporadiquement par des pêcheurs d'éponges, il fallut attendre l'apparition de l'avion pour pouvoir les localiser, les photographier et en faire le tracé avec autant de détails.

Charles Berlitz, Les mystères des mondes oubliés

 

 

      Le terme de résurrection des villes mortes s'applique à la Crête mieux qu'à aucun autre lieu de fouilles archéologiques, car nous apercevons ici, en effet, une civilisation complète, conservée dans ses moindres détails, une civilisation si étrange par certains côtés qu'elle ne ressemble à rien de déjà connu, si moderne par d'autres côtés, que ses productions ressemblent parfois à celles de l'art le plus actuel. Si nous nous rappelons alors que cette civilisation a duré près de deux mille cinq cents ans, jusqu'à l'époque où elle a été détruite par l'invasion dorienne, nous constations que toutes les étapes qui marquent l'évolution du génie humain se superposent dans cette île, sans interruption, depuis les premiers tâtonnements de l'homme préhistorique jusqu'aux créations les plus exquises et les plus raffinées d'un art qui a toute la perfection de la Renaissance et tout le charme du Rococo.

Marcel Brion, La résurrection des villes mortes

 

 

    Vers la centre-ville, la place Syntagma, une place à riches et à nouveaux nantis qui étale le tralala des nababs, dans le feutré des grandes compagnies aériennes et bancaires. Et la frime des fauchés qui veulent faire comme si...
      Le vieux Palais, dans ce jaune italien; une onctuosité, des angles aigus, une perspective: plus qu'à l'architecture, ils doivent à la clarté haute, à des verts pin dans le ciel (par le Jardin National non loin), à des blancs, à des gris d'os, à des bleus tendres ou profonds outremers, à des rouges terre et roche, toujours présents et plus ou moins rapprochés dans les paysages de la Grèce.
      Vulgaire, la place Syntagma?
      Je lui préfère la place Omonia ruisselante de néons gras et de fritures, puante, pétaradante, crépitante et furieuse de musiques assourdissantes et sirupeuses, de rumeurs, de gueulements, une tormade, une vigueur, une vraie vitalité.
      Tout près, au coeur de l'Athènes populaire et populeux, voire misérable, où l'on peut faire des rencontres vénéneuses, l'hôtel Dyonisos, au luxe passé. 

Patrice Llaona, L'escale grecque (Atelier du Bief, 1984)

 

 

     La ville!... 
     Je ne soupçonnais pas que des agglomérations aussi tentaculaires puissent exister. C'était délirant. (...) Derrière la place s'alignaient des maisons à perte de vue, joliment emboîtées les unes sur les autres, avec des balcons fleuris et des fenêtres hautes. Les chaussées étaient asphaltées, bordées de trottoirs. Je n'en revenais pas, ne savais même pas mettre un nom sur les choses qui me sautaient aux yeux comme des flashes. De très belles demeures s'élevaient de tous les côtés, en retrait derrière des grilles peintes en noir, imposantes et raffinées. (...) Il émanait de ces endroits privilégiés, une quiétude et un bien-être que je ne croyais pas possible ― aux antipodes du relent viciant mon bled où les potagers rendaient l'âme sous la poussière, où les enclos à bestiaux étaient moins affligeants que nos taudis. 
(...) 
      Il n'y a rien de plus grossier que les volte-face de la ville. Il suffit de faire le tour d'un pâte de maisons pour passer du jour à la nuit, de vie à trépas. (...) 
      Le «faubourg» où nous atterrîmes rompit d'un coup les charmes qui m'avaient émerveillé quelques heures plus tôt. Nous étions toujours à Oran, sauf que nous étions dans l'envers du décor. Les belles demeures et les avenues fleuries cédèrent la place à un chaos infini hérissé de bicoques sordides, de tripots nauséabonds, de kheïmas de nomades ouvertes aux quatre vents et d'enclos à bestiaux. 

Yasmina Khadra, Ce que le jour doit à la nuit

 

      La ville de Moscou était elle-même un nœud de contradictions ― ici la splendide place Rouge avec ses murailles et ses bulbes, quelque chose de merveilleusement tartare, oriental, byzantin et donc fondamentalement russe, et à côté, comme une horde étrangère de géants américains, des gratte-ciel modernes, ultramodernes. Rien ne concordait; dans les églises, la lueur crépusculaire des vieilles icônes noircies par la fumée et les autels de saints scintillant de bijoux, et à cent pas de là, dans son cercueil de verre, le cadavre de Lénine, dont on venait de rafraîchir les couleurs (je ne sais si c'était en notre honneur), reposait dans un costume noir. À côté de quelques automobiles rutilantes, des istvochiks barbus et sales fouettaient leurs maigres petits chevaux à coups de mots tendres et sonores, le grand opéra, dans lequel nous intervenions, brillait d'un éclat pompeux et tsariste devant le public prolétarien, et dans les faubourgs, tels des vieillards sales et négligés, les vieilles maisons vermoulues devaient s'appuyer l'une contre l'autre pour ne pas s'effondrer. 

Stefan Zweig, Le monde d'hier

 

      Quelle idée, vraiment, d'aller reléguer la capitale de la Russie tout au bout du monde! Et quelle nation bizarre nous sommes: notre capitale, c'était Kiev; mais comme il y faisait trop chaud, nous avons transféré nos pénates à Moscou, et comme à Moscou il ne faisait pas assez froid, nous nous en sommes pris à la Providence, qui nous a gratifiés de Saint-Pétersbourg. (...)
      Pétersbourg est un homme d'ordre, un Allemand exact qui suppute tout avec économie et regarde au fond de sa poche avant de donner une soirée; Moscou est un gentilhomme russe qui s'en donne à cœur joie quand il s'amuse, et ne s'inquiète pas à prodiguer ses ressources (...). Les revues moscovites parlent de Kant, de Shelling, etc.; celles de Pétersbourg ne parlent que du public et des mœurs bien-pensantes. À Moscou, les revues marchent avec leur temps mais paraissent toujours en retard; à Pétersbourg, elles ne suivent pas le siècle, mais paraissent avec exactitude à la date fixée. À Moscou, les hommes de lettre mangent de l'argent, à Pétersbourg ils en gagnent. Moscou sort toujours emmitouflé dans une pelisse d'ours, et le plus souvent pour aller à un dîner; Pétersbourg en redingote de ratine, les deux mains dans les poches, file à toute allure à la Bourse ou au bureau (...). Moscou ne se soucie pas de ses habitants, et envoie des marchandises dans toutes la Russie, Pétersbourg vend des cravates et des gants à ses fonctionnaires (...). Moscou est nécessaire à la Russie, Pétersbourg a besoin de la Russie. À Moscou, on rencontre rarement un bouton armorié sur un habit, à Pé
tersbourg, il n'y a pas d'habit sans boutons armoriés.

Gogol, Notes sur Pétersbourg

 

 

      La Petite ville se trouve sur les bords de l'Elbe, ou Labe pour ne pas oublier qu'elle porte aussi un nom bien tchèque. Car nous sommes en pays tchèque, dans une vieille ville de Bohême qu'on dirait sortie d'un livre d'images: la cathédrale, la grand-place, les tavernes et les maisons closes, les boutiques pleines de nourritures grasses et succulentes. Et surtout la bonne bière qui fermente dans les cuves de la brasserie, bière savoureuse et amère comme l'est la chronique que Hrabal consacre à cette ville qui fut celle de son enfance.
      La narrateur qui nous conte La Petite ville est encore enfant. On ne sait pas au juste quel est son âge. On le sent déjà un peu à l'étroit dans la petite ville. Il va souvent observer les mariniers au débarcadère et rêve de se faire tatouer un voilier comme celui qu'un des hommes porte sur sa poitrine.

Claudia Lancelot, présentation de 
La Petite ville où le temps s'arrêta de Bohumil Hrabal

 

 

      Vers la fin de l'année 1911 un groupe de financiers yankees décide la fondation d'une ville en plein Farwest au pied des Montagnes Rocheuses 
      Un mois ne s'est pas écoulé que la nouvelle cité encore sans aucune maison est déjà reliée par trois lignes au réseau ferré de l'Union 
      Les travailleurs accourent de toutes parts
      Dès le deuxième mois trois églises sont édifiées et cinq théâtres en pleine exploitation
      Autour d'une place où subsistent quelques beaux arbres une forêt de poutres métalliques bruit nuit et jour de la cadence des marteaux
      Treuils 
      Halètements des machines 
      Les carcasses d'acier des maisons de trente étages commencent à s'aligner 
      Des parois de briques souvent de simples plaques d'aluminium bouchent les interstices de la charpente de fer 
      On coule en quelques heures des édifices en béton armé selon le procédé Édison 
      Par une sorte de superstition on ne sait comment baptiser la ville et un concours est ouvert avec une tombola et des prix par le plus grand journal de la ville qui cherche également un nom

Blaise Cendrars, Ville-Champignon

 

 

      L'impression, disait Barbin, d'une ville de ciment: qu'on vivait sur un dessous malsain du monde, que l'enfermement laissait affleurer dans les enfilades venteuses, et voilà ce qu'en brisant ce mur ils venaient de solidifier comme la meilleure configuration partout souhaitable, norme restaurée des vitrines du périssable. Ce qui nous semblait alors par ce voisinage même et ses interdits, dit Barbin, une chance ou le frai d'un biais fragile mais décisif, et soufflé aussi. Ville qu'il fallait se représenter d'après lui aux rues identiques et toutes droites, chaque carrefour son fleuriste et son coiffeur, une banque et deux marchands de bière, dans une couleur un peu jaune généralisée sur fond gris du ciment sur les rues, aux élévations des bâtiments: pas de passé sous les pieds, prétendait-il, et, malgré ses merveilles préservées de briques et d'acier, ville qui ne colle pas à la peau, restait une plaque flottante où on se croise comme sur un tambour mince (et maintenant ouverte comme la totalité du monde).

François Bon, Calvaire des chiens

 

 

      La société contemporaine souffre, plus que cela: elle est au désespoir ― de n'être pas logée. Elle vit dans des conditions matérielles d'habitation qui font la vie domestique médiocre et sans espoir, et qui chargent l'exploitation ménagère de frais écrasants. Elle vit dans des villes qui sont des causes d'usure physique et morale et qui ne sont plus qu'un paradoxe cocasse, douloureux et tragique. Au delà des villes, le paysan est terré dans sa ferme, vieille, croulante, où règne la mortalité et où la joie de vivre n'existe en réalité plus du tout.
      On veut prétendre qu'il s'agit d'une crise économique. Je dis que c'est une crise beaucoup plus intime, une véritable prise de conscience, et j'ajoute que le logis, inhumain, qui est l'unique refuge de la plupart des habitants contemporains, est à l'origine même de notre désarroi moral et de notre désorganisation.
      On me répondra que rien ne peut être entrepris parce que l'argent manque. Je devrais donc constater que la civilisation machiniste, munie d'outils formidables, est incapable de se procurer les objets de sa consommation la plus élémentaire: le gîte. Les animaux s'en tirent mieux! Je n'accepte pas cette défaite.

Le Corbusier (1931)

 

      Parfois il me suffit d'une échappée qui s'ouvre au beau milieu d'un paysage incongru, de l'apparition de lumières dans la brume, de la conversation de deux passants qui se rencontrent dans la foule, pour penser qu'en partant de là, je pourrai assembler pièce par pièce la ville parfaite, composée de fragments jusqu'ici mélangés au reste, d'instants séparés par intervalles, de signes que l'un fait et dont on ne sait pas qui les reçoit. Si je te dis que la ville à laquelle tend mon voyage est discontinue dans l'espace et le temps, plus ou moins marquée ici ou là, tu ne dois pas en conclure qu'on doive cesser de la chercher. Peut-être tandis que nous parlons est-elle en train de naître éparse sur les confins de ton empire; tu peux déjà la repérer, mais de la façon que je t'ai dite.

Italo Calvino, Les villes invisibles

 

      Assise devant ma machine à écrire, je contemplais la ville qui se reflétait dans la mer. Un jour, je longeai la route du port jusqu'au rivage opposé, où se dressait la véritable ville; je la connaissais seulement comme «la ville engloutie». Mais j'eus le sentiment de chercher à traverser un miroir et je compris que, quels que soient les phénomènes extérieurs de lumière, de ville et de mer, la véritable Ville Reflet est intérieure: elle est ville de l'imagination.
(...)
      Souvent, au cours de mon existence, j'ai reçu et chéri ces présents de l'imaginaire. Là où je vis désormais, au sein de la Ville Reflet, je m'efforce encore d'emballer ces présents dans une langue qui comble l'oreille, le cœur et les exigences de la vérité. (Ce sont les événements de la vie, que l'on n'identifie pas aisément comme des légendes et des fragments de mythes, qui permettent de juger de la valeur d'une vie passée au sein de la Ville Reflet; c'est la découverte de nouvelles légendes, de nouveaux mythes, qui permet à la ville de continuer à s'étendre, à se renouveler.

Janet Frame, Le Messager (Un ange à ma table)

 

      (...) elle omettait Latonia à cause de l'immédiate proximité de Cincinnati. Sa vieille ville changée, rajeunie, modernisée, astiquée, depuis le temps où ses collines ombragées formaient la limite de son univers, était sa terreur. 
       C'est là, dans les rues de cette ville de plaine que traversait l'Ohio et dont la lisière touchait Latonia, qu'était enfermée sa jeunesse. L'asphalte avait remplacé les galets; disparu le vieux canal, recouvert à présent d'un boulevard, et, dans les rues, à peine une figure familière et sur laquelle de son côté elle éveillât un souvenir. 
       (...) Une ville enfermée dans un amphithéâtre de collines, une ville enfumée de petites industries prospères, parsemée de hauts édifices, traversée de ponts et passée depuis longtemps de son ancienne placidité de petit Munich à une activité plus prospère. 

Fanny Hurst, Back street

 

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