Le Café littéraire luxovien / Venise... |
À Venise, Giovanni et Antonio étaient allés l'année du baccalauréat, en ce temps-là une serviette de bain serrée sous le bras ils couraient le matin à perdre haleine en grimpant et descendant les ponts pour ne pas rater le vaporetto qui allait au Lido, et grands et beaux ils plaisantaient sur la plage avec les filles. La nuit, couchés par terre chez un gondolier ils dormaient d'un sommeil de pierre, écrasés par la fatigue d'une journée longue, variée, merveilleuse. Rosetta Loy, La bicyclette
Vendredi 23 mars 1951 Semaine de Pâques. Voyage de noces. Samedi
24 mars 1951 Daniel Pennac, Journal d'un corps
À l'heure où j'écris ces lignes, tu descends de ton train à la Stazione Santa Lucia. En vrai vagabond que tu es, tu ne portes pas de bagage. Aussi es-tu le premier à poser le pied sur le fond mouvant du motoscafo qui va te mener à l'autre bout du Grand Canal. Tu regardes défiler les façades théâtrales des palais ayant chacun leur ponton privé et les poteaux peints de spirales multicolores où sont amarrées les gondoles, comme des chevaux incertains, mais tes yeux se baissent sans cesse vers les flots lourds et perturbés, barattés par les rames et les hélices, comme un lait noir. Michel Tournier, Les météores
Soudain c'est là, brusquement, de part et d'autre du wagon, partout, à
perte de vue. Une eau brune, maussade. Je baisse la vitre. Je passe la
tête. La lagune. Sur la gauche, une île se détache. Quelques arbres
avec du gravier autour. Une île fantôme. Une île comme une tombe. Au
loin, derrière la brume, un pan de mur, quelques pierres roses, le
campanile dressé d'une église. Des façades perdues, noyées, comme
absorbées. Venise l'opaque. C'est ainsi qu'elle m'apparaît la
première fois. Claudie Gallay, Seule Venise
Quand on a vu Gênes et ses palais, Rome avec la richesse de ses souvenirs, quand on a parcouru Naples baignée dans la joie de son soleil éclatant, Venise, la perle de l'Adriatique, semble l'enfant disgraciée de l'Italie. C'est pourtant une ville unique, mais il faudrait la voir à l'arrivée et non pas au départ. Goethe a traduit l'impression funèbre de la gondole vénitienne: un cercueil flottant avec ses draperies noires, ses franges et ses glands. Glissant sur la lagune aux eaux limoneuses, nous avons traversé la ville muette. La place Saint-Marc qui s'étend devant l'église polychrome de style oriental, le palais des Doges, les Plombs de lugubre mémoire et le pont des Soupirs semblaient seuls vivre. Les Grecs et les Turcs y fumaient leurs longues pipes et les pigeons venaient se poser sur les hampes des longues oriflammes flottantes. Dans la journée, j'avais l'impression d'être sur la gigantesque épave d'un vaisseau de revenants, mais le soir, sous les rayons de la lune, la ville semblait ressusciter, les palais prenaient du relief, et Venise, pareille le jour à un cygne mort sur des eaux vaseuses, reprenait à la nuit vie et beauté. Hans Christian Andersen, Le conte de ma vie
Elle avait dit ça en riant derrière la transparence d'un verre de vin, à Venise, la dernière nuit du 31 décembre qu'ils avaient vécue ensemble. Elle avait absolument voulu revenir dans cette cité où elle avait passé plusieurs réveillons de fin d'année dans son enfance pour voir l'exposition des surréalistes au Palazzo Grassi. Je veux que tu m'emmènes dans le meilleur hôtel de cette ville fantôme, avait-elle demandé, et que tu déambules avec moi la nuit dans les rues désertes, Parce que c'est le seul moment de l'année où l'on peut les trouver ainsi: il fait si froid que les routards meurent gelés sur les bancs, tout le monde s'enferme dans les hôtels et les pensions, il n'y a dehors que des gondoles qui se balancent en silence sur les canaux, la rue des Assassins paraît plus étroite et plus sombre que jamais, et les quatre figures de pierre de la Piazzetta se rapprochent les unes des autres comme si elles possédaient un secret que celui qui les contemple ignore. (...) Aujourd'hui Faulques se souvenait de ces paroles, et il se souvenait d'Olvido marchant dans les rues étroites couvertes de neige: le sol glissant, les gondoles tapissées de blanc sur l'eau clapotante verte et grise, le froid intense et la pluie de neige fondue, les touristes japonais agglutinés dans les cafés, le hall de l'hôtel avec les escaliers centenaires parés de brocart, les grands lustres du salon décore d'un énorme et absurde arbre de Noël (...), les petits déjeuners dans la chambre avec vue sur San Giorgio et, à droite, la Douane et l'entrée du Grand Canal dans la brume. (...) Depuis, quand Faulques pensait à Venise, c'étaient toujours les images de cette nuit unique qui revenaient, les lumières voilées par la brume et les flocons pâles qui tombaient sur les canaux, les langues d'eau qui léchaient les marchés de pierre blanche et se répandaient doucement sur le pavé, la gondole qu'ils avaient vue passer sous le pont avec deux passagers immobiles et le gondolier qui chantait à voix basse. Arturo Pérez-Reverte, Le peintre de batailles
Lorsque les touristes en ont assez de parcourir les ruelles, les églises et les musées, ils s'assoient à une terrasse de café et regardent... les touristes. L'une des occupations principales du touriste à Venise, c'est de se regarder lui-même sous mille avatars internationaux, le jeu consistant à deviner la nationalité des passants. Cela prouve que Venise n'est pas seulement une ville spectaculaire,,mais spéculaire. Spéculaire ― du latin speculum, miroir―, Venise l'est à plus d'un titre. Elle l'est parce qu'elle se reflète dans ses eaux et que ses maisons n'ont que leur propre reflet pour fondation. Elle l'est aussi par sa nature foncièrement théatrale en vertu de laquelle Venise et l'image de Venise sont toujours données simultanément, inséparablement. Michel Tournier, Les météores
Elle longea la rue, puis un canal dont l'eau, battue par la pluie semblait bouillir. Tout était désert. Quelques petits cafés étaient ouverts, mais de nombreux magasins ne reprendraient vie ici qu'à la belle saison. Elle atteignit la place Saint-Marc alors que la pluie cessait enfin. Tout l'espace lui apparut étrangement rétréci par une brume qui effaçait la basilique, lui retirait son volume, la réduisait à une surface grise, assombrie à l'emplacement des porches. Du campanile elle distinguait à peine le sommet, dilué dans cette grisaille comme les dômes eux-mêmes. (...) Sautant la frange du Lido, une brise apportait du large une odeur d'herbe comme si elle était passée sur des prairies invisibles. Hélène poussa jusqu'à la piazzetta et sa rive et, serrée dans son imperméable, regardera longtemps à ses pieds l'eau battre les pierres. Emmanuel Roblès, Venise en hiver
Le vent se leva d'un coup, inattendu, brutal; renversant au marché de Santa Margherita les paniers des maraîchères, arrachant les drapeaux au fronton des palais et les tentures au balcon des étages nobles, secouant les flammes aux mâts des bateaux, ridant l'eau des canaux, faisant passer au-dessus de la Giudecca une âpre odeur de mer ; balayant nuages, brumes et brouillard, et le tissu blanc qui, depuis des jours, collait aux visages. Comme sur une peinture que la poussière avait ternie, on vit d'un coup les couleurs renaître, les formes resurgir. Soudain, tout fut neuf, clair, éveillé, brillant, l'eau miroitante, les pierres éclaircies, et le ciel. Danièle Sallenave, La Fraga
Toute existence est une lettre postée anonymement; la mienne porte trois
cachets Paris, Londres, Venise; le sort m'y fixa, souvent à mon insu, mais
certes pas à la légère. Paul Morand, Venises
Ils passèrent dans la gondole, et ce fut de nouveau le même enchantement: la coque légère et le balancement soudain quand on monte, et l'équilibre des corps dans l'intimité noire une première fois puis une seconde, quand le gondoliere se mit à godiller, en faisant se coucher la gondole un peu sur le côté, pour mieux la tenir en main. ―Voilà, dit la jeune fille. nous sommes chez nous maintenant et je t'aime. embrasse-moi et mets-y tout ton amour. Le colonel la tint serrée et la tête rejetée en arrière; il l'embrassa jusqu'à ce que le baiser n'eût plus qu'un goût de désespoir. Ernest Hémingway, Au delà du fleuve et sous les arbres
Le ciel était couvert; il était impossible de distinguer un objet devant soi! Le canal avait l'air d'un gouffre noir; les maisons situées en face semblaient une ligne d'ombre, obscurément distincte du ciel sans étoile et sans lune. À de rares intervalles, le cri d'alerte d'un gondolier attardé: au détour d'un canal, il prévenait ainsi d'invisibles gondoles de son approche. De temps en temps le bruit plus proche de rames frappant l'eau indiquait le passage invisible d'une barque ramenant des voyageurs à l'hôtel. Ces bruits exceptés, le silence mystérieux et nocturne qui enveloppait Venise était un silence de tombeau. William Wilkie Collins, l'hôtel hanté, un mystère de la Venise moderne
Venise, voilà son secret, est un amplificateur. Si vous êtes heureux, vous le serez dix fois plus, malheureux, cent fois davantage. Tout dépend de votre disposition intérieure et de votre rapport à l'amour. L'amour ? Oui, et dans tous les sens: anges et libertinage, architecture, peinture, musique, roman, poésie, mais aussi air, pierre, eau, étoiles. Nature et culture enfin à égalité. Venise n'est pas un musée, mais une création constante. Si vous échappez aux clichés, au tourisme, aux bavardages; si vous avez réussi à être vraiment clandestin ici, alors vous savez ce que le mot paradis veut dire. Le monde se précipite vers le chaos, la violence, la terreur, la pornographie, le calcul aveugle, la marchandisation à tout va? Mais non, voyez, écoutez, lisez: voici le lieu magique et futur dont tous les artistes et les esprits libres témoignent. Philippe Sollers, Dictionnaire amoureux de Venise
Luigi ouvre une porte. Claudie Gallay, Seule Venise
À Venise, dans le temps du carnaval, voulant m'assurer de n'être pas reconnu, je décidai de me masquer en Pierrot. Mais voilà un Arlequin qui avec l'impertinence permise à son caractère vient me fesser avec sa batte. Je le saisis à la ceinture, et je le porte en courant tandis qu'il poursuivait à me frapper de sa batte le derrière. Son Arlequine accourt au secours de son ami. Je dépose alors Arlequin, et je mets l'Arlequine sur les épaules, la frappant sur le derrière, et courant à toutes jambes au bruit des risées. Puis, au bruit des claquements de mains de toute l'assistance, j'ai saisi le moment, j'ai percé la foule, et je me suis sauvé... Casanova, Mémoires (Tome 1)
Avec quelles vives couleurs il peint le tableau des moeurs de Londres, de Paris, de la France, de cette France de Louis XV, et de l'Italie, de Venise surtout! Une dévotion aimable, non scrupuleuse, n'y exclut pas la galanterie, qui pénètre souvent au foyer domestique sans faire crier au scandale. En certaines circonstances, on y supporte sans colère le joug conjugal, et rien n'y est plus rare que les ruptures violentes, les coups de tête, les passions échevelées, les drames à grand spectacle. Venise est une ville d'amour. Quelle époque, où l'on recherche avant tout le, plaisir, où règne le libertinage, où la corruption se montre sans vergogne au milieu des élégances les plus raffinées, et où cependant les hommes... et les femmes savaient faire preuve d'un esprit et d'une énergie qui depuis semblent s'être évanouis! Notice sur Casanova de Seingalt et ses mémoires
Comme le savent les connaisseurs, la noblesse vénitienne est la première d'Europe. Son Livre d'or à précède les Croisades, temps où Venise, débris de la Rôle impériale et chrétienne se plongea dans les eaux pour échapper aux Barbares, déjà puissante, illustre déjà, dominait le monde économique et commercial. À quelques exceptions près, aujourd'hui cette noblesse est entièrement ruinée. Parmi les gondoliers qui conduisent les Anglais à qui l'Histoire montre là leur avenir, il se trouve des fils d'anciens doges dont la race est plus ancienne que celle des souverains. Sur un pont par où passera votre gondole, si vous allez à Venise, vous admirerez une sublime jeune fille mal vêtue, pauvre enfant qui appartiendra peut-être à l'une des plus illustres races patriciennes. Quand un peuple de rois en est là, nécessairement il s'y rencontre des caractères bizarres. Il n'y a rien d'extraordinaire à ce qu'il jaillisse des étincelles parmi les cendres. Honoré de Balzac, Massimilla Doni
Et que serait Vivaldi sans Venise? Venise et Vivaldi, amalgamés l'un à l'autre par autant de flux et de reflux de l'Adriatique; les innombrables «acque alte», qui ont fixé le sel, les algues et les coquillages sur le bois des pilotis qui soutiennent la cité lacustre, ville poisson ou plutôt sirène, née de l'eau saumâtre et de la boue; ville-luth, ville-Vénus, ville-femme. L'étranger l'aime fougueusement, tel un amant qui ne pourra la posséder que par moments, brefs et fulgurants, pour la regretter aussitôt après avoir retrouvé son domicile parisien, le gris et la pluie qui sont sa véritable patrie. Lorsque le désir renaît, il abandonne tout pour y courir, train ou avion, peu importe, pourvu de passer le pont et de se jeter dans ses bras, pour s'y oublier(...) Jean d'Ormesson, La Douane de mer
Le couple étrange avait atteint l'une des extrémités de la place; il
était maintenant debout devant l'église Saint-Marc. Le clair de l'une
qui frappait en plein était assez lumineux pour montrer toutes les
beautés de l'édifice dans les moindres détails de son architecture si
variée. On voyait même les pigeons de Saint-Marc, dormant en ligne
serrée sur la corniche du porche. William Wilkie Collins, l'hôtel hanté, un mystère de la Venise moderne
«Rappelez-vous, leur disait le père, que Venise ne saurait subsister
par ses seules forces. Regardez la ville! N'est-elle pas construite sur
les flots? Regardez les îlots bas, du côté de la terre, où l'eau
clapote entre les herbes marines! Vous n'y poseriez pas le pied, et
c'est pourtant sur un sol pareil qu'est bâtie la ville entière. Et ne
savez-vous pas que la tempête du Nord a le pouvoir de précipiter à la
mer églises et palais? Ne savez-vous pas aussi que nous avons des
ennemis d'une telle puissance que tous les princes réunis de la
chrétienté ne sauraient les vaincre? C'est pourquoi vous devez prier
sans cesse San Marco, car c'est lui qui, d'une main ferme, tient les
chaînes auxquelles est suspendue Venise au-dessus des profondeurs
marines.» Selma Lagerlöf, L'anneau du pêcheur
Comme à chaque fois qu'il empruntait la voie longeant le Rio della Tetta, Brunetti eut le plaisir d'admirer le plus beau pavage de tout Venise. D'une couleur qui hésitait entre rose et ivoire, certaines des dalles faisaient presque deux mètres de Long pour un de large, et donnaient une idée de l'effet que cela devait faire de se déplacer dans la ville au temps de sa splendeur. Malheureusement, le palazzo qui s'élevait sur l'autre rive fournissait la preuve matérielle que ces beaux jours étaient bel et bien passés. Il était maintenant à l'abandon: la peinture s'écaillait aux volets du fait des intempéries, des balconnières rouillées contenaient des pots de fleurs d'où retombaient des tiges desséchées depuis longtemps, les vantaux de la porte d'eau pendaient de guingois sur leurs gonds mangés de rouille, les marches envahies de mousse s'enfonçaient dans des espaces caverneux où seuls des rats oseraient s'aventurer. Contemplant le bâtiment, Brunetti y lut le lent déclin de la ville. Un investisseur y aurait vu une occasion à saisir: en faire un atelier pour des architectes étrangers, ou un hôtel, ou un bed & breakfast, voire un bordel chinois. Donna Léon, Deux veuves pour un testament
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Printemps 1905 Remi Rousselot, Biographie de Francis de Miomandre: un Goncourt oublié
Mais à Venise, ce qui n'était qu'un mot acquit brusquement pour moi un contenu sensible. J'arrivais un après-midi de Milan dans cette ville tant aimée, sur la lagune. Pas de porteur en vue, pas de gondole, ouvriers et cheminots restaient là à ne rien faire, les mains ostensiblement dans les poches. Comme je traînais deux valises assez lourdes, je regardai autour de moi, cherchant de l'aide, et demandai à un homme d'un certain âge où trouver des porteurs. «Vous arrivez le mauvais jour», me répondit-il avec regret. «Mais maintenant il y en a pas mal comme ça. Une fois de plus, il y a grève générale.» (...) Je continuai donc à traîner péniblement mes valises, quand je vis enfin un gondolier me faire un signe hâtif et furtif depuis un canal secondaire, après quoi il me chargea, moi et mes valises. En une demi-heure, passant devant quelques poings serrés contre le briseur de grève, nous étions à l'hôtel. Obéissant quasi naturellement à une vieille habitude, je me rendis aussitôt place Saint-Marc. Elle me parut étonnamment déserte. Les rideaux de fer de la plupart des magasins étaient baissés, personne n'était attablé dans les cafés, seule une foule importante d'ouvriers se tenait par petits groupes sous les arcades, comme des gens qui attendent quelque chose de particulier. J'attendis avec eux. Stefan Zweig, Le monde d'hier
«Je me suis risqué sur la place Saint-Marc [...] la Merceria flamboie par tous ses magasins, dès la nuit venue, dans son étroit labyrinthe [...] j'ai acheté mille choses inutiles[...]: glaces aux cadres en verre de plusieurs couleurs, statues de nègres riants, avec des bagues et des bracelets verts, jaunes, rouges, violets et bleus; toute l'abominable barbarie qu'achètent ici les grands bourgeois de passage». Valéry Larbaud
― Et pourquoi cette soudaine dévotion à la
patrie? Donna Leon, Le cantique des innocents
Plus on raille Soljenitsyne, plus Édouard s'épanouit. Les capitaines Lévitine qui ont empoisonné sa jeunesse sont hors jeu: le barbu enterré sous ses propres sermons, Brodsky vénéré par des universitaires et radotant des odes sur Venise. Édouard s'apitoierait presque: Venise! Quel truc de vieux con! Leurs gloire à tous les deux sont derrière eux. La sienne, pense-t-il, se lève. Emmanuel Carrère, Limonov
Rhédi à Usbek, à Paris.
Je suis à présent à Venise, mon cher Usbek. On peut avoir vu toutes les
villes du monde et être surpris en arrivant à Venise: on sera toujours
étonné de voir une ville, des tours et des mosquées sortir de dessous
l'eau, et de trouver un peuple innombrable dans un endroit où il ne
devrait y avoir que des poissons. Montesquieu, Lettre persane XXXI
Ce n'est plus même la cité que je traversai lorsque j'allais visiter les
rivages témoins de sa gloire, mais grâce à ses brises voluptueuses et
à ses flots amènes, elle garde un charme ; c'est surtout aux pays en
décadence qu'un beau climat est nécessaire. Il y a assez de civilisation
à Venise pour que l'existence y trouve ses délicatesses. La séduction
du ciel empêche d'avoir besoin de plus de dignité humaine ; une vertu
attractive s'exhale de ces vestiges de grandeur, de ces traces des arts
dont on est environné. Les débris d'une ancienne société qui produisit
de telles choses, en vous donnant du dégoût pour une société nouvelle,
ne vous laissent aucun désir d'avenir. Vous aimez à vous sentir mourir
avec tout ce qui meurt autour de vous ; vous n'avez d'autre soin que de
parer les restes de votre vie à mesure qu'elle se dépouille. La nature,
prompte à ramener de jeunes générations sur des ruines comme à les
tapisser de fleurs, conserve aux races les plus affaiblies l'usage des
passions et l'enchantement des plaisirs. […] François-René
de Chateaubriand, Les Mémoires d'Outre-Tombe
À son grand étonnement, cependant, ce qu'elle reconnaissait, pouvait saluer et nommer, ce n'étaient pas seulement les beautés de l'architecture et de la peinture. Par une entorse involontaire à ses principes, elle avait fait siennes la beauté lumineuse du matin se levant sur la Giudecca, l'ombre tombant de la Dogana da Mar à l'heure où le soleil se couche, l'odeur des scampi fritti et les voix tendres et mélodieuses des gondoliers chantant en fin d'après-midi la rengaine éternelle des amours contrariés. Danièle Sallenave, La Fraga
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