Le Café Littéraire luxovien

/Le rêve

 

 

      Certes, ces rêves étaient éloquents, mais en plus ils étaient beaux. C'est un aspect qui a échappé à Freud dans sa théorie des rêves. Le rêve n'est pas seulement une communication (éventuellement une communication chiffrée), c'est aussi une activité esthétique, un jeu de l'imagination, et ce jeu est en lui-même une valeur. Le rêve est la preuve qu'imaginer, rêver ce qui n'a pas été, est l'un des plus profonds besoins de l'homme. Là est la raison du perfide danger qui se cache dans le rêve. Si le rêve n'était pas beau, on pourrait l'oublier. Mais elle revenait sans cesse à ses rêves, elle se les répétait en pensée, elle en faisait des légendes. Tomas vivait sous le charme hypnotique de la beauté déchirante des rêves de Tereza.

Milan Kundera , L'insoutenable légèreté de l'être

 

       Le malaise suscité par le rêve était si démesuré qu'elle s'est efforcée d'en déchiffrer la raison. Ce qui l'a troublée tellement, pense-t-elle, c'est la suppression du temps présent opéré par le rêve. Car elle tient passionnément à son présent que, pour rien au monde, elle n'échangerait ni avec le passé ni avec l'avenir. C'est pour cela qu'elle n'aime pas les rêves: ils imposent une inacceptable égalité des différentes époques d'une même vie, une contemporanéité nivelante de tout ce que l'homme a jamais vécu; ils déconsidèrent le présent en lui déniant sa position privilégiée. Comme dans son rêve de cette nuit-là: tout un pan de sa vie a été anéanti: Jean-marc, leur appartement commun, toutes les années vécues ensemble; à leur place le passé s'est vautré, les personnes avec lesquelles elle a depuis longtemps rompu et qui ont essayé de la capturer dans le filet d'une banale séduction sexuelle.

Milan Kundera, L'identité

 

C'était au matin de notre arrivée, à l'heure du petit déjeuner, quand nous ne parlons guère habituellement. Tu me disais que tu avais fait un rêve assez troublant pour qu'il t'ait réveillée, pour qu'il te tienne encore sous son emprise, et le mieux n'est-il pas avec ces sortes de rêves de se les raconter en les racontant afin sinon de les comprendre du moins de tenir à distance leur trop vive présence? D'ailleurs, parce qu'on met en phrases les images du rêve, on peut faire apparaître des liaisons, des relations significatives que sont incapables de montrer les images à elles toutes seules. 

Jean-Paul Goux, Sombres contrées

 

      Un rêve qu'elle ne peut raconter a personne. Pas à maman parce que ça la ferait trop souffrir, ni à Ludovico non plus, il ne veut jamais parler de Lucia. À Esther peut-être; mais Esther aussitôt voudrait l'interpréter alors qu'il n'existe, pour les rêves, aucune interprétation possible. Elle le sait bien. Les rêves appartiennent au monde de la nuit et comme les pellicules d'un film ils s'évanouissent à l'instant même où la lumière se rallume. Ce ne sont que des rêves, inutile de vouloir les rattraper. Même s'ils sont la seule occasion de revoir les morts. 

Rosetta Loy, Noir est l'arbre des souvenirs, bleu l'air

 

« Au fait, à propos de rêves: on croit en général qu'on revoit en rêve ce qui a produit sur vous la plus forte impression au cours de la journée. J'ai remarqué exactement le contraire. 
      « Plus d'une fois j'ai noté que c'étaient justement les choses que j'avais à peine remarquées de jour, les pensées qui n'étaient pas tout à fait claires, les paroles prononcées à la légère, auxquelles je n'avais pas fait attention, qui revenaient la nuit, revêtues de chair et de sang, et devenaient le sujet de mes songes comme pour se venger du dédain dans lequel elles avaient été tenues pendant la journée.»

Boris Pasternak, Le docteur Jivago

 

      Quand la face du disque se termina, je me sentis soudain ensommeillé; j'étendis sur moi une couverture et je dormis un moment sur le canapé. Mon sommeil fut profond mais court, d'une durée de vingt minutes tout au plus. J'eus l'impression d'avoir beaucoup rêvé. Lorsque je m'éveillais pourtant, j'avais tout oublié. Il existe des rêves de ce genre, des rêves dont on ne se souvient pas. Des rêves dont les bribes s'entrecroisent sans aucun lien entre elles. Chacun de ces fragments a un sens concret, présente une certaine cohérence, mais une fois entremêlés, ils s'annihilent. 

Haruki Murakami, Le meurtre du Commandeur
(livre 1 : Une Idée apparaît)

 

       Personne ne peut vraiment comprendre un rêve.
      Pas même Freud.
      Une des lois de l'âme humaine est l'intermittence. Qui a dit cela? Proust. À la recherche du temps perdu (l'équivalent français du roman chinois Le rêve dans le Pavillon rouge). Les artistes, cette race à part, ne comprennent pas non plus les rêves, mais ils les créent, les vivent, et finissent par devenir eux-mêmes le rêve des autres. 

Dai Sijie, Le complexe de Di

 

      Jusqu'à maintenant, on connaissait très mal les différentes étapes du sommeil, et on avait situé le rêve à l'intérieur de ce sommeil, dans des contrées relativement indistinctes; il y avait eu, par exemple, de longues hésitations à propos de la durée même du rêve. Mais l'essentiel, c'est de tracer la frontière entre le sommeil, comme anéantissement de l'être, comme anéantissement de la conscience vivante et le rêve en tant que réactivation, que présence de cette conscience, et il y a une séparation à introduire entre ces deux domaines. Car le sommeil est au fond une attirance vers la mort et le rêve est au contraire un retour à la vie.

Claude Mettra, Au delà des portes du rêve
(entretien avec Roger Dadoun sur l'anthropologie onirique de Géza Ròheim)
      

 

      Au chevet des malades, il avait eu souvent l'occasion d'entendre raconter des rêves. Il avait aussi songé ses songes. On se contentait presque toujours de tirer de ces visions des présages parfois vrais, puisqu'ils révèlent les secrets du dormeur, mais il se disait que ces jeux de l'esprit livré à lui-même pourraient surtout nous renseigner sur la matière dont l'âme perçoit les choses. Il énumérait les qualités de la substance vue en rêve: la légèreté, l'impalpabilité, l'incohérence, la liberté totale à l'égard du temps, la mobilité des formes de la personne qui fait que chacun y est plusieurs et que plusieurs se réduisent en un, le sentiment quasi platonicien de la réminiscence, le sens presque insupportable d'une nécessité. Ces catégories fantomales ressemblaient fort à ce que les hermétistes prétendaient savoir de l'existence d'outre-tombe, comme si le monde de la mort eût continué pour l'âme le monde de la nuit.

Marguerite Yourcenar, L'Œuvre au noir

 

      « Nous avons tous droit à de petites fugues. Le tout est de savoir revenir... Comme un dormeur qui sait à volonté interrompre son rêve, lorsque celui-ci lui déplaît. ― Et s'il lui plaît trop? avait-elle demandé. ― s'il refuse de se réveiller pour que le rêve ne cesse jamais? » Le médecin était un homme jeune et qui croyait à la révolution comme seule guérison possible.  «Celui qui cherche à s'exiler dans l'onirisme sans retour commet une erreur: le réel n'offre plus de points de référence, le songe devient réalité, et tout est à recommencer... Ce qui permet aux rêves d'exister, c'est le réveil.»

Romain Gary, Europa

 

       Les rêves sont faits pour entrer dans la réalité, en s'y engouffrant avec brutalité, si besoin est. Ils sont faits pour y réinsuffler de l'énergie, de la lumière, de l'inédit, quand elle s'embourbe dans la médiocrité, dans la laideur et la bêtise.

Sylvie Germain, Magnus

 

      Chaque homme a besoin de ses semblables pour percevoir le monde extérieur dans sa totalité. Autrui lui donne l'échelle des choses éloignées et l'avertit que chaque objet possède une face qu'il ne peut voir de l'endroit où il se trouve, mais qui existe puisqu'elle apparaît à des témoins éloignés de lui. Il en va jusqu'à l'existence même du monde extérieur qui n'a pour garantie que la confirmation que nos voisins nous en apportent. Ce qui disqualifie les prétentions de mes rêves à se faire passer pour réalités, c'est qu'ils n'ont que moi pour témoin. 

Michel Tournier, Les météores

 

      Au bout d'un moment, le bruit sembla décroître peu à peu. Bientôt, un silence de mort régna, et Alice releva la tête, non sans inquiétude. Ne voyant personne autour d'elle, elle crut d'abord que le Lion, la Licorne et les bizarres Messagers anglo-saxons, n'étaient qu'un rêve. Mais à ses pieds se trouvait le grand plat sur lequel elle avait essayé de couper le gâteau. «Donc, ce n'est pas un rêve, pensa-t-elle, à moins que… à moins que nous ne fassions tous partie d'un même rêve. Seulement, dans ce cas, j'espère que c'est mon rêve à moi, et non pas celui du Roi Rouge! Je n'aimerais pas du tout appartenir au rêve d'une autre personne (...)

Lewis Caroll, De l'autre côté du miroir

 

      Je m'étais mis à admirer le pot de moutarde sur la table, et je pensais qu'au-dehors il y avait la nuit, la grande nuit. (...) Alors le grand Hugues s'est penché vers moi et il a murmuré des paroles dont j'ai oublié la moitié. Oublié...
       ― Simplement je suis sûr qu'il m'a dit à peu près: «Tu regardes, tu regardes. Eh bien, moi je te montrerai un jour des émaux plus bleus que ce moutardier ou que n'importe quoi dans le monde.» Je me répétais: des émaux, des émaux, parce que c'était drôle et que je ne savais pas ce que cela voulait dire. J'avais presque fini de manger et j'allais m'endormir. J'ai entendu encore des choses: «Toi seul... (je me répétais: toi seul) un trésor... des croix... reliquaire (j'ai répété en moi: reliquaire) là-bas, là-bas... l'endroit... le terre de Charlemagne... à partir des trois peupliers...» Les trois peupliers, cela avait marqué dans ma cervelle parce qu'en haut du retranchement il y a ces trois arbres qu'on voit encore aujourd'hui de tous les points de la vallée. Après j'ai dû rêver. J'entendais encore dans mon rêve: «Des émaux, des émaux bleus.» Et puis un temps a passé. J'ai ouvert les yeux et j'ai vu passer une petite fille vêtue d'une chemise blanche. De longs cheveux tombaient sur ses épaules. Elle avait des yeux bleu pâle, emplis d'une clarté inimaginable.
       «Mon père a porté dans ses bras jusqu'à la voiture un enfant tout endormi et qui connaissait un secret que lui le grand Hugues n'avait jamais confié à personne et qu'il ne redirait plus jamais. (...) 
       La voiture s'est mise à courir de nouveau sur le chemin de hallage. En arrivant au petit pont des Bas-Champs, elle a sauté sur le croisement du chemin de terre. Je me suis réveillé et j'ai dit à Hugues sans savoir où j'étais: «La petite fille, tu vois la petite fille?» Il m'a demandé quelle petite fille. J'ai répondu: «À l'auberge.
― Ils n'ont pas de petite fille à l'auberge.» J'ai voulu expliquer: «Des  cheveux longs, des yeux bleu pâle... ― Allons, tu dors, a dit le grand Hugues. Nous arrivons bientôt.»

André Dhôtel, La tribu Bécaille

 

      Fiez-vous aux rêves, car en eux est cachée la porte de l'éternité.

Khalil Gibran

 

      Mais il y a une chose à laquelle, comme écolier je n'avais jamais rêvé ― à savoir que moi et une autre personne m'éclairant de sa torche, puissions un jour, d'un commun accord, trouver notre bonheur en explorant ces mystérieuses cavernes du cerveau; poser les fondations d'un ordre là où l'injustice régna auparavant; et transformer tous ces royaumes irréels, perdus et transitoires de l'illusion, en un monde réel, stable et habitable, où tous ceux qui le voudront pourront pénétrer.

George Du Maurier, Peter Ibbetson

 

      L'amour consiste en des images qui obsèdent l'esprit. S'ajoute à ces visions irrésistibles une conversation inépuisable qui s'adresse à un seul être auquel tout ce qu'on vit est dédié. Cet être peut être vivant ou mort. Son signalement est donné dans les rêves car dans les rêves ni la volonté ni l'intérêt ne règnent. Or, les rêves, ce sont des images. Même, d'une façon plus précise, les rêves sont à la fois les pères et les maîtres des images. 

Pascal Quignard, Terrasse à Rome

 

Dans mes sommeils, elle est vivante et m'explique qu'elle vit cachée dans un lointain hameau, sous un faux nom, dans un hameau perdu dans la montagne où elle reste cachée par amour pour moi, chez des paysans. Elle m'explique qu'elle est obligée d'y rester, qu'elle est venue me voir en secret, mais que si certaines autorités savaient qu'elle n'est pas morte, cela aurait de mauvaises conséquences. Elle est aimante dans ces rêves, mais peut-être moins que dans la vie, douce mais un peu étrangère, tendre mais non pas passionnée, affectueuse mais avec une évasive affabilité et une lenteur dans la parole que je ne lui connaissais pas. On me l'a changée chez les morts. (...) Puis elle me redit, toujours avec cet incompréhensible calme qui me paraît entaché de moindre tendresse, qu'il lui faut maintenant retourner dans le village où elle se cache. Et je contracte dans ces rêves son inquiétude qu'on apprenne qu'elle est en vie. Car, dans ces rêves, elle est en contrebande dans la vie et il est coupable qu'elle ne soit pas morte.

Albert Cohen, Le livre de ma mère

 

      Mais l'enfant roux porteur de la branche fleurie n'a jamais quitté ma vie: il revenait périodiquement dans mes rêves, tantôt pour ma joie et tantôt pour mon cauchemar, mais tant que l'on est petit, cauchemar et joie ne font pas mauvais ménage.
(...)
      Que resterait-il de moi s'il venait à s'en aller à jamais? Car les créatures des songes sont comme les gens dans la vie: si elles vous quittent, c'est qu'elles ont cessé de vous aimer ou bien c'est qu'elles se sont lassées de répéter inlassablement une parole jamais comprise.

Claude Mettra, Celle qui rêvait sous l'algue

 

      Moi, je me débats, lié par cette impuissance affreuse qui nous paralyse dans les songes; je veux crier je ne peux pas; je veux remuer; je ne peux pas; j'essaie  avec des efforts affreux, en haletant, de me tourner, de rejeter cet être qui m'écrase et qui m'étouffe je ne peux pas!

Guy de Maupassant, Le Horla

 

      Ô ce flux et ce reflux alternés de l'humeur! C'est une maladie, ce n'est pas un changement réel; c'est d'une monotonie encore plus fatigante que le stagnation absolue elle-même. Et de cet affreux balancement, je ne pouvais jamais m'échapper, excepté par les portes du sommeil sans rêve, la mort pendant la vie; car même dans nos rêves nous restons encore nous-mêmes. Il n'y avait pas de repos!

George Du Maurier, Peter Ibbetson

 

      Quand la violence du rêve se fut dissipée, ce qui me resta fut le «nous» du récit. Un «nous» indécis parcourait ce rêve, parcourait le récit que j'en faisais et décrivait, faute de mieux, le point de vue général selon lequel le rêve avait été vécu. Car on vit les rêves.

Alexis Jenni, L'art français de la guerre

 

     ...c'est ainsi, le temps des rêves n'est pas celui où on les raconte... 

Jean-Paul Goux, Sombres contrées

 

Un bateau, sous un ciel d'été,
Sur l'eau calme s'est attardé,
Par un après-midi doré…

Trois enfants, près de moi blottis,
Les yeux brillants, le cœur ravi,
Écoutent un simple récit…

Ce jour a fui depuis longtemps.
Morts sont les souvenirs d'antan.
Dispersés au souffle du vent,

Sauf le fantôme radieux
D'Alice, qui va sous les cieux
Que le rêve ouvrit à ses yeux.

Je vois d'autres enfants blottis,
Les yeux brillants, le cœur ravi,
Prêter l'oreille à ce récit.

Ils sont au Pays Enchanté,
De rêves leurs jours sont peuplés,
Tandis que meurent les étés.

Sur l'eau calme voguant sans trêve…
Dans l'éclat du jour qui s'achève…
Qu'est notre vie, sinon un rêve ?

Lewis Caroll, De l'autre côté du miroir

 

       Elle avait eu, à un moment ou un autre, l'occasion d'y croire, ou, sinon l'occasion, du moins le vif désir; et en fin de compte, cela ressemble beaucoup, presque à s'y méprendre, à la vie vécue: la vie rêvée. 

Françoise Sagan, Des bleus à l'âme

 

      Il m'est arrivé de penser que si nous ne devions plus nous fourvoyer mais nous tenir continuellement dans les limites de la simple raison, nous n'aurions plus deux vies mais une seule et double de temps. Nous serions exemptés de la rançon que, chaque soir, nous versons à l'apparente déraison des songes, aux feintes images, à l'absence pour avoir sacrifié, le jour, à ce qui n'a de raison, de réalité que l'apparence, aux vains objets auxquels nous aliénons notre présence. J'ai envisagé, sous les combles silencieux, un avenir sans sommeil, un pur, un uniforme écoulement de jours paisibles et de nuits transparentes. 

Pierre Bergounioux, L'orphelin

 

      Nous vivons en fait dans un rêve très long, plus long que nos songes nocturnes. Mais qu'un rêve dure quelques minutes ou une vie entière, il n'en reste pas moins un rêve. Après la mort, nous recommencerons un long rêve dans un autre monde d'existence. Ainsi se succèdent les songes aussi longtemps que l'illusion persiste. 

Nyoshul Khen Rinpotché, cité par Matthieu Ricard dans Chemins spirituels - Petite anthologie des plus beaux textes tibétains

 

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