Le Café Littéraire  / de mémoire en extinction avec Geneviève Peigné...

 

Le verger croule de fruits, le jardin est en fleurs, un pic vient se poser sur le haut du sapin.
Si c'est par une aussi belle journée que mes parents ont décidé de me faire, à deux doigts de leur pardonner. 

Geneviève Peigné, Les petits ciseaux font les grandes civières

 

Dans ces peintures rupestres réalisées à la seule lumière vacillante, le bas des pattes des mammouths n'est pas représenté pour donner une idée de mouvement…
Peintures dos au sol, ou courbés, au fond de cul-de-sac oppressants, et dans la tanière de l'ours... La barre est placée haut dès l'art originel... 

Geneviève Peigné, Les petits ciseaux font les grandes civières

 

Avoir fusionné avec sa mère dans la chaleur, donc: Oui. Mais: était-ce une joie? Il y a une voix d'enfant heureux qui est dedans le ventre, certes pas celle que paraissent utiliser les ventriloques pour la poupée qu'ils manipulent; ils n'en touchent qu'une caricature. Qu'on y atteigne, c'est dans le chant, ce n'est pas l'orgasme, c'est une boule de chaleur qui tranquillement s'installe lorsque la voix monte dans les aigus, rayonne depuis le ventre et ça m'est arrivé.

Geneviève Peigné, Les petits ciseaux font les grandes civières

 

La Saône, disait César, un fleuve dont on ne sait pas dans quel sens il coule.
Quelquefois on est tel, saônien, saônienne, coule-t-on vers le passé ou l'avant?
On le voudrait indistinct. 

Geneviève Peigné, Ma mère n'a pas eu d'enfant p 11

 

Quelqu'un restant seul en vie de toute une famille, on l'appelle le survivant. Ou la survivante.
Ce n'est pas le bon mot.
Aucune particulière catastrophe, pas de drame ni persécution dont cette famille pourrait se dire victime. Orphelin ? A tout âge, le mot est juste, à la perte des deux parents. Ce n'est pas non plus le mot.

Pour qui est enfant unique d'une mère enfant unique, d'un père fils unique, et sans enfant soi-même.
Concentrant tous ses ascendants sur deux épaules et une unique cervelle.

Un mot dédié à cette position familiale n'existe pas. Est-elle si peu fréquente que le besoin de la caractériser ne s'est pas fait sentir? 
Gênante? Au point d'avoir rendu préférable ne pas fournir de mot pour en parler?
Une façon d'intimer de n'y attacher aucune importance?

(...)

Il faudrait se rabattre sur l'expression le dernier de la lignée.
Ai-je entendu cette expression au féminin?
Une fois. 

Geneviève Peigné, Ma mère n'a pas eu d'enfant p 12

 

L'une de mes grand-mères s'abstenait totalement de manger du poireau: chaque fois, ça lui faisait éclater des petits vaisseaux dans les yeux.
Idem chez sa petite fille.
Régulièrement envoyée au tapis par la même puissance potagère.
La lignée. Le karma. La force du poireau.

Tu ne te déferas pas de cette puissance-là.

Sauf à tout arrêter? 
Sauf à ne pas transmettre? 

Geneviève Peigné, Ma mère n'a pas eu d'enfant p 15

 

Cimetières de villages, avec belle vue sur un lointain. Murs extérieurs bordés au printemps de pivoines, à l'automne de cet ersatz à leur opulence que fournissent les dahlias. Hors biblique, nulle poussière, dirait-on, les morts salissent peu, les vivants prennent garde à n'avancer qu'une fois leurs semelles décrottées. Pour un peu, on chercherait le torchon suspendu à son clou, tout juste après l'entrée, ou encore les patins ; il faut bien être mort pour pouvoir séjourner dans ces lieux si choyés qu'on n'ose toucher à rien.

Geneviève Peigné, Ma mère n'a pas eu d'enfant p 44

 

Comment ne pas penser qu'Hélène, tout au long de sa grossesse, ne cesse d'être traversée par la hantise du monstrueux?
Et sans doute quête-t-elle du bon Docteur qu'il la rassure.
Elle cherche le monstre qui gît dans tous les contes de fées. Sans soupçonner personne, sinon elle. Ce ne peut être qu'elle. Ou bien l'enfant à naître, tant que n'arrive la certitude qu'il est normal.

Geneviève Peigné, Ma mère n'a pas eu d'enfant p 93

 

Au tout petit livret de famille brun sépia trouvé dans les papiers de m'arrêter au moment d'intégralement modeler Hélène en femme libre et de la lancer sur les routes pour se soustraire à l'empereur Guillaume et à Bismarck. Ceux qui disent non sont ses parents. Hélène n'a pas encore acquis la langage.
Un exil, une migration in utero ? Marie fuyant l'Égypte pour la Palestine. 

Geneviève Peigné, Ma mère n'a pas eu d'enfant p 93

 

Une fois de plus je doutais de pouvoir continuer à te parler de cette affaire-là, lecteur: la dernière d'une lignée qui part à la recherche de ses ascendants pour occuper le vide des descendants. 

Geneviève Peigné, Ma mère n'a pas eu d'enfant p 107

 

Février 2018

La presse alerte sur une révision de la politique de collecte des Archives. Faute de place , les documents à conserver seraient réduits à une catégorie dite essentielle. L'un des registres visés par ces suppressions est celui des données des femmes ayant avorté en France entre 1975, date de la légalisation de l'IVG et de la dépénalisation de l'avortement, et 1992. « Dans cet allègement ce sont les femmes ordinaires qui vont trinquer» souligne l'article. 
Pour la première fois m'apparaît l'existence d'une étape de ma propre vie.
Répertoriée. Saisie. 

Surprise.
Surprise de se retrouver dans une situation analogue à celle d'aïeux hommes, archivés pour des étapes de vie dont ils se seraient bien passés… 
Surprise froide.
Ce n'est pas une affaire de douleur ce que l'archive recueille… Une ossature de faits, pas davantage : qui, où, selon quelle méthode, à quel moment, avec l'aide de quel médecin?

Est-ce qu'elles, nous, je, tenons à la sauvegarde de ce fichier? Actant la dé-pé-na-li-sa-tion de l'acte ? Par milliers, de façon anonyme, saisies dans ce registre. Avec les noms des médecins qui ont notre reconnaissance.
N'ayant pas un instant songé, au moment de la brève hospitalisation, qu'un tel recensement eût même pu exister…

Geneviève Peigné, Ma mère n'a pas eu d'enfant p 115

 

Le 22 juin, la fuite s'arrête. Signature par Pétain de l'armistice entre le IIIème Reich et la France.
Ça finit bien, ça finit mal, ce 22 juin? Qu'en pense-t-on?

Puisqu'ils n'ont rien raconté, de ce que quatre paires d'yeux ont vu, retour aux livres d'Histoire: l'Exode : « Huit à neuf millions de réfugiés civils sur le sol français en mai-juin 1940, 10 000 personnes tuées par les bombes et les mitraillages des avions allemands, 90 000 enfants perdus recensés par la Croix-Rouge internationale: la grande peur collective du peuple français fut un événement cauchemardesque que le terme biblique d' « exode» servit à qualifier. Les trains et les gares sont saturés. Les trains partent en file indienne, changent de trajet pour éviter les parties de voies bombardées.» (extrait d'un article sur L'Exode. Un drame oublié, Éric Alary, Perrin)

Geneviève Peigné, Ma mère n'a pas eu d'enfant p 128

 

Être enfant unique outre les circonstances! génère souvent un talent pour l'amitié.

Geneviève Peigné, Ma mère n'a pas eu d'enfant p 129

 

Mais bon sang de bonsoir, comment pallier ça?
Qu'un jour plus aucune mémoire ne les porte? 
Comme tout un chacun à une échelle un peu longue. Tout doit disparaître. Ce n'est pas à oublier. Sinon une part de gènes.
L'homme et la femme des cavernes reprennent du service au monde à chaque naissance paraît-il. 2 % de gènes de Néanderthal ont droit d'asile en moi mais mes 98 % ne savent rien d'eux, ne savent pas leur parler.

Geneviève Peigné, Ma mère n'a pas eu d'enfant p 139

 

Et quelle joie, quelque turpitude familiale qui pourrait advenir, mes enfants non-nés sont bien à l'abri.
(…)
C'est au moment où je me suis sagement rangée à la pensée que l'enfant trop protégé n'échappe pas à la conviction que le monde est trop dangereux pour lui ; qu'en conséquence, vivre, plus il s'en tiendra à distance, mieux il s'en sortira… et que c'est le goutte-à-goutte de cette pensée, se concentrant d'une génération une autre, qui m'a assignée à cette position de fin de lignée, à ce point d'extinction...

Que Tolstoï et La Sonate à Kreutzer s'en mêlent. Pour la première fois, j'ouvre ce livre, depuis quinze ans rangé avec ceux que je sais appartenir à René.
La page de garde porte, notée en gros au crayon, l'indication: p.62 à 69. Ce qu'on trouvera là, c'est un chapitre abondamment souligné, développant le désir d'éteindre l'humanité en s'abstenant de procréer…

Le désir d'extinction. 

Geneviève Peigné, Ma mère n'a pas eu d'enfant p 143

 

Extinction?
Le temps que ce live progresse, le mot extinction a fait le tour de la Terre.
S'est étendu à l'ensemble du vivant.
La sixième extinction planétaire est officiellement en cours.

Des mots redoutables sont entrés dans le vocabulaire. Anthropocène.
Mon correcteur orthographique n'a pas encore eu vent de ce terme.
Il était donc bien une fois un mot dont guetter l'apparition?
Synonyme de point d'extinction?
Invisible d'être cauchemardesque.

Un nous
à taille humaine
et animales
sur leur point d'extinction.

D'une façon implacable, déposer en lieu sûr m'apparaît de nouveau ruiné. Le souci quant à une place possible pour une ordinaire histoire familiale broyé dans une menace autrement colossale.
Et, en rafales, les questions gigantesques à quoi servent les musées, les livres? À quoi bon la mémoire collective à quoi sert-elle déjà? Si le vivant se retire? 

Geneviève Peigné, Ma mère n'a pas eu d'enfant p 157

 

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