Le Café Littéraire  / dans l'entre-temps... avec Céline Navarre

 

Avec mes cheveux mi-longs très blonds de chaque côté du visage, je dois ressembler à Klaus Kinski sous son casque en aluminium, dans Aguirre, la colère de Dieu. Je pense que je ne peux entrevoir la réalité qu’à travers des images de cinéma.

Lenvers des ombres p15

Tout ce qui est heureux et porte des ailes se cogne contre une vitre et disparaît, tout ce est en forme de chat blotti derrière une vitre, tout ce qui est une lumière sur mon visage, tout ce qui est une ombre claire sur mon front, tout ce qui apparaît un court instant et sen va, comme ce temps suspendu à un feu rouge, tout ce qui est petit et serré va maccompagner, me suivre et méclairer.  

Lenvers des ombres p15

Maman achète à lépicerie du café soluble, quelques canettes de bière et, pour moi, une petite boule de meringue rose à la noix de coco. Cest trop sucré mais je la mange quand même parce quelle a l’odeur de la fête foraine.

Lenvers des ombres p19

 

La vie est contenue dans ce battement régulier des corps, dont les bras, les jambes, les regards et les petits chiens se croisent et s’aspirent, tandis que, sous la mousse de mon café, le noir rumine. L’écume dresse des dragons qui se brûlent la queue. Je soulève la crème dorée avec la petite cuillère. C’est beau, doux et presque sucré. Je ferme les yeux au soleil. Le gris foncé sous mes paupières devient plus sombre, recouvert d’un voile d’ombre supplémentaire

Lenvers des ombres p22

 

Je voudrais lui dire à quel point le milieu de l’édition me fascine, transcende quelque chose en moi, me hante depuis mon enfance heurtée, mais cela ne le concerne pas, alors je lui fais des phrases. Travailler pour suivre de l’index la frappe de l’écriture, entrer dans la complexité des auteurs, des personnages, leurs drames et leurs climats, car jaime la littérature parce quelle est comme locéan : jamais pareille.

Lenvers des ombres p26

 

Je nallais au cinéma que pour dessiner ses contours, la prolonger en bonne santé, restaurer son visage et son corps avec ceux des actrices, croire quelle allait bien, même si de temps en temps elle mourait à la fin. Toute mon existence, jaurai cherché Maman pour de faux sur un écran, et à présent pour de vrai, au fond dun bois épais.

Lenvers des ombres p29

 

Je me souviens de choses sans importance qui prennent de limportance. Les photographies de mes souvenirs se fondent les unes sur les autres, comme si le passé simposait dans le présent.

Lenvers des ombres p31

 

Cest toujours lorsquil ne se passe rien que lon oublie dêtre heureux.

Lenvers des ombres p36

 

Tante Ida fume en lisant le journal, son index sur chaque ligne, la cigarette calée aux lèvres, la cendre pend dangereusement. La vie stagne. Même en mouvements, la vie stagne comme des eaux usées, comme de vieilles variétés sorties des vieilles voitures. Lentre-temps. Ces moments précipités pendant lesquels il se passe tout et rien.

L’envers des ombres p49

 

L’écriture de Léa Gunther est fine, audacieuse, souple, et surtout, ce quelle écrit détonne. Elle a su abandonner le présent pour recomposer un monde opaque entièrement replié sur lui-même. Nous sommes loin de lautofiction, des récits de résilience. Il y a des trous, des grands vides entre chaque chapitre, il me semble quelle souhaite que le lecteur complète les manques.

Lenvers des ombres p46

 

Pour que les mots toujours remplacent la nécessité des choses, pour augmenter mon univers mental, je me suis mise à lire tout ce que j’ai pu trouver. Et si les mots ne comblaient pas l’absence, ils me distrayaient des douleurs saisissantes dans le ventre, des courbatures de chagrin.

Lenvers des ombres p63

 

Il en va de ces petites heures dansotantes de certains matins où l’on se dit que l’on est bien. (…)

Rue Bréa, dans une cagette au bord d’une épicerie, des cerises luisent comme des yeux d’Halloween. J’en chipe une en passant. Non pour la voler, mais pour un instant de légèreté. Celui de piocher une cerise sans la choisir et d’avancer avec entre les lèvres, comme une petite héroïne à l’univers délicieux et sucré.

L’envers des ombres p70

 

Derrière la pierre tombale, un ancien bocal de cornichons fait office de vase. On est peu de chose. Il n’y a pas de plaque Pour mon papa.


L
envers des ombres p83

 

Je me taisais, j’avais honte, sans mettre un mot sur ce que je ressentais. Les flots, comme les poches sous les yeux de Maman-épave, se teintaient de mauve, hématomes.

Lenvers des ombres p85

 

Les pigeons en file indienne sur l’arrête de l’église sont figés comme des cierges éteints. Le jour se tait, le silence se replace. Le temps suspendu. Les pâquerettes dans l’auge perdent leurs minuscules pétales. Ils sont fins comme des pelures de gomme sur lesquelles je soufflais sur le carrelage du Café de la Mairie, quand je travaillais sur le manuscrit d’Armand Douezy. Je lisais au café distraitement. Mes yeux butaient sur les phrases. Je fixais une page dans le vide. Je relisais brièvement, je ne savais plus pourquoi j’avais souligné, encerclé ce mot, ce segment, ce paragraphe.

Lenvers des ombres p114

 

J’en suis là, dans l’humeur de l’instant, ne sachant pas encore que les jours qui nous bouleversent commencent toujours comme les autres jours.

Lenvers des ombres p127

 

 

      

 

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