Le Café littéraire luxovien / la marche... |
Les
premiers jours furent exténuants. En plus d'une progression rendue
difficile par la forêt détrempée et la végétation brouillonne,
serrée, à travers laquelle le jour peinait, Miyuki devait subir sur
ses épaules l'écrasement de la palanche. La meurtrissure était
d'autant plus pénible que les oscillations du long bambou étaient
imprévisibles: alors même que la jeune femme croyait avoir enfin
équilibré sa charge et soulagé la pression sur ses épaules et contre
sa nuque, elle devait adopter une nouvelle posture pour gravir un
raidillon, suivre une dénivellation en freinant des talons. Le
balancement des nasses et le jeu de la pesanteur faisaient alors glisser
la perche vers l'avant ou vers l'arrière, les noeuds du bambou lui
éraflant la peau jusqu'au sang. Didier Decoin, Le Bureau des Jardins et des Étangs
Le marcheur qui se promène dans la campagne garde l'esprit disponible, mais il regarde un paysage qui ne se renouvelle guère. S'il n'est pas capable de l'explorer en profondeur, il n'y verra qu'un spectacle monotone. En revanche s'il peut goûter toutes les richesses de la campagne, l'infinie variété des bruits et des odeurs, l'harmonieuse diversité des plantes et des animaux, les changements de la lumière, alors il tirera tous les agréments de sa promenade. Mais un tel déchiffrement de la nature n'est pas donné au départ, il ne s'acquiert que par une longue initiation. François De Closets, Le bonheur en plus
... jeudi
après-midi sans plein air, je veux oublier tout cela, sortir un instant
de cette angoisse perpétuelle du lever au coucher, et qui taraude
parfois la nuit, récréation, à défaut de plein air un bol d'air, je
décroche mon pardessus, je détache la chaîne et le cadenas qui
ferment la grille du jardin, dans la rue personne, je ne pense même
plus que j'ai ma mauvaise étoile cousue sur le tissu, à hauteur de
poitrine. Serge Doubrovsky, Laissé pour conte
Demandez à quelqu'un de fermer les yeux et de dire spontanément, sans aucune réflexion, ce qu'évoque pour lui le mot marche. Le plus souvent, il répondra: sentier, soleil, vent, ciel, horizon, espace. Je me suis amusé à cette expérience et j'ai été surpris par ces réponses. Car marche pourrait évoquer aussi bien pluie, tempêtes, sueur, fatigues, ampoules, cors aux pieds, entorses, chute, enlisement, engloutissement. Mais il semble que ces dernières associations ― qui eussent été courantes aux siècles précédents ― ne viennent plus à l'esprit aujourd'hui. Comme si le seul mot marche libérait des rêves inexprimés ou non vécus, des besoins d'espace et d'horizon et surtout des désirs de liberté, d'imprévu, d'aventure. Jacques Lacarrière, Chemin faisant
...car c'est la liberté que revendique le voyageur à pied: sa liberté
de mouvement, sa liberté de regard, sa liberté d'esprit. Émeric Fisset, L'ivresse de la marche
Car une des raisons profondes qui me pousse à marcher, c'est entre autres d'affronter l'inconnu des rencontres, de provoquer des contacts chaque jour imprévus, différents, de vivre en somme une sorte d'épreuve, passionnante et rebutante tout à la fois: être toujours l'étranger, jugé, admis ou refusé, selon son apparence, essayer de révéler ce que l'on est dans les quelques instants d'un dialogue sur une route, dans un café ou une cour de ferme. Au fond, être nu, réduit à ce présent intense et misérable, avancer sans passé et sans avenir, sans justement cette aura ambiguë qui vous nébulise dans des relations citadines puisqu'on y est toujours celui qui a fait ça ou qui fera cela. Jacques Lacarrière, Chemin faisant
Je me promène, je marche, même encore aujourd'hui je ne sais pas quel mot utiliser; je pars seule, pour deux heures, ou trois, ou plus, selon les saisons, et je pars par tous les temps; je quitte la maison et je vais à pied, autour, dans des endroits lancinants, toujours les mêmes, le pré de l'arbre, le bois de Combes, le moulin, la montagne, le triangle, la plage du sang, le pont bossu, la Californie, la Bussinie, Chamizelle, la vanne, la clairière suspendue. Je me souviens de tout, comment je suis habillée, chaussée, le plus souvent, de hautes bottes en caoutchouc; je ne pense pas à grand-chose, je rumine peut-être vaguement. Je garde seulement la sensation très dense et précise de m'être laissé nourrir, voire bercer, voire consoler, par ce que je n'appelle pas encore les choses vertes, arbres vent lumière air saison ciel vent recommencé rivière arbres toujours. Je regarde, je regarde, je bois, debout campée, ou assise, adossée à certains arbres qui sont autant de haltes rituelles. Il y a du rite, c'est une muette célébration, (...), c'est un temps hors du temps. Marie-Hélène Lafon, Traversée
(...) La carte était le laisser passer de nos rêves. Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs
Il est agréable d'entrer à pied dans une ville inconnue, d'aller au rythme des pas au milieu des habitants, devant leurs maisons. Déboucher son nez pour flairer le lieu, entendre les mots d'une langue étrangère, boire à une fontaine l'eau qui est différente en chaque endroit de la terre. Sur la peau se dépose le mélange de vapeurs, de cuissons, de linge étendu. Il est normal d'entrer à pied dans une ville inconnue. Il n'est pas agréable de le faire en passant par un tunnel, creusé pour ne pas se faire tirer dessus par l'artillerie. Je me rappelle qu'il avait environ un kilomètre de long, on se tenait courbés, en file indienne, à la lumière d'une lampe frontale. On entrait à Sarajevo comme dans une mine pendant les années de son siège, le plus long du vingtième siècle. Erri de Luca, Le plus et le moins
L'éloge
de la marche à pied n'est plus à faire. Nombre de grands prophètes,
de grands philosophes, de grands poètes, l'ont pratiquée et
magnifiée. Plaisir non tarifé, élémentaire, écologique,
introspectif ou fusionnel, elle a fait d'eux ce qu'ils ont été. Reste
que chacun n'y a trouvé que ce qu'il y avait apporté. (...) Jacques Meunier, On dirait des îles
En littérature, cette mobilité a été bénéfique. Rousseau ― sa toque et sa pelisse arméniennes ― est certes un homme de cabinet, mais c'est aussi un marcheur infatigable et un amoureux de la marche. À l'époque où Grimm, Voltaire, Diderot prennent les diligences qui sont déjà très bien organisées, Rousseau marche de Chambéry à Turin, de la Savoie à Paris, et son premier motif n'est pas la pauvreté. Dans Les Confessions il écrit: «Jamais je n'ai aussi bien pensé, n'ai autant vécu, n'ai aussi bien été moi-même que dans les longs voyages que j'ai fait seul et à pied... quand mon corps se déplace, mes pensées en font autant.» Et plus loin: «Marcher par un temps agréable dans un beau pays est, de toutes les manières de vivre, celle qui me paraît la meilleure.» Ici, c'est la marche en elle-même qui «nourrit et vivifie l'esprit» qui est présentée comme moyen de progrès intellectuel, voire spirituel. Souvenons-nous que toutes les grandes traditions religieuses, soufique, bouddhique, orthodoxe, les moines «gyrovagues» de l'Occident chrétien reconnaissent à la marche ce mérite qui est de purger l'esprit avant de le remplir. Nicolas Bouvier, L'Échappée belle, éloge de quelques pérégrins
J'étais un être nouveau, allégé de sa mémoire, de ses désirs et de ses ambitions. Un Homo erectus mais d'une variété particulière: celle qui marche. Minuscule dans l'immensité du Chemin, je n'étais ni moi-même ni un autre, mais seulement une machine à avancer, la plus simple qui se pût concevoir et dont la fin ultime autant que l'existence éphémère consistait à mettre un pied devant l'autre. Jean-Christophe
Rufin, Immortelle randonnée,
J'avance dans un monde sidéral, sur une autre planète, j'aimerais pouvoir apprécier la beauté, la merveilleuse fantasmagorie de tout cela, mais mon effort doit être continuel, implacable, il n'y a nulle place pour rêver ici, mentalement l'aventure est comme laminée, réduite à sa plus simple expression, tout est physique, physique, physique... Dr Jean-Louis Étienne, Le marcheur du pôle
Comme bien des natifs des régions les plus reculées de l'Europe centrale et orientale, il avait toujours rêvé d'un voyage vers l'Ouest, suivant la course du soleil, à la poursuite de la lumière, et selon le mouvement immémorial des peuples à travers les continents, une migration dont le terme idéal, presque mythique, était le pays des Francs, la France, figure de proue de l'Ancien monde, tournée vers le Nouveau, de l'autre côté du grand océan. Grégor H. était bon marcheur, il disposait d'une solide paire de brodequins acquise récemment ― son dernier gros investissement ―, d'un sac à dos en toile et renforts de cuir pour les randonnées et le camping, il était d'une constitution robuste, d'un caractère confiant et entreprenant, et c'était le début du printemps. Alain Fleischer, La traversée de l'Europe par les forêts
Un tapis roulant: c'est cela la Marne. Régularité machinale de l'écoulement. Impossible, pour le marcheur, de s'abstraire de l'eau. Le décor s'imprime très superficiellement dans son esprit, il l'a oublié la minute d'après alors qu'il ne parvient pas à se défaire de ce flux dont la monotonie devient lancinante. Marcher le long d'une rivière, ce n'est pas se délester, mais, au contraire, se charger du poids de cette eau qui vous tient sous son emprise. Jean-Paul Kauffmann, Remonter la Marne
Mais le bonheur est de courte durée. On se retrouve vite de nouveau à longer les nationales. Le fait qu'elles traversent des paysages lacustres n'est pas une consolation, bien au contraire. Car le marcheur, à fleur d'eau, compatit avec les canards et les poissons et n'en est que plus choqué par le vrombissement des voitures lancées à pleine vitesse. Le sentier qui borde la route est encombré d'ordures que les automobilistes ont jetées: canettes métalliques, papiers gras, paquets de cigarettes. En Cantabrie, le marcheur prend conscience pour la première fois qu'il est lui-même un déchet. Sa lenteur l'exclut de la vie commune et fait de lui une chose sans importance que l'on éclabousse, que l'on assourdit de klaxon et qu'au besoin on écrase. Jean-Christophe
Rufin, Immortelle randonnée,
Le paradoxe qu'éprouve le voyageur à pied réside dans le fait que plus il s'éloigne de l'humanité pour quitter les destructions qu'elle a infligé à la nature ― pollution, urbanisation, réseau routier, lignes à haute tension, canalisations ― et pour retrouver le monde sauvage, l'arpenter et y subsister, plus l'humanité lui redevient estimable et finit par lui manquer. Émeric Fisset, L'ivresse de la marche
Mais à Vienne il s'avéra dès mon arrivée que les journées,
dépourvues à présent des tâches habituelles d'écriture et de
jardinage, m'apparurent interminables et que je ne savais plus à quoi me
vouer. Chaque matin, de bonne heure, je me mettais en route et parcourais
la Leopoldstadt, le centre-ville et la Josefstadt, apparemment sans fin ni
but, empruntant des itinéraires dont aucun, comme je le remarquai plus
tard en regardant le plan, n'allait jamais au-delà d'un territoire
nettement circonscrit en forme de croissant ou de demi-lune, dont les
pointes extrêmes étaient la Venediger Au, derrière l'étoile du Prater,
et les grands hospices du Alsergrund. Si l'on en avait fait le relevé sur
le papier, on aurait eu l'impression que le promeneur, sur une surface
donnée, avait essayé toutes les traverses et tous les recoins, pour à
chaque fois se heurter aux bornes de sa raison, de sa volonté et de son
imagination avant d'être contraint de faire demi-tour. W.G. Sebald, Vertiges
La promenade ne bénéficie pas de l'aura de la flânerie. Elle éprouve parfois le besoin de se justifier de considérations hygiéniques: assurer une bonne digestion, emplir ses poumons d'un air que l'on décrète pur. Il me faut, pour la hausser au-dessus de ces médiocres justifications, la compagnie d'un ami avec lequel je ne suis pas d'accord sur toutes choses et qui me force dans mes retranchements, qui excite mon admiration, ma colère. Puis j'associerai les détours et rebonds de nos discussions aux péripéties de notre parcours ― à tel carrefour, à tel café et, si nous battons la campagne (ce qui est plus rare), à tel ruisseau, à tel fourré, à tel individu hagard au sortir d'un fourré. Pierre Sansot, Du bon usage de la lenteur
Paradoxalement, j'étais heureux de renouer avec le mouvement de la marche, cette lenteur qui, sans doute, sent l'effort, mais permet aussi de flâner, de faire étape selon son bon plaisir. Le rythme de la remontée me convient par son aspect traînard, l'absence totale d'agilité qu'elle implique. Ce sac à dos qui entrave ma progression est ma coquille, mon intimité portative. J'ai besoin de le sentir peser sur mon échine. Jean-Paul Kauffmann, Remonter la Marne
...et puis je porte des lunettes. La sudation huilait les branches, déréglait l'accroche aux oreilles, et comme je regardais bas, à mes pieds le plus souvent, la monture et son poids se mettaient à glisser d'eux-mêmes, au fil du nez. De dix pas en dix pas il me fallait la remettre en place, du bout de l'index, petit geste maniaque très étranger à l'industrie des jambes or, l'allure n'est pas la bonne si les mains n'ont pas leur entière vacuité, si elles sont employées à autre chose qu'à la réquisition des pas. Quantité inutile, les bras en vérité ont une part décisive à la marche. Il y a partage tacite entre les membres; les jambes vont, les bras à leur façon participent à la gravité de l'ensemble, sans en être; on en fait ce qu'on veut, certains les croisent dans le dos, d'autres les laissent pendre ou les rangent en poche, peu importe, c'est là l'affaire particulière du marcheur selon son caractère pédestre, mais au moment les mains sont la conscience des pieds, la part de libre arbitre dont les jambes sont privées. Il n'est que de voir l'embarras d'un menotté qu'on oblige à marcher. Michel Jullien, Denise au Ventoux
Je regardais Denise [c'est un chien] aller devant moi, tricotant des pattes, autres enjeux, une synchronisation aberrante, impossible à moi de décomposer mentalement le cycle complet d'un de ses pas. Michel Jullien, Denise au Ventoux
Un voyageur qui se respecte doit posséder le dos d'un baudet, bête de somme permanente, la langue en forme de queue de chien, flatteur à toutes mains, la bouche d'un porc, le moins difficultueux des convives, l'oreille d'un marchand, qui entend tout et ne dit rien. Jacques
Meunier, On dirait des îles
Elle avançait d'un pas trébuchant sur ses quatre petits sabots, avec une
sobre délicatesse d'allure. De temps en temps, elle secouait les oreilles
ou la queue et elle paraissait si menue sous la charge qu'elle m'inspirait
des craintes. (...) Robert-Louis Stevenson, Voyage avec un âne dans les Cévennes
Dans leurs jeux, dans leurs danses, ils miment les batailles en cherchant le point faible vers le bas. Ils essayent de frapper jambes ou pieds, car un boiteux est plus vulnérable à leurs yeux qu'un aveugle, qu'un manchot. Celui qui se déplace avec difficulté est une bête perdue pour le village en marche. Les nomades honorent les pieds et haïssent les serpents. Erri De Luca, Acide, Arc-en-ciel
Avant tout, je chanterai les pieds. Que la Muse m'inspire, car le sujet prête à sourire. Les pieds, nos pieds. Qui nous portent et que nous portons. [ ... ] Souvent, il m'arrivait le soir au cours des premiers jours de cette longue marche, de contempler mes pieds avec étonnement: c'est avec ça, me disais-je, que nous marchons depuis l'aube des temps hominiens et que nous arpentons la terre? Jacques Lacarrière, Chemin faisant
Un camion qui va livrer du bois à Erzouroum m'amène jusqu'au point où
je suis monté hier soir dans la limousine des Kurdes. Je sais que ce
comportement peut apparaître invraisemblable. Mais que l'on me comprenne:
ce défilé sur la route d'Eleskirt que je connais déjà pour l'avoir
traversé deux fois en voiture hier soir puis en camion ce matin, en fait
je ne l'ai pas vu : c'est à pied que je veux le découvrir, de ma
hauteur. Et en effet, lorsque j'y suis, je le trouve bien différent, plus
grand, plus majestueux, plus impressionnant. Plus réel en un mot Bernard
Ollivier Je suis le piéton de la grande route par les bois nains; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d'or du couchant. Arthur
Rimbaud, Enfance
Au début de l'année 1523, il partit pour Barcelone afin de s'y embarquer. Bien que la possibilité s'offrît à lui de la compagnie de quelques-uns. Il ne voulut aller que seul. Et alors, un jour, répondant à des gens qui insistaient beaucoup, parce qu'il ne savait ni l'italien ni le latin, pour qu'il prenne de la compagnie, et lui disant combien cela l'aiderait et en vantaient les avantages, il leur dit que même s'il s'agissait du fils ou du frère du duc de Cardona, il n'irait pas en sa compagnie, car il désirait avoir trois vertus, la charité, la foi et l'espérance. S'il emmenait un compagnon, lorsqu'il aurait faim, il attendrait de lui une aide ; et lorsqu'il tomberait, il l'aiderait à se relever. Et alors, il mettrait aussi sa confiance en lui et l'aurait en affection pour ces raisons. Or cette confiance, cette affection, cette espérance, il voulait les avoir en Dieu seul. Et ce qu'il disait de cette façon, il le sentait aussi en son coeur. Ignace
de Loyola, Ecrits
Je n'avais
pas fait ce Chemin pour le raconter! Je n'avais rien écrit ni sur le
Chemin ni au retour. Je voulais tout vivre sans aucun recul, sans la
contrainte de rendre des comptes, fût-ce pour moi-même. Et, lorque je
voyais à chaque étape des pèlerins prendre fébrilement des notes, je
les plaignais. Jean-Christophe
Rufin, Immortelle randonnée,
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