Nous taisons tous l'essentiel. Nous croyons nos vies constituées
d'événements, quand ce sont les instants d'absence, les fragments
oubliés, qui les forment et les nomment.
sur Maria Tsvetaïeva, dans Vidas
Quand Dieu inventa le silence, Il créa aussi le temps. En effet Il
supposa ―
à juste titre ―
que Ses créatures humaines, incapables de supporter le poids du silence,
chercheraient à le combler par un nombre imprécis de bruits, pour la
plupart peu nécessaires. La dimension temporelle permettrait aux hommes
d'appréhender le silence comme une attente : l'attente d'une vêture. Il
espérait que, confrontés à l'infini que recèle le silence, les hommes,
respectueux, ne chercheraient pas à le combler, mais à le vêtir avec
infiniment d'humilité. En tout état de cause, le silence devait rester
l'attribut divin, et sa vêture l'apparat.
sur
Kathlen Ferrier, dans Vidas
Hormis la mort et la putréfaction, qu'il
savait inéluctables, il ne redoutait rien tant que l'oisiveté. Jour après
jour, il noircissait cahier sur cahier, ne se relisait jamais. Il espérait en
l'immortalité acquise par les livres. Un livre, disait-il, est le seul moyen
pour autrui de saisir un être dans sa vérité immédiate. En cela il est
hors du temps, seul tributaire des instants : instant de l'écriture, et
par-delà les années, les siècles, son miroir : instant de la lecture. Il
disait aussi : L'homme est l'ombre d'un songe, et son œuvre est son ombre.
sur Étienne Dolet, dans Vidas
En 1451 il mourut, tremblant et fiévreux. Il avait trente-huit ans. Il vivait
depuis quelques mois avec une femme qu'il ne satisfaisait pas. Cependant elle
aimait son parler rare et précis, et la noblesse de ses gestes. Elle
souffrait de le voir ainsi recroquevillé dans son lit, le sexe rabougri, les
jambes maigres, les yeux exorbités. Alors qu'elle lui épongeait le front, il
voyait Lefèvre d'Etaples se pencher sur lui et lui murmurer en souriant : La
véritable vertu réside dans le silence, la véritable sagesse dans le refus
d'intervenir. Voyez-vous, la seule vérité est intérieure. Il lui disait
merci. Elle souriait tristement.
sur Bonaventure Des Périers, dans Vidas
Je me mis à penser ―
je ne peux m'en empêcher, je l'ai déjà dit ? à quelques doubles fameux
et littéraires. Quand j'en arrivai à Goliadkine, qui en quelque sorte
"crée" son double alors qu'il est sur le point de se suicider,
je crus comprendre quelque chose. Oui, c'était bien cela : la duplication
du réel survient, n'est-ce pas, lorsque ce réel devient invivable.
Fées,
diables et salamandres
Le fil de ma mémoire s'épuise et se transforme. Bientôt il n'y aura
plus pour moi qu'une immensité blanche et uniforme, une absence de
relief, une mer étale sans aspérité aucune. Ni passé ni futur, mais un
présent vertigineusement absent.
Fées,
diables et salamandres
La pluie commençait à tomber. Wenguang prit sa respiration, comme s'il
avait à se délester d'un poids particulièrement encombrant. Parler
n'était d'une manière générale pas son fort. Expliquer, encore moins.
Et surtout, il détestait raconter. Les mots et les phrases se pressaient
en lui de manière désordonnée, dissimulant les idées et la teneur du
propos. (…) Il rêvait sans le savoir d'une langue qui pût en une
phrase simple et rapide contenir toutes les nuances de ce qu'il avait à
dire, présenter simultanément toutes les péripéties qu'il avait à
raconter. La langue chinoise, pas plus que les autres, ne recelant en elle
cette possibilité, il préférait généralement se taire (…)
Des
femmes disparaissent
Il n'avait rien répondu, avait juste souri.
Béatrice lui avait rendu son sourire et à nouveau un léger tourbillon de
bleu et de fraîcheur automnale s'était installé entre eux. Eugenio s'était
dit qu'en dépit du flot des passagers le moment était délicieux, comme une
pause dans la tourmente, mais qu'il fallait y aller. Il avait tendu la main à
Béatrice et s'était un peu penché sur elle, elle avait glissé sa main dans
la sienne et dans le même temps s'était hissée sur la pointe des pieds.
Cela s'était passé presque par surprise. Ils s'étaient embrassés
longuement, avec une infinie tendresse et une totale absence de fougue, se
tenant la main, de l'autre se caressant les joues du bout des doigts, comme
pour dire adieu à une histoire jamais advenue. Autour d'eux les voyageurs
couraient, tout entiers soumis à la fébrilité et la légère inquiétude
des départs. Puis ils s'étaient séparés sans un mot accrochant encore
quelques secondes de ses yeux et ses doigts le visage de l'autre.
Le
vol du pigeon voyageur
Le menton dans les mains, Eugenio était en
train d'observer rêveusement les volutes du café au-dessus de son bol en
pensant, lui qui entre vingt et trente ans avait tant aimé voyager, que les
voyages au bout du compte ne servaient à rien, qu'on transportait avec soi
jamais autre chose que soi-même, avec les mêmes problèmes, les mêmes
imperfections et les mêmes angoisses, que le plus loin où l'on puisse se
rendre à partir d'un point était précisément, une fois accompli le tour de
la planète, ce point, et qu'il valait mieux, tout bien considéré, ne pas en
bouger, ce qui évitait d'avoir à y revenir.
Le
vol du pigeon voyageur
Eugenio avait pris la décision de ne plus écrire ("de ne plus
participer à cette inflation ridicule" […]) et jeté les bribes de
manuscrits qui étaient en cours de rédaction. Pour plus de sûreté, il
avait mis aussi les dossiers et fichiers que contenait son Mac à la
corbeille, et l'avait vidée. Ensuite il s'était dit que s'il ne pouvait
plus récupérer les dossiers du Mac, il était encore possible, dans un
accès de remords imbécile, de sauver les feuilles froissées dans la
poubelle. Aussi il les en avait extirpées, avait sorti le tout dans le
jardin et y avait mis le feu, ainsi qu'au tas de branches coupées qui
attendaient là depuis plusieurs semaines. De toute façon, avait-il
pensé, rien n'est achevé, rien ne l'aurait été, rien ne le sera. Je
ferai mieux de consacrer mes loisirs au jardinage, j'en tirerai plus de
résultats.
Le
vol du pigeon voyageur
Je les accueillerai en leur disant que je n'ai
rien à dire, que je vais mourir bientôt, qu'il n'est rien dans ma vie que je
ne regrette, aucune action, aucune parole, (...), et que tout se trouve dans
mes livres, uniquement là, et que la littérature est ainsi faite que le
souvenir écrit remplace peu à peu le souvenir vécu. Je leur dirai que rien
n'a d'importance sauf une chose: les branches d'acacias et de poiriers, les
platanes du début du printemps lorsque la pluie menaçait, ces espaces exigus
qui se métamorphosaient en immenses contrées dès que nous y grimpions, et
les feuillages qui dansaient sous l'effet de la brise et du vent, je leur
dirai que rien aujourd'hui ne me semble avoir plus d'importance que le bruit
du vent dans les arbres, que la seule chose au monde que je regretterai à
l'instant où j'en terminerai avec cette comédie de la vie ce sera cela.
Du
bruit dans les arbres
Plusieurs années auparavant, avant qu'il ne
consacrât sa vie à venir en aide à de malheureuses femmes vendues et
mariées de force, qu'il n'écumât le canton de Zongjiang, dans la province
du Sichuan, d'où il était originaire, ainsi que les provinces du Shanxi,
autour de Taiyuan, et du Shaanxi, autour des monts Huashan, le sud-ouest du
Hebei, le Hunan et les alentours de Guangzhou, Wenguang était vigile dans un
magasin de prêt-à-porter de Deyang, dans le sud-est du Sichuan. Il avait
grandi dans un village de montagne, au centre de l'ancien royaume de Shu, dans
une région si nuageuse et pluvieuse qu'afin de souligner le peu d'habitude
qu'avaient les habitants du soleil, sinon l'incongruité de sa présence et
l'étonnement qu'elle suscitait, on citait souvent ce vieux proverbe :
"Au pays de Shu le chien aboie quand le soleil apparaît."
Des
femmes disparaissent
La musique avait changé : passé minuit le
patron abandonnait la soupe occidentale pour de la musique populaire
cantonaise, avec instrument à cordes pincées, force gémissements, moult
minauderies et délicieux miaulements.
Fleur de
fumée, iah ! allée de saules !
Elle a son tablier, ses épingles, iah !
Sur ses joues a mis le bon fard,
Empourprée comme fleur qui s'ouvre, iah !
On croirait voir venir un ange.
Haï ! haï ! haï !
Aï iah ! hou haï iah !
Elle a pris et mis son enseigne.
Haï ! haï ! haï !
C'est une des raisons pour lesquelles Bec-de-Canard et Wenghuang avaient
l'habitude de se retrouver là : pour la musique, et pour la bière mongole.
Des
femmes disparaissent
Lorsque Zhu Wenguang pénétra à nouveau dans
la salle enfumée du Bembo café, il s'arrêta un instant devant la porte des
toilettes qu'il venait de franchir, extirpa de sa poche son paquet de
cigarillos, l'ouvrit lentement, en sortit un et l'alluma. Il venait à peine
d'écraser le précédent sur l'avant-bras du Japonais, mais il n'en avait
cure. Lorsqu'il était sous pression, Wenguang fumait beaucoup. Immobile
devant la porte, le cigarillo aux lèvres, il se fit l'effet d'être un
personnage de western-spaghetti : cet acteur peu bavard et mal rasé, comment
s'appelait-il, déjà ? Ou alors celui de La trente-sixième chambre de
Shaolin, au tout début du film, mais là non plus il ne se souvenait pas de
son nom.
Des
femmes disparaissent
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