/à
l'occasion de la Semaine
de la
langue française 2008:
Les
membres du Café littéraire luxovien
s'associent
à la semaine de la langue française, en
écrivant et jouant avec les dix mots proposés cette année par le Ministère de la Culture et de la
Communication sur le thème de la rencontre :
apprivoiser,
boussole,
jubilatoire,
palabre,
passerelle,
rhizome,
s'attabler,
tact,
toi, et
visage.
Brigitte
Grillot :
"La
voix de la nuit"
À
cette heure un peu tardive où les murs sont vivants de silence, où la
paix tictaque, l'aiguille de ta boussole
intérieure commence à vibrer côté sommeil. Mais toi,
tu lui résistes pour attendre la voix de la radio, la voix sans visage,
qui bientôt va s'annoncer… doucement.
Lui, ton vieux chat roux, connaît aussi
par habitude l'heure de la voix. Au ralenti de son âge il approche, puis
s'affale sur le tapis, tandis que tu installes, en face à face, deux
chaises.
Jambes allongées, pattes étirées… on
est prêts. Tout en nous fait suspens pour elle. Là-bas à Paris, on la
surnomme poétiquement : "la voix de la nuit".
Cette
voix, à qui appartient-elle ?
C'est celle d'un homme de 66 ans, né à
Cannes en 1942, marié à la journaliste et auteur Laure Adler.
Il écrit, c'est un poète-romancier ; il
peint, dirige aussi une maison d'édition, et à la radio fidèlement,
subtilement… il parle.
Présentateur à partir de 1978 des "
nuits magnétiques ", il anime depuis 1985 cette émission qui, pour
débuter une demi-heure avant minuit et s'achever un peu après, porte
symboliquement un nom de passerelle
: "Du jour au lendemain".
Voilà comment l'homme qui parle tard est
devenu, pour des murs de silence et un chat qui ronronne, une voix
attendue.
Cette voix, où va-t-elle ?
Vers une rencontre.
Avec un auteur venu s'attabler
là, dans ce studio de France-Culture, pour présenter son dernier livre :
roman, récit, essai… ou bien Poèmes. Nombre d'écrivains sont peu
connus et à découvrir en marge de l'actualité médiatique.
Pour donner le ton, la voix commence
toujours par lire un court passage ; petit moment d'intensité, tant
l'alliance est profonde entre la qualité du texte et la voix de celui qui
le porte. Puis bref rappel d'un parcours avant d'interroger, d'écouter,
d'engager un dialogue entrecoupé de pauses musicales.
Quel genre de dialogue? Car au fond, cette voix, que cherche-t-elle?
Un échange-vérité. La vérité objective
qui nous concerne tous, vers laquelle nous cheminons à tâtons sans
jamais pouvoir la connaître. Pour y tendre au travers de ces discussions,
le moins possible de palabres,
le moins possible d'érudition. Il y a cependant des émissions plus
documentaires concernant par exemple la peinture, où l'on pourrait vous
expliquer ce que signifie, sur un tableau, l'expression "faire rhizome"
: peindre par lignes qui se dispersent depuis un centre vers
l'infini.
Cette vérité, la voix la cherche par des
questions tout en nuances, toujours à fouiller des paradoxes. Elle ne
demandera pas ce qu'est par exemple la beauté, mais plutôt :
"Est-ce qu'il peut y avoir de la beauté dans la laideur?"
À
côté de cela, la voix s'intéresse à la propre vérité de son
invité(e). Elle raconte l'histoire du roman mais par-delà, elle pousse
l'écrivain à intimement "se livrer". La voix n'y parvient pas
toujours. Alors, pour
apprivoiser
un auteur hésitant, elle réagit tantôt par le
tact,
en l'invitant doucement à prendre la parole, tantôt par le silence.
Ecoutons la voix expliquer pourquoi:
"La fonction du silence, dans une
interview ? Obtenir une parole vraie. Si je relance mon interlocuteur, il
ne dira jamais ce qu'il avait en tête. Il faut courir le risque du
silence."
Mais la voix ne se contente pas toujours
d'interroger, elle s'affirme aussi, souvent par des aphorismes jubilatoires
de lucidité. Cela s'accroche à nous, cela reste en nous.
Quant à sa manière de parler, cette voix, qu'est-ce qui te plaît en
elle?
D'abord sa spécificité, elle sort de
l'ordinaire, et son aptitude à créer une atmosphère accordée à la
nuit, bien que l'émission soit enregistrée dans l'après-midi.
Puis sa diction très claire, très nette,
tout en restant douce, comme un feutre enveloppant les marteaux d'un
piano.
Son
sens du rythme aussi. Entre les groupes de mots, elle marque de légers
silences, tels des demi-soupirs sur une partition ; à l'inverse, la voix
laisse filer la fin des phrases (la cadence) en un seul souffle.
Quoi d'autre ? Du relief sur certains mots
d'importance…et bien sûr sa manière d'acquiescer discrètement, bouche
fermée, fredonnant de simples "mm"…
Il y a indéniablement du musicien en
elle.
C'est une voix profonde, qui naît de
l'intérieur. Une voix qui ne dérange pas le silence. Elle l'accompagne,
sans le briser.
Mais… Cette voix que tu aimes et pour laquelle tu veilles chaque soir,
cette voix sans visage,
a-t-elle au moins un nom?
Elle a le nom qui s'avance en ouverture de
l'émission et vient la clôturer de même, en saluant toujours ainsi
:
"Du jour au lend'main, Alain VEINSTEIN, bonsoir !"
NB : Avant son propre nom, la voix cite celui de ses collaborateurs.
Sur France-Culture du lundi au vendredi, de
23h30 à minuit 10. Ou en direct sur le site Internet, à 15h15, via
Média player.
Marie-Françoise
:
Je suis rentrée de promenade sans faire plus de rencontre.
Après avoir bu mon thé je me suis enfoncée dans le rhizome
des mots de la liste, pas très jubilatoire
cette année, proposés par le Ministère de la Culture et de la
Communication pour la Semaine de la langue française. Pour les apprivoiser
rien de tel que de s'attabler
devant le Petit Robert, ce que j'ai fait sans détourner mon visage
des pages, cherchant par quelle passerelle
je pourrais bien trouver une idée pour écrire avec eux. Tu vas penser
que j'ai perdu
la boussole
d'écrire ce palabre
tiré par les cheveux, qui manque de tact
et d'intérêt. Y manque surtout…toi,
que je n'ai su placer.
Michèle Larrère
:
1)
Apprivoiser
les mots est un privilège donné à l'être humain.
Ne pas perdre la boussole
est une métaphore de la réflexion, dont il est bon de se souvenir,
quand, par trop jubilatoires,
les palabres
pourraient briser la passerelle
de la convivialité.
Tel le rhizome
intrus qui envahit le sol, s'attabler
sans y avoir été invité est un manque de tact,
vers lequel, toi, rien qu'à voir ton visage,
tu ne te risquerais pas.
2) Pour descendre dans le jardin de mon enfance, pas besoin de boussole.
Il suffit de franchir la passerelle
du Temps.
Toi,
tu avais le tact d'écouter mes palabres jubilatoires.
Mais quand venait l'heure du goûter, nos visages
trahissaient l'impatience à s'attabler
à l'ombre du tilleul centenaire, près de la glycine au rhizome
toujours pas apprivoisé,
qui nous a si souvent fait tomber.
Monique Armando :
Un
dimanche en forêt
Pas besoin de boussole
pour retrouver la rivière de mon enfance. Pas besoin de palabre
pour raconter les jours heureux.
Je revois le calme visage
de mon père qui fixait le bouchon de sa ligne. Je revois ma petite sœur
essayant d'apprivoiser
un papillon et j'entends son cri jubilatoire
quand elle y arrivait. Je revois maman, appliquée sur sa broderie, assise
près de la passerelle.
Vers midi, elle déroulait la nappe à carreaux et sortait les provisions
du panier. On venait s'attabler
autour de l'inoubliable salade de pommes de terre et je sens encore sur ma
langue le fondant de son délicieux gâteau au chocolat.
Comme il faisait bon adossé à mon arbre. Toi,
mon chêne… Je sentais battre la vie de la forêt sous ton écorce et
descendre dans tes rhizomes.
Tes branches biscornues abritaient mes rêves d'adolescente. Je
gribouillais sur mon petit carnet secret mes pensées les plus intimes; et
maman, avec beaucoup de tact
faisait semblant de ne pas les connaître.
C'est de ces jours heureux que j'ai gardé
un amour fou pour la forêt.
S'il vous plaît, Messieurs les promoteurs,
laissez des arbres à nos petits-enfants pour qu'ils puissent rêver sous
leurs branches et chanter comme le poète Brassens :
Au pied de mon arbre
Je vivais heureux .........
Marie-Françoise :
Cette mi mars, souffle le grand vent des tempêtes d'équinoxe qui
tourmente les arbres de la jeune forêt, qui met à bas les hautes
branches sèches et moussues et cassantes des arbres plus anciens, des
vénérables, sous lesquels il ne fait pas bon, dit-on, s'attarder. Sous
lesquels pourtant marche sans hésiter le faune qui s'avance en écoutant
le palabre
du vent.
Tu le verras peut-être aux jours
ensoleillés, tout au bout d'un sentier, tout mêlé aux broussailles,
guetteur infatigable, qu'il faut savoir apprivoiser.
Ami des chevreuils et des biches, il se
cache dans les halliers.
Il
se nourrit de baies et de fruits noirs l'été. Des glands, faînes et
noisettes qui tapissent les sous-bois de l'automne. De champignons aussi
il se délecte en quantité, car aucun d'eux, pour lui, n'est vénéneux.
L'hiver, ayant grand appétit, toujours, il déterre quelque rhizome
à croquer. Il ne connaît pas le confort, et pour les déguster, il ne
peut s'attabler.
Sa seule douceur, c'est la nature qui
l'environne. Les lits de mousse et la couverture des nuages, le babil des
ruisseaux et le chant des oiseaux.
Tu en verras les traces dans les feuilles
mortes retournées. Tu le sauras passé, à quelque branche repliée, à
une sente mainte et mainte fois par son pied martelée.
Derrière les barrières de fougères il se
cache. Il attend sans montrer aux promeneurs, non plus qu'aux bûcherons
et chasseurs, son visage.
Hâlé, tanné par la pluie, le soleil et le vent, le gel et la froidure
brûlante de la saison des neiges, il n'a plus d'âge.
Tu le verras peut-être vers l'étang, bien
plus avant que la passerelle
trop frêle et glissante de la digue que tu n'oses emprunter, pêcher
quelque truite soleil ou brochet au milieu des roseaux, ou, comme il aime
la compagnie de l'eau, nager, y mêler sa semence.
Tu le verras peut-être en cherchant ton
chemin, égarée avec pour seule boussole
le soleil, à califourchon sur un rocher moussu, fort occupé à quelque
besogne jubilatoire.
Il t'aura, ou pas, aperçue. Il te faudra l'approcher avec tact et
confiance. Ne pas l'effaroucher. Ne pas t'effaroucher, surtout.
Il hante la forêt et les champs depuis la
nuit des temps, il attend qui voudra bien venir à sa rencontre.
Il se pourrait que ce soit toi.
Tu le verras cueillir les fleurs des prés
à la lisière du printemps ensoleillé. Il te les tendra par brassées et
par gerbes, inlassablement, à chaque fois que tu viendras. Tu ne sauras
les refuser.
De sa voix tu ne connaîtras que le
souffle, qui ressemble tant à celui du vent.
Monique Litzler
(écrit à partir d'un reportage photographique paru dans un magasine sur la
nature)
:
À
la rencontre
des grenouilles.
Par ce matin encore brumeux notre décollage est prévu malgré tout.
Guillaume et Marie munis d'un équipement important se présentent sur le
tarmac.
Lorsque Guillaume se trouve nez à nez avec un confrère qu'il
croit reconnaître, il l'aborde avec tact
:
- Tiens ! Bonjour ! Es-tu du voyage ? "
- Oui, je suis Bernard Germain, je vais observer les baleines à bosse en
polynésie. Et toi
?
- Guillaume Mazille, et voici ma compagne Marie Schneider, nous allons en
Guyane, filmer les grenouilles.
Tout en empruntant la passerelle
de l'avion, Guillaume explique l'importance de connaître les différentes
espèces d'amphibiens qui contribuent à l'équilibre de la forêt
équatoriale.
Sur les lieux, nous nous déplaçons
d'abord en voiture pour atteindre une zone bien déterminée. La pluie
arrive avec violence, mais nous l'attendions.
Nous quittons la voiture avec notre
matériel photo bien à l'abri de l'humidité. Nous sommes également
pourvus de lampes frontales, de bottes et d'une boussole.
Il est 18 heures et il fait nuit. Nous
percevons les premières cacophonies émanant du rassemblement des
grenouilles. Pour atteindre la mare nous avons quelques kilomètres à
parcourir au coupe-coupe, en passant sous les lianes, en enjambant des rhizomes.
Nous prenons soin de dérouler un fil d'Ariane mais aussi d'enfoncer nos
boules Quilès car l'intensité sonore atteint les 110 décibels. Sur le
chemin, aussi intéressés que nous, nous précédent un serpent et une
mygale.
Au bout de vingt minutes nous arrivons à
la mare où le spectacle est jubilatoire,
sonore, au-delà de l'imaginable. Ce ne sont que palabres,
bondissements, accouplements en tout sens et avec tout ce qui passe.
Il n'y a là que quatre à cinq espèces de
grenouilles, dont les rainettes munies d'un jaune fluorescent, les
phylloméduses vertes et oranges et les rainettes camuses qui pondent dans
les arbres, et dont les œufs trempent dans l'eau.
Tout ce petit monde s'active et s'excite
sous l'effet des hormones sexuelles jusqu'à vouloir apprivoiser
un crapaud cornu, de très près, et se faire happer au passage.
Cette agitation aiguise l'appétit de bon
nombre de prédateurs, caïmans, chauves-souris, mygales, serpents, crabes
forestiers qui n'ont qu'à s'attabler.
Sans aucune retenue dans cette nuit
torride, attirées par la lumière des lampes, les grenouilles sautent sur
nos vêtements et nos visages.
Au
lever du jour la mare est désertée. Nous y voyons d'innombrables œufs.
Nous sommes fatigués, nauséeux, pris de
vertiges physique et même de vomissements ! Décidément cette fête
n'est pas pour les humains !
Danielle Auberjet :
Un
château hanté.
Il était une fois, dans un château hanté, d'étranges personnages au visage
d'une grande pâleur, à l'allure de fantômes.
Pour accéder à cette bâtisse
particulière, une passerelle
en bois vermoulu enjambait un ruisseau aux eaux troubles. Le long de ses
rives poussaient de splendides iris. De temps en temps, par ci, par là,
une de ces fleurs émergeait au milieu des pâtures environnantes, le rhizome
bien en vue, à l'horizontale. Pas besoin de boussole
pour arriver jusqu'à l'escalier monumental menant à la porte d'entrée.
Des créatures, bien que d'une certaine bizarrerie, se laissaient apprivoiser.
Elles n'hésitaient pas à s'attabler,
se lançant de façon jubilatoire
mais avec tact dans
un palabre
sans fin.
Malgré tout, rares étaient les personnes
qui osaient s'y aventurer, ne sachant ce que ces êtres pouvaient bien se
dire ou ce qu'elles faisaient.
Ô toi,
promeneur, si un jour tu viens en ce lieu hors du commun, fais bien
attention. Peut-être te laissera-t-on repartir, mais il se peut que, par
un maléfice quelconque, tu deviennes l'un des leurs et que tu erres pour
toujours dans cet endroit singulier.
Monique Armando :
J'ai "perdu la boussole" ! Je suis complètement désorientée dans ce monde où les mots
partage, tolérance et liberté ne sont que palabre
sur l'écran de ma télé. Et Toi,
le présentateur, tu gardes un visage
de circonstance, à peine triste pour l'enfant qui a faim et jubilatoire
pour les résultats du loto. Tu manques aussi de tact
quand tu demandes au S.D.F. s'il a froid le jour de Noël.
Oh ! comme je voudrais être légère comme
un nuage, être la passagère du vent.
Je pourrais
apprivoiser
l'amour… Tisser des rhizomes
pour faire une passerelle
entre Kaboul et Manhattan. On pourrait s'attabler
autour d'un grand festin où personne n'aurait froid, où personne
n'aurait faim.
Irène de Illa:
Les dix mots
"croisés"
|
|
Horizontal
I.Maison d'édition suisse. II.Délicatesse.
Eaux pyrénéennes. III.A ses adorateurs. Passe
définitivement sous les portes. IV.Discussion à
n'en plus finir. V.Même en tournant le dos comme ici,
ce n'est pas pour avouer. VI.Mon italien. Oui dire,
ou appris. Jadis armateur dieppois. VII.Personnel
retourné. Vis jadis. VIII.Pour changer plus
facilement de cursus. IX.Pas moi, pas lui, pas elle.
Retournée au pré? X.Exige amour, tact et
patience. XI.De quoi se réjouir.
|
Vertical
1.Propagation souterraine. Métal. 2.Le
commencement de l'impopularité. 3.Particule
explosée. Emit un bip, mais n'importe comment. 4.Massacra
l'écale de la noix. Marque l'opposition. Eclaté? 5.Oreilles
et tombes en miettes. Personnel. 6.Aux bouts de la
nuit. En fait trop. Part. 7.De bas en haut: les
toutes premières notions. Largoji. 8.Un reportage
incomplet. Va droit au pré, cette fois. 9.Isolèrent
n'importe comment. 10.Dit tant de choses! Ouverte à
tous les membres. Ficeler. 11.Vaut mieux ne pas la
perdre. Tout près d'Aix.
|
Les
dix mots de la Semaine de la langue française 2008, trouvés dans:
"Le rivage des Syrtes" de
Julien Gracq (éd.
de La Pléïade):
p
572 : Mes fonctions d’observateur devaient, dans cet état de
stagnation, me donner aussi peu de souci que possible. Il semblait très
vite qu’il n’y eut rien à observer à l’Amirauté; pour m’éviter
le ridicule, et faire reculer un peu l’ennui et l’isolement, il ne
restait qu’à tenter d’apprivoiser
des suspects aussi apparemment inoffensifs.
p
575 : Dès que j’avais pour la première fois, au cours de mes
explorations dans ce dédale de cours et de casemates, poussé par simple
curiosité la porte, je m’étais senti progressivement envahi par un
sentiment que je ne saurais guère définir qu’en disant qu’il était
de ceux qui désorientent (comme on dit que dévie l’aiguille de la
boussole au passage
de certaines steppes désespérément banales du centre de la Russie)
cette aiguille d’aimant invisible qui nous garde de dévier du fil
confortable de la vie — qui nous désignent, en dehors de toute espèce
de justification, un lieu attirant, un lieu où il convient sans
plus de discussion de se tenir.
p
592 : Les yeux de Marino flottèrent lointains, comme on fouille la
haute mer, en quête d’un repère insaisissable.
« Il y a ici un équilibre que je maintiens. C’est une chose
difficile, et cela exige qu’on retire ce qui d’un côté pèse trop
lourd.
— Et qu’est-ce qui pèse trop lourd,
—
Toi. »
p
598 : Je me déprenais peu à peu d’une vie sans accidents et sans
fièvre. Vanessa desséchait tous mes plaisirs, et m’éveillait à un
subtil désenchantement; elle m’ouvrait des déserts, et ces déserts
gagnaient par taches et par plaques comme une lèpre insidieuse. J’abandonnai
peu à peu mon travail ;
je condamnai plus souvent ma porte à mes amis, rien ne me plaisait plus
autant que la perspective d’une journée vide que coupait à midi cette
seule rencontre avec
Vanessa.
p
600 : La nuit était devenue très noire. Debout sur la passerelle,
le regard de Marino, se rivait à l’avant du bateau. Le corps
disparaissait sous les reflets miroitants du ciré sombre. Le visage
s’était étrangement isolé, les traits tout
aiguisés dans la tension du guet.
P
689 : Cette voix de naufragé qui semblait venir de plus bas qu’une
autre, qui saisissait à la nuque et qui faisait passer une brusque onde
de silence parmi les policiers attablés*,
était panique. Dans ce bureau de crasse et de sommeil, dans ce décombre
de ville momifiée et recuite dans son immobilité ruineuse, comme le
cauchemar pourri de ce soleil séculaire qui crevait, qui se levait devant
nous, qui descendait les marches.
p
836 : Il y a trop longtemps qu’Orsena n’a pas été remise dans
les hasards. Il y a trop longtemps qu’Orsena n’a pas été remise dans
le jeu. Autour d’un corps vivant, il y a la peau qui est tact
et respiration; mais quand un État a connu trop de
siècles, la peau épaissie devient un mur, une grande muraille:
alors les temps sont venus, alors il est temps que les trompettes sonnent,
que les murs s’écroulent, que les siècles se consomment et que les
cavaliers entrent par la brèche, les beaux cavaliers qui sentent l’herbe
sauvage et la nuit fraîche, avec leurs yeux d’ailleurs et leurs
manteaux soulevés par le vent.
p
734 : Nous passâmes l’après-midi dans une espèce de demi-folie.
La fébrilité anormale de Fabrizio était celle d’un Robinson dans son
île démarrée, à la tête soudain d’une poignée de Vendredis.
Marino, l’Amirauté reculaient dans les brumes. Pour un peu, il eût
hissé le drapeau noir ; ses galopades à travers le navire, les
hennissements de sa voix jubilante*
qui à chaque instant balayaient le pont étaient ceux d’un jeune
poulain qui s’ébroue dans un pré. Tout l’équipage à cette voix,
manœuvrait
avec une célérité bizarre et presque inquiétante: du pont à la
mâture se répondaient en chœur la vibration de voix fortes et allègres,
et fusaient des encouragements malicieux et des cris de bonne
humeur ; il se faisait par tout le navire, chargé d’électricité,
un crépitement d’énergie anarchique qui tenait de la mutinerie de
pénitencier et de la manœuvre d’abordage, et ce pétillement montait
à la tête comme celui d’un vin, faisait voler notre sillage sur les
vagues, vibrer le navire jusqu’à la quille d’une jubilation*
sans contenu.
p
826 : Le pouvoir est beaucoup, Aldo ; puisque tu peux prétendre
ici à ton tour à l’importance, ne crois pas ceux qui voudront t’en
dégoûter. Il y a une certaine espèce de philosophes qui pousse comme le
lichen, sur les ruines; ils célèbrent les sucs de l’air et jettent l’anathème
sur ce qui croît dans la terre grasse: ils te mettront en garde contre la
vanité de l’expérience et te préviendront contre tout ce qui n’est
pas né dans le dessèchement; mais crois-moi, il vaut la peine d’enfoncer
ses racines*
—il vaut la peine de gouverner même dans un état croulant. On avance
entre deux haies d’hommes ployés, et, si l’on est un amateur d’hommes,
il vaut la peine d’observer l’homme ployé: cela gagne du temps— et
ils ne livrent que là un parfum qui n’est qu’à eux, comme il est
plus court de connaître une essence à son odeur intime en cassant une
branche en deux.
Note :
On aura remarqué que s’attabler
a été remplacé par "attablés", jubilatoire
par "jubilante" et "jubilation",
rhizome par "racines".
Quant à palabre,
si le mot n’est pas écrit en toutes lettres dans Le rivage des
Syrtes il est bien présent dans les discours, parfois interminables,
des personnages de Julien Gracq…
/à
l'occasion de la Semaine
de la
langue française 2007:
Les
membres du Café littéraire luxovien
ont déliré
autour des
dix mots proposés par le Ministère de la Culture et de la
Communication :
Abricot,
Amour,
Bachi bouzouk,
Bijou,
Bizarre,
Chic,
Clown,
Mètre,
Passe-partout,
Valser.
Monique
Armando :
J'ai
fait un rêve bizarre
Je me trouvais dans le désert au pied
d'une immense dune de sable. J'étais assise autour d'un bûcher avec des
femmes vêtues de longs saris colorés. La face blanchie et les yeux
agrandis de khôl leur donnaient une tête de clown.
Elles portaient un bijou
en forme
d'amulette.
De grosses braises crépitaient faisant des
étincelles qui semblaient valser
dans l'air rougeoyant.
Une musique retentit. Les femmes se
levèrent en m'entraînant dans une sarabande rythmée par des tambours.
Soudain, à environ un
mètre
de nous, un
bachi-bouzouk
apparut dans son costume de fête. Son turban était couleur abricot.
Il tapa dans ses mains et le silence se fit. Il sortit un passe-partout
de sa poche et ouvrit une porte dissimulée dans la dune de sable. Il
entra, nous le suivîmes.
Là, un décor somptueux nous éblouit. Les
murs étaient couverts de tentures d'or et le sol de tapis magnifiques.
Protégés par un dais rouge tenu par quatre adolescents de race
différentes, un homme et une femme se tenaient la main et se regardaient
avec amour.
Lui, vêtu à l'orientale, elle, superbe dans un tailleur chic
de haute couture parisienne.
Je me suis réveillée sur cette belle
image.
Etait-ce un rêve prémonitoire ?
Est-ce qu'un jour tous les pays pourront se
donner la main malgré leurs différences, leurs religions, leurs coutumes
?
Hélas non ! Ce n'était qu'un rêve tout
court.
Marie-Françoise
: Une action pour lutter contre
l'illettrisme étant proposée la même année dans les écoles, centres sociaux, francas, ludothèque,
collèges, etc. de Luxeuil, sur le thème de la ville, j'ai
commencé mon texte par:
Si Luxeuil était...
Si Luxeuil était... terre en amour,
l'abricot
à peau et chair jaune serait le fruit de ses vergers, et nul bachi-bouzouk
n'y ferait mauvaise-tête ni ne s'y rendrait célèbre par sa cruauté.
L'arme en serait bannie, mais non pas le bijou,
anneau ouvragé dans une matière précieuse dont l'Aimé selon l'usage
parerait le doigt de son Aimée.
Chacun s'y promènerait élégamment vêtu
, chic
même, sans avoir l'air bizarre.
Seul le clown,
- échappé de quel cirque? -, se permettrait d'y arborer à chaque mètre
de rue parcouru en flânant son maintien et sa tenue grotesques, de
débiter ses plaisanteries tout en tentant d'exécuter des exercices
d'équilibre et de souplesse pour faire rire les enfants, capter leur
attention et les inviter à le suivre.
Il sortirait de temps en temps de sa poche un passe-partout
pour leur ouvrir quelque porte historique : Maison du Bailli ou du
Cardinal, Tour des Echevins, Maison dite François Ier, Abbaye
Saint-Colomban et Basilique Saint-Pierre, Conservatoire de la dentelle
aussi, pour leur en faire découvrir et aimer les secrètes richesses.
À moins que, par un tour de magie, il ne
transforme ce passe-partout en une marie-louise. S'en encadre le visage et
commence à danser en le tenant devant lui à deux mains, se mettant à valser
comme un tableau vivant, tout en jouant en même temps de la musique.
L'on pourrait alors dire: "Merci,
monsieur Littré pour cette joie de vivre!"
Mais Luxeuil est ville d'eau avec ses
sources chaudes et millénaires et si l'on y croise touristes et curistes
aux accents parfois portugais, breton, italien, allemand, anglais ou même
arabe et grec qui viennent y prendre les eaux dans ses thermes en grès
rose, - ce qui comme le rire est un bienfait aussi pour la santé -, il y
pleut bien souvent, ce qui au bout de ce conte finit par rendre tout de
même cette petite ville de Franche-Comté propre à la végétation, si
non à la Culture.
Danielle
Auberjet :
Personnages
particuliers.
Bonjour,
je suis un bachi-bouzouk.
Mon amour
se prénomme Anouck.
Je vogue avec elle sur une felouque
Et je me promène dans les souks.
Et
moi, me reconnaissez-vous ? Je viens de Fort-Boyard.
Mon nom est Passe-Partout,
je fume le cigare.
Franchement, je suis un être chic
mais bizarre.
Mon fruit préféré est l'abricot
et j'adore les épinards.
Vous
m'oubliez, c'est moi le clown
Pilou.
Voyez comme je suis beau, on dirait un vrai bijou.
Je joue de l'accordéon et du biniou
Et mesure plus d'un mètre
quatre vingt, je vous l'avoue.
Enfin
réunis, avec mes amis
Nous voici en train de virevolter, de valser.
Que c'est bon de danser et de s'aimer.
Monique
Litzler (A inséré les dix mots dans un passage de "La guerre et la
Paix" de Tolstoï):
Bal
en 1810 à Saint-Pétersbourg.
L'Empereur entra, tout de blanc vêtu et galonné d'or, il avançait
majestueusement. Vraiment, il était très chic.
Il était suivi du maître de maison. Il marchait entre deux haies
d'invités, saluant à droite et à gauche parmi cette foule colorée, des
messieurs vêtus de pourpre, et des dames tout abricot
aux parures brillantes de bijoux,
jetant mille feux.
Tout le monde fit place à l'Empereur
souriant, qui ouvrit le bal avec son hôtesse Uparia Antonovna, puis les
ambassadeurs, les ministres et divers généraux. Les messieurs
s'approchèrent des dames et les couples se formèrent pour valser
la Polonaise.
Natacha sentait qu'elle allait rester avec
sa mère et Sonia parmi les dames refoulées à plusieurs mètres
de la piste de danse. Debout, ses minces bras pendant, sa poitrine à
peine formée se soulevant lentement, elle contenait sa respiration et
regardait droit devant elle de ses yeux brillants, effrayés. On devinait
à son expression qu'elle était toute tendue dans l'attente de la plus
grande joie comme du plus lourd chagrin. Elle ne s'intéressait ni à
l'Empereur, ni à tous ces danseurs, mais elle fut attirée par des
messieurs bizarres
de l'autre côté de la piste. Leurs costumes ressemblaient, lui
semblait-il à ceux des bachi-bouzouks
de l'histoire de la guerre russo-turque, qu'elle avait vu dans ce grand
livre de la bibliothèque de son père. Elle n'avait qu'une pensée :
Est-il vraiment possible que personne ne s'approche de moi ? Est-il
possible que je ne danse pas parmi les premières ? J'ai envie de danser,
et je danse bien. Les accents de la Polonaise commençaient à
retentir tristement aux oreilles de Natacha quand elle leva les yeux sur
d'immenses chandeliers qui illuminaient une fresque où des amours
voletaient entourés de fleurs et de nuages. Plus bas sur les murs, de
somptueux tableaux de personnages en uniforme entourés de passe-partout
dorés.
Au milieu de cette foule d'étrangers, la
Comtesse Sonia et Natacha étaient aussi seules que dans une forêt, elles
n'intéressaient personne, et personne ne voyait Natacha. Quand soudain
elle s'exclama : Non, c'est impossible ! Mais qui est-ce ? Comment est-il
vêtu, on dirait un clown,
regarde maman !
Elle se ressaisit, et pensa qu'elle devait
maîtriser son impétuosité. Ce n'était que son premier bal.
Le prince André passa devant elle avec une
Dame. Le visage désespéré, défaillant de Natacha, lui sauta aux yeux.
Il alla vers elle et avança le bras pour enlacer sa taille, avant même
d'avoir formulé son invitation. Un sourire reconnaissant, ravi et
enfantin illumina le visage de Natacha.
/à
l'occasion de la Semaine
de la
langue française 2006:
Les
membres du Café littéraire luxovien ont relevé
des citations
contenant les dix mots proposés par le Ministère de la Culture et de la
Communication, agencées façon marabout, bout de ficelle :
Captivé
par le bonheur que la musique épand, nous n'avons pas pris garde à la
mélancolie qui en est le revers; à la présence d'une nostalgie plus
déchirante, soudain, d'être aux couleurs de la clarinette. et que de
tels accents,
une simple ligne mélodique peuvent donc nous meurtrir − d'une heure
abolie, d'un visage perdu...
Présentation
de Mozart et autres écrits sur la musique de François Mauriac,
par
François de Solesme.
Il
retrouve dans sa mémoire ce que son hôte
lui a dit de la jeune fille, lorsqu'il l'a invité avec elle: elle a
travaillé pendant des années avant de prendre le train, elle n'a pas
d'argent, elle est seule, dans une mansarde...
Madame
Curie, par Eve Curie.
Laissant
aux maçons couards l'inspiration de Grand Trianon d'Hardouin −
Mansard qui constituait alors un parangon non plus ultra, Soufflot, qui
inaugurait ici un brillant futur, proposa à Daunon, franchissant non sans
un aplomb hardi, non sans un sang-froid inouï, cinq ou six Rubicon,
Soufflot, donc, proposa un corps principal d'inspiration rococo −
portail à arcs-boutants, fronton à la Tudor, balcon sans avant-corps,
tympan à mascaron − qu'il flanquait − là gisait l'innovation
− d'un pavillon flamboyant
à parois ogival, aux mâchicoulis à modillons.
La
disparition, de Georges Perec.
...
il donne en ce début d'année un texte fou, pluriel, provocateur, et
magnifiquement stimulant. Le kaléidoscope
d'une oeuvre en mouvement, de projets non aboutis, d'hommages à des
artistes, des héros, des livres qui ont accompagné son parcours. Un
kaléidoscope
de lui-même aussi: il joue avec ses doubles, avec ses divers moments,
diverses humeurs − humour, jugement sévère sur soi, rage, et,
parfois, un ressentiment qu'il conteste, pour éviter l'aigreur.
Article
sur "Hé bien ! La Guerre" de Jack Alain Léger, par Josyane
Savigneau
Retire
tous tes masques
et sous le dernier d'entre-eux tu te verras: du vide. Regarde donc, ton
visage, mais regarde-le. Où est-il? Peux-tu seulement l'apercevoir sans
ton miroir? Un rien, un vide. Toi-même n'es qu'une ombre, une idée, un
fantôme. Le masque seul est une personne. Il ne te cache pas, il te
montre. Il montre ce que tu n'oses découvrir, tout ce que cache ton
visage il le révèle (...)
Le
montreur et ses masques, de Marc Petit.
Et
je songeais toujours le regardant, à la désolation de mon propre
réveil, à cette prise en charge de la soif,
du soleil, du sable, à cette reprise en charge de la vie, ce rêve que
l'on ne choisit pas.
Terre
des hommes, Antoine de Saint-Exupéry.
Mère,
sois bénie !
Je me rappelle les jours de mes pères, les soirs de Dyilo
Cette lumière d'outre-ciel
des nuits sur la terre douce au soir.
A
l'appel de la reine de Saba, de Léopold Sédar Senghor.
Nouvelle
escale en Ile de
France où Bernardin de Saint-pierre retrouve l'exilé qu'il a connu
quelques mois plus tôt: "Quelques jours avant de partir, je revis
Aoturu, cet insulaire de Taïti que l'on ramenait dans son pays, après
lui avoir fait connaître les moeurs de l'Europe. A mon premier passage,
je l'avais trouvé franc, gai, un peu libertin; à son retour, je le
voyais réservé, poli et maniéré."
Une
vie plus loin, de Jean-pierre Biot.
Imitons
de Marot l'élégant badinage,
Et laissons le burlesque aux plaisants du Pont-Neuf.
Boileau
Battre
la pâte qui a levé, en faire une couronne de trois centimètres
d'épaisseur et la tresser
en la tournant deux fois sur elle-même. Mettre sur une tôle et cuire au
four vif une demi heure.
Encyclopédie
universelle de cuisine, de R.J. Courtine.
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